Druides Et Chamanes - Markale, Jean PDF

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Jean Markale

DRUIDES ET CHAMANES
ditions Pygmalion, 2005

la mmoire de Claire Markale

INTRODUCTION
Dmler lcheveau Ce quon appelle le millnarisme est, sinon un lieu commun, du moins le fonctionnement absurde dune tradition transmise de gnration en gnration qui veut absolument mettre des dates prcises sur les moments les plus importants de lvolution de lhumanit. Lan Mil a excit toutes sortes de frayeurs et de fantasmes qui se sont finalement rvls comme des aberrations de lesprit. Il en a t de mme pour lan 2000, cela prs que cette entre dans le troisime millnaire (rsultat dune chronologie parfaitement arbitraire !) a t marque par la gnralisation de la rvolution lectronique, mettant le monde entier la porte de nimporte quel individu par la vertu dune technique de plus en plus sophistique,

la vertu dune technique de plus en plus sophistique, sans que pour autant lintelligence humaine en soit arrive un stade suprieur. Car lhomme du XXI e sicle nest pas plus intelligent que celui du Palolithique suprieur, vers 40 000 ; il dispose seulement de beaucoup plus dinformations et peut en quelques secondes calculer ce que son anctre prhistorique mettait des annes et des sicles concrtiser, pour ne pas dire rationaliser. Il sensuit un sentiment de supriorit qui fausse tout jugement de valeur et surtout, vu le mlange dinformations diverses qui lui parviennent, un confusionnisme peu prs total, phnomne naturel dans lequel le cerveau humain, dbord de partout, narrive plus faire le tri dans ce quil reoit. Do la tendance actuelle, renforce par le succs dune technologie unique et surtout unificatrice, donc rductrice , privilgier une croyance aveugle en un adage vaguement panthiste : tout est dans tout. Or, cette belle certitude nest quun leurre. Tout nest pas dans tout, mais le tout (quil soit humain ou divin) ne peut tre que la conjonction et non pas laddition dune infinit dinformations parcellaires, gnralement indpendantes les unes des autres, donc uniques, qui donnent naissance un ensemble, cohrent ou non, considr, selon les cas et les circonstances, comme dfinitif ou provisoire. Cest alors quapparat le danger du syncrtisme (quon pourrait facilement dnommer par drision le syncrtinisme),

facilement dnommer par drision le syncrtinisme), ennemi mortel de la synthse, laquelle nest autre que le rsultat dune lente assimilation (on pourrait dire digestion ) dlments htroclites et htrognes qui constituent une nourriture brute ncessaire lvolution sinon la survie de lesprit humain. Mais, comme dans toute opration physiologique de ce genre, il y a ncessairement des dchets non assimilables. Cest le cas dans le domaine de la spiritualit, ou tout au moins de la mtaphysique et de la religion considre comme un ensemble socioculturel organis et rgi par des normes dfinies davance et surtout reconnues et acceptes par une collectivit dtermine. Par consquent, dans le melting-pot que constitue le brassage permanent des ides, des croyances et des convictions, des choix simposent : il nest pas bon dingurgiter des champignons reconnus comme mortels, pas plus quil nest bon daccepter nimporte quelle notion venue on ne sait do sous prtexte quelle est nouvelle et quelle pourrait dboucher sur des rvlations indites. Lesprit humain se meut travers des paysages qui ne sont pas toujours favorables son panouissement. Or, le confusionnisme actuel ne semble pas connatre de limites. Sous prtexte dcumnisme, on va tenter doprer une fusion entre le catholicisme romain, le protestantisme calviniste, lorthodoxie byzantine et langlicanisme (qui nest en fait quun catholicisme rform !), sans se rendre compte des divergences fondamentales qui existent entre ces

divergences fondamentales qui existent entre ces diverses confessions quant linterprtation de textes apparemment fondamentaux. De mme, sous prtexte de revenir aux origines, on va sefforcer de concilier les trois religions dites monothistes, le judasme, le christianisme et lislam, alors quaucune de ces confessions na la mme approche du divin , et quen dernire analyse, ce quon appelle le polythisme nest peut-tre pas une croyance en plusieurs dieux mais simplement la lente dgnrescence dun monothisme primitif qui a fini par prendre les reprsentations concrtes de la divinit unique pour des entits isoles, doues dune existence autonome. Alors quil ne sagit que dune matrialisation dun concept spirituel intransmissible autrement que par des images concrtes. Et que dire de cette mode actuelle qui consiste, pour un Occidental dorigine chrtienne, quil le veuille ou non, quil soit croyant, agnostique ou athe, se faire bouddhiste ou hindouiste sans mme rflchir au foss qui spare la mentalit orientale de la mentalit occidentale ? Dans lhindouisme et le bouddhisme, on se rfre lexistence dune me collective qui se fondra ensuite dans le nirvna, non pas le paradis la mode chrtienne, mais lunit retrouve des tres et des choses, tandis que dans le christianisme, le judasme et lislam, on a foi en une me individuelle responsable de ses actes et qui est destine rejoindre ce quon a souvent qualifi de neuvime chur des anges . Les donnes sont donc profondment antinomiques et elles

apparaissent inconciliables pour tout observateur impartial. On nen finirait pas de dnoncer cette manie contemporaine de mlanger des sources htrognes, dpendant des conditions de vie dans un climat et une poque dtermins, ainsi que des contraintes sociologiques affrentes, dans lespoir quelque peu dmentiel de retrouver leau vive qui est lorigine du monde et des tres qui le peuplent. Le seul point de rfrence est le mythe de la Tour de Babel. Dans lopinion courante, cette anecdote, largement rpandue par lHistoire sainte, est le juste chtiment de lorgueil humain face la toute-puissance divine. Mais lHistoire sainte, telle quelle est enseigne par lglise romaine, en prend son aise avec le texte de la Gense. On en fait lorigine de la diffrenciation des langues, donc de la dispersion des peuples, alors quil sagit de quelque chose de plus tragique : lparpillement de la Rvlation primitive en une multitude dinterprtations, la plupart du temps contradictoires et mme antagonistes. Il faut citer le texte. Lorsque les hommes commencent btir leur ville et la fameuse tour, Iahv-Adona descend contempler le spectacle et dit : Maintenant, rien nempchera pour eux tout ce quils prmditeront de faire ! Offrons, descendons et mlons l leur lvre (= langage) afin que lhomme nentende plus la lvre de son compagnon{1}. Le texte est trs clair et, de ce fait, il est assez terrifiant, car il suppose une froce dfiance divine envers le genre humain, ce qui peut justifier les innombrables rvoltes constates tout au cours de

innombrables rvoltes constates tout au cours de lHistoire, contre un Crateur injuste et jaloux de ses prrogatives{2}. Ainsi, le langage nest donc pas seulement une affaire d e vocabulaire mais linstrument dune comprhension partage par une collectivit, apparemment universelle autrefois, dune ralit essentielle transmise et vhicule par des mots. partir de ce moment crucial, symbolis par lpisode de la Tour de Babel, lhumanit na plus accs la totalit du message primitif. Elle nen a plus que des fragments clats, mais chacun des participants de cette humanit prtend en dtenir la totalit, ce qui explique assez bien les discussions et les guerres idologiques ou sanglantes qui nont pas cess de ravager la plante depuis des sicles, et qui se perptuent au gr des jours. Cette perte de la Rvlation primitive, quelle quen soit la cause, divine ou humaine, est catastrophique. Elle a fait le malheur de lhumanit. Elle a dispers le message originel et elle a caricatur la qute de labsolu, comme en tmoignent les rcits qui se rattachent au Cycle du Graal, o lon voit tous les chevaliers lancs la recherche de la Vrit une et indivisible se massacrer entre eux parce quils ne se reconnaissent pas. Et surtout parce quils ne savent plus ce quils cherchent. La confusion est totale. Est-ce luvre du Diable, celui qui, tymologiquement, se dresse en travers ? Il ny a pas de rponse, mais une constatation : chacun croit dtenir cette Vrit et est prt liminer tous ceux qui nadhrent pas sa

prt liminer tous ceux qui nadhrent pas sa propre vision de cette Vrit. Or, la Vrit est un jugement de lesprit, un raisonnement, qui na rien de commun avec la Ralit, laquelle nous chappe constamment, comme la montr si habilement Platon dans la clbre allgorie de la Caverne. Nous ne voyons que le reflet des ralits suprieures, autrement dit nous ne percevons que les phnomnes qui ne sont que les consquences sensibles de ce que le philosophe prussien Kant appelait les noumnes, terme dsignant cette Ralit ineffable, et finalement incomprhensible. Il faut alors se souvenir de ce que constatait, quelque peu amrement, Jean-Paul Sartre : Nous sommes des paquets dexistants jets sur terre sans savoir comment ni pourquoi. Position agnostique, bien entendu, laquelle Sartre prtendait apporter une solution : Lexistence prcde lessence , ce qui veut dire que cest ltre humain qui dfinit, par son action, son essence dans un perptuel devenir. Mais Sartre a oubli que Dieu nexiste pas. y rflchir, Dieu (nom commode, devenu commun, mais qui ne fait que dsigner la Cause primordiale) nexiste pas, au sens tymologique du terme. Il est, et cest nous qui existons, cest nous qui, toujours tymologiquement, sortons de. On ne sait pas de quoi, mais le fait est l. Nous sortons de quelque chose et nous tentons de savoir de quoi il sagit. L est lorigine de tous les systmes de pense mtaphysique, lorigine de toutes les religions. Et lorigine de toutes les guerres de religion, de toutes les intolrances, de tous les abus

de pouvoirs, et de toutes les spculations sur la place de lHomme et de son destin dans le cadre dun univers inconnu et, sinon illimit, du moins probablement infini, toujours au sens tymologique, non fini , non achev , non parvenu sa perfection Le philosophe grec prsocratique Hraclite, gnial promoteur sinon inventeur de ce quon appelle la Dialectique trois termes (thse, antithse, synthse), revivifie par Hegel et compltement renverse par le matrialisme historique athe de Feuerbach et de Karl Marx, avait dj compris que si tout est dans tout, rien nest identiquement dans tout. Cest lun des pigones aberrants de Platon, Aristote, matre penser du Moyen ge, relay par Thomas dAquin, thologien officiel du Christianisme romain, qui a tout fauss en introduisant dans la pense occidentale cette notion pernicieuse du ce qui est faux nest pas vrai, et inversement . videmment, la raction contre cette doctrine arbitraire et restrictive ne sest pas fait attendre, comme en tmoignent les soi-disant hrtiques qui se sont succd au cours des sicles jusqu nos jours. Mais, prsent, cette raction sopre dans tous les sens, et dans la confusion la plus totale. Oui, il faut retrouver le message originel, oui, il faut reconstituer la tradition primitive. Mais comment ? L est toute la question. Quand Shakespeare fait dire Hamlet : To be or not to be , il savait parfaitement ce que cela signifiait. Mais la traduction franaise tre ou ne pas tre est un non-sens. Le verbe anglais to be,

tre est un non-sens. Le verbe anglais to be, apparent au gallois bydd et au breton bed, termes qui dsignent le monde , un monde organis, visible, relatif , est lquivalent du mot franais exister . Il na jamais eu le sens dtre. Quand Hamlet pose cette clbre question, il ne fait allusion qu la prsence humaine dans le monde des relativits. Ltre, cest bien autre chose. Et les existants de toutes confessions ont beau prtendre dtenir la Vrit, ils ne sont que des Fous de Dieu prts assumer et concrtiser nimporte quel crime, au nom de ce Dieu (que celui-ci soit nomm Allah, Iahv ou le Pre ternel), sans mme savoir ou sans mme tenter de savoir ce quest cette appellation arbitraire hrite du grec, comme la fort bien mis en vidence Georges Dumzil. Il nest que limage concrte dune entit divine parfaitement abstraite, mais personnalise et prsente sous des aspects anthropomorphiques. En dfinitive, dans notre pauvre vocabulaire, ce terme ne fait que dsigner un tre Primordial innommable et inconnaissable. Dailleurs, ce dieu ne sest jamais manifest que par la voix des existants. Le Iahv hbraque ne nous est connu que par lintermdiaire de Mose et de ceux qui ont crit la Gense et lExode sous son nom. Le Dieu des Musulmans ne nous est connu que par son prophte Muhammad, ou tout au moins par ceux qui prtendent avoir recueilli et transmis les paroles du Matre , ce qui est loin dtre vident, puisque, ds la disparition du prophte , ses descendants se sont

la disparition du prophte , ses descendants se sont entre-tus pour conserver le leadership de la nouvelle religion. Que dire, en plus, des Rig-Veda et autres crits hindouistes ? Que dire galement du prince indien Gautama, considr comme linitiateur du mouvement quon appelle bouddhiste, et qui nest pas une religion, mais un systme philosophique adapt aux populations extrme-orientales ? Il faut reconnatre que, seule, la religion chrtienne prtend que le Dieu incommensurable sest manifest dans la personne de Jsus-Christ. Encore faut-il savoir que tout ce que nous savons du Messie nous vient de tmoins plus ou moins fiables qui ont mis par crit, cinquante ou cent ans aprs, les paroles quil aurait prononces. On est en plein flou artistique, lintrieur duquel sagitent des personnages plus soucieux de leur bien-tre matriel immdiat que du devenir spirituel de ceux qui ils prtendent dlivrer des passeports pour le Paradis. Pourtant, la presque totalit des mythes et des lgendes thogoniques insiste sur le fait quautrefois, en ce temps-l , cest--dire dans le temps des origines, ce dieu (ou ces dieux) sadressait directement aux humains et leur transmettait un message clair et net quils comprenaient. La Gense en est un exemple, mais elle est loin den tre le seul tmoignage. La plupart des traditions font mention dun tat primordial o le Crateur (ou le Dmiurge) tait en contact permanent avec ses cratures. Cela, bien avant lvnement mystrieux symbolis par

bien avant lvnement mystrieux symbolis par lpisode de la Tour de Babel. Alors, dans ces conditions, comment ne pas supposer lexistence dune Rvlation primordiale, malheureusement perdue ? Cest pourquoi, depuis des sicles, en marge des dogmes tablis par les religions institutionnelles, sest dveloppe une recherche, quelque peu dsespre, de cette tradition primitive considre comme ayant rellement exist. Certes, depuis ldit de lempereur Thodose, en 382, qui tablit le christianisme comme la religion officielle et unique de lEmpire romain{3}, la seule vrit tait celle de lglise, mme si les options dogmatiques de celle-ci ntaient pas encore bien dfinies. La formule hors de lglise, point de salut sappliquait intgralement, liminant doffice toutes les tentatives dinterprtations diverses qui se manifestaient ici et l et qui taient classes comme des hrsies . Le message vanglique, revu et corrig dans le moule de la pense grco-romaine, avait acquis une valeur universelle et ne se discutait pas. Mais partir de la Rforme, et surtout des rticences agnostiques du sicle des Lumires, la recherche mtaphysique avait battu en brche le ce qui va de soi impos par lglise. Il fallait trouver autre chose et explorer des domaines qui, jusque-l, avaient t interdits. Et lpoque romantique a donn le signal dune recherche tendue toutes les composantes dune unit quon sentait confusment altre et dforme par le dogmatisme chrtien. Confusment Voil le terme quil convient

demployer. En effet, cette recherche, par suite dun manque dinformations prcises, sest faite dans la confusion la plus totale, pour en arriver, aux alentours de lan 2000, un mlange ahurissant de donnes htroclites non vrifies, sinon selon des mthodes scientifiques du moins selon des critres solidement tablis et une connaissance approfondie des plus anciens textes lgus par les sicles passs. Et que faire quand les textes supposs ont t perdus ou quand ils nont jamais exist ? Se rfrer une Tradition ? Certainement, mais laquelle ? Cest ainsi que fleurissent actuellement dinnombrables socits de pense , pour ne pas dire religions , dont les fondements, lanalyse, ne reposent sur rien, sinon sur limagination de ceux qui prtendent en dtenir les arcanes les plus confidentiels. Cest le cas du druidisme, cette religion des anciens Celtes (Gaulois ou autres), disparue depuis le IVe ou le Ve sicle de notre re, mais reconstitue arbitrairement et seulement de faon conjecturale par quelques intellectuels illumins partir du XVIII e sicle, en Grande-Bretagne. Ce nodruidisme , puisquil faut lappeler par son nom rel, na absolument rien de commun avec la religion vcue aux temps de lindpendance celtique, au dbut de notre re, et pour cause : cette religion interdisait lusage de lcriture et lon ne possde aucun document autochtone authentique pour avoir le droit de la dfinir, tant par ses structures que par ses doctrines{4}. Quelle que soit la bonne foi des no-druides contemporains, quelle que soit la valeur de leurs

contemporains, quelle que soit la valeur de leurs recherches, il faut bien admettre que le druidisme, tel quil a t vcu pendant des sicles par une grande majorit de la population europenne, est perdu tout jamais et que toute tentative pour le faire renatre nest quun jeu de lesprit. Cette incertitude concernant les anciens druides est due un manque vident dinformations historiques sur les rituels qui devaient tre en usage en ces lointaines poques. Mais, si lon en croit les tmoignages de lAntiquit grecque et latine, les druides, qui enseignaient limmortalit de lme et la renaissance dans une autre vie, taient considrs comme des philosophes , experts en sciences de lunivers, et des mages (magi), la fois devins et oprateurs de pratiques magiques. Dans ces conditions, pour combler les vides dune information incomplte, la tentation est forte de faire entrer en jeu la sorcellerie , toujours plus ou moins vivante dans les traditions populaires, cette sorte de prolongement quelque peu dgnr de la magie primitive telle quelle tait vcue et pratique dans cet illud tempus, ce temps lointain des origines, lorsque lexistant humain savait encore rgir les mcanismes les plus mystrieux dun monde en perptuelle volution. Or, la sorcellerie , personne ne sait exactement en quoi elle consiste, sauf ceux qui prtendent en dtenir les secrets. Et dans lopinion courante, du moins en Europe occidentale, les sorciers de village ont la rputation dtre les hritiers la fois des druides celtes et des

hommes mdecine , cest--dire des chamanes, qui, au dbut du XXI e sicle, sont toujours en activit dans le nord et le centre de lAsie (malgr la sovitisation et les influences chrtiennes ou musulmanes), dans le nord de lEurope (chez les Lapons) et, bien entendu, dans le Nouveau Monde, chez les Esquimaux et les derniers Peaux-Rouges , rescaps du gnocide dclench par de bons chrtiens europens contre des Amrindiens qui ne demandaient rien dautre que de continuer vivre selon leurs traditions dans les vastes espaces quoccupaient leurs anctres. Cest dire que, malgr les apparentes ruptures et les rvolutions idologiques qui se sont succd au cours des sicles, les antiques croyances et les cultes affrents ont la vie dure. Une bonne partie du christianisme lui-mme sclaire par ltude des cultes qui lont prcd. Toute religion actuelle est en effet le dernier aboutissement dune longue srie de croyances et de rites, transmis de gnration en gnration depuis lge prhistorique, transforms, altrs, adapts, mais survivant aux rvolutions religieuses mme les plus violentes. [] Le paysan du XVIII e, sinon du XXe sicle, et le chasseur de lge de la pierre, qui vivait un ou deux millnaires avant lre chrtienne, ont plus dides communes quon ne le pense gnralement. En effet, lorsque lglise conquit, du II e au Xe sicle, les paens qui habitaient la Gaule, Gallo-Romains ou Barbares, elle se garda bien de heurter de front, avant dtre toute-puissante, les croyances de lpoque ; presque toujours, elle se

croyances de lpoque ; presque toujours, elle se contenta de les assimiler tant bien que mal sa propre doctrine. Pour simposer aux paens, le christianisme se teinta de paganisme, il devint paen, peut-on dire ; et doit-on sen tonner ? Lglise primitive ne fut-elle pas compose dune runion de paens ? Or, les nouveaux convertis ne dpouillrent pas, du jour au lendemain [] ni leur hrdit, ni leur culture intellectuelle et morale ; ils apportrent donc au christianisme leurs faons de penser, et consciemment ou inconsciemment, une partie de leurs prjugs, de leurs anciennes croyances, de leurs rites traditionnels{5}. Cest donc dans cette direction quil faut hardiment sengager : explorer les traditions occidentales, tant populaires et orales que littraires (dans la mesure o ces sources littraires peuvent tre considres comme fiables), en ne ngligeant aucun lment dinformation. Mais cest un exercice prilleux, car une telle dmarche risque de dboucher sur un confusionnisme travers lequel il serait impossible de tracer les grandes lignes dune tradition authentique. Il est donc ncessaire de trier les informations venues de toutes parts et de les analyser de faon en tirer le maximum de profits. Et ce nest pas facile. Si le christianisme, dorigine smitique mais diffus travers la philosophie grecque (en fait hellnistique) et le rationalisme romain, a rcupr des lments antrieurs, il doit en tre de mme pour ce quon appelle le druidisme , terme scientifique assez rcent qui dsigne une religion institutionnelle incontestablement de structure indo-

europenne. Ce druidisme , religion des Celtes historiquement prouve en Occident partir des environs de lan 500 avant notre re, a d lui aussi absorber et intgrer des lments appartenant des croyances et des rituels provenant de la Prhistoire, notamment de lpoque mgalithique, de lge du Bronze, et des priodes quon dit maintenant tre proto-celtiques , sans aucune autre prcision que la prsence des fameux champs durnes qui sont peu prs lunique tmoignage sur lequel on peut sappuyer sans crainte de dlirer. Cest alors quintervient fatalement le rle rel ou imaginaire de cet trange phnomne class, sans doute arbitrairement, comme tant le chamanisme , ensemble de pratiques rituelles, magiques et psychiques, qui parat avoir domin non seulement lEurope du Nord, mais la grande plaine nord-asiatique et, par extension, laire spcifique des Amrindiens qui, on le sait, sont des Asiates ayant franchi le dtroit de Bring une poque o la banquise reliait les deux continents. Ce chamanisme est sans aucun doute quelque chose de trs ancien et de trs rpandu. Mais il consiste en un ensemble de croyances, de rituels et de techniques relevant de la magie, ou mme de la mdecine, et na jamais t une religion, au sens strict du terme, avec une tradition ancestrale, orale ou crite, des dogmes, une hirarchie et des institutions dment tablies. Par contre, le druidisme a t, cest incontestable mme si les informations le concernant sont fragmentaires, une religion institutionnelle de

sont fragmentaires, une religion institutionnelle de type indo-europen, ayant des points communs avec le brahmanisme et la religion primitive des Romains. Il est impossible en effet de sparer le druidisme, ou du moins ce que lon en connat, du contexte indoeuropen. Cest une religion qui a t apporte par des immigrants venus, en vagues successives, des plaines de lAsie centrale, mais surtout des rives de la Mer Noire, cette rgion o les Grecs plaaient le pays des mystrieux Cimmriens{6}, considrs comme des tres fabuleux, habitant des domaines souterrains, et dans lequel, selon lOdysse, se trouvait lune des entres de lAutre Monde. Mais pourquoi ne pas admettre quen migrant vers louest, cette religion indo-europenne primitive ne se serait par charge dlments trangers emprunts aux populations aborignes ? Certains sont alls trs loin dans ce refus de toute influence allogne, se voilant volontiers la face devant les ralits du terrain, et rejetant en bloc tout le fatras dhypothses sur lorigine prceltique ou non celtique des druides, les suppositions ou supputations sur leur parent avec les chamanes de Laponie et de Sibrie qui ne sont que nant intellectuel et inintelligence pure{7} . Il est vrai que depuis Fabre dOlivet et ses aberrantes rveries, reprises au dbut du XXe sicle par le soi-disant occultiste douard Schur, on a, dans certains milieux spcialiss, affirm avec force et contre toute raison que ce sont des druides partis dOccident qui auraient t les

fondateurs de la religion brahmanique de la plaine du Gange. Il est galement vrai que le celtisant Julius Pokorny a consacr sa vie universitaire tenter de prouver que les langues celtiques sont dorigine hamitique , autrement dit apparentes la langue berbre{8}. Il fallait donc ragir et revenir au point de dpart : une religion indo-europenne teinte dlments divers emprunts aux peuples conquis pacifiquement ou par les armes dans un Occident dj riche en traditions millnaires. Car, en ce domaine, on se prouve plong dans la confusion la plus totale, au mpris des plus lmentaires prcautions demploi de la mthode comparative. Il est cependant une indniable constatation historique : le druidisme a disparu depuis presque vingt sicles, tandis que le chamanisme, quelles que soient ses formes, quelles que soient ses dgnrescences probables, est toujours une ralit vcue au dbut du troisime millnaire. Il ne sagit donc pas dtablir une identification entre ces deux systmes de pense, mais seulement den examiner les ressemblances ou les diffrences. Quil y ait eu interfrences entre les pratiques du chamanisme et celles du druidisme, cela parat vident au premier abord, puisque les chamanes ont prcd les druides et quils existent encore de nos jours. Mais une constatation simpose demble : les Druides ne sont pas des Chamanes et les Chamanes ne sont pas des Druides. Ces derniers sont des prtres,

appartenant une classe sacerdotale organise et hirarchise ; les Chamanes ne sont que des oprateurs isols au sein dune socit, mais cependant dpositaires dune tradition transmise depuis des sicles de bouche oreille. Cependant, en dpit de cette diffrence fondamentale, druides et chamanes fonctionnent dans les mmes domaines et naviguent en quelque sorte dans les mmes eaux. Cest pourquoi, en dsaccord total avec certains celtisants qui se prtendent de leur propre chef les seuls autoriss parler de la religion druidique considre sous lunique hritage indo-europen, il importe dexplorer le vaste et nbuleux domaine o se sont rencontrs et mme souvent confronts les anciens Druides et les tranges hommes mdecine que sont encore et toujours les Chamanes.

I Les sources
Les Celtes, avant lintroduction du christianisme, nont jamais crit leur histoire ni leurs traditions les plus anciennes. Quels que soient les buts rels de linterdiction de lcriture par les druides, il faut bien reconnatre que la civilisation celtique, avec toutes ses variantes, est dessence purement orale. Et il en est de mme pour le chamanisme, qui a toujours t vcu dans des cadres socioculturels parfois trs diffrents et qui na t vraiment connu que par des enqutes ethnologiques, partir de la fin du XIXe sicle, et

surtout au cours du XXe sicle, notamment par les tudes extrmement approfondies dun Mircea liade, qui demeurent, jusqu ce jour, les sources les plus fiables dune civilisation reposant sur des coutumes et des traditions transmises de gnration en gnration, par la voie orale, donc insaisissables. Cest dire la complexit du problme soulev par toute tentative de comprhension de phnomnes comme le druidisme ou le chamanisme. Et pourtant, contrairement ce quon pourrait croire, les informations sur ce sujet sont innombrables. Le tout est non seulement de les collecter, alors quelles sont disperses travers quantit de documents dorigines diverses, mais de les soumettre une analyse comparative dune rigueur absolue afin de se garder dune interprtation abusive dlments incomplets et surtout dune tendance compenser certaines lacunes par les excs dune imagination dbride qui risque de conduire aux pires aberrations de lesprit. Les sources les plus classiques et donc les plus couramment utilises en ce domaine sont videmment les sources crites, tant historiques ou soi-disant telles ! que littraires, mythologiques, ou simplement ethnographiques. Mais, notre poque marque par la primaut de lcrit (en attendant la primaut de limage, ce qui ne saurait tarder), que penser de la fiabilit des documents fixs, pour ne pas dire figs, dans lcriture ? Nous connaissons les noms de quelque cent cinquante auteurs grecs de tragdies, mais en dehors de quelques fragments cits et l par

mais en dehors de quelques fragments cits et l par des auteurs et des anthologistes grecs et romains de basse poque, il ne nous reste les pices que de trois auteurs, des Athniens du Ve sicle avant J. -C. Mais ce nest pas tout. Eschyle a crit quatre-vingt-deux pices, nous nen avons que sept compltes ; Sophocle en aurait crit cent vingt-trois, dont il ne reste que sept ; et nous pouvons lire dix-neuf des quatre-vingtdeux uvres dEuripide. Ce que nous lisons, en outre, si nous lisons le texte grec original, est une version laborieusement corrige partir des manuscrits mdivaux, gnralement du XII e au XVe sicle de notre re, le rsultat final dun nombre inconnu doprations de copie, toujours susceptibles de transcriptions errones{9}. Et comme la civilisation grecque, de toute vidence, repose sur lcrit, quen est-il des civilisations qui nont pas connu ou qui ont refus lcriture, et que lon ne connat gure que par les tmoignages de leurs contemporains ? Le problme pos dbouche sur dinsondables abmes. Car quel crdit peut-on accorder ceux qui ont prtendu transmettre des informations essentielles sur une culture , sur une religion , sur une tradition ? La Bible hbraque, rdige peu avant lre chrtienne, nest quune rcriture de donnes traditionnelles plus anciennes remises au got du jour. Les vangiles, canoniques ou non, ont t rdigs (en langue grecque) une centaine dannes aprs la mort du Christ daprs diverses sources (en latin, cela se dit secundum, selon ). Et quand on sait que ces rcits

secundum, selon ). Et quand on sait que ces rcits vangliques ont t crits pour servir dillustrations aux ptres de saint Paul (lauthentique fondateur du christianisme), on peut se poser dinnombrables questions qui ont toutes les chances de demeurer sans rponse. Ce flou artistique peut conduire nimporte quelle interprtation abusive ou tendancieuse. Ce que lon sait des Celtes, et donc de leurs druides, se trouve seulement dans les textes irlandais du Moyen ge, rdigs par des moines qui taient certes des Celtes, mais compltement christianiss, et par les historiographes grecs et latins, les contemporains incontestables des druides. Cest dire la mfiance dont il convient de sentourer ce propos. Car, les passages des auteurs grecs ou latins relatifs aux religions barbares mritent en gnral peu de crance ; mme quand ce ne sont pas des documents de seconde main et quils manent de contemporains, il faut se rappeler quils nous transmettent presque toujours non pas des faits scientifiquement observables, mais plutt limpression produite par des crmonies de sauvages sur des gens qui se considraient un titre comme trs civiliss. [] On sait aussi que les Romains avaient la manie dassimiler leurs propres dieux ceux des autres peuples : or lapplication de cette mthode, parfois fconde en rsultats heureux, les induisait souvent en de lourdes erreurs pareilles celles que commettaient les hommes du XVe ou du XVII e sicle, lorsquils voyaient dans toutes les religions sauvages des

dformations de la rvlation primitive et des caricatures du Catholicisme. [] De plus, les anciens taient fort mal renseigns sur les religions des peuples trangers, mme des peuples conquis. Car il nest rien quun homme dissimule avec plus de soin que ses croyances et ses rites un homme dune autre race{10} . On pourrait en dire autant des missionnaires et autres ethnologues des XIXe et XXe sicles qui ont explor, sans mettre en doute leur bonne volont, les coutumes et les croyances des sauvages quils visitaient et quils auraient voulu convertir, sinon la vraie religion , du moins au rationalisme ambiant. Dans ces conditions, ne faudrait-il pas abandonner toute prtention connatre ce qutait rellement le druidisme de lge du Fer (de - 500 + 300) et quelles taient les diffrentes tapes de ce quon appelle le chamanisme, ces deux traditions tant purement orales et ntant rpertories que par des enqutes ou des observations extrieures ? Certainement pas. Au cours du XXe sicle, les sciences auxiliaires de lHistoire ont fait des progrs considrables qui aident comprendre les rcits, historiques ou lgendaires, par lesquels des civilisations disparues ou mprises ont accd une certaine lumire. En effet, en dehors de lHistoire, il y a lArchologie, la Toponymie, lOnomastique, la tradition orale dite folklorique , et aussi, lment dterminant, science toute nouvelle mais riche en informations, la Climatologie , cest--dire ltude systmatique des climats travers les millnaires qui ont prcd notre poque.

ont prcd notre poque.

1. Larchologie et ses sciences auxiliaires


Grce des observations qui dbordent du cadre purement gologique de base, on peut, par des mthodes scientifiques incontestables, en arriver cerner les changements climatiques qui se sont succd pendant la Prhistoire, notamment en cette priode quon appelle le Nolithique, entre 8000 et 2000. On saperoit alors que les multiples migrations de peuples, reprables par les dpts archologiques, ont t conditionnes la plupart du temps par des phnomnes dordre climatique. Ces dplacements de populations paraissent avoir leurs origines dans des rgions excentres par rapport lEurope tempre. Sous nos climats, de lgres fluctuations naffectent pas le milieu de manire considrable. Situation fort diffrente dans les zones steppiques ou septentrionales, o quelques annes de perturbations ou de scheresse peuvent rompre de manire irrmdiable lquilibre des activits humaines, contraignant les peuples prendre la route vers des contres plus favorables. Dores et dj, on peut dissocier deux types de comportements : des conditions radicalement dfavorables entranent des migrations de groupes entiers, avec femmes, enfants, armes et bagages. linverse, les phases de climat optimal gnrent des surpopulations, des dsquilibres dmographiques, la

constitution de contingents de guerriers conqurants qui iront porter le dynamisme de leur groupe initial audel des frontires{11} . Cest dire limportance de cette climatologie quant la connaissance des peuples les plus anciens et de leurs dplacements, lesquels ne sont pas sans influence sur leurs cultures et leurs traditions. Certes, cause de lloignement dans le temps, il est trs difficile de savoir de faon prcise quelles ont t les variations climatiques au cours de ce quon appelle la Prhistoire, mais les mthodes dinvestigations scientifiques rcemment mises au point permettent cependant de dater approximativement les grandes tapes de lhistoire de la Terre et par consquent de ceux qui lont peuple. La climatologie, concurremment avec la dendrologie et la datation par le carbone 14, vient donc au secours de larchologie, de lanthropologie et, en dfinitive, de lHistoire proprement dite. On sait avec certitude que le druidisme tait la religion des anciens Celtes, et que ceux-ci constituaient une branche des peuples primitifs quon classe comme indo-europens daprs leur filiation linguistique et leur organisation sociale{12}. Depuis de longues annes, tous les historiens et les prhistoriens taient daccord sur un point : le berceau des Celtes consiste en un triangle compris entre la Bohme, le Harz et les Alpes autrichiennes, avec comme centre archologique incontestable le site de Hallstatt qui a donn son nom la premire civilisation de lge du Fer. Cette

la premire civilisation de lge du Fer. Cette localisation est confirme par de nombreuses trouvailles archologiques, mais on saperoit que ce triangle idal na t quune tape pour la civilisation celtique et que celle-ci nest en fait que le rsultat de migrations venues dailleurs. Il semblerait que ltape prcdente la plus marquante, vers le milieu du Nolithique, de la migration des peuples qui allaient devenir, selon la terminologie actuelle, des Proto-Celtes , doive se situer sur le rivage nord de la Mer Noire, du ct de la Crime, mais plus lintrieur des terres, dans les steppes du pays des Kurgans. On notera dune part que cette zone est limitrophe de celle qui sera occupe par dautres peuples qui allaient bientt se diffrencier en Scythes et Sarmates, et dautre part une curieuse parent dappellation entre le nom actuel de la Crime, driv de celui des anciens Hyperborens ou Cimmriens signals par Hrodote ( Les Hyperborens et les Cimmriens, chasss par les Scythes, taient riverains de la mer ) et galement par Homre dans lOdysse, mais localiss plus au nord, en fait sur les rivages de la Baltique : Nous atteignons la passe de locan aux profonds courants o les Cimmriens ont leur pays, leurs villes. Ce peuple vit sous les nues, sous les brumes que jamais les rayons du soleil nont perces. Sur ces malheureux pse une nuit funbre. Pline lAncien prtend que, dans leurs rgions, il y a des jours de six mois et par consquent des nuits galement de six mois. Tout cela

ressort des vieilles lgendes grecques centres Delphes qui racontent que le dieu Apollon, aprs sa naissance, tait parti chez les Hyperborens sur un char conduit par des cygnes. Au VI e sicle avant notre re, le pote Pindare qualifie le peuple des Cimmriens de millnaire et affirme quil est sacr, protg de la maladie, de la vieillesse, de la fatigue et des guerres. Autrement dit, il sagirait dune sorte dAutre Monde tout fait conforme aux traditions celtiques dIrlande, monde que vient visiter intervalles rguliers un dieu de la lumire, ce qui rejoint les antiques traditions concernant le mystrieux sanctuaire mgalithique de Stonehenge en Grande-Bretagne. Or, ces Cimmriens, plus ou moins mythiques, ne sont pas sans rappeler le nom biblique de Gomer, ainsi que, ultrieurement, celui typiquement celtique des Cimbres (peuple qui est pourtant incontestablement dorigine germanique, comme celui des Teutons dailleurs), que lon retrouve dans le nom gnrique que se sont donn beaucoup plus tard les Gallois, Cymri, terme provenant dun ancien Com-broges, signifiant du mme pays . On peut toujours rver et formuler les hypothses les plus folles, mais il faut bien avouer que tout cela fourmille de concidences difficiles liminer. Il semble que la mmoire de lhumanit ait conserv bien des lments archaques qui nont t transcrits que sous une forme symbolique, mais que les rcentes dcouvertes archologiques viennent singulirement authentifier.

Dailleurs, sans aller chercher dans les mythes, ou dans ce quil en reste de ces poques lointaines, on peut se livrer des conclusions qui pour paratre hasardeuses nen sont pas moins tayes sur des ralits. En effet, quand on examine en profondeur les structures essentielles de la socit celtique, notamment travers les coutumes les plus archaques conserves dans les traditions de lIrlande mdivale, on dcouvre avec une certaine stupfaction quelles sont toutes hrites dune situation trs ancienne, pastorale et nomade, qui peut facilement sexpliquer par la prsence de ces populations dans les steppes du pays des Kurgans. En effet, si les Gaulois continentaux du temps de Csar et dans une moindre mesure les Bretons de lle de Bretagne avaient volu considrablement au contact des Mditerranens, dcouvrant la proprit foncire individuelle, une agriculture trs performante et une vidente sdentarisation, les Irlandais, qui navaient pas subi ces influences et qui resteront toujours en dehors de lEmpire romain, avaient conserv, mme aprs la christianisation, bon nombre dlments relevant dun stade trs archaque de leur civilisation. Les frontires entre les diverses communauts pompeusement appeles royaumes ! sont trs floues et peuvent varier du jour au lendemain{13}. Il ny a pas de possession individuelle des terres. La seule richesse consiste en troupeaux (ovins, bovins, porcins){14}. Les villes sont inexistantes (elles ne sont que des rsidences royales ou des

(elles ne sont que des rsidences royales ou des forteresses refuges en cas de danger) et les rapports entre les membres dune communaut sont tablis selon les modalits dun contrat de cheptel, quand le vassal se voit confier la responsabilit dun troupeau appartenant un suzerain , cest--dire en fait une collectivit dont le suzerain, un chef lu et non hrditaire, nest que le rpartiteur des richesses potentielles appartenant une communaut lie par des traditions ancestrales quon ne met jamais en doute, par des rapports familiaux, par des contrats entre divers clans et galement par des coalitions dintrts, mme si celles-ci ne sont que provisoires{15}. Cest dire limportance de cette localisation dun noyau primitif de pr-Celtes ou de proto-Celtes (aucune appellation nest vraiment valable) dans ces steppes avoisinant la Mer Noire, en contact dune part avec le Proche-Orient, et dautre part avec les peuples de la grande plaine nord-asiatique. Tout part de l. Il semble que tous les historiens, archologues et anthropologues contemporains soient daccord pour placer dans cette rgion occupe par les Kurgans lorigine de cette civilisation qui deviendra celtique par la suite, et par consquent de leur religion, le druidisme, religion nettement indo-europenne dans ses fondements, mais qui tait dj diffrencie par rapport au noyau primitif. Et les migrations de la Mer Noire lAtlantique de ces peuples inconnus, migrations dues autant des conditions climatiques (recherche de pturages) ou des pressions de plus en plus constantes denvahisseurs nomades voisins

plus constantes denvahisseurs nomades voisins (Scythes et Sarmates) qu des accroissements considrables de populations, vont se drouler vers lOccident en plusieurs vagues qui sont difficilement reprables dans le temps, mais qui nen sont pas moins prouves par larchologie et la toponymie. Lune de ces vagues est certaine et incontestable : elle suit la valle du Danube, comme en tmoignent les dpts archologiques et bien souvent les noms de lieux, comme le Danube lui-mme (Tanaos, o lon retrouve le nom de la desse primordiale des Celtes, Dana ou Dn), ou encore le nom de la Bohme, provenant de celui du peuple celte des Boiens, et les appellations de certaines villes, Ratisbonne ( forteresse avec remparts ) et Vienne (Wien, ancienne Vindobonna, remparts blancs ). Sans parler des correspondances quon pourrait tablir entre le nom de la Dana celtique avec les appellations actuelles de fleuves comme le Don et le Donetz. Ce quon appelle la Celtique danubienne a t une des tapes fondamentales de cette civilisation issue de lest et convergeant vers lAtlantique, et elle a laiss des traces trs anciennes et incontournables. Cet itinraire est sans aucun doute le plus naturel et le plus logique, le lieu de passage idal si lon veut expliquer les migrations vers louest des populations nomades issues du Kouban. Ces traces, tant archologiques que toponymiques, sont donc rparties dans toute la valle du Danube, avec des prolongements dans les pays avoisinants,

avec des prolongements dans les pays avoisinants, notamment dans le nord de la Roumanie, dans les Carpates et mme dans le sud de la Pologne, en Serbie, en Hongrie, dans une zone assez fertile o les anciens nomades ont pu se fixer sur des terres riches en lss et se mler des populations autochtones dj sdentarises et converties au mode de vie nolithique, cest--dire la culture des crales et llevage dit intensif sur des surfaces limites mais toujours verdoyantes. Comme ces migrations stalent sur un trs court laps de temps (la civilisation nolithique, issue du Moyen-Orient, se rpandant peu prs sur un kilomtre par an en direction de louest), cette valle danubienne a t une sorte de melting-pot o se sont fondues les traditions les plus htroclites, celles des chasseurs-cueilleurs du Palolithique, celles des premiers agriculteurs sdentaires, celles des pasteurs nomades surgis des steppes de lAsie centrale. Cest ainsi quon a pu situer le domaine primitif des Celtes en plein cur de lEurope, dans un triangle form par la Bohme, le Harz et les Alpes autrichiennes. Et les indices de cette civilisation, qui a vu apparatre lusage du fer, mtal remplaant peu peu le cuivre et ltain, bases de lalliage quon nomme bronze , se trouvent concentrs autour du site de Hallstatt, 450 mtres daltitude, au bord dun lac trs profond, au nord des Alpes. Cest l que fut dcouverte en 1824, et fouille minutieusement pendant prs dun sicle, une vaste ncropole situe quelque 400 mtres au-dessus du village actuel. Elle sest

rvle dune incroyable richesse en ornements (notamment en or) et en mobilier qui tmoignent dun stade de civilisation particulirement raffin. Cette ncropole correspond une population locale trs dense qui ne peut sexpliquer que par la prsence dune richesse prodigieuse : le sel gemme (qui explique dailleurs le nom allemand de Hallstatt). Les mines ont t exploites ds le VII e sicle avant notre re, avec des dizaines de kilomtres de galeries creuses par des mineurs qui sclairaient au seul moyen de brindilles tenues entre les dents, une altitude qui va de 800 1200 mtres. Et, ce que lon peut remarquer, cest que ce cimetire contient seulement un quart de tombes de guerriers, la majorit appartenant une population nettement ouvrire. Cela pose des problmes quant lidentification des populations qui ont travaill sur ce site. Incontestablement, les objets dcouverts prouvent lexistence dune premire civilisation de lge du Fer, celle quon a prcisment et fort justement qualifie de civilisation de Hallstatt , et qui est nettement celtique par linspiration, les motifs et les techniques. Alors, qui taient ces gens si laborieux, qui ntaient plus des nomades et certainement pas des agriculteurs ? La rponse la plus rationnelle est celleci : des peuples venus du Kouban par la valle du Danube, qui se sont mls des autochtones et qui ont exploit comme il convenait les richesses naturelles dun pays peu propice la culture. Car le sel, surtout en plein cur de lEurope

Car le sel, surtout en plein cur de lEurope continentale, confrait ceux qui lexploitaient non seulement une richesse matrielle, mais un pouvoir presque absolu sur les populations avoisinantes. Le sel est un ingrdient indispensable pour la conservation des aliments et comme complment alimentaire dans la nourriture des troupeaux. Cela explique assez bien la richesse des exploitants de Hallstatt et des alentours, et justifie pleinement lexpansion de ceux-ci au cours des sicles suivants vers lAllemagne rhnane des confins les plus occidentaux de lEurope. L encore, les dcouvertes archologiques en Allemagne de lOuest et dans lest de la France mettent en vidence la richesse et la puissance de ces envahisseurs classs comme Celtes dans un vaste territoire qui englobe le bassin du Rhin, celui de la Sane, voire une partie de celui de la Seine. En fait, plus on tudie lHistoire, la Prhistoire et lArchologie, plus on saperoit que tous les Celtes sont venus en Occident en franchissant le Rhin. Et cela donne raison tous ceux qui prtendent que les Celtes taient des terriens, mme si certains dentre eux, butant contre la Mer du Nord, la Manche et lOcan Atlantique, sont devenus des marins malgr eux, allant mme jusqu envahir les les Britanniques. Mais cet itinraire par la valle du Danube na pas t le seul emprunt par ces anciens peuples nomades des steppes de la Russie mridionale. Des dcouvertes archologiques rcentes, jointes des projections sur les climats de ces poques lointaines et une datation plus prcise des objets rcolts lors des fouilles, font

plus prcise des objets rcolts lors des fouilles, font apparatre quil y a eu au moins une autre migration vers le nord, plus prcisment vers la Baltique, ce qui semble en accord avec toutes les traditions concernant les Hyperborens vivant dans des brumes obscures et dtenteurs dune autre richesse, celle de lambre, rcolt dans la Baltique, et qui, comme le sel, constituait une monnaie dchange imparable. Et cest sur le territoire constituant actuellement le nord de la Pologne et les tats baltes que semble stre constitu un noyau de populations pr-celtiques qui ont eu des contacts prolongs avec des peuples du nord, notamment avec les Finno-Ougriens venus des immensits de la Sibrie, hritiers dune tradition certainement millnaire, tant sur le plan de llevage des troupeaux que sur un plan socioculturel et religieux. Car la Sibrie a t, il faut bien le dire, le berceau de ce quon appelle le chamanisme, et se trouve encore lheure actuelle la rgion du monde o le chamanisme est le plus actif et le plus vivace. Cest pourquoi il est dune extrme importance de considrer ce noyau baltique , migr ensuite vers louest, comme une sorte de creuset o sest forge une rflexion religieuse ou spirituelle qui a influenc de faon dfinitive lvolution de la religion druidique primitive des Celtes en Occident. Il est en effet impossible de prtendre quune idologie religieuse ou autre , quelle que soit sa puissance originelle, puisse conserver toutes ses caractristiques essentielles lorsquelle se trouve confronte dautres idologies. Certes, les structures

confronte dautres idologies. Certes, les structures de base demeurent, mais ladaptation de ces structures au milieu dune socit diffrente suppose une volution, sinon une synthse, ou au pire un syncrtisme, comme le dmontre lexemple du christianisme implant en Amrique latine parmi des populations dorigine amrindienne et africaine, ce qui a engendr des croyances et des rites peu conformes lorthodoxie romaine primitive mais cependant fidles au message vanglique. Par consquent, la filire migratoire suivie par les proto-Celtes, tant le long du Danube que le long de la Baltique, a ncessairement eu des rpercussions plus ou moins profondes sur leur doctrine originelle (sociale, mtaphysique, religieuse et/ou mythologique), si tant est quelle ait jamais exist. Au fur et mesure de leur avance vers lAtlantique, ces peuples se sont chargs dlments htrognes qui pour tre demeurs mconnus nen sont pas moins discernables dans les grandes lignes de ce quest devenue la religion dite druidique. Les envahisseurs, quels quils fussent, nont jamais limin compltement les populations dont ils faisaient la conqute : tout au plus, ils les ont soumises, et de toute faon, la faveur de cette assimilation, volontaire ou non, les changes se sont faits dans les deux sens. Ce serait donc folie pure que de prtendre que le druidisme occidental est le reflet fidle de ce que pouvait tre cette religion son point de dpart indo-europen. LArchologie et ses sciences annexes sont donc des lments indispensables pour tenter de

dfinir ce qutait devenu le druidisme au cours des migrations de ceux qui en ont t les premiers propagateurs. Il importe galement de considrer avec attention le contenu de ces trouvailles archologiques : ainsi peuton tenter de dfinir lvolution dun systme de pense non seulement social, quotidien mme, mais dj mtaphysique et religieux, sachant bien quen ces priodes lointaines, il ny a aucune diffrence entre le sacr et le profane , lun ntant pas vcu sans lautre. La quasi-totalit des dpts archologiques qui jalonnent les migrations des futurs Celtes consiste en tombeaux , quelle que soit leur architecture ou leur disposition intrieure, ce qui, de prime abord, suppose une rflexion mtaphysique sur la vie et la destine humaine, et sur les rapports entre le visible et linvisible. Cest pourquoi les objets dposs dans les tombeaux acquirent aux yeux du chercheur une incontestable valeur : ils sont les tmoignages irrfutables dune vritable civilisation dont on ignore cependant les formulations verbales aussi bien que les croyances profondes. Ce qui frappe dabord, cest labondance dobjets dorfvrerie, tant en pierre, en argent, en cuivre, en bronze quen or. La premire ide qui vient lesprit est quon ne voulait pas sparer le dfunt des objets, armes ou ornements divers, qui avaient entour sa vie et quil tait donc plong, dans la mort, dans

lenvironnement qui tait le sien durant son existence. Cette ide semble parfaitement normale et ne souffre aucune contradiction. Mais ce qui est propice de nombreuses hypothses, ce sont les symboles ou reprsentations que peuvent recouvrir ces objets en apparence issus de la vie quotidienne, individuelle ou sociale. Certes, ce sont souvent des objets dornementation, de parure. Il semble dailleurs qu lorigine, ce soient des femmes qui en aient t les dtentrices et que cest au fur et mesure de lvolution quils soient devenus des signes, non seulement de richesses, mais de puissance tant politique quconomique, autrement dit de pouvoir politique. Que faut-il en conclure ? Que probablement ces objets tmoignent dune poque o le rle social et religieux de la femme tait plus important que dans les priodes les mieux connues, celles qui sont marques par une influence mditerranenne, nettement plus androcratique que dans les temps passs. On pense videmment au mythe des Amazones. Ces objets sont des colliers, des pendentifs et surtout des sries de cercles en or finement travaills et cisels, avec un extraordinaire luxe dlaboration, et, ce qui est trs spcifique de lart celtique, des colliers rigides et torsads quon appelle des torques. Il faut y ajouter, ds lge du Bronze, une quantit incroyable de ce quon appelle des lunules , cest--dire des colliers plats, forms dune feuille dor et qui voquent irrsistiblement un clair de lune. On ne peut que

irrsistiblement un clair de lune. On ne peut que supposer que ces objets, mme sils sont dcoratifs, appartiennent un systme mtaphysique, sinon magico-religieux, o sopposent et se compltent les valeurs prtes lastre du jour et celui de la nuit. Une telle hypothse est bien sr renforce par ltude des mythes les plus archaques qui mettent en scne le soleil et la lune, figurations de divinits, et souvent en proie lhostilit des forces obscures de la nuit {16}. Labondance des armes dcouvertes dans ces tombeaux sexplique bien entendu par la volont dentourer le dfunt des marques de puissance que constituent les pes, les poignards et les haches. Mais, dune part, il sagit alors dun guerrier, ou dun roi issu de la caste des guerriers, et dautre part, on saperoit que la plupart de ces armes ou nont jamais t utilises, ou nont aucune efficacit : ce sont rellement des objets votifs. Il en est de mme pour les chars, intacts ou briss, qui se trouvaient prs du dfunt : certains sont purement symboliques, et dailleurs, comme dans le fameux tombeau de Vix (Cte-dOr), il sagissait bien souvent dune femme qui y tait inhume. Il y a un grand nombre de tombes char , datant du premier ge du Fer, dans lespace rhnan et dans lest de la France. Il faut donc en dduire que ces chars, placs auprs dun dfunt, revtaient une grande importance. Et certains dentre eux sont particulirement riches denseignement. Cest le cas du plus connu dentre eux, le chariot que lon dcouvrit

Trundholm, prs de Nykjobing, au Danemark, quelque 300 mtres du bord dun marcage. Cest incontestablement un objet cultuel, symbiose parfaite de tous les chars votifs qui ont t labors depuis lge du Bronze et dont lusage sest perptu tout au cours de la priode dite de Hallstatt, ce qui suppose la permanence dun culte solaire bas sur la croyance que le Soleil est emmen dans sa course cleste, soit sur un bateau, soit sur un char tir par un ou plusieurs chevaux. Et cette course du Soleil, qui se poursuit pendant la nuit, quelque part ailleurs, est aussi limage de lme humaine sen allant vers lAutre Monde. Ce char de Trundholm, qui a 60 cm de long, supporte un grand disque en bronze dun diamtre de 25 cm sur une face duquel une feuille dor plaque a t conserve, comportant des motifs concentriques insrs dans des spirales. De toute vidence, ce disque reprsente le soleil qui est entran dans une course perptuelle. Mais quelle est la nature exacte de ce soleil, emblme dune divinit de la vie et de la mort, en fait dune divinit suprme ? Si lon en croit les mythes qui nous sont parvenus ultrieurement, et surtout si lon en croit la linguistique des peuples celtes et germains, le soleil est toujours du genre fminin. Il sagirait donc, en dernire analyse, dune desse soleil, ce que confirme la composition dun autre char cultuel, plus rcent, intermdiaire entre lge du Bronze et lpoque de Hallstatt, dcouvert en Autriche prs de Graz, le splendide char de Strettweg.

Graz, le splendide char de Strettweg. Cette reprsentation est parfaitement comprhensible : au milieu du char, se dresse un personnage fminin qui porte de ses deux mains, audessus de sa tte, une immense coupe ouverte vers le ciel ; tout autour sont des hommes, probablement des prtres, qui lui rendent hommage en dansant et en agitant des branches. Cest donc lillustration saisissante, et dune grande valeur esthtique, dun culte solennel rendu une divinit fminine qui, par comparaison avec le char de Trundholm, ne peut tre que le Soleil, emblme de lnergie divine qui anime les tres et les choses. Et cela fait penser une tradition archaque du Japon, concernant la desse solaire Amateratsu. Or, on sait que le nord du Japon, le pays d e s Anos, a conserv des lments cultuels qui sapparentent de trs prs aux traditions de la grande steppe nord-asiatique dbouchant en Europe du nord et dans les grands espaces de la Russie mridionale, donc dans des rgions occupes la fois par les Scythes et par ceux qui allaient devenir les Celtes. On sait par Hrodote et aussi par les quelques tragdies grecques anciennes qui nous sont parvenues que lArtmis des Grecs nest en fait que limage hellnise dune antique divinit solaire toute-puissante, celle quon a appele la Diane scythique et quon peut reconnatre dans les divers rcits dramatiques des aventures dOreste, dIphignie et des Atrides. Il faut donc admettre que ces chars de lge du Bronze et du premier ge du Fer sont les premires manifestations connues dun culte

rendu une divinit fminine de nature solaire{17}. Ce voyage du char solaire travers lespace, aussi bien nocturne que diurne, est doubl par des navigations . En effet, sur les ptroglyphes des monuments mgalithiques comme sur les gravures rupestres de Scandinavie, il y a dinnombrables reprsentations de barques, mme trs schmatiques. De plus, dans les tombes de ces mmes poques, nombreuses sont les barques votives, parfois en pierre, le plus souvent en or, qui tmoignent la fois dun grand raffinement artistique et dune incontestable idologie religieuse. L encore, cest une navigation du soleil travers les heures du jour et de la nuit, avec lide constante de la renaissance de la lumire, et par consquent la croyance en un ternel recommencement. La navigation du soleil, qui disparat pendant la nuit dans le vaste et mystrieux ocan qui entoure le monde, est aussi la navigation des tres vivants qui meurent le soir louest et rapparaissent, lavs de toute souillure, le matin dans les rgions orientales de lunivers. Cest dire limportance que prendra par la suite lorientation traditionnelle des glises chrtiennes darchitecture traditionnelle, dont le chur est ncessairement du ct du soleil levant (et non pas, comme on le pense gnralement, tourn vers Jrusalem). Et si le Soleil est le symbole de la Vie, il est aussi limage de cette divinit primordiale qui contribue la perptuelle migration des mes entre les deux mondes, celui du visible et celui de linvisible.

visible et celui de linvisible. Ces reprsentations du char ou du navire solaire semblent lies un systme mtaphysique dont les manifestations se sont succd au cours des millnaires. On en reconnatra les lignes essentielles dans tous les rcits du haut Moyen ge irlandais, comme dans la plupart des romans dits de la Table Ronde, qui concernent les errances de lme humaine travers les turbulences de lexistence, turbulences indispensables la dcouverte dun chemin conduisant la Lumire absolue. Ces objets archologiques expliquent et justifient pleinement les rcits ultrieurs o lon voit les hros se lancer dans des expditions terrestres hasardeuses vers des pays inconnus ou des navigations vers lailleurs, comme celui de la Navigation de Bran, fils de Fbal, vers la Terre des Fes, ou celui, trs christianis, de la Navigation de saint Brendan la recherche du Paradis{18}. Une bonne partie de la mythologie celtique, mme sous sa formulation chrtienne, ne peut vritablement tre comprise sans cette rfrence aux objets dcouverts dans les sites archologiques du Nolithique, de lge du Bronze et de lge du Fer, que ce soit dans les tombeaux, que ce soit dans de simples dpts, dans des puits, dans des caveaux ou dans des lacs, qui sont en fait des offrandes la divinit, afin de se concilier celleci ou de manifester ainsi le lien fondamental qui unit la crature et le crateur, quel quil soit. Au fil des temps, le contenu des dpts archologiques ne fait que prciser la situation

archologiques ne fait que prciser la situation culturelle qui est celle des divers peuples qui constitueront lensemble celtique. Ainsi en est-il du monnayage, apparu ds le III e sicle avant notre re, du moins sur le continent dit barbare , et qui, par la force des choses, se trouve tre le plus prcieux tmoignage quon puisse utiliser pour reconstituer une histoire fragmentaire ou incomplte. Cest vers le deuxime millnaire que le numraire a fait son apparition chez les Hittites, qui sinspiraient des Babyloniens, avec des formes de lingots estampills portant mention de leur poids et de leur titre, donc en quelque sorte officialiss et sous la garantie dune autorit politique. Cest de l quest partie, dabord dans le Moyen-Orient, puis dans les cits grecques, la coutume dtalonner les changes grce des pices de mtal, selon des normes tablies davance et acceptes par tous. Et, la fin du IVe sicle avant notre re, la Grce est inonde par un numraire macdonien. Or, ce sont ces fameux statres en or dits de Philippe II (le pre dAlexandre le Grand) qui vont servir de modles lexpansion du systme montaire travers toute lEurope du nord, en particulier chez les peuples quon classe dsormais sous lappellation de Celtes. lorigine, ces monnaies sont incontestablement une imitation assez servile du statre de Philippe de Macdoine : lavers reprsente une tte laure, celle dun roi ou dun chef, le revers, un char, conduit par un aurige, qui est lemblme de la puissance conomique et militaire de celui qui

cautionne le monnayage. Car il est vident que lextension du monnayage est avant tout conomique, ayant pour but primitif de faciliter les changes commerciaux entre groupes sociaux de diverses origines et dimplantation trs disparate. Cependant, cette poque, la distinction entre le profane et le sacr nexiste pas, dautant plus que tout accord, ft-il commercial, repose sur une fiabilit que seuls les dieux peuvent garantir. La monnaie, sous quelque forme que ce soit, revt donc une valeur sacre. Il nest donc pas tonnant que les monnaies dites gauloises refltent, selon les poques et les circonstances, des proccupations mtaphysiques ou religieuses dont les reprsentations, plus ou moins abstraites ou symboliques, sont rpercutes dans lornementation des objets montaires. Toute transaction quelle quelle soit est place sous le regard et donc sous la garantie des dieux, ce qui fait que le monnayage dpasse de loin lutilit conomique et politique pour acqurir une valeur sacre. Mais sur quels critres ? Tout dpend alors du contexte idologique dans lequel volue le groupe social considr. Ainsi, dans laire mditerranenne, o domine un certain matrialisme li au quotidien, on se contente de reproduire presque fidlement le modle propos par le statre de Philippe II de Macdoine, roi dun peuple de commerants. Il en va tout autrement dans les pays au nord des Alpes, donc dans lEurope barbare, quelle soit celtique, germanique ou mme slave sur les confins orientaux.

slave sur les confins orientaux. Cest ainsi que, si lon suit un itinraire qui va dest en ouest, on sloigne du modle primitif pour parvenir une vritable apothose dabstraction, notamment chez les peuples de lle de Bretagne. Peu peu, le visage reprsent sur lavers est clat, et ne subsistent que des traits essentiels qui dnotent le souci de figurer la signification profonde du personnage et non pas son apparence extrieure. Quant au revers, il devient parfois dlirant, du moins pour un esprit qui sen tiendrait la rationalit mditerranenne classique. Or, une analyse en profondeur de ces aberrations rvle un langage quelque peu initiatique dont on ne possde malheureusement pas le code. Cest le cas des pices armoricaines tant en argent quen or : le cheval nest plus que schmatis, laurige apparat comme une tte fantomatique audessus dun animal emport par un lan furieux, et lensemble est entour de petites ttes coupes suspendues une sorte de chanette. Dautres motifs, assez nigmatiques, comme des boules do schappent des tiges, symbole de la matrice divine originelle, semblent relier ces figurations dantiques rituels dont on ignore lexact droulement autant que la signification relle. Le monnayage gaulois ou plutt celtique puisquil est rparti sur lensemble des pays celtes, hormis lIrlande apparat alors comme un extraordinaire livre dimages, comparables aux fresques, aux vitraux et aux bas-reliefs des glises chrtiennes mdivales,

qui souvre devant un observateur dsireux den savoir plus sur les croyances de ces peuples{19}. Ainsi, au lieu dtre simplement des objets permettant une vie conomique plus facile et des relations largies entre les peuples, les monnaies sont en ralit un conglomrat dinformations de diffrentes natures (mythologiques et mtaphysiques) qui nont t jusqu prsent quimparfaitement exploites. Et cela pose dinnombrables questions non encore rsolues, notamment propos de pices dont lorigine est la Celtique danubienne, certainement les plus archaques, les plus voisines du modle macdonien, mais en mme temps chappant toute interprtation qui serait lie la philosophie ou lesthtique du monde hellnique, puis hellnistique. On se trouve parfois en prsence dtranges reprsentations symboliques qui ne sont pas aises interprter. En Bavire, un type a t appel coupelle larc-en-ciel ; on a pens longtemps que ces petites monnaies avaient des proprits magiques parce que, trouves aprs la pluie, larc-en-ciel slevait au-dessus delles, lendroit o il touchait la terre. En mdecine populaire, ces monnaies avaient des vertus de gurison et de porte-bonheur. [] Elles sont bombes et dcores de dragon courbe, de serpent, de tte doiseau, de torques, de trois globules ou autres ornements abstraits. Tous ces motifs, difficiles interprter, lvent un coin du voile sur ce monde mythologique immense des Celtes{20}. Oui, mais de quel monde sagit-il, et comment faut-il linterprter ?

quel monde sagit-il, et comment faut-il linterprter ? Pourquoi ces trois globules lintrieur dun torque, lexclusion de toute reprsentation raliste ? Il semble que le nombre 3 ait t privilgi chez les Celtes. Les grandes lignes de la tradition druidique ont t transmises au Pays de Galles sous forme de triades . Les motifs ornementaux de lorfvrerie celtique sont tous plus ou moins construits selon le principe du triskell, cest--dire de trois spirales relies un centre. Cette reprsentation nest pas dorigine celtique, car elle existe depuis des millnaires sur des gravures dcouvertes en Asie, notamment au Tibet, mais elle a t adopte et gnralise par les Celtes au point de devenir le symbole mme de la tradition celtique, reprable depuis lpoque mgalithique sur les ptroglyphes des dolmens et autres sanctuaires sacrs, et rpercut ensuite sur les objets ornementaux de la civilisation dite de la Tne (deuxime ge du Fer) et sur les manuscrits enlumins de lIrlande nouvellement christianise. Ce nest dailleurs pas par hasard si lun des logos les plus frquemment utiliss en Irlande contemporaine est le trfle, du latin trifolium, trois feuilles, que saint Patrick, vanglisateur suppos de lIrlande, brandissait comme emblme de la Trinit chrtienne, dmontrant ainsi lunit dun Tout en trois lments diffrents. Cela met laccent sur limportance du ternaire chez les Celtes, et donc dans la religion des druides. Car il semble bien que le trfle, comme le triskell, soit la figuration des trois lments fondamentaux selon la

figuration des trois lments fondamentaux selon la pense des peuples barbares de lOccident : lAir, la Terre et lEau, le quatrime lment dit classique, le Feu, inexistant en tant que tel (parce quinstable et mollement ponctuel), ntant que lnergie indispensable qui transmute les autres lments sparables et spcifiques. ce compte, le triskell pourrait condenser en une seule image la thologie druidique : la totalit est la mise en uvre, par lnergie divine, des lments matriels que sont lAir, lEau et la Terre. Cest donc reconnatre limportance du monnayage dans la transmission dune tradition qui remonte au plus lointain des ges et qui dbouche sur certains aspects de la civilisation des Celtes, par consquent de la tradition druidique. Et ce nest pas seulement par la valeur symbolique des motifs utiliss par les monnayeurs que sort de lombre la tradition druidique, mais par profusion dlments soi-disant dcoratifs qui sont en ralit des rappels de tout ce que cette tradition millnaire enseignait aux jeunes gnrations. Et puisquil sagit dimages, il ne faudrait pas oublier certains objets, beaucoup plus rcents, mais qui rsument parfaitement tout un parcours mtaphysique qui na jamais t crit mais qui sest transmis de gnration en gnration au gr des contacts des proto-Celtes avec leurs voisins de culture et de tradition diffrentes. Tel est le cas de ce magnifique objet dcouvert au Danemark, le clbre Chaudron de Gundestrup , conserv actuellement au muse

dAarhus, qui peut tre considr comme un condens essentiel de la spiritualit des peuples celtes en mme temps quune illustration parfaite de leur mythologie. Il sagit dun chaudron, datant de la fin du 1 er sicle ou du dbut du II e sicle de notre re, incontestablement usage rituel, en argent, dont le fond et les parois extrieures sont greffs de plaques images dont la description nest pas facile, tant les motifs et les scnes, dailleurs trs voisines, sur un plan esthtique, de lart des steppes de lAsie centrale, donc nettement scythiques , sont assez complexes. Mais, par comparaison avec les lgendes mythologiques du Pays de Galles et de lIrlande, bien que recueillies tardivement, on parvient dcrypter un bon nombre de ces figurations et les replacer dans une vaste pope mythologique qui ne nous est malheureusement parvenue que par fragments. Le personnage le plus important reprsent ici est certainement le dieu aux cornes de cerf, en position dite bouddhique , cest--dire les jambes replies sous lui, tel quil apparat sur un bas-relief gallo-romain dcouvert Reims et que lon connat bien sous le nom dAutel de Reims. Le dieu cornu est reprsent sur un autre bas-relief, celui de lAutel des Nautes, conserv au muse de Cluny Paris ; cette figuration est accompagne de quelques lettres qui permettent de lui donner un nom, Kernunnos. Est-ce un dieu gaulois ? Certainement pas. Il est le vestige dune religion plus ancienne, remontant aux priodes glaciaires du Palolithique, religion qui privilgiait le culte du cervid

Palolithique, religion qui privilgiait le culte du cervid (en loccurrence le renne), animal qui constituait lunique source dalimentation des groupes humains relgus dans des zones froides, arides et sans vgtation vritablement nutritive. Il semble donc que les Celtes aient adopt ce personnage divin surgi du plus profond du pass, et qui a continu ainsi symboliser la survie des anctres, puis, par voie de consquence, la richesse conomique et alimentaire dun groupe social dtermin. Et ce dieu cornu sera le modle, au cours du Moyen ge, de toutes les reprsentations populaires et folkloriques du diable{21}. Mais le Chaudron de Gundestrup contient bien dautres informations sur la mythologie des Celtes. Non seulement y figurent le dieu cornu auquel on a donn le nom de Kernunnos, mais galement le dieu la roue{22} , le dieu au maillet {23} , la desse aux oiseaux {24} , le serpent tte de blier {25} et bien dautres motifs qui ne sexpliquent gure que par une minutieuse comparaison avec les rcits ultrieurs conservs dans la tradition irlandaise et galloise du haut Moyen ge{26}. Il y a enfin une scne trs trange qui mrite quon sy attarde. Il sagit dune plaque image situe lintrieur du chaudron. Au centre est couch un arbre, horizontalement, mais qui ne va pas jusquaux extrmits, ni gauche, ni droite. droite, sur toute la surface de la plaque, trois hommes soufflent dans de grandes trompes auxquelles on a donn le nom de

grandes trompes auxquelles on a donn le nom de carnyx. Sur le plan infrieur, cest--dire sous larbre, six guerriers, lpe leve et portant un long bouclier, marchent de droite gauche (sens malfique), pousss, semble-t-il, par un septime guerrier sans bouclier mais portant son pe sur lpaule, et dont le casque est surmont dun sanglier. Et ces guerriers se heurtent un animal bondissant qui leur fait face de faon nettement agressive. gauche, sur toute la surface, un immense personnage coiff dun bonnet qui se prolonge par une natte plonge un homme la tte en bas dans une sorte de chaudron. Sur le plan suprieur, sen vont vers la droite (sens bnfique) quatre cavaliers munis dune lance et dont le casque est surmont dun oiseau. Sans aucun doute sagit-il dun rituel de rgnration ou de renaissance, et lon a compar cette reprsentation dune description faite par un scholiaste de Lucain propos du culte de Teutats (ou Toutatis), qui consistait touffer un homme dans un chaudron. On a parl ce propos du fameux chaudron de rsurrection qui apparat dans plusieurs rcits irlandais et gallois, et qui serait le prototype du saint Graal de la Qute mdivale. Quoi quil en soit propos de la signification profonde de cette scne, tous les archologues sont daccord pour y voir une procession de dfunts qui une divinit inconnue mais toute-puissante redonne la vie. Avec ses plaques images, le Chaudron de Gundestrup est donc infiniment prcieux pour ltude

des antiques croyances des Celtes, et cela met en vidence le rle essentiel que jouent larchologie et ses disciplines annexes dans ltude de la tradition de nos anctres, car elles constituent, si on en fait un bon usage, des lments dinformation incontestables, et de plus dorigine rellement celtique.

2. Les rcits historiques


Car les peuples dits celtes nont jamais crit euxmmes leur Histoire, cest un fait acquis et indniable, du moins jusqu la christianisation et lutilisation de la langue latine (ou grecque pour la partie orientale de lEmpire romain). Il est donc obligatoire de recourir des textes historiques rdigs par leurs voisins, en loccurrence les Grecs et les Romains qui, eux, ntant pas sous le coup dinterdits religieux ou culturels, utilisaient lcriture pour raconter ce quils voyaient autour deux. Mais ce quont vu et transmis les Grecs et les Romains nest en dfinitive quune vague approche dune ralit historique. Certes, cela vaut mieux que rien, mais cela demeure fragmentaire et bien souvent faux par suite de lincomprhension de certains tmoins vis--vis dune mentalit qui leur tait totalement trangre. Et, de plus, ce nest que vers lan 500 avant notre re que les Celtes apparaissent dans lHistoire crite, ce qui ne facilite gure la connaissance profonde de ce qua pu tre le druidisme primitif. Dailleurs, dans le foisonnement des rcits issus de lAntiquit grco-romaine, du moins parmi ceux qui nous sont parvenus, il y a trs peu de textes concernant la religion des Celtes, celle-ci tant considre comme une srie de spculations aberrantes

pour certains auteurs, imbus de philosophie grecque rationaliste, ou, dune manire gnrale, comme quelque chose de compltement incomprhensible parce que compltement tranger la logique mditerranenne. Tel est le cas du philosophe Aristote qui, aprs avoir rapport ce quon dit des Celtes qui ne craignent pas les flots dchans (thique Nicomaque, VIII, 7), ne comprend pas lattitude de ces pauvres fous de Celtes qui prennent les armes pour marcher contre les flots (thique Eudme, III, 1). Il sagit dun rituel de conjuration que signale galement le gographe Strabon (VII, 2), rapportant les tmoignages dhistoriens selon lesquels les Celtes menacent et repoussent de leurs armes le flot qui monte . De mme, le naturaliste Pline lAncien, qui dcrit un autre rituel, nen comprend pas le sens symbolique : Il y a une espce duf [] en grand renom dans les Gaules. En t, dinnombrables serpents enrouls et mlant leurs baves et les scrtions de leurs corps se rassemblent en une treinte harmonieuse et cela produit ce quon appelle un uf de serpent. Les druides disent que cet uf est projet en lair par les sifflements et quil convient de le recueillir dans une saie avant quil ne touche terre. Le ravisseur doit senfuir cheval, car il est poursuivi par les serpents jusqu ce que ceux-ci soient arrts par un cours deau. On reconnat cet uf ce quil flotte contre le courant, mme sil est attach de lor. [] Jai vu cet

uf, de la grosseur dune pomme moyenne ronde, la crote cartilagineuse comme les nombreux bras dun poulpe (Histoire naturelle, XXIX, 52). Tout cela est bien confus, mais grce des dcouvertes archologiques rcentes dans des tombeaux ou des endroits sacrs, on sait maintenant que cet uf de serpent est tout simplement un oursin fossile, et que celui-ci tait, pour les druides, le symbole de luf cosmique bien connu de diverses traditions cosmologiques. Un autre exemple dincomprhension est constitu par le clbre passage de Tite-Live (XXIII, 24) qui stend complaisamment sur le sort du consul Postumius et de sa lgion, anantie parce que les Gaulois avaient coup les arbres et la fort que longeaient les Romains et quils avaient renverss sur eux leur passage. Tout le rcit de Tite-Live est prsent comme un pisode historique rel dat avec prcision. Or, de nombreux textes irlandais et gallois le prouvent : il sagit dun mythe, celui de la guerre vgtale , qui recouvre une connaissance traditionnelle dune mystrieuse nergie interne lie larbre et au vgtal dune faon gnrale. Il est vrai que la tendance des Romains, qui sont avant tout des rationalistes, est dhistoriciser les faits rapports dun lointain pass sans prendre la peine den vrifier lauthenticit. On pourrait en dire autant de la fameuse prise de Delphes par les Gaulois du chef Brennus, au III e sicle avant notre re. Sil est exact que des tribus

III e sicle avant notre re. Sil est exact que des tribus gauloises se sont aventures dans les Balkans, on na jamais pu tablir la ralit du pillage du sanctuaire de Delphes. En effet, on connat cette histoire par les rcits des Grecs Pausanias et Diodore de Sicile, ainsi que des Romains Justin et Cicron, mais ce qui est surprenant, cest que le texte de Pausanias, qui sert de base, est un dmarquage complet dun rcit dHrodote concernant une expdition des Perses Delphes. Il y a de quoi rver, dautant plus que cette confusion volontaire ou non a contribu dvelopper la lgende de lOr maudit de Delphes qui se serait retrouv ensuite Toulouse, chez les peuples des Volques Tectosages, et aurait alors caus le malheur du consul romain Caepius. Il y a cependant des informations concernant les druides eux-mmes. Daprs les historiens, ou les historiographes de lAntiquit classique, nous savons que les druides taient la fois des prtres, des philosophes, des mages , des prophtes, des mdecins, des enseignants, mais aussi des conseillers politiques dune extrme importance. Csar, qui, quoi quon puisse penser de ses interprtations pro domo, demeure lun de nos meilleurs informateurs quant la socit gauloise quil connaissait bien pour lavoir frquente et fait espionner ! , est formel sur ce point : la classe druidique est la classe dirigeante, suprieure celle des guerriers, et donc suprieure la caste royale, comme en tmoigne la coutume irlandaise du haut Moyen ge selon laquelle, dans une assemble,

si un guerrier ne peut parler avant le roi, celui-ci ne peut pas prendre la parole avant le druide. Tous les tmoignages concordent pour faire du druide le dpositaire de la Connaissance, ce qui est conforme ltymologie de son nom, trs voyant ou trs savant . On sait galement, par Csar, que les druides enseignaient les jeunes gens de nimporte quelle classe sociale dans des sortes de collges, et que les tudes, toutes bases sur loralit, duraient une vingtaine dannes. Au cours de cette scolarit , les disciples apprenaient par cur, sous forme de vers, lessentiel de la tradition. Mais il arrivait bien souvent que ces disciples lchent leurs tudes en cours de route : seuls demeuraient ceux qui se rvlaient les plus dous et les plus endurants. Et le Romain Cicron daffirmer trs haut son admiration pour le druide duen Diviciacos, quil avait reu chez lui, avec qui il avait longuement convers, propos de ses connaissances sur le monde visible (les sciences de la nature) et sur le monde invisible (les spculations intellectuelles et mtaphysiques). Dailleurs, nombreux sont les auteurs grecs et latins avoir mis lide que lenseignement des druides tait sinon identique du moins analogue celui de Pythagore, ce qui constituait alors une rfrence indiscutable. Mais si lHistoire nous renseigne assez prcisment sur le rle social du druide, il nen est pas de mme en ce qui concerne la doctrine et les rituels de la religion dont il est le pivot. Il ny a que de brves allusions cette doctrine. Ce qui apparat le plus clairement, cest

cette doctrine. Ce qui apparat le plus clairement, cest la croyance en limmortalit de lme (ce qui choquait les Grecs et les Romains de lpoque classique) et dans la survie de celle-ci dans un autre corps, pour ne pas dire dans un autre monde{27}. Ce qui expliquerait dailleurs assez bien la facilit avec laquelle les Celtes dits paens, notamment les Irlandais, se sont convertis au christianisme{28}. Et dautres allusions permettent de penser quen dfinitive la croyance druidique tait centre autour du concept dun dieu unique, inconnaissable, incommunicable et innommable, mais reprsent concrtement sous ses diverses fonctionnalits par des tres divins ou supposs tels. Et surtout, il semble que ce dieu absolu et abscons ne pouvait tre honor que dans un milieu naturel, au milieu des forts, dans des clairires sacres, le nemeton, lieu symbolique o slaboraient les dlicates fusions entre le visible et linvisible, entre les forces cosmiques et les forces telluriques. Car on ne peut douter une seule seconde du caractre spiritualiste de la religion des druides. Si les affirmations de Csar (VI, 14) demeurent quelque peu ambigus quand il dit que, selon les druides, les mes ne prissent point mais passent aprs la mort dun corps dans un autre , Lucain, dans son pope historique, La Pharsale, est beaucoup plus prcis : La mort nest que le milieu dune longue vie. Et il ajoute : Les ombres ne gagnent pas le sjour silencieux de lrbe et les ples royaumes de Dis, le mme esprit gouverne un autre corps dans un autre monde

(v. 450-451). Il en est de mme pour Pomponius Mela : Les mes sont immortelles et il y a une autre vie chez les morts (III, 3). Mais cest dans un texte de Lucien de Samosate, philosophe sceptique du II e sicle de notre re, que se trouve linformation la plus prcieuse concernant lessentiel de la thologie druidique. Dans un passage de ses Discours (Hrakls, 1-7), il dcrit avec prcision et tonnement un monument figur dorigine celtique quil prtend avoir vu luimme{29} : Les Celtes, dans la langue de leur pays, nomment Hrakls Ogmios, mais limage quils donnent du dieu est tout fait particulire. Pour eux, cest un vieillard sur la fin de sa vie, chauve sur le devant de la tte, les cheveux restants tant tout blancs, la peau rugueuse, comme brle par le soleil, au point dtre noircie comme celle des vieux marins. On le prendrait davantage pour Charon [] que pour Hrakls. Mais tel quil est, il a lquipement dHrakls : il porte la dbouille du lion, il tient une massue de la main droite, il a le carquois lpaule et un arc tendu la main gauche. Il est dj surprenant de voir un personnage comme Hercule , emblme de la force physique, reprsent sous les traits dun vieillard presque dbile, mais la suite est encore plus droutante : Ce quil y a de plus extraordinaire dans ce portrait, cest que cet Hrakls vieillard attire lui une foule considrable dhommes, tous attachs par les oreilles laide de petites chanes

dor ou dambre, pareilles de beaux colliers. Et, bien que ces hommes soient ainsi peine attachs, ils ne veulent point senfuir. Au contraire, ils suivent leur conducteur, tous gais et joyeux, et ils semblent le combler dloges. [] Ce qui me paraissait le plus insolite dans tout cela, cest que le peintre, ne sachant pas o suspendre le dbut des chanes, puisque la main droite tenait dj la massue et la main gauche larc, avait perfor la langue du dieu et faisait tirer par elle les hommes qui le suivaient et vers lesquels il se retournait en souriant. Il est vident que le narrateur est si dcontenanc par ce spectacle quil ne peut quaccuser le peintre un barbare ! de gaucherie et davoir plac le dbut des chanes l o il le pouvait. Heureusement, un Gaulois qui se trouve prsent, et qui semble bien connatre la mentalit grecque, vient son secours et lui donne une explication qui justifie pleinement cette trange reprsentation en y apportant une dimension mtaphysique de premire importance : Nous autres, Celtes, nous nidentifions pas lloquence comme vous, les Grecs, Herms, mais Hrakls, car Hrakls est beaucoup plus fort quHerms. Dautre part, si on en a fait un vieillard, ne ten tonne point : cest seulement dans la vieillesse que lloquence atteint son plus haut point. [] Ne ttonne donc pas de voir lloquence reprsente sous forme humaine par un Hrakls g qui conduit de sa langue les hommes enchans par les oreilles. Il suffit de prendre le terme loquence pour lquivalent de

de prendre le terme loquence pour lquivalent de parole pour comprendre le sens profond de cette reprsentation : cest la parole divine qui conduit les actions des hommes, et cela rejoint trangement lvangile de Jean : au dbut tait le Verbe, et le Verbe sest fait chair. Cela dmontre aisment que la thologie des druides mettait en avant la puissance du Logos dans la cration, puis le droulement de lunivers. Lnergie divine nest pas physique, elle est spirituelle. Mais si ces quelques informations tires des auteurs grecs et latins nous renseignent efficacement sur le dogme enseign par les druides, quen est-il des rituels et des crmonies ? Sur ces points, les textes proprement historiques sont plutt rares et fragmentaires. Le seul, le plus connu, qui contient une description dtaille dun rituel religieux (encore quil faille le considrer dans sa totalit et non pas dans la version tronque quon en donne gnralement), est celui de Pline lAncien dans son Histoire naturelle propos de la cueillette du gui, suivie dun sacrifice de deux jeunes taureaux. Mais on nest gure renseign sur cette crmonie incantatoire contre les flots signale par Aristote et Strabon, pas plus que sur la coutume sacre quavaient les Gaulois (et plus tard les Irlandais) de couper la tte de leurs ennemis afin de les conserver dans leurs temples , selon Tite-Live, ou encore sur les soi-disant sacrifices humains dans des mannequins dosier livrs aux flammes, comme le rapporte Csar. Tout ce que lon apprend, cest que les

rapporte Csar. Tout ce que lon apprend, cest que les sanctuaires druidiques, non btis en pierres mais parfois entours dune enceinte en bois, se trouvaient toujours dans des endroits isols, au milieu des forts, dans le fameux nemeton, cest--dire une clairire sacre ouverte sur le ciel, et que les reprsentations des divinits consistaient en simulacra, cest--dire en poteaux de bois (ou en blocs de pierre, les lech) ne comportant aucun lment figuratif. Une autre approche historique importante se trouve dans la Vie dAgricola (chap. XV) et les Annales (chap. XIV) de lhistorien latin Tacite propos de lle de Mona (Mn en gallois, Anglesey en anglais) qui passait pour le centre mme de la religion druidique. Ce nest pas sans rappeler ce que prtendait Csar, savoir que lorigine de la religion druidique se situait dans lle de Bretagne. Or, lle de Bretagne ayant t conquise en partie par les Romains au 1 er sicle de notre re, les divers peuples bretons se soulevrent plusieurs fois, en particulier en 61, et pour sattaquer au cur de la rvolte, le gnral romain Suetonius Paulinus dcida dattaquer lle de Mona peuple dhabitants courageux et refuge de tous les exils . Et il nhsite pas employer les grands moyens, faisant passer une partie de son arme sur lle laide de bateaux plats, et une autre partie gu, mare basse. Mais la bataille qui va se drouler prend une allure fantastique. En effet, Tacite ne peut sempcher, en relatant cette tragdie, de laisser paratra sa stupfaction : Le

rivage tait bord par larme ennemie qui prsentait une fort darmes et de soldats au milieu desquels ne cessaient de courir des femmes, telles des Furies, criant des imprcations, vtues de robes noires, les cheveux pars, des torches dans les mains. Tout autour, des druides, les mains leves vers le ciel, hurlaient de sauvages maldictions. Ce spectacle saisit deffroi nos soldats. Cela nempche pas le dsastre : les Romains massacrent tous ceux quils trouvent devant eux. Mais, cette description, on comprend que les Bretons, sous la direction de leurs druides, sont en train de pratiquer un rituel de conjuration destin loigner leurs ennemis{30}. Mais Tacite est incapable de donner des dtails sur les paroles que vocifraient les femmes et les druides de Mona. Ce manque de donnes prcises a provoqu bien des erreurs dinterprtation et bien des rveries sans fondement, comme celles sur les sacrifices oprs sur les monuments mgalithiques, quon considrait encore au dbut du XXe sicle comme les autels des druides et autres tables sacrificielles. Cest dire que les tmoignages historiques srieux concernant la religion druidique lpoque o elle tait rpandue dans une grande partie de lEurope ne sont gure utiles si lon veut entreprendre une tude systmatique de la vie religieuse qui tait celle des Gaulois avant quils ne succombent leurs voisins, Romains et Germains, et surtout avant que lensemble des peuples celtes ne soient convertis au christianisme. Il faut donc chercher ailleurs, en particulier dans les traditions mises par

ailleurs, en particulier dans les traditions mises par crit aprs la christianisation, mais il faut savoir que celles-ci ont pu tre dformes, dtournes ou mal comprises, et quil est ncessaire de les soumettre une analyse critique rigoureuse.

3. Les textes mythologiques et piques


Cest en Irlande quon dcouvre la plus grande quantit de textes, rdigs en langue galique (et parfois en latin), partir du VII e sicle, par les moines chrtiens soucieux de conserver la mmoire de leurs anctres. Pour ce faire, ils utilisaient les rcits oraux qui continuaient tre transmis de gnration en gnration par des conteurs et des potes, hritiers des fameux fili qui avaient assur la succession des druides des poques prchrtiennes. Car, ne loublions pas, lIrlande, isole lextrme ouest de lEurope, na jamais fait partie de lEmpire romain, et ses traditions sont demeures trs longtemps vivantes, mme sous le couvert du christianisme. Cest dire que les rcits qui nous sont parvenus, mme sils sont souvent altrs, tronqus et incomplets, constituent le tmoignage le plus archaque, sinon le plus authentique, dune civilisation disparue. Bien sr, les plus anciens manuscrits nont pas t conservs mais, au cours des dcennies et des sicles, ils ont t recopis plus ou moins fidlement pour tre finalement collects dans les scriptoria monastiques, du XII e au XVe sicle, et pieusement mis labri pendant les priodes les plus troubles de lhistoire irlandaise, ce qui a permis aux rudits de la fin du XIXe et du XXe sicle de les tudier, de les

du XIXe et du XXe sicle de les tudier, de les transcrire, de les publier et de les traduire, le plus souvent en langue anglaise. Ainsi sest constitu un immense corpus de rcits mythologiques et piques dans lesquels on peut puiser des informations essentielles sur le rle et les pratiques des druides dans lancienne Irlande. Parmi les manuscrits les plus importants, on peut signaler le clbre Livre de la Vache brune (ainsi nomm cause du cuir de sa couverture), copi au monastre de Clonmacnoise, le Livre de Leinster, tabli au monastre de Glendalough, ainsi que le Livre jaune de Lecan, le Livre de Ballymote et le Livre du doyenn de Lismore. Mais il y en a bien dautres, conservs dans diverses universits ou collges dIrlande ou de Grande-Bretagne, comme la riche collection dite Egerton. Ce sont de prcieuses antiquits, mais il ne faudrait pas ngliger certains manuscrits plus rcents, datant du XVIII e sicle, qui contiennent des rcits collects dans la tradition orale par les fameux antiquaires de lpoque, ce qui prouve que, malgr la colonisation anglaise, la mmoire du peuple irlandais tait loin dtre perdue. Cest dans ces manuscrits que se trouvent collectes les plus anciennes popes de la tradition galique, en particulier celles qui concernent le cycle dUlster , autour du hros Cchulainn, du roi Conchobar et de la reine Maeve, le cycle de Leinster , autour du hros Finn mac Cool et de son fils Oisin qui seront connus dans toute lEurope, ds la fin du XVIII e sicle, sous les

noms de Fingal et dOssian, par la grce de lcossais Macpherson, lequel broda considrablement sur les thmes voqus dans la tonalit du romantisme naissant. Et il faut y ajouter le cycle des Rois qui comprend dinnombrables petites popes concernant des rois ou de simples chefs qui sont, en rgle gnrale, plus mythiques que rels. Il y a aussi ce quon pourrait appeler le cycle mythologique . Il sagit de rcits remontant la nuit des temps qui mettent en prsence des tres primordiaux, puis des dieux personnaliss. Et, ce qui est remarquable, cest que ces dieux, qui appartiennent diffrentes poques, sont galement des druides, comme si le druidisme avait toujours exist. Bien souvent, ces dieux saffrontent entre eux dans des guerres inexpiables, et les uns et les autres utilisent des techniques quon peut qualifier de magiques, soit pour se dfendre, soit pour attaquer. On se trouve l en prsence dune sorte de melting-pot o sentremlent incontestablement des traditions dorigines trs diverses, melting-pot qui ne peut tre que le rsultat du contact des Celtes primitifs avec les populations quils ont ctoyes au cours de leurs migrations aussi bien quavec les tribus autochtones qui se trouvaient dj sur lle dIrlande. Cest ainsi qua t rdige au XII e sicle une compilation connue sous le nom de Leabhaor Gabala, cest--dire Livre des Conqutes , qui prtend raconter lhistoire dIrlande depuis la veille du Dluge,

avec bien sr des emprunts la tradition biblique que connaissaient fort bien les moines chrtiens. Au XVII e sicle, cette compilation sera rsume, mais parfois complte, par un rudit, un certain John Keating, sous le titre dHistoire dIrlande. Tout cela appartient bien entendu au mythe et devient souvent fort droutant ; mais il faut reconnatre que de tels documents sont ncessaires si lon veut pntrer au fond du puits obscur de la mmoire celtique, et surtout obtenir des dtails sur les pratiques druidiques. Ainsi en est-il dun texte qui porte le titre de Sige de Drum Damghaire. Il est prsent comme historique et met en scne la rivalit de deux rois qui se disputent chacun la primaut. Mais ce qui est remarquable, cest que ce sont leurs druides qui se livrent une lutte sans merci au moyen de mthodes qui nont vraiment aucun point commun avec lart militaire : ce ne sont que feux, temptes et brouillards druidiques, le tout prsent de telle sorte quon a limpression de se trouver devant la mise en images de rves provoqus par lutilisation de substances hallucinognes. Mais il ny a pas que dans ce texte que les batailles soient prsentes comme magiques : la plupart des rcits mythologiques et piques de lIrlande galique contiennent tous une importante proportion de phnomnes de ce genre, mme ceux qui, en apparence, prsentent le plus dlments christianiss. On peut en dire autant des nombreuses et clbres Vies des Saints irlandais, y compris celles qui sont crites en latin. Les pieux personnages dont on nous

crites en latin. Les pieux personnages dont on nous dcrit lexistence parfois paisible, parfois tumultueuse, connaissent parfaitement les pratiques magiques, et ils les utilisent tant pour le bien des nouveaux convertis que pour lutter contre les forces hostiles et donc diaboliques. Cest ce qui se passe pour saint Patrick, le patron de lIrlande (qui est peut-tre la synthse de plusieurs personnages rels confondus), lorsquil engage des combats magiques avec les druides afin de persuader la population que la magie chrtienne est plus efficace que la magie paenne. Et que dire de la vie lgendaire de la fameuse sainte Brigitte de Kildare (qui nest autre quune christianisation de la desse Brigit au triple visage, tonnant personnage mythologique) ? Il est vrai que lexistence historique de ces innombrables saints , dont on prtend que beaucoup sont venus vangliser la Bretagne armoricaine{31}, est loin dtre assure Au regard de cette incroyable richesse en rcits irlandais de toutes sortes, la tradition du Pays de Galles en comporte fort peu, mais ils nen sont pas moins rvlateurs dun fonds commun. Datant des mmes poques que les premires popes irlandaises, ils ont t recueillis beaucoup plus tard dans des manuscrits des XII e, XIII e et XIVe sicles, en langue galloise. Ce sont essentiellement les clbres Livre dAneurin, Livre Noir de Carmarthen, Livre de Taliesin, Livre Rouge de Hergest et Livre Blanc de Rydderch, auxquels on peut joindre dautres manuscrits fragmentaires ou plus rcents qui ne font gure que reprendre des textes dj

rcents qui ne font gure que reprendre des textes dj collects dans les prcdents, avec des variantes qui sont toujours intressantes tudier. Le plus ancien, qui remonte peut-tre au XI e sicle et qui, de toute faon, reprend des donnes bien antrieures et trs archaques, est le Livre dAneurin, nomm ainsi cause du suppos auteur, barde gallois du VI e sicle. Il ne contient que des pomes, en particulier la vaste pope en vers qui porte le titre de Y Goddodin, laquelle raconte avec force dtails une expdition malheureuse des Bretons du nord contre des tribus pictes, et o, pour la premire fois, est prononc le nom du mystrieux roi Arthur, sans plus de dtails. Le Livre Noir de Carmarthen, probablement collect au dbut du XII e sicle, est une sorte de pot-pourri de pomes parfois trs difficiles interprter, tant les thmes voqus paraissent dune autre poque mais qui ont tous un rapport direct avec les plus anciennes traditions des Celtes de lle de Bretagne : quand on prend soin de comparer ses composantes avec dautres textes celtiques ou dorigine celtique, on y trouve de prcieuses informations sur les rites et les croyances des druides, et les premires mentions du mystrieux personnage qui deviendra le fameux enchanteur Merlin, appel ici en gallois Myrddin (qui a donn Merzhinn en breton armoricain{32}). Le Livre de Taliesin (XIII e sicle) doit son appellation lauteur suppos des pomes quil contient, un barde gallois historique du VI e sicle devenu personnage

historique du VI e sicle devenu personnage surnaturel , en tout cas mythologique, au cours des sicles suivants, et mme lun des compagnons du roi Arthur. Cest dans ce manuscrit que se trouve ltrange pome intitul Cat Goddeu, le Combat des Arbres , compos de fragments de diverses origines et qui constitue une sorte de synthse chevele des croyances druidiques{33}. Cest dans le Livre rouge de Hergest et le Livre blanc de Rydderch que se trouvent les rcits en prose les plus importants, qui correspondent dune certaine faon aux rcits irlandais. Il sagit essentiellement de ce quon appelle couramment le Mabinogi, corpus dorigine trs ancienne, divis en quatre branches, et de quelques rcits isols, le tout permettant de pntrer au plus profond de la tradition brittonique{34}. Ce sont rellement des popes mythologiques do mergent des dtails qui ne peuvent tre que druidiques et chamaniques par bien des aspects. Et, en dehors du Mabinogi proprement dit, dont les personnages divins ou surnaturels sont les quivalents de ceux reprs en Irlande, on y trouve, sous le titre de Kulwch et Olwen, la plus ancienne version de lpope arthurienne, dont larchasme ne fait aucun doute tant latmosphre y est diffrente de celle qui rgne dans les romans courtois franais des XII e et XIII e sicles. cette littrature rdige au Moyen ge en langue galloise, il faut ajouter de nombreux textes en langue latine crits par des clercs, comme lHistoria Brittonum, attribue un certain Nennius, datant

Brittonum, attribue un certain Nennius, datant davant le Xe sicle, et surtout la clbre et incontournable Historia Regum Britanniae ( Histoire des Rois de Bretagne ), crite vers 1135 par lrudit gallois Geoffroy de Monmouth daprs des traditions orales et danciens textes aujourdhui perdus, ouvrage essentiel bien que suspect en de nombreux points qui a contribu introduire non seulement la tradition celtique primitive mais toute lpope arthurienne dans lEurope cultive de son poque et a provoqu en grande partie lclosion de ces innombrables romans dits de la Table Ronde dont le succs a t retentissant dans tous les pays occidentaux. Certes, on a parfois rejet ces romans, les considrant comme de simples fabrications littraires destines magnifier la dynastie des Plantagents face celle des Captiens, successeurs des Carolingiens et de Charlemagne, hros des Chansons de Geste. Il est exact que ce sont des uvres de propagande en faveur de la monarchie insulaire, mais ce serait se priver dinformations remarquables de ne pas les tudier en profondeur. Car les auteurs des romans de la Table Ronde, Chrtien de Troyes le premier, nont rien invent. Ils ont puis abondamment dans le fonds oral traditionnel des pays celtes, comme le prouvent de nombreux pisodes de ces aventures chevaleresques, y compris ceux qui seront regroups par la suite autour du thme central, la fois chrtien et gnostique, du saint Graal. Il sagit l dune source abondante dinformations parfois surprenantes qui aident

considrablement comprendre ou interprter tant les textes anciens que les traditions orales qui perdurent encore de nos jours travers toute lEurope.

4. Les traditions populaires orales


Ce quon appelle le folklore , cest--dire littralement le savoir du peuple , a t autrefois trs dprci par les intellectuels imbus de leurs connaissances soi-disant scientifiques. Les temps ont quelque peu chang depuis quon sest aperu que cette mmoire populaire recelait des trsors quon avait cru perdus{35}. Certes, certains spcialistes, notamment en matire dtudes celtiques, la rejettent obstinment sous prtexte que, non crite, elle nest pas fiable et que, de plus, elle sest charge au cours des sicles dlments htrognes qui risquent de dformer une saine vision dune tradition authentique. Comme si lauthentique, comme la vrit, tait quelque chose de stable Tout le monde connat cette boutade : La culture, cest tout ce qui reste quand on a tout oubli. Eh bien, il en est de mme avec la tradition populaire orale : cest bien souvent tout ce qui reste quand on a tout oubli des sicles passs. Cest pourquoi il importe de pntrer le plus profondment possible dans cette zone ombreuse de la mmoire de lhumanit. Apparemment, la moisson des contes populaires oraux qui a t accumule au cours des sicles se prsente sous des aspects bien confus o il est difficile de distinguer ce qui est originel de ce qui ne lest pas. Cela tient au fait que cette moisson sest faite sur un

long laps de temps et que le rsultat crit de ce qui tait oral est entirement dpendant des coutumes, des modes et de lexpression de lpoque. Les clbres Lais de Marie de France, rdigs au XII e sicle en dialecte anglo-normand, portent la marque de la cour des Plantagents et de ce quon appelle lexpression courtoise, bien quils aient t extraits dun fonds populaire oral qui circulait encore en Bretagne armoricaine et dans lAngleterre du sud-ouest. De la mme faon, les Contes de Perrault, qui surgissent de la mmoire collective, ont t rcrits par un homme raffin qui sacrifiait au got des milieux intellectuels de la fin du XVII e sicle. Dans le domaine germanique, on en dira autant de limmense collection opre par les frres Grimm qui se trouve souvent ensevelie sous les redondances du romantisme allemand, sinon sous le souci vident de la faire servir des revendications nationalistes. Quant aux folkloristes bretons Franois Marie Luzel et Anatole Le Braz, ce quils ont recueilli a t exprim dans le style qui tait celui de la fin du XIXe sicle et du dbut du XXe. Comment y chapper ? Et pourtant, lanalyse, en nettoyant le rcit de ses fioritures et de ses figures de style, on retrouve immanquablement les structures essentielles dun message, celui qui nous est lgu depuis les ges les plus lointains. Mais comment peut-on dater lorigine de cette structure essentielle ? Il vaut mieux y renoncer, car chaque transmission a pu nuancer le rcit primitif, et il serait hasardeux de prtendre que tel ou tel conte a t

serait hasardeux de prtendre que tel ou tel conte a t labor une poque prcise. Tout cela est le rsultat dune fusion qui, partir dlments trs simples, a conduit llaboration dun rcit logique correspondant sans aucun doute des motivations culturelles trs anciennes et que la mmoire populaire a conserves sous les aspects les plus divers. Si lon cherche, travers la tradition populaire orale, quelles taient ces motivations, on risque de se perdre. Tout au plus peuton supposer une certaine origine, condition de trouver dans dautres moyens dexpression quelque chose dquivalent, autrement dit en utilisant la mthode comparative qui dplat aussi bien certains tenants de lorthodoxie universitaire laque quaux thologiens les plus fondamentalistes de notre temps. Les anctres des Celtes ont envahi des rgions o se trouvaient dj tablies des populations autochtones. Ils nont certainement pas limin ces dernires, car ils avaient besoin delles, mme sils les rduisaient en esclavage. Ils ont donc cohabit avec elles avant de les absorber ou dtre absorbs par elles. Cette cohabitation, que lon peut pressentir pendant de nombreux sicles, entre populations fortement dissemblables, est clairante pour les phases ultrieures, car elle nous oblige bien conserver lesprit que les successions de groupes humains ne se traduisent pas par une disparition des groupes antrieurs, un processus annule et remplace bien plus commode imaginer. [] La ralit est toujours plus complexe, plus combinatoire. De plus, il convient

plus complexe, plus combinatoire. De plus, il convient de rompre avec notre conception contemporaine de territoire et de frontire{36}. Effectivement, et cest encore plus valable chez des peuples dont les coutumes sont encore proches de celles des nomades, la notion de territoire fixe ne correspond rien. Au fur et mesure que ces protoCeltes se sont infiltrs dans louest de lEurope, ils ont travers des pays dj occups par des gens qui avaient leurs propres coutumes et leur propre mmoire. Do un inextricable mlange qui cependant peut tre dfini lorsquon considre les contacts quont eus les futurs Celtes avec les populations du nord de lEurope et mme avec le nord de lAsie. Cest l o le groupe parti du voisinage de la Mer Noire, la priode que les archologues ont classe Kurgan IV , lge du Bronze moyen, et qui sest tabli un temps le long des rivages du sud-est de la Baltique, prend toute son importance, car il a alors rencontr des populations venues des steppes de lAsie centrale, de la Sibrie, avec tous les lments quon peut qualifier de chamaniques , des tribus finno-ougriennes dont les Finnois actuels sont les descendants, ainsi que dautres Indo-Europens dj tablis au nord et qui deviendront plus tard les Germains. Dans sa Germania (chap. 98), Tacite, qui avait une connaissance approfondie des rgions proches de la Baltique, mais qui sy reconnat avec difficult, affirme que langle sud-est de la Baltique, entre la Vistule et les actuels Pays baltes, est habit par les Estes, ou Oesti. Il

prcise que ces Estes avaient les usages des Suves, donc des Germains, mais que, par la langue, ils se rapprochaient des Celtes. Il ne faut dailleurs pas oublier que dautres peuples germaniques, les Cimbres et les Teutons, portent des noms celtiques. Or, daprs les plus rcentes tudes linguistiques, il semblerait que le nom des Estes soit issu de la mme racine que celui des Vntes. Y aurait-il eu un tablissement de protoVntes sur les bords de la Baltique ? Cest tout fait possible. Mais, laube du premier millnaire avant notre re, la suite de bouleversements climatiques et de changements de conditions conomiques, certaines tribus germaniques dj installes en Scandinavie, les Goths, les Vandales et les Burgondes notamment, affluent vers le sud-est, la seule voie daccs terrestre vers lEurope continentale du nord, probablement en vue dmigrer vers les plaines dUkraine. Ils vont se heurter aux Estes, ce qui va provoquer un double mouvement de populations chez les futurs Vntes : les uns sen iront vers le sud, et on les retrouvera bientt dans le fond de lAdriatique ; les autres sen iront vers louest, le long de la Baltique, pour gagner des rgions plus tranquilles. Ce qui nous importe, cest quau cours du premier millnaire avant notre re, nous avons un peuple install sur la basse Vistule, de langue et de culture proches de celles de la communaut originelle indivise celte et italiote. Matre du commerce de lambre, il voisine directement sur ses frontires occidentales avec

voisine directement sur ses frontires occidentales avec les Germains. Ces derniers les qualifient de manire gnrique de Wendes, ou Vntes{37}. Et lon retrouvera une partie des Vntes dans le sud de la Bretagne armoricaine (Vannes, Gwened en breton), et probablement dans les les Britanniques, notamment dans le Gwynedd du nord-ouest du Pays de Galles. Il est donc impossible, de prime abord, de dlimiter la part de chacun dans ce brassage. Les lments qui sy rvlent sont obligatoirement htrognes, et cest ce qui fait lintrt dune exploration de ces contes et lgendes rpandus un peu partout dans le monde, et dont la structure primitive parat bien tre issue dun mme creuset primitif, quil soit spcifique, limit une rgion, ou quil soit universel sous rserve de nombreuses variantes. Ce qui est arriv aux peuples proto-celtes fixs un temps au sud-est de la Baltique nest quun exemple parmi bien dautres, mais qui devrait dmontrer que le folklore nest pas seulement une accumulation dhistoires plus ou moins fantastiques issues des rveries de lhumanit, mais un conservatoire de traditions diverses qui se sont parfois heurtes ou fondues les unes dans les autres au cours des multiples pripties des peuples europens. De mme quil ny a pas de race pure, il ne peut y avoir de tradition vierge . Il y a ncessairement interaction entre les diffrentes composantes de la mmoire humaine. La civilisation nest autre que la conjonction plus ou moins harmonieuse de ce qui reste quand on a tout oubli.

Il faut donc prendre trs au srieux ce que la tradition populaire orale, transmise de gnration en gnration, apporte au patrimoine de lhumanit. Et dans le cas particulier qui concerne les rapports entre le druidisme et le chamanisme, il faut absolument tenir compte de ces mlanges qui se sont produits au cours des millnaires et des sicles, et qui ont abouti ce rsultat parfaitement visible et reprable aujourdhui : la mmoire dun peuple, quel quil soit, garde lessentiel de ce qui a t pens et vcu pendant les longues priodes o, de balbutiements en balbutiements, il est parvenu dfinir son identit. On oublie trop souvent que le christianisme, unanimement considr comme une religion occidentale, nest autre que laboutissement dune antique tradition hbraque, donc dorigine smitique, revue et corrige par les Grecs, les Latins et les Celtes, tous indo-europens, et sans cesse remise en question par les apports qui viennent dailleurs, cest--dire de civilisations qui ne sont ni smites, ni indo-europennes. Cela dit, dans ce domaine de recherches, les documents ne manquent pas. Depuis lpoque romantique, nombreux sont les rudits ou simples curieux qui ont cru bon de recueillir et de conserver par crit les pomes ou les rcits traditionnels quils entendaient dans les campagnes, soit par hasard, soit avec la volont manifeste de sauvegarder un certain hritage du pass. Innombrables sont donc les recueils de contes populaires publis dans toutes les langues. Bien entendu, ces recueils sont dingale valeur, et lon

Bien entendu, ces recueils sont dingale valeur, et lon ne peut gure prendre en compte que ceux qui indiquent avec prcision le lieu o tel ou tel rcit a t recueilli, ainsi que la date de cette collecte{38}. Cest la seule faon de pouvoir comparer ces rcits oraux avec ce qui nous reste de la tradition crite plus ancienne, et surtout avec le rsultat des diffrentes dcouvertes archologiques. Mais, priori, rien de ces innombrables moissons ne doit tre cart, chaque dtail pouvant se rvler utile une fois replac dans un contexte particulier sans lequel il risquerait de demeurer incomprhensible. Il ne sagit pas de tout explorer. Dans un sujet qui concerne spcialement lapport druidique et lapport chamanique dans la tradition occidentale, il est ncessaire de se limiter ce qui a t conserv de la mmoire populaire dans les pays qui ont t sinon soumis, du moins marqus par les peuples celtes, cest-dire en fait les trois quarts de lEurope{39}. Ce nest donc pas seulement la tradition orale de la Bretagne, de lIrlande ou du Pays de Galles quil convient dexaminer, mais dtendre plus loin cette exploration, et bien sr de tenir compte de ce qui a t recueilli aux alentours, dans les Pays baltes notamment, qui ont t le lieu de rencontre incontestable de la civilisation indoeuropenne primitive et des multiples traditions venues de la grande plaine nord-asiatique, qui est, quon le veuille ou non, le territoire o se sont largement dveloppes et maintenues sans interruption jusqu nos jours les grandes options de ce

quon appelle le chamanisme.

5. Les textes parallles


Dans un tel contexte, il serait impossible de ngliger les apports trangers au monde celtique, ou du moins ce que lon en connat. En premier lieu, ce qui simpose, cest la tradition germanique, ou plutt germanoscandinave , puisque lessentiel de cette tradition a t conserv, vers le Xe sicle de notre re, par les Eddas islandaises, ces rcits mythologiques sauvs de loubli, comme en Irlande, par lactivit des premiers moines chrtiens, et qui constituent un condens dune mmoire remontant la nuit des temps. Et, ici, tout dbouche sur des interrogations sans rponses prcises. Comme le dit Rgis Boyer, qui a tudi en profondeur non seulement les textes les plus anciens de cette tradition germano-scandinave, mais a tent den dfinir la composition, en Scandinavie, toponymie et onomastique remontent souvent un stade pr-indoeuropen, posant du mme coup lirritant problme du substrat autochtone{40} . Or, ce substrat, Rgis Boyer le dmontre clairement, cest un contexte chamanique. Et comme les Eddas islandaises nont pu tre rdiges que par contamination des conteurs irlandais, il sensuit que rien de ce qui concerne le druidisme et le chamanisme ne peut chapper un plongeon dans ce domaine germano-scandinave. En effet, cette irritante question du substrat

En effet, cette irritante question du substrat autochtone sajoute celle des influences subies, qui durent tre fort nombreuses en raison de lextrme mobilit de ces peuplades. [] tant donn louverture extrme des Scandinaves autrui, trait typique et constant, leur relative instabilit, leur profond amour des voyages, leurs contacts perptuels, en consquence, avec un monde dont ils ont contribu reculer les bornes connues, lest comme louest, rien nest plus malais que de distinguer ce qui est sui generis de ce qui a t assimil aprs emprunt aux Grecs, Latins, Orientaux, Slaves, Celtes, etc. Il existe peut-tre dintressantes charnires, balte, osste par exemple. Mais comment en dcider sans appel{41} ? . Et cest vraisemblablement sur la cte sud de la Baltique que cette confrontation a eu lieu, les Celtes ntant pas absents de ce tourbillon dans lequel se sont engouffres les traditions les plus diverses. Parmi celles-ci, lpope finlandaise, collecte et restitue par lias Lonnert au dbut du XIXe sicle, daprs des chants populaires oraux, connue sous le titre de Kalevala, nest pas sans intrt. Quelques rserves quon puisse faire sur lauthenticit de ce texte, qui nest aprs tout quune reconstitution conjecturale, on doit reconnatre quil sagit l dun tmoignage extrmement prcieux des civilisations du nord de lAsie et que, par consquent, la part dun ancien chamanisme ne peut quy tre importante. Cest toute une mythologie archaque qui anime le Kalevala en un saisissant condens de croyances et de rites dont

il est difficile de pntrer les arcanes. Mais cela existe, et il faut prendre en compte cette mmoire surgie des brumes nordiques. Il en est de mme pour une autre pope transmise par voie orale jusquau dbut du XXe sicle, celle des Osstes du Caucase, derniers descendants des anciens Scythes, pope traduite et tudie dans le dtail par Georges Dumzil{42}. Il serait vain den prouver lauthenticit, puisque tout repose sur loralit et donc sur la transmission dun schma primitif de gnration en gnration, avec, chaque fois, des ajouts, des confusions et des variantes. Mais toutes les versions recueillies confirment lexistence dun archtype que lon retrouve trangement dans lpope irlandaise, lautre extrmit du domaine indo-europen{43}. Influences directes rciproques ? Srement pas. ltude, on constate quil sagit rellement dune structure archaque commune qui sest dveloppe selon les conditions dexistence des peuples concerns. Ces rcits hrits du pass scythique sont videmment chargs dlments emprunts aux cultures voisines, et les pratiques chamaniques y paraissent videntes. Les plaines de Sibrie ne sont pas loignes de lOsstie. Il a d y avoir dans cette rgion, qui est un lieu de passage, un brassage extraordinaire de populations indo-europennes et asiatiques, sans compter lapport de la mystique musulmane venue de Perse et celui du christianisme byzantin qui, dans lexpression surtout, ont laiss des traces incontestables. Mais les rcits osstes ne sont pas les

incontestables. Mais les rcits osstes ne sont pas les seuls tmoigner de cette synthse : la tradition populaire des nomades de la steppe, des Kirghiz en particulier, est tout aussi clairante quant ltude comparative du chamanisme proprement dit avec la tradition indo-europenne, et donc avec ce qui est devenu, en Occident, le druidisme{44}. Tout cela concerne lEurope et lAsie du nord. Mais il serait prilleux de soustraire de cette confrontation les textes grecs qui prsentent eux-mmes une synthse entre la tradition mditerranenne et celle venue directement des rivages de la Mer Noire, de la Thrace ou de lEurope balkanique. La lecture de la Thogonie dHsiode, de lOdysse dHomre, des Argonautiques dApollonios de Rhodes, des premires tragdies grecques, celles dEschyle en particulier, et de luvre dHrodote, mme si celle-ci nest pas vraiment conforme ce que lon attend dun historien tel quon pourrait le dfinir actuellement, nen est pas moins importante pour la comprhension des phnomnes culturels qui ont agit lEurope depuis le dbut du premier millnaire avant notre re. Rien nest inutile, mme sil faut se garder daffirmer que tout est dans tout.

6. Ethnographie chamanique
Les chamanes ne sont pas des prtres. Le chamanisme nest pas une religion et na par consquent ni hirarchie sacerdotale ni prtentions dogmatiques. Cest un ensemble de rites qui sont le rsultat dexpriences millnaires transmises un peu au hasard parmi des populations qui, par ailleurs, pouvaient appartenir de prs ou de loin une religion tablie. De plus, il nexiste aucun document dorigine chamanique qui pourrait tre considr comme un catchisme ou comme une Bible . Ce qui na pas empch, tout au long du XXe sicle, lapparition dinnombrables ouvrages sur le sujet, mais qui, peu prs tous, se contentent de prsenter le chamanisme sous son aspect le plus superficiel, le plus accrocheur ; ou en tout cas de faon anecdotique, privilgiant le pittoresque, le mystrieux et lexprience personnelle au dtriment de ltude scientifique en profondeur. Car il sagit bien dexpriences personnelles, vrai d i r e individuelles, et par consquent uniques et incontrlables. Cest le cas dun certain soi-disant ethnologue amricain qui, dans les annes 1960-1970, sest pay un remarquable succs de librairie en dlirant durant des pages et des pages sur son initiation auprs dun sorcier Yaqui et sur les avantages de la

petite fume bleue . Quelle que soit lauthenticit relle de ce tmoignage, celui-ci se limite une exprience, et lon ne peut en tirer aucune conclusion, sauf si on prend linduction pour un raisonnement scientifique. Et les mules de ce personnage sont nombreux. Cest qui prtend dvoiler les secrets du chamanisme , si tant est quil y en ait ; cest qui racontera son exprience individuelle ; cest qui, faisant assaut de gnrosit, enseignera lart du chamane. Il semble y avoir, notre poque, autant de chamanes autoproclams que de no-druides persuads de leur mission salvatrice. Tout cela nest pas srieux. Il existe heureusement des documents qui ouvrent la voie des recherches plus pousses. Les chamanes sont bien rels et ils appartiennent notre poque. Des documentaires films les montrent en action, et constituent des tmoignages irrcusables sur leurs activits et sur leurs pouvoirs . Et puis il y a surtout les enqutes ethnologiques ou ethnographiques menes avec rigueur par des anthropologues ou des observateurs minutieux des socits humaines qui ne se sont pas laiss dborder par une imagination dlirante. En dfinitive, en dehors de nombreux articles publis dans des revues spcialises, et donc peu accessibles au grand public, le seul ouvrage qui puisse servir de rfrence toute tude sur le chamanisme est celui de Mircea liade, Le Chamanisme et les techniques archaques de lextase {45}. Il constitue la

somme de tout ce que lon peut connatre sur le sujet. En elles-mmes, les observations faites sur le terrain ne signifient rien et ne peuvent gure tre interprtes que comme des descriptions de rituels en usage dans un but dtermin, par exemple pour gurir un malade, pour avoir la vision de lavenir ou pour conjurer un mauvais sort. Cest la fonction de lhomme mdecine de se livrer ces oprations qui relvent la plupart du temps de la magie. Mais la magie nest pas absente des pratiques du druidisme, du moins si lon en croit les divers textes mythologiques et piques recueillis dans le domaine celtique. Cest donc partir de ces textes celtiques quil faut partir la rencontre des techniques de lextase qui caractrisent le chamanisme.

II Thmes et variations
Il est impossible de savoir quand la notion de sacr sest inscrite dans lesprit humain. Sans doute fait-elle partie de la nature mme de ltre, issue du sentiment quil existe ailleurs quelque chose qui dpasse lentendement. Cest pourquoi le sacr fait peur : il est du domaine de linvisible et cache des secrets qui peuvent tre redoutables. Quon le veuille ou non, il y a fatalement un jeu de mots entre sacr et secret. Il est donc interdit, et son accs passe pour tre rserv ceux qui peuvent lprouver par une exprience

ceux qui peuvent lprouver par une exprience personnelle, le prtre, le sorcier, le mage ou le chamane, de toute faon un tre humain exceptionnel. Do la ncessit, pour le commun des mortels, de recourir aux services dun inspir . Cest, pour toute socit, comme le dit Mircea liade, la certitude que les humains ne sont pas seuls dans un monde tranger, entours par les dmons et les forces du mal. part les dieux auxquels on adresse des prires et offre des sacrifices, il existe des spcialistes du sacr, des hommes capables de voir les esprits, de monter au Ciel et de rencontrer les dieux, de descendre aux Enfers et de combattre les dmons, la maladie et la mort {46} . Il faut galement tenir compte de linsatisfaction permanente des tres humains : ils sentent la prsence de cet espace sacr autour deux mais sont incapables de le percevoir. Pour ce faire, ils sadressent donc aux prtres et toute personne revtue du pouvoir de franchir des limites interdites pour que ceux-ci leur dcrivent ensuite ce quils ont vu et entendu lors de leurs voyages rels ou supposs de lautre ct de la frontire. Dans toutes les civilisations, il y a toujours eu des visionnaires , officiels ou non, capables daccomplir cette fonction ncessaire lquilibre psychologique de la socit laquelle ils appartiennent. Cest videmment le cas des druides celtes autant que celui des chamanes des steppes sibriennes.

I. La navigation vers lAutre Monde


Une antique croyance de Bretagne armoricaine, reprise et dveloppe par Pierre-Jakez Hlias dans son roman LHerbe dOr, prtend quil existe sur certaines landes dsertiques un vgtal empreint de pouvoirs merveilleux. Lorsquun passant sarrte et cueille cette Herbe dOr, il ne reconnat plus le lieu dans lequel il est. En fait, il se trouve transport ailleurs, dans un monde inconnu qui ressemble pourtant celui quil parcourt quotidiennement. On reconnatra ici le mme thme que celui du Rameau dOr, ce talisman grce auquel ne, selon Virgile, peut pntrer dans lAutre Monde. Et lon ne manquera pas dtablir une comparaison avec ce que les ouvrages de science-fiction appellent la quatrime dimension , dans laquelle, la suite de certaines circonstances et en des lieux appropris, on peut se trouver projet sans en prendre vraiment conscience, du moins dans un premier temps. Mais tout le monde nest pas en possession de lHerbe dOr, ou du Rameau dOr. Ce sont donc des privilgis qui peuvent pntrer dans le monde invisible, ce monde la porte de tout tre humain, parallle au monde quotidien, mais quon ne peut apprhender sans avoir le don de double vue , car, en dfinitive, ce vgtal peut ntre que limage emblmatique du pouvoir trs particulier que certains

emblmatique du pouvoir trs particulier que certains humains ont obtenu, soit par un apprentissage qui correspond une initiation auprs dun matre , soit de manire inne, soit par lintervention dun personnage surnaturel. Ou alors, il faut conqurir ce rameau dor par la force ou par la ruse, ce qui constitue une transgression parfois suivie de consquences fcheuses. Il faut cependant signaler que, surtout dans les contes populaires, cest en rendant service quelquun gnralement une vieille qui se rvle une fe que le hros reoit comme un don un talisman qui peut tre une pierre ou un objet merveilleux. Mais ce nest pas le cas du hros du rcit mythologique irlandais, Bran, fils de Fbal. Se promenant devant sa forteresse, il entend soudain une musique comme jamais encore il nen avait entendu, et bientt sombre dans une sorte de torpeur. Alors, une femme dune merveilleuse beaut lui apparat et lui demande de la rejoindre dans une le lointaine o la tristesse, la maladie et la mort sont inconnues . Et pour lui permettre de la rejoindre, elle lui donne une branche de pommier. Peu de temps aprs, Bran sembarque sur locan avec quelques-uns de ses compagnons. Il se lance ainsi la recherche de cette le paradisiaque, et aprs une trange navigation parmi des les inconnues et peuples dtres feriques ou monstrueux, il parvient main Ablach, lle des Pommiers, cette Terre des Fes o rgne le personnage fminin qui lui avait remis le talisman. Et,

croyant avoir pass deux mois sur cette le, dans le bonheur le plus parfait, ayant la nostalgie de son pays natal, il revient sur les rivages dIrlande mais saperoit que son absence a dur deux cents ans{47}. Il arrive une semblable aventure un certain Condla, fils du roi semi-lgendaire Conn aux Cent Batailles. Lors dune assemble, une femme ravissante lui apparat, lui seul, et elle linvite partir avec elle pour une terre merveilleuse. Puis elle disparat aprs lui avoir lanc une pomme. Sapercevant quun tre surnaturel se trouve au milieu de lassemble, les druides du roi se livrent des incantations pour le chasser. Mais la pomme est reste dans la main de Condla. Pendant un mois, Condla fut sans consommer de boisson ni de nourriture. Il lui semblait que rien ntait plus digne dtre consomm, except sa pomme. La pomme ne diminuait pas, quoi quil en consommt {48}. Et la magie de la pomme est telle que, lorsque la femme se prsente une deuxime fois, plus rien ne peut retenir Condla qui se prcipite dans une barque de cristal o se trouve dj lapparition. Alors la barque disparat dans la brume et les druides ont beau redoubler leurs incantations, personne ne reverra Condla et la mystrieuse femme{49}. Il est vident que la pomme joue ici le mme rle que le rameau, la branche ou lherbe dor et quelle constitue le talisman ncessaire pour passer dans un autre monde. Mais il arrive que le talisman soit uniquement une incantation malfique autant que bnfique lance, soit par un druide, soit par une femme aux pouvoirs

soit par un druide, soit par une femme aux pouvoirs surnaturels. Il sagit alors du fameux geis, signal dans de nombreux textes irlandais comme tant un moyen magique contraignant auquel celui qui le reoit ne peut se soustraire sous peine de mourir ou dtre dshonor tout jamais. Dans le rcit des Aventures dArt, fils de Conn, on voit Art, le deuxime fils du roi Conn, jouer aux checs avec une femme, que son pre a prise comme concubine, mais qui a t chasse de lAutre Monde et qui est exile en quelque sorte en Irlande. Art perd la partie, et la femme malfique, qui lui rclame un gage, lance sur lui un geis : Je veux, ditelle, que tu ne puisses manger nourriture en Irlande avant davoir ramen Delbchaen, la fille de Morgan. Art demande o se trouve la fille, et la rponse est tranchante : Dans une le au milieu de la mer, cest tout ce que tu peux savoir. tant ainsi contraint par une force suprieure, Art se lance laventure. Sur le rivage, il dcouvre une barque dans laquelle il monte. La barque navigue sans pilote sur la mer et il aborde une le o rgne la reine Creidn qui le garde un mois dans sa chambre de cristal. Belle tait lapparence de cette chambre, avec ses portes de cristal et ses cuves intarissables, car bien quelles ne fussent jamais remplies, elles taient toujours pleines . Il sagit ici dune initiation, dune prparation la suite de son voyage vers lAutre Monde, dautant plus que la reine, avant quil ne reparte, lui prodigue des conseils qui seront fort utiles au hros pour se diriger au milieu des dangers les plus divers. Il subit en effet de terribles

preuves quil finit par surmonter, et il revient en Irlande avec la jeune fille qui lui avait t dsigne{50}. Ce dernier rcit contient, plus que les deux autres, des lments incontestablement chamaniques, et lon croirait assister au voyage dun chamane dans lAutre Monde, en suivant des chemins fort prilleux, mais guid cependant par un matre, en loccurrence la reine Creidn qui se comporte comme une initiatrice et une protectrice. Le voyage du chaman dans lAutre Monde ne consiste pas seulement aller explorer ces rgions mystrieuses et les dcrire au commun des mortels : il ne faut pas oublier que le chamane est dabord un homme mdecine dont la fonction principale est de gurir un malade en allant chercher son me gare et en la ramenant dans son corps, voire mme, comme Orphe, arracher un dfunt au monde infernal et le faire revivre, du moins sous certaines conditions. Or, provoqu par une femme malfique qui lance sur lui le terrible geis, Art, fils de Conn, qui se sent malade, diminu ou incomplet, ne peut faire autrement que dentreprendre ce voyage au bout de la nuit . On peut dailleurs sinterroger sur le but de ce voyage. Que reprsente en effet la jeune Delbchaen quil doit conqurir au terme de fantastiques preuves ? Il y a plusieurs hypothses. Si lon sen tient au contexte, tant donn que la femme malfique est responsable de la strilit du royaume de Conn, il sagit tout simplement de ramener la fertilit sous les traits de la jeune fille venue dun pays rempli de dangers mais galement de richesses inpuisables. Cest aussi

mais galement de richesses inpuisables. Cest aussi lun des rles du chamane de lutter contre les puissances tnbreuses et hostiles qui sacharnent contre une collectivit et, en cas de catastrophe ou de disette, de faire le ncessaire pour lui rendre une prosprit quelle a perdue, ne serait-ce que temporairement. Une autre interprtation peut tre celle-ci : en lanant le geis, la femme malfique le met sous le coup dun sortilge qui va le diminuer, sinon attenter sa sant. Le fait quil doit partir en qute dune femme dans lintention de lpouser et de la ramener laisse penser quil reoit une maladie qui atteint sa virilit. Pour retrouver celle-ci, il doit accomplir ce prilleux voyage dans des rgions peuples de monstres qui sopposent la russite de son entreprise. Et une troisime hypothse se fait jour. Art est fils de roi et, en principe, la royaut tant lective, il devra prendre la succession de son pre. Mais il est sans doute encore immature et ne sera capable de redonner la prosprit au royaume que sil possde des capacits essentielles pour rgner. Pour les Celtes, comme dit un adage bien connu, le royaume stend jusquo peut aller le regard du roi , ce qui est une formule fort loquente. Dans ce cas, il doit conqurir sa puissance, mme au prix dpreuves prilleuses. Cest ainsi quil atteindra la jeune fille qui lui est destine, et qui est limage de la Souverainet dans toute sa plnitude. De toute faon, ces trois interprtations ne sont pas contradictoires et elles font apparatre dans les rcits de nombreux

dtails qui sapparentent de fort prs aux techniques chamaniques. Cest galement par un geis que saccomplit un autre voyage dans lAutre Monde, dans le texte irlandais connu sous le titre de la Maladie de Cchulainn. Au cours dune assemble qui se tient pendant la fte de Samain, le 1 er novembre, le hros Cchulainn, press par les femmes dUlster qui lui demandent daccomplir un tour dadresse, attrape (on ne dit pas comment) des oiseaux quil leur distribue. Mais, peu de temps aprs, apparaissent deux autres oiseaux, relis entre eux par une chane dor rouge, qui volent au-dessus dun lac en chantant une douce chanson qui endort tous les Ulates, sauf Cchulainn, sa femme et son cocher Log. En dpit des avertissements de sa femme, Cchulainn prend sa fronde et attaque les oiseaux, mais il les manque. Alors, furieux, il jette sa lance et transperce laile de lun des oiseaux. Aussitt, ceux-ci plongent dans le lac et disparaissent sous les eaux. Mais, ce moment-l, Cchulainn se sent mal. Il sappuie sur un pilier de pierre, vraisemblablement un menhir, et il sendort. Pendant son sommeil, il rve que deux jeunes femmes viennent vers lui et le frappent avec une cravache. Quand il se rveille, il dclare quil est malade et, effectivement, il restera alit une anne entire dans un tat de torpeur incomprhensible pour son entourage. Il sort de cette torpeur pendant la fte de Samain suivante, donc un an aprs. Alors, un inconnu vient lui

parler et lui fait savoir quil ne pourra tre guri de sa maladie que par les deux filles dun certain Aed Abrat. Et il ajoute que Fand, lune de ces filles, est amoureuse de Cchulainn. On comprend alors que les deux filles en question taient les oiseaux disparus dans le lac et dont lun a t bless par la lance du hros. Prcisment, une femme vient galement le voir, qui dit sappeler Libane. Elle lui rpte que Fand est amoureuse de lui et quil peut lobtenir condition de venir lutter contre les ennemis du roi Labraid. Cchulainn demande o habite le roi Labraid. Elle lui rpond : Il habite en Mag Melt. Il sagit dune des dnominations de lAutre Monde, la Plaine des Fes , ou encore la Terre de Promesse . Mais Cchulainn, le hros intrpide qui ne recule devant aucun danger, Cchulainn a peur. Il dclare quil prfre aller ailleurs quen Mag Mell, et il y envoie, sous la conduite de Libane, son fidle cocher Log. Ainsi est fait. son retour, le cocher fait une description enthousiaste du pays de Mag Mell. Cchulainn nhsite plus : il part avec Libane, rencontre Fand et le roi Labraid, engage le combat contre les ennemis de celui-ci et obtient la victoire. Il est alors un mois en compagnie de Fand, puis il revient en Irlande aprs avoir convenu avec elle dun rendez-vous. Or, la femme de Cchulainn, pleine dune jalousie froce, se prpare aller tuer Fand que le hros sefforce de protger. Finalement, tout sarrange par lintervention de Manamamn, le roi suprme de Mag Mell, qui agite

son manteau entre Fand et Cchulainn, rompant ainsi le lien damour qui les unit {51}. Il est vident que le rve qua eu le hros pendant son sommeil magique constitue une sorte de geis : les deux femmes des femmes-oiseaux, donc des personnages feriques , en le fustigeant, lui donnent la possibilit de pntrer dans lAutre Monde. Mais il faut sinterroger sur la maladie de Cchulainn qui loblige demeurer un an dans un tat de torpeur, donc dans un tat second. Il y a aussi la musique qui joue un rle important dans cette histoire, comme dailleurs dans celle de Bran et celle de Condla. Cest une musique divine, ou ferique, ce qui revient au mme, qui a le pouvoir dendormir, ou plutt denchanter au sens fort du terme. Cette musique ne se dfinit pas en mesures et en notes, mais en vibrations, qui rendent toute musique dite instrumentale la fois hors du temps et indistincte de la parole, du chant et de la voix. Nous sommes trs proches de lincantation et de la magie{52} . On pense videmment aux tambours des chamanes qui, par leurs sons et leurs rythmes, peuvent faire dcrocher du rel aussi bien celui qui en joue que ceux qui lentendent. Depuis la nuit des temps, la musique a accompagn, sinon structur, les crmonies de toutes les religions et les rituels magiques les plus divers. Mais ce nest pas tant lharmonie des sons qui est efficace, ce sont essentiellement les vibrations qui, dans certains cas, peuvent compltement bouleverser la perception du monde extrieur. Un autre texte irlandais, plus rcent mais charg de

Un autre texte irlandais, plus rcent mais charg de traditions archaques, est Oisin dans la Terre de Promesse : le hros, surtout connu sous le nom dOssian, fils de Fingal (en ralit, Oisin, fils de Finn), voit venir lui une merveilleuse jeune fille blonde qui dit sappeler Niam, ce qui signifie ciel ou sacr , monte sur un cheval blanc. Elle invite Oisin partir avec elle dans son pays situ au-del de la grande mer . Elle en dcrit dabord les beauts, et tandis quelle parlait, un autre charme stendit sur les tres et les choses : Pas un cheval ne broncha, pas une saute de vent ne se fit sentir, pas un aboiement de chien ne retentit, pas un arbre ne frmit et pas un homme prsent nesquissa le moindre geste. Et lorsque, sur ces entrefaites, elle se mit psalmodier un chant aux paroles incomprhensibles, tous sentirent en lentendant leur cur envahi dun bonheur immense. Et Oisin saute sur le cheval blanc qui slance bientt dans les flots et y disparat {53}. Cela fait videmment penser au chant des sirnes, ces tres fantastiques qui ne sont pas aquatiques mais rsident sur les rochers du rivage dont Ulysse, dans lOdysse, se mfie grandement, car il craint de tomber sous leur charme, ce qui aurait pour consquence de lui faire prcipiter volontairement son bateau sur les rcifs. Mais le rcit homrique est empreint de rationalisme. Il nen est pas de mme dans les textes dorigine celtique o le rel et limaginaire sentremlent sans cesse, obissant une autre forme de logique qui dpasse de loin le matrialisme

mditerranen. Pourtant, les hros de ces histoires sont prsents comme des tres rels, parfaitement incarns, et mme les personnages issus de lAutre Monde apparaissent sous des formes humaines, mme quand elles sont monstrueuses. Cela pose le problme de la formulation de ces textes. Ne sont-ils pas seulement des illustrations trs concrtes de rituels magico-religieux et de spculations mtaphysiques ? Les conditions dans lesquelles les humains pntrent dans lAutre Monde tendraient effectivement rpondre affirmativement cette question. En effet, les rcits sont nets sur ce point : ceux qui entendent la musique ferique tombent sous un charme . Ils ne sont plus eux-mmes, ou tout au moins leur tre subit une transformation qui leur permet une perception extra-sensorielle de leur environnement. Souvrent alors dautres horizons dans lesquels ils peuvent sengouffrer pour y voir ce qui se passe derrire la barrire qui se dresse devant eux dans la vie quotidienne. Aprs cette sorte dinitiation, ils sont incontestablement en extase. Ces rcits mythologiques celtiques apparaissent ensuite profondment nourris dun important substrat de pratiques archaques, telles quon peut encore en observer dans certaines rgions dAsie, du nord de lEurope et de lAmrique, o se pratique un chamanisme traditionnel lintrieur de socits spcifiques, plus ou moins refermes sur elles-mmes, qui nont pas t altres, ou trs peu, au contact de

qui nont pas t altres, ou trs peu, au contact de luniversalisme grco-romain ou chrtien. Certes, les hros de ces rcits ne sont pas des chamanes mais ils se comportent comme sils subissaient une initiation chamanique. Tous les hommes ne savent pas quils possdent un second moi et tous ne matrisent pas la technique permettant de le librer volont. Si le sommeil et la maladie entranant coma ou catalepsie permettent au Double de quitter le corps et de vaguer sa guise, de son propre chef ou pour rpondre une demande, il existe des individus dont la fonction est, justement, de remplir les missions que leur impose une personne ou la communaut, grce leur alter ego. Ces personnages sont des professionnels de lextase : ils savent rompre les liens qui unissent le corps au double. [] Ils dcrivent le voyage quont entrepris leurs Doubles tandis que leurs corps taient labri dans la maison{54}. Car le voyage dans lAutre Monde, sil est cependant rel, nest pas forcment celui du corps dans lespace. Cest un voyage intrieur. Chaque fois quun chamane slance dans cette exploration de linvisible, il se met volontairement en tat cataleptique, dans un tat de transe : il sendort et demeure inerte. Et cest son double psychique, ou thrique , qui accomplit ce voyage. Les observations faites sur le comportement des chamanes de Sibrie sont formelles sur ce point : Le futur chamane est emport au ciel par les esprits clestes et reoit un corps merveilleux semblable au leur. Il tombe gnralement malade et simagine quil

leur. Il tombe gnralement malade et simagine quil monte au ciel. Aprs ces premiers symptmes a lieu la crmonie de linitiation par un matre. Parfois, pendant et immdiatement aprs linitiation, lapprenti chamane perd connaissance et son esprit monte au ciel dans une barque porte par des aigles, pour sentretenir avec les esprits clestes{55}. Le chamanes connat par sa propre exprience extatique les itinraires des rgions extra-terrestres. Il peut descendre aux Enfers et slever aux Cieux. Le risque de sgarer dans ces rgions interdites reste toujours grand mais, sanctifi par linitiation et muni de ses esprits gardiens, le chamane est le seul tre humain pouvoir affronter ce risque et saventurer dans une gographie mystique{56} . Les hros celtes ne sont pas des chamanes, bien sr, mais ils subissent cette initiation chamanique et sont guids et protgs par les esprits clestes, la plupart du temps sous laspect de femmes feriques. Il y a donc ddoublement. Et ce nest pas sans rappeler certains comportements prts aux sorcires, du moins si lon en croit les comptes rendus de procs de sorcellerie engags du XII e au XVII e sicle. On prtendait que les sorciers et sorcires pouvaient, par des moyens magiques considrs comme diaboliques , se dplacer la nuit dans lespace pour aller au Sabbat. Mais de nombreux tmoignages dmontrent clairement que le sorcier ou la sorcire demeurait toujours inerte, en tat cataleptique, pendant ce voyage qui tait accompli par son double. La similitude avec

lextase chamanique nest pas niable. Il sagit en fait dune mme technique qui met en action des forces psychiques existant en ltre humain mais que seules peuvent activer certaines personnes. cet gard, ce que raconte linquisiteur Jean Bodin (1530-1596), au chapitre 12 de sa Daemonomania, est tout fait remarquable : Quand jtais Nantes, en 1546, jai entendu dire des choses surprenantes sur sept magiciens qui, en prsence de nombreuses personnes, dclarrent quils allaient, en lespace dune heure, rapporter des nouvelles de tout ce qui se droulait dans un rayon de sept lieues. Ils perdirent alors connaissance et restrent trois heures dans cet tat, puis ils se redressrent et dirent ce quils avaient vu Nantes et aux alentours. Ils dcrivirent avec une prcision extraordinaire lieux, actes et personnes. Les recherches entreprises rvlrent lexactitude de leurs dires. Et les exemples de cette sorte sont nombreux. Certes, il est de bon ton de nier ces ddoublements en les relguant au rang de fantasmes ou de visions hystriques. Pourtant, force est de constater quil existe une autre vrit et quelle se rencontre aux quatre coins de lEurope. [] La ralit dun transport au loin ne peut tre mise en doute puisque, chaque fois, ce que disent ces femmes ou ces hommes sortant de leur transe se rvle exact. Mais ce que les gens de ce temps-l taient incapables de comprendre, cest que le Double part en voyage{57}. Tout aussi remarquable est un tmoignage inclus sous forme dinterpolation dans la Lgende dore de

sous forme dinterpolation dans la Lgende dore de Jacques de Voragine (vers 1250) propos de saint Germain dAuxerre : Un jour quil avait reu lhospitalit dans une maison, saint Germain fut tonn de voir, aprs le souper, apprter la table, et il demanda pour qui on prparait un second souper. On lui rpond que cest pour les bonnes dames qui vont de nuit . Saint Germain se dcide veiller pour observer ce qui se passe. Il aperoit soudain des hommes et des femmes entrer dans la salle et se mettre table. En faisant le signe de la croix, saint Germain leur interdit de sen aller, puis il rveille toute la maisonne et demande si lon connat ces gens. On lui rpond que ce sont des voisins et des voisines. Alors, il commanda aux dmons de rester l et il envoya quelquun au domicile de chacun deux : on les trouva dans leur lit. Quel que soit le crdit quon peut apporter cette histoire, il faut reconnatre quelle entre tout fait dans le cadre du chamanisme. On sait que lorsquun chamane est parti pour son voyage dans lAutre Monde, son corps gt, inerte, sur sa couche. Et lon ne peut en aucun cas le toucher ou le changer de place, car alors, son double ne pourrait plus rintgrer son corps. Cet interdit est valable galement pour les loupsgarous et pour les sorciers. Si on dplace le corps inanim, le loup-garou, ou le sorcier, est condamn errer perptuellement dans un monde intermdiaire. Mais ce qui est encore plus trange, cest que le double nest pas exempt de recevoir des blessures pendant

nest pas exempt de recevoir des blessures pendant son voyage et que ces blessures se retrouvent sur le corps inanim. Dans lHistoria Brittonum, ouvrage en latin du Xe sicle attribu un certain Nennius, il est question dhommes qui se transforment (en loup-garou notamment) et accomplissent un voyage nocturne : Ils quittent leur corps humain, ordonnant leurs amis de ne pas le changer de position ou de le toucher, si peu que ce soit, car, si cela arrivait, ils ne pourraient jamais reprendre leur apparence humaine. Si pendant quils sont loups quelquun les blesse ou les frappe, la blessure ou la marque du coup se retrouve exactement sur le corps inanim. Un chroniqueur de la fin du XII e sicle, Gervais de Tilbury, affirme dans un chapitre de ses Loisirs impriaux, o il traite des apparitions nocturnes, quil connat personnellement des femmes de son voisinage qui se rendent au loin et parcourent le monde aprs avoir quitt la couche de leur poux endormi. Et de citer le cas dune de ces femmes qui, ayant pris la forme dun chat, fut blesse au cours de son voyage . Or, son corps, qui tait rest allong sur le lit, portait la trace de cette blessure (III, 93). Et il y a bien dautres tmoignages de ce genre dans la littrature mdivale ainsi que dans les contes populaires. Quoi quil en soit de ces exemples, et pour en revenir aux navigations vers lAutre Monde, il faut bien remarquer que cet Autre Monde est prsent, dans les quelques rcits irlandais cits, comme une le situe en plein ocan. Cest une tradition bien tablie depuis la

plus haute antiquit, aussi bien par les Mditerranens que par les Celtes, que les pays o le soleil se couche sont le domaine des dieux, des hros et des dfunts en gnral. Le dieu gyptien Osiris rgnait sur lAmenti, le pays des morts, quelque part louest du monde. Plutarque parle dune le bienheureuse rgie par Kronos, se trouvant louest du monde. La clbre le dAvalon de la lgende arthurienne est galement place dans les rgions du soleil couchant. Il faut dire que lesprit humain a toujours t intrigu par le fait que le soleil disparaissait au-del du monde visible et renaissait le matin suivant dans la direction oppose. Cest dans ce mme ordre dides que se prsente la trs curieuse Navigation de saint Brendan la recherche du Paradis, rcit anglo-normand du XII e sicle qui a eu un norme succs dans toute lEurope mdivale. Le hros est un personnage historique, un moine fondateur de plusieurs abbayes en Irlande, en particulier de Clonfert, et qui, un jour, aprs avoir entendu un moine lui raconter les merveilles quil a vues sur locan, se lance, avec quelques-uns de ses compagnons, la recherche de lAutre Monde chrtien. Sa navigation est ponctue dpisodes plus ou moins fantastiques et il parvient cependant avoir une vision de lEnfer, du Purgatoire et du Paradis avant de retourner dans son pays{58}. Il est tout fait possible que cette navigation ait t relle et que saint Brendan ait abord en Amrique. Lexprience laquelle a procd lAmricain Tim Severin, qui consistait effectuer ce voyage en

Severin, qui consistait effectuer ce voyage en respectant la lettre les indications du texte, semblerait le prouver {59}. Mais cela mis part, le rcit est vraiment la version christianise de la Navigation de Bran, fils de Fbal. On y retrouve, sous le vernis chrtien, les quivalents des pisodes les plus marquants de la version paenne archaque, et bien entendu toute la structure du voyage extatique du chamane dans lAutre Monde. Le thme de la navigation vers les rgions mystrieuses dun autre monde est parfaitement justifi par la croyance universelle que leau est en principe infranchissable pour les esprits de quelque nature quils soient. Limaginaire humain ne sest pas fait faute de broder sur ce thme. Il est rpandu chez tous les peuples et il se reconnat facilement dans certains rcits, parfois obscurs, de la tradition populaire orale. Cest le cas dun conte recueilli dans le Morbihan, en Bretagne armoricaine, au dbut du XXe sicle, et quon peut intituler la Terre des Fes. Il sagit dun jeune homme qui rencontre une vieille femme dans une fort. Celle-ci lui demande ce quil recherche. Il lui rpond quil na peur de rien et quil voudrait bien savoir ce quest la peur. La vieille femme le met lpreuve et, constatant ses bons sentiments, elle lui confie une baguette qui lui permettra de satisfaire tous ses dsirs. Rest seul, il formule le souhait dtre emport dans une le qui soit lui seul. Mais les ennuis commencent. Il est attaqu par des btes sauvages et il est sur le point dtre dvor. Il

btes sauvages et il est sur le point dtre dvor. Il formule alors le souhait quun bateau apparaisse, et ce souhait se ralise immdiatement. Le jeune homme se prpare monter sur le bateau, mais une sirne lui barre le passage, arguant que le navire lui appartient. Il est prt renoncer quand la sirne lui dit : Non, vous resterez avec moi pendant deux ans. Vous avez eu peur devant les btes sauvages. Cest moi qui les ai envoyes pour vous effrayer puisque vous naviez pas encore eu peur. Dans deux ans, je saurai ce que je dois faire de vous. Deux ans se passent, et le jeune homme ne sen aperoit pas, car il ne stait pas ennuy . Un jour, la sirne linvite venir se baigner avec elle, lui annonant que, de ce fait, tous deux feront revivre des dfunts qui sont engloutis dans des sables mouvants. Le jeune homme prouve encore une fois une grande peur devant le grouillement de ces dfunts qui cherchent lui attraper les bras et les jambes. Alors, la sirne lui donne une cloche, lui ordonnant de la faire tinter. Les dfunts disparaissent dans le sable. Puis la sirne invite le jeune homme venir avec elle sauver les passagers dun navire qui risquent de se noyer et de conduire les rescaps dans un port, lavertissant de ne pas rester absent plus dun jour. Le jeune homme sacquitte de sa mission avec exactitude. Il retrouve ensuite la sirne et celle-ci lui dclare : Votre navire va disparatre. Vous resterez seul dans une le, mais je vous ferai visite tous les huit jours. Puis je causerai votre bonheur. Je vais vous marier une

jeune fille. Elle est dans une grotte de lle. Jlverai un chteau pour vous deux. Voici une ligne dargent : quand vous irez sur le bord du rivage, vous naurez qu la jeter leau pour pcher des poissons de toutes espces qui sont dans la mer. Voici trois cheveux de ma tte, et quand vous les jetterez dans lle, vous aurez autant doiseaux pour votre nourriture. Il y aura une grotte avec du vin et une autre avec de la liqueur. Vous vivrez vieux et heureux tous les deux au plus haut point. Je men vais et vous ne me verrez plus jamais{60}. Cet trange rcit, rduit au minimum et vraisemblablement tronqu, apparat comme une sorte de condens dune aventure initiatique dont les composantes devaient autrefois tre beaucoup plus dveloppes. Mais tel quil est, il laisse entrevoir une structure qui semble ne pas stre perdue au cours des transmissions orales durant des sicles. La vieille femme, la sirne (au sens premier du texte, cest-dire un tre ferique rsidant sur des rochers) et la jeune fille promise au jeune hros sont les trois aspects dun mme personnage, cest--dire la femme chamane, la fois initiatrice, opratrice (en tant que prtresse) et but suprme de ce voyage dans lAutre Monde, ce qui rejoint la notion de femme chamane dans la tradition nord-asiatique. En fait, cette navigation vers lAutre Monde, si frquente dans le chamanisme tel quon peut encore lobserver aujourdhui, est absolument universelle et remonte aux premiers ges de lhumanit. Les

remonte aux premiers ges de lhumanit. Les gravures releves sur de nombreux monuments mgalithiques tmoignent de leur classicisme . Par exemple, les ptroglyphes du Man Lud, en Locmariaquer, lun des tertres les plus tranges du Morbihan, sont remplis de figurations sommaires de barques manuvres par des rameurs trs stylises. Il en est de mme sur les gravures rupestres de Scandinavie. Et cela ramne bien entendu au franchissement du Styx et de lAchron, dans les rcits mythologiques de la Grce antique o la barque du nocher Charon demeure la reprsentation la plus remarquable du nocher des Enfers , du passeur qui va du rivage des vivants au rivage des morts et inversement. Mais la mme croyance existe chez les Celtes. En effet, si lon en croit le chroniqueur byzantin du VI e sicle, Procope, auteur du De Bello Gothico, la Bretagne armoricaine servait en quelque sorte dembarcadre continental pour une navigation pour lle des Morts. Le long de la cte qui fait face lle de Bretagne, il y a plusieurs villages occups par des pcheurs, par des laboureurs, par des marchands qui vont trafiquer dans lle de Bretagne. Sujets aux Francs, ils ne paient aucun tribut et on ne leur en a jamais impos. Ils prtendent en avoir t dchargs parce quils sont obligs de conduire tour tour les mes des morts. Ceux qui doivent faire loffice de la nuit suivante se retirent dans leur maison et se couchent tranquillement en attendant les ordres de celui qui a la

direction du voyage. Vers la minuit, ils entendent quelquun frapper la porte et les appeler voix basse. Alors, ils courent au rivage, sans comprendre le pouvoir mystrieux qui les entrane. Ils y trouvent des bateaux vides, et pourtant ces bateaux sont si chargs des mes des morts quils dpassent peine la surface des eaux. En moins dune heure, les pcheurs achvent une navigation qui devrait durer une journe entire et abordent lle des Bretons. Ils ny voient personne, ni pendant le voyage, ni au cours du dbarquement, mais ils entendent une voix qui compte les nouveaux passagers. Sil se trouve quelques femmes dans ces barques, la voix dvoile le nom des maris quelles ont eus. Certes, cette histoire est fortement rationalise, mais lessentiel y est contenu : les pcheurs sont en fait des chamanes chargs daccompagner les dfunts dans un Autre Monde qui est ici localis avec une certaine prcision. Mais, en elle-mme, la navigation na rien perdu de son caractre fantastique, et on peut trs bien admettre que les pcheurs sont en tat de transe et que ce sont leurs doubles thriques qui accomplissent cette navigation psychopompe. Ce nest dailleurs pas la seule tradition de ce genre sur les ctes armoricaines. Aux environs de lle dArz, dans le golfe du Morbihan, daprs une lgende locale, la nuit, on voit des vaisseaux de haut bord monts par des hommes et des chiens de taille gigantesque. Ces hommes sont des rprouvs dont la vie a t souille par des crimes horribles. Les chiens sont des dmons

par des crimes horribles. Les chiens sont des dmons qui les gardent et les torturent. Sans cesse, les vaisseaux sillonnent les flots, passant dune mer lautre, sans entrer dans les ports, et il en sera ainsi jusqu la fin du monde{61} . On reconnatra ici le thme bien connu du Vaisseau fantme avec son navigateur maudit condamn errer ternellement sur les mers. Une autre lgende locale se rfre cette mme croyance. Entre Belle-le et Quiberon, il y a un bateau qui a une voile noire, le Bateau de la Mort (Bag er Maru). Il transporte les mes des trpasss et les mne en une grande lande. Dans le bateau, il y a deux hommes qui enferment dans une coque de noix les mes de ceux qui se sont perdus en mer, en les conduisant sur cette grande lande. Les trois quarts arrivent Karnak, sur une montagne o il ny a que des pines, des ronces et des ajoncs, et lautre quart va dans un endroit qui nest que lande. Ce bateau va toujours sur la mer. Quand les mes se trouvent plus loin, elles vont dans une le qui est appele le des Dsols (Inezen en dud dizolet). Le mauvais temps ne tombe jamais sur ce bateau, mais personne ne le voit sur la mer. Souvent, lme sen va du bateau sous la forme dune flamme ou dune colombe, suivant quelle va au purgatoire ou quelle est sauve. Celle qui est noire comme un corbeau va dans lenfer : elle est damne. Les deux hommes de lquipage sont deux morts. Ils sont heureux car Dieu leur a donn le pouvoir de russir en toute chose{62}. Cette histoire,

pouvoir de russir en toute chose{62}. Cette histoire, bien quelle soit trs christianise, a intgralement conserv ses structures archaques. Un pisode du rcit gallois de Peredur, contenu dans un manuscrit du XIII e sicle, reprend intgralement cette conception que, pour aller dans lAutre Monde, il faut franchir la mer, ou un estuaire, ou simplement un fleuve ou une partie dun lac pour aboutir soit sur une le, soit sur une autre rive. Peredur se trouve en effet au bord dun estuaire et il aperoit un passeur qui emmne des moutons blancs sur le rivage oppos et ces moutons, y dbarquant, deviennent noirs. Alors, le passeur prend son bord des moutons noirs, les fait traverser en sens contraire, et ceux-ci deviennent blancs ds quils touchent terre. On a appel justement cet pisode le Gu des mes . Il faut bien dire que cest une excellente illustration de limpermabilit des deux mondes, impermabilit double dune interpntration qui nest sensible qu ceux qui ont le don de double vue , autrement dit les hros privilgis, ou encore les druides ou les chamanes. Mircea liade signale que, dans la plupart des traditions des peuples asiatiques les plus archaques , la barque des morts joue un grand rle aussi bien dans les pratiques proprement chamaniques que dans les coutumes et les lamentations funraires . Il ajoute : La barque ramnerait lme du mort dans la patrie dorigine do sont partis les anctres. Mais ces souvenirs ventuels ont perdu [] leur signification historique ; la patrie originaire

devient un pays mythique et lOcan qui la spare des terres habites est assimil aux Eaux-de-la-Mort. Le phnomne est dailleurs frquent dans lhorizon de la mentalit archaque, o lhistoire est continuellement transforme en catgorie mythique. [] En dernire instance, nous avons affaire des mythologies et des conceptions religieuses qui, si elles ne sont pas toujours indpendantes des usages et pratiques matriels, sont pourtant autonomes en tant que structures spirituelles{63}. Il ne faut pas oublier que le chamanisme ne constitue en aucune manire une religion et ne comporte par consquent ni dogme ni thologie : ce nest quun ensemble de pratiques rituelles transmises oralement de gnration en gnration et dont certains personnages, les chamanes, sont les dtenteurs plus ou moins exclusifs, ou du moins reconnus comme tels par la collectivit laquelle ils appartiennent. Mais cela suppose que ces pratiques rituelles, qui ne peuvent tre gratuites ou spontanes, reposent sur des croyances dment tablies et partages, lesquelles proviennent souvent dinfluences extrieures au milieu o sexerce le chamanisme.

2. Le pays sous les eaux


Il arrive aussi que lAutre Monde soit situ dans un endroit cach aux yeux des humains, quelque part sous la mer ou sous un lac, comme cest le cas, dans les romans de la Table Ronde, propos du merveilleux palais de la fe Viviane, la Dame du Lac, o est lev le futur chevalier Lancelot. Cela sexplique facilement puisque, selon la tradition comme selon les dcouvertes scientifiques les plus rcentes, les eaux primordiales sont lorigine de toute vie. Ce motif est assez rpandu dans les rcits des Osstes restitus par Georges Dumzil et concernant le clan des Nartes, en particulier pour ce qui est du hros Batraz, lquivalent de lIrlandais Cchulainn et du courtois Lancelot du Lac, qui, aprs sa naissance, continue sa maturation au sein de la mer. Il y a sans doute ici une rfrence au liquide amniotique au milieu duquel est enferm lembryon humain, mais le dtail biologique devient vritablement mtaphysique. Cependant, en dehors de ce cas limite, il faut constater que lintrusion des hros dans lAutre Monde seffectue souvent par une plonge, volontaire ou accidentelle, qui leur permet de se retrouver dans des pays merveilleux, insouponnables aux regards, comme si lle des Fes, qui est devenue lAvalon o rgne la fe Morgane, veillant sur la dormition du roi

Arthur, avait brusquement sombr dans les profondeurs de la mer, en parallle avec la clbre Ville dIs armoricaine, frappe de maldiction et engloutie la suite du comportement diabolique de la princesse Dahud et de ses sujets{64}. Lun des rcits irlandais sur les exploits de Finn, roi des Fiana, et de ses compagnons raconte avec force dtails les aventures de Diarmaid dans un trange pays sous les eaux o il a t entran magiquement et o il est rejoint par toute la troupe des Fiana{65}. Mais la description de ce pays sous les eaux nest gure diffrente de celle qui concerne lle bienheureuse o rgnent des tres surnaturels, gnralement des femmes. Cette ide que la surface des eaux cache une ralit que seuls deux qui ont acquis le don de double vue peuvent discerner est constante dans la mmoire populaire. La croyance aux ondines qui hantent un monde mystrieux et qui tentent dy attirer les humains qui leur plaisent, est rpandue dans les contes oraux de tous les pays. La vie subaquatique est toujours perue comme floue, la surface tant toujours plus ou moins agite par des vagues provoques par les souffles du vent et de toute faon occulte par la prsence dherbes ou dalgues qui ne font que renforcer cette impression de mystre impntrable. Pourtant, que de merveilles sont ainsi hors de porte du commun des mortels ! cet gard, lpope primitive de Lancelot du Lac, avant dtre rattache, par la grce de Chrtien de Troyes, au cycle arthurien, constitue une parfaite illustration de cette ralit

constitue une parfaite illustration de cette ralit onirique. On sait que la fe Viviane, cette jeune fille initie par Merlin et devenue la fameuse Dame du Lac , a ravi lenfant du roi Ban de Bnoc et la emport dans un lac sous les yeux de sa mre folle de dsespoir. Mais la Dame du Lac sait trs bien ce quelle fait : ayant la connaissance de lavenir, elle a pour devoir dlever et dduquer cet enfant promis aux plus hautes destines. Il faut quelle en fasse le meilleur chevalier du monde . Elle lemmne donc dans son domaine subaquatique, ce qui nous vaut, dans la version primitive due un pote bavarois qui prtend lavoir adapte dun texte breton, une description dtaille de ce pays sous les eaux tel quil tait imagin par les potes et les conteurs dautrefois : Le lac o elle avait sembl se jeter avec lenfant ntait en fait quun enchantement que Merlin avait fait pour elle : lendroit o leau paraissait justement la plus profonde, il y avait de belles et riches maisons, ct desquelles courait une rivire trs poissonneuse ; mais lapparence dun lac recouvrait tout cela. Toute lanne, cette terre merveilleuse tait fleurie comme au milieu du mois de mai lorsque les oiseaux chantent leur joie de vivre, et tout autour, stalaient des vergers dont les arbres portaient toujours des fruits mrs et savoureux, dune douceur de miel et du got le plus subtil qui pt exister. Et surtout, il y avait une colline de cristal, arrondie comme une halle, sur laquelle avait t construite une splendide forteresse, entoure dune

t construite une splendide forteresse, entoure dune muraille que nul tre humain, si habile ft-il, net pu franchir vivant, sauf lendroit o se trouvait la porte. Cette muraille tait faite en diamant trs dur, et tous ceux qui rsidaient lintrieur se trouvaient ainsi en complte scurit. Rien lintrieur ne portait la marque du temps. Personne ny subissait les effets de la colre, de lenvie ou de la souffrance. Les pierres dont avait t construit le palais avaient une telle vertu, ce quon raconte, que quiconque y passait la dure dune journe ne ressentait jamais la tristesse, mais ne connaissait que la joie. Cest l que rsidait la Dame du Lac, au milieu dune multitude de femmes, toutes aussi belles les unes que les autres{66}. Et pourtant, un tel sjour paradisiaque ne dispense nullement des vicissitudes de la vie. Le Monde dEnBas est comme le reflet du Monde dEn-Haut, et lon peut y observer parfois les mmes turbulences. En tmoigne un trs curieux rcit irlandais, peut-tre tardif puisque le manuscrit qui le contient date du XVe sicle, mais qui parat bien des gards reflter une situation trs archaque. Un jour de fte, quand sont rassembls prs dun lac les guerriers de Connaught, ils aperoivent un homme qui surgit de la brume et qui vient vers eux. Cet homme engage la conversation et se prsente comme un membre des tribus de Dana, cest--dire de la race des anciens dieux, et il explique quil est venu les trouver pour leur demander de venir laider rcuprer son pouse qui a t enleve par un rival quelque peu diabolique et enferme ensuite dans une forteresse inaccessible.

enferme ensuite dans une forteresse inaccessible. Sur ces paroles, il pivota sur ses talons et repartit dans la brume. Les hommes de Connaught le virent franchir les limites de la terre ferme et senfoncer lentement dans les eaux du lac qui se refermrent sur lui. Les hommes de Connaught rpondent son appel. Une cinquantaine dentre eux, sous le commandement dun certain Logair, se dirigent vers lendroit o ils avaient vu disparatre linconnu, senfoncent dans les eaux et parviennent au fond du lac. Ils dcouvrent alors un pays semblable au leur. Aprs plusieurs aventures et combats, ils russissent leur mission. Pour tmoigner sa reconnaissance envers Logair, le roi de cet trange pays, Fiachna, lui donne sa fille en mariage. Or, trs curieusement, cette fille, videmment trs belle et rayonnante, se nomme Der Greine, littralement le Soleil en galique, ce qui nous ramne la notion de divinit fminine solaire telle quelle apparat dans les textes les plus anciens. Mais, comme il se doit, Logair et ses guerriers ont quelque peu la nostalgie de leur patrie. Ils surgissent du lac pendant une fte donne par les hommes de Connaught. Ceux-ci se prcipitent vers eux pour leur souhaiter la bienvenue et leur promettre quils seront pourvus de toutes les richesses possibles sur cette terre. Or, Logair et ses hommes refusent tout net : Napprochez pas ! disent-ils. Cest pour vous dire adieu que nous sommes venus vous retrouver ici. Et aprs avoir pris des nouvelles de chacun de leurs

aprs avoir pris des nouvelles de chacun de leurs compagnons, ils retournrent dans les eaux du lac. En peu de temps, ils gagnrent la forteresse o Logair partageait la souverainet avec Fiachna{67} . Il est vident que, dans cette aventure, le guerrier surgi de la brume est linitiateur qui joue le rle du chamane accompagnant certaines personnes, choisies par lui, sur les chemins tortueux et dangereux de lAutre Monde. Et cet Autre Monde, riche de ressources diverses, un instant menac par des entits malfiques, est donc situ au fond dun lac, aussi prs du monde des humains, mais totalement invisible au commun des mortels. Lenlvement de la femme de lAutre Monde et sa squestration dans une forteresse ne peuvent que faire penser au roman courtois de Chrtien de Troyes, Lancelot ou le Chevalier la charrette, dont une magnifique illustration se reconnat dailleurs sur larchivolte du portail nord de la cathdrale de Modne, en Italie, datant des environs de lan 1100. Il sagit l de lenlvement de la reine Guenivre par le sinistre Mlagant, qui la retient prisonnire dans son royaume de Gorre (ou de Voirre , cest--dire de verre ), do nul ne peut revenir , du moins en principe. Et, comme par hasard, lun des accs cet Autre Monde est un mystrieux pont sous leau sur lequel, malheureusement, lauteur ne donne aucun dtail. La mmoire populaire a conserv tout cela. Un des contes les plus connus du Pays de Galles, qui concerne les traditions du Dyved, place nettement le domaine du

peuple ferique sous les eaux dun lac. Un jeune homme fait patre son troupeau sur les bords du Llyn y Fan, en pleine montagne. Un jour, il aperoit au milieu du lac une femme qui peignait ses longs cheveux et qui, visiblement, vient de surgir des profondeurs, entranant avec elle un magnifique troupeau de vaches. Il engage la conversation avec elle et lui offre du pain et du fromage. La femme refuse deux jours de suite cette offrande parce que le pain est ou trop cuit, ou pas assez. Le troisime jour, elle accepte et dclare quelle veut bien pouser le jeune homme et quelle lui procurera la richesse grce son troupeau de vaches. Mais elle y met une condition : son mari ne devra pas la frapper plus de deux fois, car la troisime, elle disparatra jamais. Le jeune homme pouse la femme des eaux et le troupeau de vaches lui apporte fortune et prosprit. Malheureusement, sans le faire exprs, le mari frappe sa femme deux fois, puis une troisime. La femme disparat alors sous les eaux, suivie par son troupeau, abandonnant son mari et les trois fils quelle lui a donns. Le malheureux est au dsespoir, car il a tout perdu, sa femme et la richesse. Avec laide des habitants de la rgion, il tente dasscher le lac pour obliger le peuple ferique rapparatre. Cest alors quun monstre hideux apparat qui scrie : Hommes ! Quelle prtention est la vtre ! Vous voulez nous priver des eaux qui nourrissent notre royaume ! Sachez que si vous vous acharnez contre nous, nous ferons en sorte dinonder la valle. Ainsi sera dtruite la ville de Brecon

dinonder la valle. Ainsi sera dtruite la ville de Brecon et tous ses alentours deviendront striles pendant neuf gnrations. Que chacun soit dans son domaine. Vous, vous avez la terre et le ciel ; nous, nous avons le monde qui est sous les eaux. Laissez-nous en paix et nous ne vous causerons aucun dommage{68}. Voil qui est net et prcis : lAutre Monde est l, tout prs, mais spar du monde humain par la surface des eaux. Il y a videmment un lien entre cette croyance et les traditions ou superstitions concernant le rle plus ou moins magique du miroir, ce que Lewis Carroll a fort bien compris en crivant son Alice travers le miroir. Cependant, la femme des eaux rapparat plusieurs fois pour visiter ses trois fils. Puis, un jour, elle prend lan part et lui dvoile les secrets quelle connat pour gurir les maladies, mme les plus graves. Cest ainsi que, selon la tradition du sud-ouest du Pays de Galles, sinstitue la ligne des Meddygon Mydfai, les mdecins de Mydfai , dont lhabilet devient bientt lgendaire. On voit tout de suite le lien quil y a entre ce genre de rcit et le chamanisme, considr comme un ensemble de recettes mdicinales qui proviennent dune certaine vision de lAutre Monde. Cependant, ici, ce nest pas lme du malade, gare dans des pays fantastiques, que va chercher le chamane, ce sont les tres de lAutre Monde qui lui accordent, sous certaines conditions, le don de gurison. Mais lide demeure identique : la mdecine et la magie sont entirement lies, et toutes deux sont des hritages dun monde mystrieux o vivent des tres feriques, dtenteurs

des grands secrets de lunivers. Car, dans ce monde subaquatique, la vie est parallle celle qui est de rigueur sur la surface de la terre, mais elle nest permise qu des tres exceptionnels qui sont, soit dorigine ferique ou divine, soit initis, cest--dire capables de sadapter aux conditions diffrentes dune existence parallle, en fait celle de lextase chamanique. Il en est ainsi dans un rcit irlandais, qui est lune des versions de la lgende panceltique de la Ville dIs. Ici, ce nest pas la mer qui envahit la cit, mais les eaux qui dbordent dun puits et forment un immense lac. Tous les habitants prissent, sauf la fille du roi, une certaine Libane : Elle descendit au plus profond du lac avec son petit chien et y vcut une anne entire dans une grotte. Mais, la fin de lanne, elle sennuya de sa rclusion et exprima le dsir dtre un saumon pour pouvoir nager dans les eaux profondes des estuaires et parcourir avec ses semblables la mer claire et verte. De fait, elle neut pas plus tt exprim ce vu quil fut exauc, mais son visage et ses seins conservrent laspect de ceux dune jeune femme{69}. La technique employe ici est nettement dessence chamanique, mme si le rcit est contamin par la croyance en lexistence dondines, mi-femme, mipoisson, ce qui nest dailleurs pas contradictoire avec les mtamorphoses dont on prtend les chamanes capables. Et cette extase durera jusquau moment o, pche par le saint homme Congal, Libane est baptise par celui-ci, retrouve sa nature humaine et meurt dans la paix du Seigneur . La christianisation

meurt dans la paix du Seigneur . La christianisation a jou fond, comme pour la princesse de la Ville dIs, Dahud, dont le nom signifie bonne sorcire . Maudite pendant un certain temps, elle peut cependant tre sauve, et avec elle la cit engloutie dont elle est lmanation et la matresse. Il existe de nombreux contes sur ce thme, particulirement en Bretagne armoricaine. Car on peut, certaines priodes courtes mais bien prcises, sintroduire dans la ville engloutie et, si lon est en possession de capacits particulires, y oprer une salvation profitable autant aux habitants de la cit qu loprateur lui-mme. Cest lhistoire que prsente un curieux rcit recueilli vers 1880 Cavan, dans les Ctes-dArmor. On racontait dans le pays quune forteresse habite par une belle princesse tait retenue au fond de la mer par les malins esprits. La nuit de la Saint-Jean, pendant que lhorloge sonnait les douze coups de minuit, la mer souvrait et le chteau se montrait aux hommes assez hardis pour aller sur la grve. Si quelquun avait pu entrer dans le chteau et semparer de la baguette magique qui se trouvait dans lun des appartements, il serait devenu le matre de la princesse et de ses richesses. Mais sil ne russissait pas, cen tait fait de lui : il prissait {70}. Bien sr, le hros de lhistoire russit, car en bon chamane, il arrive vaincre les obstacles, pouse la princesse et recueille les richesses de lAutre Monde. Autrement dit, il a russi son voyage extatique et en recueille, sous la forme emblmatique de la princesse, les enseignements

quil esprait obtenir de sa prilleuse expdition.

3. La descente aux enfers


Dans la tradition celtique, lAutre Monde nest pas toujours situ dans une le en plein ocan, vers les pays o le soleil se couche, ni sous les eaux. LAutre Monde est ailleurs, aussi bien spar de la terre des vivants par leau que par lair ou par lobscurit qui rgne dans les mystrieux antres de la terre. Par dfinition, les Enfers sont situs en-bas, comme cest le cas dans les croyances grecques sur le Royaume des Ombres rgi par Hads-Pluton, en fait lquivalent de la Ghenne de la tradition hbraque. On ne peut pntrer dans ce royaume quune fois mort, et lon ne peut plus jamais en revenir. Pourtant, certains personnages y ont pntr vivants et ils en sont revenus, comme en tmoigne la lgende dOrphe, transmise par les Grecs, mais en fait dorigine thrace, autrement dit ayant subi les influences des peuples indo-europens des rivages de la Mer Noire, aussi bien les Scythes que les Sarmates et les futurs Celtes. Le but du voyage dOrphe dans lAutre Monde est den ramener Eurydice, la femme quil aime, et qui est morte injustement (la mort est toujours injuste !). Il se conduit en authentique chamane et, par ses chants, il pntre impunment dans les Enfers, flchissant le terrible Pluton en fait, le soumettant ses contraintes magiques, de telle sorte que le dieu des

contraintes magiques, de telle sorte que le dieu des tnbres ne peut refuser de laisser partir Eurydice. Il y met cependant la condition que lon sait, et que lon peut interprter de bien des faons sans pour autant lexpliquer. Orphe, par son impatience se retourner pour contempler Eurydice, choue dans sa tentative de vaincre la mort. Mais cette tentative est nettement dessence chamanique, car le rle du chamane est non seulement dexpulser les dmons, mais de soigner les maladies en allant dans lAutre Monde ramener lme du malade, ou celle du dfunt, qui sy est gare malencontreusement. Et chez certains peuples, cest sur une barque que le chamane sen va vers lAutre Monde, que celui-ci soit sur une le, dans les entrailles de la terre, sur une montagne inaccessible, ou encore quelque part dans le ciel, domaine par excellence des divinits de la vie et de la mort. Lide essentielle est cependant quil existe, sous terre, un monde o sagitent les ombres des dfunts. Cest en pntrant dans lAverne qune, muni du rameau dor, aborde dans ces Enfers la recherche de son pre Anchise. Cest au fond dun gouffre dans le pays des Cimmriens, comme par hasard quUlysse peut voquer les hros dfunts de la guerre de Troie. Une tradition de Polynsie, rapporte par Mircea liade, relate la descente du hros maori Hutu dans les domaines obscurs, la recherche de la princesse Pare qui stait suicide cause de lui. Hutu rencontre la grande Dame-de-la-Nuit, qui rgne sur le Pays des Ombres, et obtient son aide : elle le renseigne sur le chemin prendre et lui donne une

renseigne sur le chemin prendre et lui donne une corbeille de vivres pour quil ne touche pas aux mets de lEnfer. Hutu retrouve Pare parmi les ombres et russit la ramener avec lui sur la terre. Le hros rintgre ensuite lme dans le corps de Pare, et la princesse ressuscite . Dans une variante de Hawa, le hros enferme lme de la dfunte dans une noix de coco et lintgre dans lorteil du corps sans vie, avant de masser le mollet et de la faire remonter vers le cur {71}. Lopposition entre les tnbres et la lumire est limage de la succession du jour et de la nuit. En pleine clart du jour, les tres et les choses apparaissent dans leur ralit mme, du moins le croit-on, et de toute faon, tout est visible, sensible, vrifiable, tandis que, dans le domaine de lombre, tout est cach, secret, impntrable la vision diurne, donc permettant toutes les suppositions. Cela explique la fascination qua exerce, depuis la plus lointaine Prhistoire, le monde souterrain, peupl de mystres, ceux-ci prenant parfois les formes les plus extraordinaires, la fois terrifiantes et attirantes. Ce nest certainement pas un hasard si les grottes du Palolithique qui ne sont pas des habitations humaines mais de vritables sanctuaires ont tant influenc limaginaire : elles ne pouvaient tre que la rsidence des forces invisibles qui rgissent le monde depuis toujours, quelles soient bnfiques ou malfiques. Il en sera de mme pour les mines qui permettent dextraire de la terre-mre des richesses insouponnes, les minerais, aussi bien lor et la plupart

des mtaux que le sel, substance indispensable la vie et surtout la survie. Do, comme on le sait, le rle particulier des forgerons, seuls capables de transformer les matires brutes par laction gnratrice du feu, et par consquent limportance des dieux du monde denbas, de Vulcain-Hphastos en particulier, voire du diable lui-mme, matre absolu des nergies ambigus receles par le sous-sol, et qui entretient dans les enfers un feu perptuel. La Psychanalyse a mis en vidence limportance de lunivers fantasmatique dont le monde souterrain est crdit : cest un symbole maternel. Le monde souterrain est la fois rassurant, parce quil protge des agressions extrieures (vents, temptes, chaleur, froid, cataclysmes divers), et trs inquitant, parce quil est synonyme dinconnu. Et pourtant, cest l lorigine du monde, pour reprendre le titre dune peinture de Gustave Courbet qui fit scandale en son temps. La grotte et le souterrain, dune faon gnrale, sont les images parfaites du ventre fminin, avec tout ce que cela comporte de rminiscence de ltat utrin et de frayeurs devant lvidence dun retour la mre primitive au moment de la mort. De plus, le ventre de la mre de la femme, dune faon plus gnrale est mystrieux, sombre, cach, et les fantasmes les plus aberrants y prennent place, comme cette crainte fort rpandue de la vagina dentata, ce vagin dent qui meurtrit celui qui a laudace de sy introduire, quand il ne le dvore pas entirement. Cette attirance-rpulsion est fondamentale et elle est partage par lensemble de

est fondamentale et elle est partage par lensemble de lhumanit, sans aucune exception, quel que soit le stade culturel considr. Et pourtant, ce monde souterrain ou utrin, ce qui est la mme chose est diablement intressant. Cest pourquoi il se trouve toujours des individus pour tenter de lexplorer, pleinement conscients de sexposer alors aux pires dangers. Les contes populaires en portent dloquents tmoignages, et ceux-ci sont dautant plus prcieux quils ne sont pas provoqus par un raisonnement mais par une apprhension inconsciente qui semble inne chez tous les tres humains, du plus fruste dentre eux au plus lev psychiquement, appartenant ce que, faute de mieux, on pourrait appeler la hirarchie de lintelligence. Lobsession bien connue de certains milieux dits sotriques ou occultistes propos de la mythique Agartha, ce domaine souterrain o vit une race suprieure dtentrice des plus grands secrets de lunivers, nest que lintellectualisation des fantasmes les plus primaires de lhumanit. Au fait, quels sont ces secrets de lunivers dont la rminiscence se dissimule sous les fantasmes les plus primaires de lesprit humain ? Les tenants de lAgartha et de la non moins hypothtique Shamballah, cette mystrieuse cit souterraine o serait conserv jalousement tout le savoir du monde, font rfrence une tradition primordiale qui aurait t perdue, ou plutt disperse une certaine poque symbolise par la Tour de Babel. On pourrait rabaisser cette soi-disant

la Tour de Babel. On pourrait rabaisser cette soi-disant tradition primordiale, comme lont fait les psychanalystes, la mmoire ancestrale qui garde la nostalgie dun tat dinnocence antrieur ltat de conscience, revcue titre individuel par tout tre humain lors de son sjour dans lutrus maternel, lequel ne fait que reproduire lapparition, sur un plan gnrique, de la vie sur terre, surgie des eaux-mres, puisquil est prouv que tout a pris naissance dans un milieu aquatique ionis par un rayonnement mystrieux que les religions affirment tre la puissance cratrice dune nergie divine. Ce serait lorigine du mythe du Paradis terrestre, ou tout simplement de lge dOr, ce qui revient au mme. Mais tout nest peut-tre pas perdu, ni mme oubli. Cest ce que sous-entend Rabelais dans le Cinquime Livre, lorsque la prtresse Bacbuc, charge de la garde de loracle de la Dive Bouteille, sadresse ainsi Pantagruel et ses compagnons au moment de leur dpart : Allez, amis, en protection de cette sphre intellectuelle de laquelle en tous lieux est le centre et na en lieu aucune circonfrence, que nous appelons Dieu. Et venus en votre monde, portez tmoignage que sous terre sont les grands trsors et choses admirables. [] Quest devenu lart dvoquer la foudre et le feu cleste, jadis invent par le sage Promthe ? Vous certes lavez perdu ; il est de votre hmisphre dparti, ici sous terre est en usage (chap. XLVIII). Voil des paroles qui en disent long et constituent la pleine justification de toute descente

constituent la pleine justification de toute descente aux enfers , quelle soit chamanique ou celtique, condition bien entendu que cette descente seffectue dans le but dy dcouvrir les trsors cachs aux yeux du commun des mortels. Et si ces trsors sont cachs, cest quils sont prcieux. Et comme toute chose prcieuse, il faut quils soient gards. Les gardiens sont des tres feriques ou divins, voire des prtres ou des chamanes. Il arrive mme que ce soit le diable lui-mme qui soit le gardien des trsors dfendus, christianisation vidente de thmes beaucoup plus anciens et qui se rfrent au mythe de Promthe. Cependant, dans le domaine celtique, ce sont trs souvent des nains, de petits tres qui vivent sous terre et auxquels en Bretagne on donne le nom de korrigans (des ozgans dans le Morbihan celtophone) ou de poulpicans, au Pays de Galles les corianeit, en Irlande les petites gens , tous tant les quivalents des elfes de la tradition germanoscandinave. Mais ces petites gens ne sont jamais ni franchement bons, ni franchement mauvais : ils peuvent tre les deux, favorisant certains humains et se montrant froces pour ceux quils jugent mauvais, intresss, avares ou hostiles. Ils choisissent donc avec soin ceux quils admettent dans leurs tranges demeures et cartent par tous les moyens les curieux et les indiscrets qui voudraient semparer indment de leurs richesses ou de leurs secrets. Car il ne faut pas oublier quils sont tous dous de pouvoirs magiques, sinon surnaturels.

Un conte populaire recueilli au dbut du XXe sicle Riantec (Morbihan) illustre fort bien ce propos. Un korrigan est devenu le parrain du fils dun paysan, comblant celui-ci de bienfaits ; mais il propose ensuite ce paysan dtre lui-mme le parrain de son propre fils. Le paysan accepte et suit son compre dans une lande o ils sont rejoints par dautres korrigans. Sous une grosse roche, il y a une anfractuosit. Les korrigans invitent le paysan les suivre dans cette mystrieuse cavit. Ayant vaincu une lgitime apprhension, le paysan parvient ainsi au long dun couloir trs sombre et qui nen finissait pas. Il dboucha cependant dans une grande salle qui paraissait claire par dimmenses torches attaches aux piliers. Mais les piliers taient si brillants quils renvoyaient la lumire un peu partout. Sur les murs, il y avait des tapisseries avec des couleurs rouges et or, et au milieu une longue table garnie des mets les plus rares et les plus chers{72} . Le paysan est fort bien reu, mais le lendemain, sortant du domaine des korrigans et regagnant son village, il saperoit que rien nest plus comme avant et quen ralit, ce nest pas une seule nuit quil a passe dans le palais ferique, mais au moins quatre-vingt-cinq ans. Car le temps nest pas le mme dans lAutre Monde que sur la terre des humains. Ce quil faut retenir, cest que, de toute faon, il y a un prix payer lorsquon sintroduit dans lAutre Monde, limage du chamane qui, au moment de son initiation, tombe malade ou est atteint dune crise de

initiation, tombe malade ou est atteint dune crise de folie. On peut galement penser que le paysan, au lieu de poser des questions aux korrigans, se tait et se contente de manger et de boire en leur compagnie. Au fond, il na rien cherch dautre et, comme Perceval au moment de son premier sjour dans le chteau du Graal, il sest abstenu de parler, ce quil aurait d faire sil avait t vritablement motiv. Cest une hypothse, mais qui se dgage de nombreux autres rcits de ce genre disperss dans la tradition populaire de lEurope occidentale. Cependant, ce qui apparat ncessaire, dfaut de rameau dor , cest lautorisation donne, volontairement ou non, par un introducteur qui joue en quelque sorte le rle dun chamane initiateur et protecteur, qui envoie un nophyte au fond du gouffre pour savoir comment il va sen tirer. Un autre conte breton, recueilli dans le Trgor, le clbre rcit de Koadalan, nous montre le hros jet dans un puits par un sorcier ou un diable auquel il a drob autrefois ses livres de magie, et quil vient de rcuprer par tratrise. Est-ce pour le punir, ou pour le mettre lpreuve ? On ne sait pas. Mais il est certain que cette anecdote se rfre la coutume des puits funraires, atteste par de nombreux exemples archologiques pendant tout lge du Fer. Non seulement on y entassait des ossements, mais galement des offrandes, objets de mtal ou de cramique, destines honorer autant les dieux de lombre que les dfunts euxmmes. Larchologie a mis en relief limportance de

ces puits funraires dans les lointaines poques qui ont prcd le christianisme en Europe occidentale, mais galement dans le cadre de civilisations dites primitives . Un autre rcit oral de Bretagne armoricaine, galement recueilli dans le Trgor, insiste la fois sur les richesses que contiennent les puits et sur lattrait quils exercent sur limaginaire humain, attirance mle videmment dune grande crainte devant ce qui est tnbreux et inconnu. Le hros du rcit, un certain Efflam, est oblig par un roi de subir certaines preuves, en particulier celle de descendre dans un puits et de revenir raconter ce quil y a vu . Le hros fait taire toutes ses terreurs : Il ne dit rien et descendit dans le puits. Ce ne fut pas facile : il devait saccrocher aux pierres et faire bien attention de ne pas glisser. Il atteignit cependant le fond et fut tout surpris de voir quil ny avait pas deau. Au contraire, il y avait un jardin merveilleux, tout illumin de soleil, avec des fleurs qui sentaient bon, et des arbres chargs de fruits. Efflam sextasiait devant tant de merveilles et il parcourait les alles de ce jardin en tous sens lorsquil vit, au pied dun arbre, un vieillard qui se reposait. Ce vieillard semble bien dispos son gard et lui prodigue des conseils en linvitant revenir en ce mme endroit chaque fois quil connatra des difficults. Il est bien vident que ce vieillard est limage dun matre chamane qui a dj accompli le voyage et qui sengage guider le jeune nophyte qui manifeste ainsi sa volont de savoir ce qui est cach. Et le vieillard lui

de savoir ce qui est cach. Et le vieillard lui demande galement de ne pas raconter au roi ce quil a vu rellement {73}. Car les secrets de lAutre Monde ne peuvent tre rpts qu ceux qui le mritent et non ceux qui ne sont anims que dune simple curiosit. Comme le jeune Efflam, le hros du conte de Koadalan se tire daffaire lui aussi grce lintervention dun personnage surnaturel. Au fond du puits, il atterrit au milieu dun grand bois. Aprs stre lament sur son sort, il se dcide agir : Il se mit parcourir le bois, mais il ne rencontra ni homme ni bte. Comme la nuit tait venue, il dormit, la tte appuye sur une grande pierre couverte de mousse. Comme on le voit, le monde infrieur est la rplique de celui de la surface, cette diffrence quil semble dsert par les tres vivants, animaux ou humains, part quelques personnages qui ne peuvent tre que divins ou feriques. son rveil, Koadalan saperoit quil se trouve exactement lendroit o sa protectrice, une jument nomme Tereza, qui est en ralit une femme-fe, sinon une femme-chamane, lui a donn rendez-vous sil avait besoin de son aide. Il lappelle, et celle-ci accourt immdiatement et rtablit la situation : elle emmne Koadalan au chteau du sorcier et lui fait rcuprer ses fameux livres de magie ainsi que sa femme et son fils, qui taient retenus prisonniers. Cest alors la sparation davec Tereza, au milieu des bois. Je te fais mes adieux pour toujours, car nous ne nous reverrons jamais , dit Tereza. Alors, elle sleva en

lair et il la perdit bientt de vue . Cest en quelque sorte la preuve que cette femme jument, en laquelle on pourrait reconnatre la desse gauloise pona (devenue Rhiannon dans la tradition galloise), est rellement linitiatrice et la protectrice de cet apprenti chamane quest en fait Koadalan. Maintenant, si lon peut dire, il est capable de voler de ses propres ailes : Koadalan, sa femme et son fils remontrent alors dans leur carrosse, car celui-ci tait revenu aussitt quil lavait demand. Ils arrivrent sans tarder au pays de Koadalan, Plouaret {74}. Mais tout ne se passe pas toujours aussi bien pour ceux qui sintroduisent dans le monde souterrain. Dans un autre conte breton, recueilli dans deux versions presque identiques dans les Ctes-dArmor et dans le Finistre, autrement dit en Haute Cornouaille, il sagit dun jeune homme qui veut rejoindre sa sur, laquelle a pous un personnage mystrieux qui la emmene ensuite dans son domaine du Chteau Vert. Mais le hros, qui se nomme Izanig, ne sait pas o se trouve le Chteau Vert. Il se lance alors laventure et rencontre des personnages quelque peu fantastiques qui, les uns aprs les autres, lui indiquent le chemin suivre. Et ce chemin est fort pnible, hriss de dangers qui sont autant de fantasmes susceptibles dempcher Izanig daller jusquau bout de sa qute. Quittant une plaine dont la moiti est strile et lautre moiti fertile indice du passage entre les deux mondes : Il arriva ainsi la route dont la terre tait noire. Il voulut la prendre, mais il vit quelle tait

noire. Il voulut la prendre, mais il vit quelle tait remplie, lentre, de serpents entrelacs, de sorte quil eut peur et quil hsita un moment aller plus loin. Son cheval lui-mme reculait dhorreur quand il voulait le pousser dans ce chemin. Izanig, confiant en son destin, persiste et se lance courageusement dans ce milieu hostile. Il en est quitte pour la peur, car il arrive indemne, ainsi que son cheval, au bord dun grand tang et il ne voyait aucune barque pour passer de lautre ct. Il ne savait pas nager, de telle sorte quil tait fort embarrass . Il se trouve donc dans une situation de blocage psychologique d aux fantasmes terrifiants qui lassaillent. Il lance pourtant son cheval dans les eaux et, au prix de grandes difficults, il atteint lautre rive. Mais l tout recommence : il est devant lentre dun chemin profond, troit et sombre, tout rempli dpines et de ronces . Il se dsespre un moment, puis rampe travers les ronces et parvient sortir de ce pige, mais ses vtements taient tout dchirs et son corps tait tout meurtri et sanglant . Il nest cependant pas au bout de ses peines. Il voit arriver un cheval maigre et dcharn en lequel il reconnat cependant sa propre monture. Il saute sur le dos du cheval et parvint un endroit o il y avait un grand rocher plac sur deux autres rochers. Le cheval frappa du pied sur le rocher de dessus qui bascula aussitt et laissa libre lentre dun souterrain . Alors, une voix linvite pntrer dans le souterrain. Une odeur pouvantable le fit suffoquer.

Le souterrain tait fort obscur et il ne pouvait avancer qu ttons. Au bout dun moment, il entendit derrire lui un vacarme comme il doit y en avoir en enfer lorsque tous les diables se mettent hurler. Apercevant une petite lumire au lointain, il se dirige dans cette direction. Et bientt, il se trouva en dehors du souterrain. Mais devant lui, il y avait plusieurs chemins et il se demandait bien lequel il allait prendre. Il se dcida suivre celui qui faisait face au souterrain et continua sa route droit devant lui. Aprs avoir triomph de tous les obstacles qui saccumulent sur son passage, il parvient dans un espace dgag qui lui permet dapercevoir, au fond, le Chteau Vert tant recherch. Mais les preuves ne sont pas termines. Il entre dans la cour, mais toutes les portes sont fermes. Il ne se dcourage pourtant pas. Il parvint se glisser dans une cave par un soupirail, puis, de l, il monta un escalier et se trouva dans une grande salle magnifique et remplie de lumires de toutes les couleurs. Il ny avait personne. Izanig appela, mais en vain, car personne ne lui rpondit. Il y avait six portes qui donnaient sur cette salle, et en approchant de lune delles, Izanig fut trs surpris de voir quelle souvrait delle-mme. Il passa ainsi dans une autre salle, encore plus belle et plus lumineuse. Et trois portes donnaient sur cette salle. Lune delles souvrit quand il arriva proximit, et il pntra dans une troisime salle. Cest ainsi quil retrouve sa sur, endormie, quil rveille par un baiser. Il apprend alors que le mari de celle-ci est

un baiser. Il apprend alors que le mari de celle-ci est tout simplement le soleil. Enfin, aprs avoir accompagn celui-ci dans sa tourne journalire, il transgresse certains interdits imposs et doit revenir dans son pays dorigine o il meurt quelque temps aprs{75}. La trame de ce rcit, assez touffu mais trs dtaill, est dune nettet absolue : il sagit bel et bien dun voyage chamanique dans lAutre Monde. Que veut en effet le jeune Izanig ? Retrouver sa sur, non pas tellement pour la ramener, mais pour savoir quelle est sa situation exacte. Il entreprend donc cette qute vers un pays dont il ignore tout, mais qui est rempli dembches et de dangers. Tout cela est videmment du domaine du fantasme. Izanig se conduit comme un chamane qui se plonge dans un tat dextase prolong qui permet son double de parcourir des rgions interdites. Conduit par des guides rencontrs au hasard de ses errances, et aussi par son cheval qui semble bien tre lquivalent de la desse jument Tereza du conte d e Koadalan (thme bien connu du cheval psychopompe), il annihile peu peu toutes les apparitions qui se prsentent lui et qui sont autant dobstacles sa pntration dans le monde souterrain. Et, dans ce monde souterrain, il dcouvre la lumire , cette mystrieuse lumire qui nclaire pas les vivants, mais qui rgit le monde des dieux et des hros de lancien temps. Mais ce quil faut retenir, cest que cette pntration des zones interdites ne se fait pas sans difficults, car lunivers den-bas est bien souvent

rempli de monstres qui font fuir ceux qui nont pas le rameau dor ou quelque chose qui en tient lieu. Il existe une synthse courte et remarquable par sa concision de cette tentative de pntrer dans lAutre Monde souterrain. Elle est contenue dans un pisode du rcit gallois de Peredur, version archaque et populaire de la Qute du Graal christianise au XII e sicle par Chrtien de Troyes et ses successeurs. Le hros, qui est incontestablement le prototype de Perceval le Gallois, se trouve un jour, au cours de son errance, la mystrieuse cour du Roi des Souffrances . Il est tmoin dtranges pratiques. Tous les soirs, un cheval apporte le cadavre dun des fils du roi et, tous les soirs, des femmes jettent le corps sans vie dans une cive (ou un chaudron), dans laquelle il renat. la demande dexplications formule par Peredur, on rpond que ces fils du roi sont tus chaque jour par un monstre, lAddanc, qui a sa tanire dans une grotte des alentours. Ncoutant que son courage ou plutt son inconscience , Peredur dcide de combattre le monstre et de lempcher de nuire jamais. Mais une dcision courageuse et volontaire ne suffit pas. Peredur se lance la recherche de la grotte o se tapit le monstre, sans trop savoir o il va. Cest alors quil rencontre, assise sur le haut dun mont, la femme la plus belle quil et jamais vue (chaque femme que Peredur rencontre est toujours la plus belle !). Je connais lobjet de ton voyage, dit-elle ; tu vas te battre

avec lAddanc. Il te tuera, non par vaillance, mais par ruse. Il y a, sur le seuil de sa grotte, un pilier de pierre. Il voit tous ceux qui viennent sans tre vu de personne et, labri du pilier, il les tue tous avec un dard empoisonn. Si tu me donnais ta parole de maimer plus quaucune autre femme au monde, je te ferais don dune pierre qui te permettrait de le voir en entrant sans tre vu de lui. Bien entendu, Peredur promet la femme de laimer plus que toute autre ce quil fait avec toutes les femmes quil rencontre et, ayant reu la pierre dinvisibilit, il poursuit son chemin. Cest l que se place lpisode des moutons blancs qui deviennent noirs et des moutons noirs qui deviennent blancs en franchissant lestuaire, signe que Peredur se trouve la frontire des deux mondes. Puis il se dirige vers la grotte : Il prit la pierre dans la main gauche, sa lance dans la main droite. En entrant, il aperut lAddanc ; il le traversa dun coup de lance et lui coupa la tte{76}. Aprs quoi, il se voit proposer dpouser lune des surs des guerriers qui lont accompagn jusqu lentre de la grotte. Peredur a donc russi pntrer dans lAutre Monde souterrain et y liminer les terreurs qui lassaillaient. Mais quy gagne-t-il ? Apparemment, une femme quon lui propose dpouser, et quil refuse. Le rcit est avare de dtails, mais un pisode prcdent peut lclairer. Il a t en effet question dun serpent monstrueux, autrement dit dun dragon, qui rside dans un tertre. Et il y a dans la queue du serpent une pierre. La pierre a cette vertu que quiconque la tient

pierre. La pierre a cette vertu que quiconque la tient dans sa main peut avoir, dans lautre, tout ce quil peut dsirer dor {77} . Cest en somme la Pierre philosophale. Il est certain quil y a eu, chez le compilateur du rcit, une confusion, ou une inversion, dpisodes. La pierre du serpent reprsente les richesses de cet Autre Monde souterrain que Peredur conquiert en liminant lAddanc qui en tait le gardien et dpositaire. Mais si Peredur a russi vaincre les obstacles qui sopposaient son entre dans lAutre Monde et surtout les dangers mortels qui se sont prsents devant lui, cest bien grce lintervention de la mystrieuse femme qui trne sur un tertre et qui, au cours du rcit, sera nomme lImpratrice . Exactement comme la desse jument du conte de Koadalan, elle est donc linitiatrice, la femme chamane qui guide le hros nophyte dans les tnbres du monde souterrain. Cependant, cette Impratrice est juche sur un mont, cest--dire un tertre, et ce nest certainement pas sans raison.

4. Le tertre ferique
En effet, sur toute ltendue des territoires qui ont t sinon occups, du moins traverss par les peuples celtes, les tertres jouent un rle considrable dans limaginaire collectif. Il sagit de buttes artificielles datant essentiellement de lpoque des mgalithes, cest--dire pendant le Nolithique, avec des prolongements lge du Bronze, et que les archologues appellent officiellement des cairns, terme anglais qui provient dun ancien celtique cairn, signifiant amas de pierres . Il importe de prciser que ces cairns sont en fait les monuments mgalithiques qui portent le nom de dolmens (du breton taol, table, et maen, pierre) ou encore dalles couvertes, dont les plus anciens, qui sont dailleurs les plus occidentaux, remontent peu prs 5 000 ans avant notre re et se sont rpandus dans toute lEurope, et mme sur les rives africaines et asiatiques de la Mditerrane jusqu lge du Bronze, cest-dire entre - 2000 et 700, sous des formes moins spectaculaires et plus restreintes. Il existe ce propos un clich tenace qui a eu son heure de gloire lpoque romantique : les dolmens taient des autels sur lesquels les druides sacrifiaient dinnocentes victimes au cours de rituels mystrieux mais sanglants, tmoignages vidents de la

mystrieux mais sanglants, tmoignages vidents de la barbarie de ces temps reculs. Ce clich, compltement stupide, tait le rsultat de lincomprhension de ceux qui voyaient slever dans les endroits les plus dserts ces blocs de pierre dresss dont on se demandait en fait comment ils avaient pu tre rigs. Mais ce quil faut savoir, cest que, bien souvent, il ne nous reste de ces monuments que leurs structures internes : tous les dolmens, toutes les alles couvertes taient surmonts dun tertre artificiel, construit de main dhomme, comportant des pierres (galgal) ou de la terre amasse (tumulus), ou les deux la fois. Ils ntaient jamais ciel ouvert, et cest au cours des sicles que lrosion aidant, ou laction humaine de rcupration de la terre et des pierres, ces monuments ne nous apparaissent bien souvent que comme des squelettes dcharns au milieu de landes plus ou moins dsertiques. Ce ne sont en ralit que des constructions dailleurs labores selon une architecture soigne et symbolique ainsi que grce des techniques prouves qui taient caches la vue de tous sous des tertres qui, eux, taient parfaitement visibles et reprables, situs la plupart du temps au sommet dune colline ou dans des endroits qui permettaient de les remarquer de trs loin. Ces monuments sont incontestablement des tombeaux, certains individuels, dautres collectifs, comportant plusieurs chambres funraires. Mais, comme cela a t le cas pour les premires glises chrtiennes, construites sur le tombeau dun martyr ou dun saint personnage, les dolmens et les alles

couvertes sont devenus trs vite des sanctuaires. On peut laffirmer bien quon ne sache videmment pas comment se droulaient les crmonies de lpoque mgalithique : il est vraisemblable que lassemble des fidles se tenait lextrieur et que seul le prtre pntrait lintrieur du monument. Il devait en tre de mme lors des funrailles dun chef ou des membres de sa famille. Certains de ces tertres, en Irlande, comportent dailleurs, devant lentre du monument proprement dit, une sorte denclos qui, selon toute vraisemblance, tait rserv aux assistants. Ce sont donc la fois des tombeaux et des sanctuaires. Mais ce ne sont pas des hypoges. Linhumation des dfunts ne se faisait pas sous terre mais au-dessus de la surface du sol, quand bien mme le monument tait difi sur une hauteur. Cette particularit est trs importante, car elle suppose que le monde des morts et celui des divinits se trouvait sur le mme plan que le monde des tres vivants, et non pas au-dessous. Dans tous les grands cairns, maintenant bien connus et tudis, lentre se situe au ras du sol et le couloir qui conduit la chambre spulcrale est en pente ascendante avant de parvenir un espace plus vaste qui nest dailleurs jamais au centre mme du tertre, mais toujours dcal par rapport celui-ci. Il est vident que la chambre funraire reprsente la matrice de la desse-mre primitive et que le couloir daccs est limage du conduit vaginal. Tout se prsente comme si les constructeurs de mgalithes avaient voulu reprsenter

constructeurs de mgalithes avaient voulu reprsenter ainsi une image du ventre maternel dans lequel on conduisait solennellement les corps des dfunts afin quils puissent renatre dans une autre vie. Les exemples de tels monuments, notamment dans les les Britanniques et en Bretagne armoricaine, ne manquent pas, et celui de Newgrange, en Irlande, dans la valle de la Boyne, est sans aucun doute, depuis sa restauration, lun des plus remarquables et des plus caractristiques{78}. C e s cairns ont toujours intrigu ceux qui les ctoyaient sans cesse, et les considraient avec un certain respect ml dune sorte de terreur inconsciente. La taille de ces pierres pouvait faire supposer que ctaient des gants qui les avaient assembles, ou encore que ctaient des tres surnaturels, des dieux ou des fes, qui les avaient apportes pour des raisons qui demeuraient mystrieuses. Cela parce quil fallait bien tenter de dcouvrir une explication la prsence dans les campagnes les plus recules de ces vestiges des temps passs. Mais il y avait aussi la question qui se posait quant aux tres qui pouvaient se dissimuler lintrieur de ces monuments, car ncessairement, en bonne logique, ces amas de pierres devaient avoir t btis dans un but dtermin. Do la croyance fort rpandue dans toute lEurope que les nains, les korrigans et les elfes avaient leur domaine secret, labri des regards humains, sous les dolmens ou dans lobscurit des tertres.

lobscurit des tertres. Car les cairns appartiennent de facto lAutre Monde, celui des dfunts et des dieux qui les accueillent aprs leur trpas dans un sjour infernal ou paradisiaque. Il est probable quun grand nombre de traits de la gographie funraire, de mme quun certain nombre de thmes de la mythologie de la mort, sont le rsultat des expriences extatiques des chamanes. Les paysages que le chamane aperoit et les personnages quil rencontre dans lau-del sont minutieusement dcrits par le chamane lui-mme, pendant ou aprs la transe , remarque Mircea liade. Le hros qui sengage dans cet Autre Monde se comporte exactement comme un chamane, quelle que soit la mthode quil emploie pour dcrocher du rel quotidien et parvenir un tat dextase, donc de double vue . Et Mircea liade dinsister sur lexistence de similarits entre les rcits des extases chamaniques et certains thmes piques de la littrature orale. Les aventures du chamane dans lautre monde, les preuves quil subit dans ses descentes extatiques aux enfers et dans ses ascensions clestes, rappellent les aventures des personnages des contes populaires et des hros de la littrature pique . Et la conclusion, bien que prudente, qui dcoule de ces observations ne fait aucun doute : Il est trs probable quun certain nombre de sujets ou de motifs piques, de mme que beaucoup de personnages, dimages et de clichs de la littrature pique, sont, en

dernire analyse, dorigine extatique, en ce sens quils ont t emprunts aux rcits de chamanes narrant leurs voyages et aventures dans les mondes surhumains{79}. Car les tertres sont les enveloppes visibles qui dissimulent la ralit des univers parallles. Ils constituent le domaine des dfunts, mais aussi celui des dieux et des tres feriques. Cest ce que la tradition irlandaise, la plus archaque de toute lEurope occidentale, tente dexpliquer dans le Livre des Conqutes, cette compilation savante du XII e sicle qui se prsente comme un rsum de lhistoire mythique de lIrlande, telle quelle avait t conserve dans la mmoire populaire et rpercute par la classe des lettrs, eux-mmes hritiers des anciens druides de lpoque pr-chrtienne. Il sagit essentiellement de loccupation de lIrlande par diffrents peuples au cours des ges. On remonte ainsi avant le dluge, alors que lle est peuple par une race inconnue qui disparat lors du cataclysme. Puis, ce sont les tribus de Partholon, des dfricheurs et des pasteurs, qui viennent sy installer. Mais ceux-ci se trouvent en conflit avec des tres monstrueux, les Fomor, dont lorigine est inconnue mais qui rsident quelque part dans des les entoures de brouillards, et qui symbolisent les forces obscures et pour ainsi dire diaboliques, qui sopposent lharmonie du monde. Les tribus de Partholon disparaissent et sont remplaces par les tribus de Nemed qui, leur nom lindique (nemed signifie sacr ), tmoignent dune introduction de la

signifie sacr ), tmoignent dune introduction de la pense mtaphysique, sinon religieuse. Mais, aux prises avec les Fomor, les tribus de Nemed doivent migrer. Cest alors que surgissent les Fir Bolg, les Hommes Foudre , emblmatiques dune civilisation o apparaissent les arts du feu et la mtallurgie. Mais ces Fir Bolg sont bientt supplants par les Tuatha D Danann, les tribus de la desse Dana. Ces tribus viennent des les du nord du monde , lieu videmment symbolique, mais elles apportent avec elles la sagesse, la science, la magie et le druidisme . Autrement dit, elles constituent une socit trs structure, trs hirarchise, de personnages divins. De fait, ce sont les anciens dieux de lIrlande paenne dont on retrouvera plus tard les quivalents dans les diverses mythologies indo-europennes. Ces tribus de la desse Dana se heurtent galement aux Fomor, mais elles assurent finalement leur suprmatie sur toute lIrlande, du moins un certain temps, car de nouveaux envahisseurs se prsentent, les Fils de Mil , soi-disant descendants de Nemed, qui sont les Gals, donc des Celtes indo-europens. Aprs une lutte sans merci qui aboutit la clbre bataille de Tailtiu, un accord de paix est conclu entre les Tuatha et les Gals : ces derniers auront la terre dIrlande, charge pour eux de la mettre en valeur, et les tribus de Dana possderont le royaume obscur des tertres ainsi que les les lointaines. Ainsi, chacun serait chez soi, mais cela ne dispenserait pas les uns et les autres de rester toujours

dispenserait pas les uns et les autres de rester toujours en contact. Il fut notamment prcis que les tribus de Dana pourraient, si tel tait leur dsir, quitter leur invisibilit et venir parmi les Fils de Mil, mais quen contrepartie, les Fils de Mil pourraient pntrer dans le domaine des tribus de Dana chaque anne, pendant le temps que durerait la fte de Samain{80}. Telle est lorigine de la croyance selon laquelle les cairns sont le domaine des dieux, des hros et des dfunts. La fte de Samain, le 1 er novembre (plus exactement la nuit de la pleine lune la plus proche de cette date), est en effet le moment le plus important de lanne. Cest le Nouvel An , la fin de lt (sens du terme galique) et lentre dans les mois noirs de lhiver. Mais, symboliquement, cette fte de Samain se situe en dehors du temps et de lespace. Le temps y est en effet aboli, notion qui se retrouve dans le prolongement chrtien de cette fte paenne, la Toussaint, qui consacre la communion des Saints, du Pass, du Prsent et de lAvenir. Pendant les trois jours et nuits symboliques de Samain (et dans les manifestations folkloriques de Halloween, qui en sont laspect populaire), les deux mondes, celui des vivants et celui des dieux, communiquent sans problme, et la plupart des grandes lgendes piques de lIrlande ne se font pas faute dinsister sur cette datation : cest ce moment-l que se produisent les grandes aventures des hros, quils soient humains, surhumains ou divins{81}. Mais en dehors de cette fte rituelle qui consacre en

Mais en dehors de cette fte rituelle qui consacre en quelque sorte la notion dternit, le monde des Tertres est spar de celui des humains. Chacun chez soi. Mais les habitants de lAutre Monde ont le don dinvisibilit, ce que ne possdent pas les humains, moins dtre dous du don de double vue. Cest ce qui arrive une sage-femme bretonne dans un conte populaire de Haute Cornouaille recueilli la fin du XIXe sicle. Ce conte est trs rduit, mais en lui-mme il se prsente comme lhritage dune croyance ancestrale qui ramne dailleurs la pierre dinvisibilit que la mystrieuse Impratrice remet au hros Peredur pour lui permettre dentrer dans lAutre Monde et de vaincre le terrifiant Addanc, gardien des trsors cachs. Lhistoire est trs simple. Une femme korrigan est sur le point daccoucher. Elle fait venir une sage-femme rpute pour lassister. Une fois lenfant n, la mre chante quelques vers dune chanson : Cherchez l, ma commre, au coin de larmoire, vous y trouverez une pierre ronde. Frottez-en les yeux de mon enfant. La sage-femme obit, mais comme elle comprend que la fameuse pierre doit avoir une vertu particulire, elle sen frotte galement son il droit. Et le rcit prcise : Elle ignorait que cette pierre prcieuse, qui tait parfaitement polie et dont la forme tait celle dun uf, avait la proprit de donner aux personnes dont elle avait touch les yeux, la facult de voir les korrigans lorsquils se rendaient invisibles. Cest ainsi quun jour de march, elle aperoit sa commre, la femme

korrigan, invisible, prendre, parmi les marchandises, celles qui lui plaisaient le plus sans que les marchands parussent en tre surpris . Mais, le soir, elle rencontre la femme korrigan et lui dit : Ah ! commre, vous avez fait aujourdhui une rude brche aux talages et aux boutiques dtoffes, et pourtant, elles ne vous ont pas cot bien cher. La femme korrigan lui demande alors de quel il elle la vue. De lil droit , rpond-elle. Ctait celui quelle avait touch avec la pierre. Aussitt, la femme korrigan enfona un de ses doigts dans lil que sa malheureuse commre venait de lui dsigner, larracha de son orbite et lui dit quelle ne la verrait plus dsormais. Cest ainsi que la sage-femme devint borgne et ne vit plus jamais les korrigans lorsque ceux-ci taient invisibles{82} . Il y a donc des rgles trs prcises concernant les rapports quentretiennent les humains avec les gens de lAutre Monde. Les tertres mgalithiques sont certes habits, et personne ne peut en douter, mais on ne pntre pas impunment dans des domaines interdits. Dailleurs, dans la tradition galique dIrlande, les cairns, o rsident les dieux, les hros et les dfunts, sont connus sous lappellation de sidh, terme galique qui signifie paix , srnit . Ce nest peut-tre pas toujours en conformit avec ce qui sy passe, puisque innombrables sont les combats et les guerres dans cet univers invisible, mais cest un fait : le Sidh est considr comme un monde idal et paradisiaque, celui davant la chute , pour utiliser un langage judo-

davant la chute , pour utiliser un langage judochrtien, par rapport au monde humain agit de dissensions perptuelles, de turbulences diverses et surtout domin par la violence et linjustice. Mais, dans la littrature pique de lIrlande, il arrive frquemment quun hros sintroduise frauduleusement, gnralement par ruse ou par simple intimidation, dans le domaine rserv des tres feriques et invisibles. Un rcit (les Enfances de Finn) du fameux cycle du Leinster, connu sous lappellation globale de cycle ossianique , nous dvoile ainsi comment le roi Finn mac Cool (Fingal, pre dOisin, cest--dire de lOssian si clbre lpoque romantique grce aux ouvrages de lcossais Macpherson) obtient certains pouvoirs pourtant rservs aux gens du sidh. Mais ce nest certes pas sans mal ni sans exposition au danger, car le sacr est toujours ambigu : il peut rveiller les nergies et conduire vers une possession divine ; mais il peut galement conduire la mort, ou tout au moins la dchance. Nimporte quel individu nest pas capable de supporter le choc qui se produit ncessairement lors de la rencontre fortuite ou volontairement provoque entre les deux univers de nature fondamentalement oppose. Daprs ce rcit, Finn mac Cool se rend chez le pote Cethern pour y apprendre non seulement la posie, mais la science et la divination. Il y arrive quelques jours avant la fte de Samain et se mle une assemble de potes. Le soir venu, Finn et Cethern sen

assemble de potes. Le soir venu, Finn et Cethern sen vont flner dans la prairie sous un tertre quon appelait le sidh l . Finn demande au pote pourquoi ce tertre est ainsi appel et lautre lui rpond : Au nombre des habitants de ce tertre est une fille dune merveilleuse beaut qui porte le nom dl. Cest en son honneur que nous appelons le tertre de cette manire, tant sa beaut surpasse celle de toutes les autres femmes. On ne la voit pourtant que la nuit de Samain, car durant cette fte, tu le sais, les tertres sont tous ouverts : leurs habitants peuvent venir vers nous et nous pouvons aller vers eux visiter leurs immenses domaines et parcourir leurs palais merveilleux. Le dcor est donc trac. Dans le tertre ferique, il y a dimmenses domaines et des palais merveilleux, un Autre Monde parallle dont la richesse et la somptuosit excitent limagination quand ce nest pas la convoitise. Or, le soleil vient peine de disparatre que les tertres souvrirent. [] Finn vit en sortir une foule de gens qui, de tertre en tertre, changrent de joyeuses paroles, et il remarqua quils sapportaient mutuellement de quoi boire et manger. En apparence, tout le monde semblait festoyer [] les habitants du tertre ne manifestant aucune hostilit vis--vis des gens masss dans la prairie . Prcisment, ces gens masss dans la prairie viennent chaque nuit de Samain pour apercevoir, ne ft-ce quun seul instant, la belle l dont ils sont perdument amoureux. Mais ce comportement est dangereux, car chaque anne, lun deux est mystrieusement tu dun coup de javelot. Or

Finn sest jur de faire cesser ce jeu sanglant. Il guette dans lombre et, au moment o l apparat dans sa fascinante beaut, il remarque un homme vtu de gris sombre qui, sortant du tertre, suivait la femme une certaine distance. Et cet homme portait un javelot . Alors, lorsque linconnu lve le bras, prt envoyer son javelot sur lun des hommes de lassistance, Finn jette sa lance sur lui et le transperce. Avec un grand cri de douleur, linconnu seffondra, mais pour se relever immdiatement, senfuir en courant vers le sidh l et y disparatre lintrieur. Finn se prcipite vers lentre du tertre, mais la porte en est ferme. Il entend alors de grandes lamentations et comprend que les habitants du tertre dploraient la mort de lun des leurs, lamant de la belle l qui, chaque anne, par jalousie, tuait lun des soupirants de sa bien-aime . Cependant, certains de ceux qui taient sortis hors du tertre nont pas eu le temps dy rentrer. Finn se prcipite au milieu deux, saisit une femme par le bras et lentrane le plus loin possible. La femme menace Finn de terribles maldictions sil ne la lche pas. Finn ne se laisse cependant pas impressionner, et il engage une ngociation : il ne la lchera que si elle lui restitue la lance quelque peu magique avec laquelle il a tu lamant de la belle l. Alors, sans quil pt comprendre comment, elle disparut dans le tertre do montaient toujours des cris et des lamentations, mais bientt la porte sentrouvrit, et la lance de Finn retomba ses pieds, encore ruisselante de sang{83}.

retomba ses pieds, encore ruisselante de sang{83}. Mais Finn mac Cool nen a pas fini avec les habitants du sidh. La suite du mme rcit nous montre le hros, avec un compagnon du nom de Fiacail, errant, sans aucun doute un autre soir de Samain, sur une colline dsertique : Ils virent trois femmes qui se lamentaient sur un tertre. Intrigus, ils sen rapprochrent, mais ds quelles les eurent aperus, elles se relevrent et se prcipitrent lintrieur du tertre. Lune delles, cependant, ne fut pas assez rapide et, lattrapant par son manteau, Finn lui arracha une broche qui resta dans sa main. Quand elle sen aperoit, la femme revient vers Finn dans un tat de colre effroyable, et elle lui ordonne de lui rendre la broche. Finn lui rpond quil ne la lui rendra que si elle lui explique pourquoi les deux femmes et elle-mme se sont enfuies leur approche. Je nai pas te le dire , rpond la femme. Mais il nempche quelle se met se lamenter bruyamment : Il serait honteux pour moi de regagner le tertre sans elle (la broche). Tu ne pourrais le comprendre, mais cela me serait une fltrissure insupportable. Les miens me banniront et jen serai rduite errer nuit aprs nuit par lIrlande entire sans jamais trouver un instant de repos. Rends-moi cette broche, je ten supplie, et en change, je te ferai un don{84}. Finn accepte de lui rendre la broche, et il reoit en change un don, mais on ne sait pas lequel, probablement un pouvoir de divination. Ainsi donc il est possible dchanger des objets

Ainsi donc il est possible dchanger des objets quivalents de pouvoirs surnaturels ou simplement magiques avec les tres de lAutre Monde. Mais, dans cette histoire, qui concerne la volont farouche dun humain de connatre ce qui se passe dans le sidh, est galement voque lerrance possible de certains membres du peuple ferique la suite dun bannissement. Si lon comprend bien, la femme, prive de sa broche, deviendrait un fantme condamn errer entre deux mondes sans pouvoir jamais se fixer quelque part. La mme conception se retrouve dans de nombreuses lgendes chrtiennes qui mettent en scne certaines mes du Purgatoire, elles-mmes condamnes errer entre les deux mondes tant que ne serait pas accompli le temps de leur pnitence ou tant quelles nauront pas t aides dans leur salvation par un humain compatissant. Il est vident que la broche, drobe puis rendue la femme du sidh par Finn mac Cool, devait avoir symboliquement une importance extraordinaire : ctait vraisemblablement lemblme de ses pouvoirs surnaturels. Prive de ces pouvoirs, elle ne pouvait donc plus appartenir au peuple ferique et demeurait ainsi la merci de celui qui sen tait empar indment, en ignorant dailleurs comment sen servir. Plus que jamais, si les hommes ont besoin du secours des dieux, Dieu a lui-mme, selon un adage bien connu, besoin des hommes. Cest le sens quon peut donner lalliance privilgie et mme exclusive, tant de fois voque dans la Bible, entre Iahv et les patriarches de lAncien Testament.

Car sil peut y avoir friction et mme opposition violente entre les deux mondes, la plupart du temps un accord se fait qui permet de maintenir lquilibre de lunivers. Les peuples du sidh ne sont pas les ennemis du genre humain, ils en sont le complment, moins que ce soit le contraire. Un autre rcit irlandais, les Aventures de Nra, rcit assez compliqu du fait de sa concision et dun manque total dexplications (ayant vraisemblablement pour cause la non-comprhension du copiste chrtien en face dune tradition paenne), constitue un tmoignage remarquable de cette alliance tacite entre le visible et linvisible. Cest le soir de Samain dans la forteresse de Cruachan o rsident deux personnages essentiels du lgendaire irlandais, Ailill et Maeve (Mebdh), roi et reine de Connaught. Ceux-ci ont group avec eux quelques fidles guerriers autour du foyer o bout un vaste chaudron dans lequel cuit lentement de la venaison. Tout coup, le roi dclare quil accordera la rcompense de son choix celui qui aura le courage daller nouer un brin dosier autour du pied dun des deux captifs pendus dans une maison des tortures . On nen sait pas plus sur la pendaison des captifs, ni sur ce quest exactement la maison des tortures , ni sur la signification relle du rituel qui consiste nouer un brin dosier autour du pied dun pendu, mais le rcit prend alors une trange dimension : Grandes taient les tnbres, cette nuit-l. Tous les hommes voulurent y aller, mais chacun deux revint au plus vite sans avoir mis le brin dosier autour du pied du prisonnier. Tous

mis le brin dosier autour du pied du prisonnier. Tous avaient peur des fantmes qui rdaient dans la forteresse. Si lon comprend bien, il sagit de la description de ce qui se passe actuellement un peu partout pendant la soire du 31 octobre, cest--dire pendant la veille de Halloween. Mais il y a une diffrence : l, ce sont des vrais fantmes et non des enfants qui se dguisent. Le texte irlandais insiste sur la terreur qui saisit les guerriers, mme les plus courageux dentre eux. Il y en a cependant un qui relve le dfi, un certain Nra. Le roi lui promet sa belle pe poigne dor sil russit lpreuve. Mais Nra est prudent. Avant daller affronter les fantmes, il prend soin de revtir une solide armure. Or, ds quil arrive dans la maison des tortures , larmure tombe delle-mme trois fois de suite, et cest lun des captifs qui lui donne la solution pour la faire tenir : la fixer avec un clou. Voil qui est fait, et larmure tient bon. Nra noue le brin dosier autour du pied du prisonnier, mais celui-ci lui demande une faveur : Par ta vraie valeur, prends-moi sur ton dos pour que je puisse aller boire avec toi. Javais trs soif quand on ma pendu ici. Tout cela est bien mystrieux. On remarquera toutefois que le captif est pendu, ce qui renvoie au rituel dit de Teutats (thme illustr dailleurs sur une des plaques du fameux Chaudron de Gundestrup), et quil est assoiff, dessch, en quelque sorte touff, ce qui est conforme ce que prtend le scoliaste de Lucain dans un manuscrit qui recopie le passage de La

dans un manuscrit qui recopie le passage de La Pharsale qui concerne les croyances et les rituels des Gaulois. Nra accepte et prend le prisonnier sur son dos. Il leur arrive tous deux dtranges aventures, mais le prisonnier peut enfin tancher sa soif. Mais tout bascule quand Nra veut rependre le prisonnier l o il la trouv. En effet, Nra voit une chose surprenante : la place de la forteresse, la colline tait brle devant lui et, dans le monceau de ttes fiches sur des pieux qui en occupaient la surface{85}, il reconnut les ttes dAilill et de Maeve, et de tous leurs familiers . On devine aisment lahurissement qui saisit Nra ce momentl. Mais le hros de cette histoire nest pas au bout de ses surprises. Il aperoit une foule de guerriers qui disparaissent dans lombre. Il les suit sans trop savoir pourquoi et se retrouve dans un autre monde semblable celui des humains, avec un village, des maisons solidement bties, des jardins et des prairies. Les guerriers auxquels il sest ml saperoivent de sa prsence insolite et le conduisent devant un roi . Celui-ci laccueille avec bienveillance, mais il lui ordonne daller rejoindre une femme qui vit seule dans une maison et de lui apporter chaque jour un fagot de bois. Nra ne peut faire autrement quobir. Il va trouver la femme, couche avec elle cette nuit-l et, le lendemain, sacquitte de son devoir quotidien envers le roi, lui apportant donc un fagot de bois. Il demeure l pendant un temps indtermin, tant tmoin de choses

assez droutantes, comme celle de la prsence dune couronne fabuleuse et magique garde par un aveugle et un boiteux. Un jour, cependant, comme il a conscience que rien nest normal dans lunivers qui lentoure, et que ce ne peut tre que celui du sidh, il finit par poser des questions la femme avec laquelle il vit : Je me demande ce qui sest pass le jour o jai pntr dans le tertre. Jai vu que la forteresse de Cruachan avait t dtruite et incendie et que les gens de ton peuple ont tu Ailill et Maeve, ainsi que toute leur maisonne. La femme lui rvle alors la vrit sur les fantasmagories dont il a t le tmoin passif : Ce nest pas exact. Cest une arme dombres qui est alle dans la forteresse. Mais ce que tu as vu se ralisera si tu navertis pas les tiens. Nra ne comprend gure ces paroles, mais il insiste en demandant la femme comment il pourrait avertir les siens puisque ceux-ci sont apparemment morts. La femme rpond : Lve-toi et va vers eux. Ils entourent toujours le chaudron, et ce quil contient na pas encore t mang. En fait, la femme du sidh, par amour ou pour toute autre raison, trahit son propre peuple en faveur de Nra. Elle va mme plus loin puisquelle lui conseille de dire Ailill et Maeve de venir dtruire le sidh la prochaine fte de Samain. Enfin, elle lui rvle quelle est enceinte et quelle donnera bientt naissance un fils. Et elle ajoute : Quand ton peuple viendra dtruire le tertre, envoie un message pour me prvenir et que je puisse me mettre labri ainsi que ton troupeau. Et toi-mme, tu

mettre labri ainsi que ton troupeau. Et toi-mme, tu pourras revenir ici quand tu voudras. Mais comme Nra doute que le roi et la reine de Connaught puissent croire un rcit aussi fantastique, la femme lui conseille de cueillir des primeroses, de lail sauvage et des fraises , vgtaux qui sont plutt anachroniques par rapport la priode de Samain, afin de prouver la vracit de ses dires. Voici donc Nra de retour dans la forteresse de Cruachan. Contrairement ce quil avait vu avant de pntrer dans le sidh, il ne remarque rien danormal. La forteresse lui semble absolument intacte. Il lui semblait avoir sjourn trois jours dans le tertre. Or, en arrivant dans la maison, il trouva Ailill et Maeve, ainsi que leurs familiers, autour du chaudron. Il raconte alors quil a accompli la mission dont il stait charg, savoir nouer un brin dosier autour du pied dun prisonnier pendu ; puis il fait part au roi et la reine de Connaught de ce quil a appris concernant la destruction du sidh la prochaine fte de Samain. Ailill, conformment sa promesse, donne alors Nra son pe poigne dor et sengage entreprendre une expdition contre le sidh. Une anne entire se paisse, du moins dans le monde humain. Trois jours avant Samain, Ailill avertit Nra quil tait temps pour lui daller, comme convenu, protger sa femme et ses biens. Nra retourne donc on ne sait pas trop comment dans le sidh o sa femme lui prsente son fils. Puis il sen va avec sa femme, son fils et son troupeau en un lieu qui

avec sa femme, son fils et son troupeau en un lieu qui nest pas prcis. Alors, la veille de Samain, Ailill et Maeve rassemblrent les hommes de Connaught et allrent assaillir le sidh. Aprs lavoir dtruit, ils emportrent toutes les richesses quil recelait. Et voil comment Ailill et Maeve obtinrent la couronne de Briun qui leur confrait la suprmatie sur les autres peuples de lIrlande. Quant Nra, il retourna dans le sidh avec sa femme, son fils et son troupeau, et il y vcut depuis lors{86} . Il y a bien des obscurits dans ce texte qui parat trs archaque dans son essence, mais dont la rdaction a ncessairement t altre par les diverses transcriptions au cours des sicles, soit par suite dune certaine censure chrtienne, soit parce que les copistes ne comprenaient plus exactement de quoi il sagissait, ce qui est dailleurs malheureusement le cas pour de nombreux rcits collects dans les manuscrits du Moyen ge. Mais une tude minutieuse de lensemble de la trame des Aventures de Nra, la lumire des rflexions de Mircea liade sur la probable origine extatique de certains mythes, fait incontestablement apparatre les grandes lignes dune exprience chamanique dans la meilleure tradition du genre. En effet, il sagit dabord dun voyage dans lAutre Monde. Le roi Ailill provoque ses guerriers laccomplir, mais la grande majorit dentre eux sont incapables daller loin : ils abandonnent leur priple initiatique parce quils se sont laiss impressionner par

initiatique parce quils se sont laiss impressionner par les fantasmagories qui surgissent dans leur esprit. Et ces fantasmagories sont videmment culturelles. Puis la croyance gnrale est quen cette nuit de Samain, donc dans ce qui est maintenant la veille de Halloween, lombre est envahie par des fantmes ou des tres malfiques. Il y a donc limination de ceux qui ne sont pas destins aller jusquau bout de leur voyage extatique. Nra ose senfoncer dans les tnbres, cest--dire dans un univers inconnu. Il fait taire ses craintes et accomplit donc la mission dont il sest charg : il noue un brin dosier autour du pied du condamn. Mais il faut alors sinterroger sur la vraie nature de ce prisonnier dont la situation, apparemment et en bonne logique, est absolument inexplicable, et mme injustifiable. Il est pendu, on ne sait pas comment, peut-tre par les aisselles, peut-tre mme par les pieds, la tte en bas. Dans ce dernier cas, cela rappellerait le sacrifice en lhonneur de Teutats, illustr sur le Chaudron de Gundestrup et dcrit par le scoliaste de Lucain. Mais est-ce un sacrifice sanglant ? Certainement pas : la figuration du Chaudron de Gundestrup laisse percevoir quil sagit dun rite de rgnration, puisquon comprend que les guerriers morts ou blesss, qui vont de droite gauche (sens malfique), aprs avoir t plongs dans le chaudron la tte en bas, paraissent bien vivants et triomphants sur le plan suprieur, allant cette fois de gauche droite (sens bnfique).

Cest ce moment quil faut se rfrer un personnage mythologique de la tradition germanoscandinave, le grand dieu Wotan-Odin-Woden, dont Rgis Boyer nhsite pas affirmer que rien ninterdit de voir en lui une sorte de dieu-chamane, une espce de dieu-sorcier, comme dit G. Dumzil. [] Odin a tous les traits dun roi-chamane : il en possde les facults extatiques caractrises, cette fureur qui lui vaut son nom{87}, ces transes quvoque implicitement le Grinismal{88}. Il est grand matre de la magie, cest le grand voyant, ce qui explique quil soit borgne. Enfin, il a d subir une douloureuse initiations{89} . Car Odin-Wotan a des rapports trs troits avec les pendus. Parfois, il suscitait hors de terre des hommes morts ou bien sigeait sous les pendus. Aussi tait-il appel le Seigneur des Morts ou Seigneur des Pendus. [] De tout trsor enfoui dans le sol, Odin savait o il tait cach et il connaissait les lais qui lui ouvraient la terre et les rochers et les pierres et les monticules, il liait par des paroles ceux qui y habitaient, il y entrait et y prenait ce quil voulait {90}. On croirait presque quil sagit du pendu que Nra emporte sur son dos et qui lui permet ainsi de pntrer dans le sidh. Effectivement, ce mystrieux pendu a quelque chose dodinique. Dans son inexplicable situation, il rappelle la douloureuse initiation dOdin, lui aussi pendu pour acqurir des pouvoirs surnaturels, comme en tmoigne cette strophe du rcit scandinave intitul Havamal : Je sais que je pendis larbre battu des vents neuf nuits

pleines, navr dune lance, et donn Odin, moimme moi-mme donn, cet arbre dont nul ne sait do proviennent ses racines{91}. De plus, dans un autre texte scandinave, le Grinismal, nous voyons Odin pendu entre les feux, priv de nourriture et de boisson huit jours durant pour obtenir puis exposer une science sacre la fois prophtique, rvlatoire (les demeures sacres) et purement gnomique (les rivires de lau-del, les chevaux des Ases). Nous avons dj entrevu, propos de ncromancie, son commerce trange avec les pendus. [] Ce trait peut renvoyer la pendaison rituelle des victimes qui lui taient sacrifies ; il peut valoir pour sa propre pendaison, indispensable lacquisition du savoir cach{92} . Il sagit bien entendu ici du dieu germanoscandinave Odin et non dune divinit celtique, mais le caractre chamanique dOdin rejaillit sur le caractre des hros et des dieux de lpope celtique, quelle soit irlandaise ou galloise. Il est certain quil existe un fonds autochtone nordique sur lequel sont venus se greffer les Indo-Europens. [] Rappelons que le chamanisme sapplique un culte archaque rpandu dans tout le continent nord-asiatique, quil postule un spiritualisme vivant et lexistence dun autre monde avec lequel le prtre-sorcier ou chamane est susceptible dentrer en communication{93} . Cest bien ce qui arrive Nra lorsquil noue le brin dosier au pied du pendu et quil emmne celui-ci sur son dos. Le pendu, authentique Odin, ou tout au moins authentique chamane initiateur, le fait pntrer dans

authentique chamane initiateur, le fait pntrer dans lAutre Monde et lui confre la connaissance des choses caches , en loccurrence la vision de ce qui pourrait arriver sil nintervenait pas lui-mme pour dtourner un destin fix davance. Cest dire limportance du hros-chamane qui peut transformer le monde par lacquisition de certains pouvoirs. Mais ce qui est remarquable dans lhistoire de Nra, cest que la dure de son sjour dans le sidh, qui parat fort longue dans le rcit, nest en ralit que de quelques minutes : lorsquil retourne dans la maison o Ailill et Maeve tiennent leurs assises, tout cela sest pass le temps dun rve, cest--dire dune extase pendant laquelle le double spirituel de Nra sest vad de son corps matriel et a voyag la fois dans le temps et dans lespace. La description dun voyage chamanique est ici plus quvidente. Le temps est donc aboli pendant le sjour dans le tertre ferique, mais galement lespace. Si la forteresse de Cruachan est situe sur la colline du Connaught quon appelle maintenant Rath Croghan, cela dsigne un enclos assez vaste, entour de palissades et de fosss, lintrieur duquel se dressent plusieurs habitations, y compris la salle o le roi et la reine reoivent leurs guerriers autour dun foyer, gnralement central, dont la chemine nest autre quun trou dans la toiture par o schappent plus ou moins facilement les fumes. Les convives, on le sait grce aux descriptions non seulement des conteurs irlandais, mais des chroniqueurs grecs, sasseyaient par

irlandais, mais des chroniqueurs grecs, sasseyaient par terre, autour du foyer, sur de la paille et des joncs frachement cueillis, et se partageaient la nourriture, de la venaison, cuite dans un norme chaudron. Et lon peut encore actuellement apercevoir les ruines, tout au moins les substructures, de cette forteresse parfaitement relle et tangible. Mais o est donc situ le sidh de Cruachan ? Certes, on dcouvre galement les dbris dun tertre mgalithique lintrieur mme de cet enclos, preuve quil y avait continuit entre la priode mgalithique et lpoque celtique proprement dite : de toute faon, la colline de Cruachan tait un endroit symbolique, pour ne pas dire sacr, comme ltait le site de Tara, en Leinster, centre idal, vritable omphallos de la tradition irlandaise, comme le sera plus tard, aprs la christianisation, la colline de Slane, o un sanctuaire sest dress sur les ruines dun tablissement druidique. Or, si lon suit la lettre le rcit des aventures de Nra, on saperoit que lespace est galement aboli : le sidh est partout et nulle part, et, pourvu quon soit initi , on peut y pntrer sans sen rendre vraiment compte. Et pourtant, il est pr se nt ct du monde quotidien et ne sen diffrencie gure que par une sorte denvironnement paradisiaque qui, au fur et mesure quon sy engage, apparat comme surprenant et oblige se poser certaines questions. En fait, tout peut se rsoudre par lexplication suivante : loprateur, quil soit chamane, druide ou hros privilgi, atteint un tat dextase qui

le fait dcrocher du rel et atteindre les rgions les plus profondes de linconscient, celles dont on ne souponne gnralement pas lexistence, sauf en cas de circonstances particulires ou encore la suite de rituels compliqus, moins que ce ne soit par labsorption de substances hallucinognes. Il faut galement prendre en compte les tranges gravures quon peut remarquer sur les piliers intrieurs de nombreux tertres mgalithiques, comme Newgrange, Dowth, Howth et Lough Crew en Irlande, ainsi qu Gavrinis et dans plusieurs cairns de la rgion de Locmariaquer en Bretagne armoricaine. Ces ptroglyphes , comme on les appelle, sont bien difficiles interprter ; sagit-il dune criture sacre et secrte dont le code daccs demeure inconnu, ou simplement dun livre dimages comparable aux sculptures et aux fresques que lon trouve dans les glises chrtiennes ? Sans aucun doute les deux la fois. Mais il y a autre chose : dans ces sombres replis au-dessus du niveau du sol, rappelons-le, mais qui offrent laspect de souterrains , ne seraient-ce pas plutt des reprsentations magiques destines plonger lobservateur dans un tat second lui permettant daccder une vision parallle ? Ces floraisons de lignes brises, de cercles concentriques, de spirales, toutes plus ou moins labyrinthiques, font penser aux mandalas de la tradition indienne. Ce seraient donc en quelque sorte des objets de mditation, des lments provocateurs pour parvenir un tat dextase. Ainsi sexpliqueraient les fantastiques

un tat dextase. Ainsi sexpliqueraient les fantastiques et surprenantes dcouvertes que font les hros aprs avoir pntr dans ces espaces tnbreux et apparemment sans issue. Lunivers du sidh se prsente comme un immense rservoir non seulement dtres fantomatiques mais surtout de paysages illimits, ceux de lAutre Monde, entrevus lespace dun moment et qui se rvlent grandioses et riches de trsors inpuisables. Car les tertres feriques sont remplis de richesses dont les humains rvent de semparer. Certes, les cairns renferment bien souvent les objets prcieux qui y ont t dposs prs des dfunts en offrandes ou en viatiques pour leur voyage dans une autre vie, mais en fait, on saperoit bien vite que les hros piques, comme les druides et les chamanes, recherchent essentiellement des lments de connaissance , et que les trsors matriels sont avant tout des figures concrtes mais emblmatiques des diffrents stades de cette connaissance acquise au prix defforts considrables, essentiellement sur soi-mme, en faisant surgir de linconscient tout ce qui y rside et quon peut considrer comme des rminiscences dun tat de conscience primitif. Certains dtails sont probants cet gard, en particulier la description dune mystrieuse chambre de soleil qui, daprs le rcit concernant taine et le roi des Ombres, est la disposition dOengus (Angus), le Mac Oc , fils du dieu Dagda, matre tout-puissant d u sidh de Brug-na-Boyne, autrement dit le site

d u sidh de Brug-na-Boyne, autrement dit le site mgalithique de Newgrange, dans la valle de la Boyne, dans le comt de Meath. Lhrone de cette histoire, la jeune et belle taine, a t transforme par jalousie en mouche par la sorcire Fumanach, premire pouse du dieu Mider, matre du sidh de Bri-Leith. Mais cette mouche pourpre avait la taille dune tte humaine, et on navait jamais vu au monde plus bel insecte. Le son de sa voix et le bourdonnement de ses ailes produisaient une musique plus douce que celle des harpes et des cornemuses et ses yeux brillaient comme des pierres prcieuses dans lobscurit. [] Elle accompagnait Mider en tous lieux, sans le quitter jamais, o quil allt . videmment, Fumanach, au comble de la jalousie, ragit et dclenche une tempte magique qui emporte le pauvre insecte dans ses tourbillons de vent. Elle erre ainsi travers toute lIrlande. Et ce vent tait si fort et si terrible que la malheureuse taine ne put trouver dendroit, ni cime darbre, ni sommet de colline, o se poser pendant sept ans, sauf sur les rochers de la mer et les grandes vagues qui dferlaient jusquau rivage. Mais, un jour, elle heurta le Mac Oc, alors que celui-ci se promenait sur la prairie qui stendait sous la forteresse de Brug-na-Boyne. Et le Mac Oc reconnut taine sous sa forme de mouche pourpre. Il lui souhaita la bienvenue et, lenveloppant dans les plis de son manteau pour la protger du vent qui continuait souffler, lemporta lintrieur de la forteresse. L, il plaa linsecte dans sa chambre de

soleil, qui tait toujours inonde de lumire et qui contenait des herbes odorantes et merveilleuses. Et ds lors, il dormait chaque nuit ct delle et la soignait avec le plus grand soin pour lui permettre de reprendre ses couleurs et sa vivacit {94}. De toute vidence, cette chambre de soleil est une sorte dathanor alchimique o sopre une rgnration par la lumire. Et lon remarquera quelle se trouve dans lobscurit, lintrieur de la forteresse , cest-dire du sidh, ce qui veut dire que cette lumire nest pas matrielle, mais dessence spirituelle. Pourtant, ce thme de la chambre de soleil , tout symbolique quil est, sappuie sur une ralit matrielle dont le cairn de Newgrange constitue lexemple le plus remarquable. Lors de la restauration intgrale du monument, dans les annes 1960, les archologues se sont aperus quil existait, au-dessus de lentre du couloir, une sorte de rectangle et que cest par cette ouverture que pntraient, au moment du solstice dhiver, les premiers rayons du soleil levant. Ces rayons lchaient littralement le sol du couloir pour parvenir enfin la chambre spulcrale quils inondaient compltement de lumire. Or, dans cette chambre, sur des vasques de pierre, taient exposs des ossements et des cendres. Il est indniable qu lpoque mgalithique, en loccurrence vers 3 500 ans avant notre re, donc bien avant la prsence des Celtes en Irlande, se droulaient en ces lieux des rituels funraires visant la renaissance des dfunts. Et, partir de cette dcouverte fortuite sur le site de

partir de cette dcouverte fortuite sur le site de Newgrange, on a pu largir notre connaissance en ce domaine et observer que dans la plupart des monuments mgalithiques de ce type et de cette poque, larchitecture est ainsi dispose en fonction du lever du soleil au solstice dhiver, donc au moment le plus sombre, le plus noir de lanne, mais galement au moment o le soleil cesse de descendre pour remonter lhorizon vers le solstice dt. Lintention symbolique ne peut tre nie. Cest dire que cette mystrieuse chambre de soleil , telle quelle est dcrite dans le rcit celtique, probablement collect vers le VIII e sicle de notre re, garde le souvenir trs fidle dantiques croyances concernant la rgnration et la renaissance au sein du ventre maternel que reproduit exactement larchitecture du cairn, avec sa chambre spulcrale qui est la matrice et son couloir daccs qui est le conduit vaginal. Et cest aussi la preuve que la tradition celtique, celle des druides davant la christianisation, sest empare de traditions beaucoup plus anciennes qui remontent une religion de lge nolithique dont les Celtes sont, quon le veuille ou non, les hritiers naturels. Et, par-del la religion mgalithique, on retrouve videmment les traces des pratiques et des croyances chamaniques.

5. Le chteau dans les airs


Mais la chambre de soleil , toute symbolique quelle est dans lombre des tertres feriques, semble plus sa place dans une autre vocation de lAutre Monde, cette fois idalise, comme ce sera le cas dans le christianisme, dans limmensit dailleurs non moins mystrieuse du Ciel, profond et insondable. Ce qui est en haut est comme ce qui est en bas, et inversement, lchelle des valeurs nayant aucun sens directeur et ladjectif latin altus signifiant aussi bien haut que bas . Et cest dans un texte anglo-normand du XII e sicle, la Folie Tristan, dite dOxford cause du manuscrit qui la conserv, pisode fragmentaire de la clbre lgende de Tristan et Yseult, que va rapparatre ce thme de la chambre de soleil . Lhistoire raconte dans ce texte se situe au moment o Tristan, banni de la cour du roi Mark, sintroduit en se dguisant en fou dans lentourage du roi de Cornouailles de faon pouvoir rencontrer clandestinement la reine. Mconnaissable, il tient devant le roi Mark des propos incohrents en apparence, mais qui ne peuvent que rveiller lattention dYseult, qui assiste cette prestation digne dun fou professionnel, cest-dire dun bouffon qui peut, dans une totale impunit, se permettre les impertinences les plus audacieuses

permettre les impertinences les plus audacieuses devant un public aristocratique qui sennuie et ne demande qu se rjouir en entendant les pires sottises. Or Tristan ne sen prive pas. Il commence par affirmer que le roi Mark, mari depuis longtemps la reine Yseult, est quelque peu blas par celle-ci. Il propose donc au roi dchanger la reine contre sa propre sur, lui, le fou. Le roi Mark, aprs avoir bien ri, lui rpond par une objection de taille : Mais que feras-tu de la reine, toi, le pauvre fou qui peux peine vivre de la charit publique ? La rponse de Tristan, comme tout son dlirant discours, est videmment double sens : L-haut, en lair, jai une grande salle o je demeure ; elle est faite de verre, belle et grande ; au beau milieu, le soleil y darde ses rayons. Cette salle est suspendue en lair et pend dans les nues ; quel que soit le vent, elle ne chancelle ni ne balance. ct de cette salle se trouve une chambre faite de cristal et richement lambrisse. Quand le soleil se lvera demain, il y rpandra une grande clart. On est ici en plein cur du mythe celtique. Cette chambre de soleil dans laquelle Tristan prtend pouvoir accueillir Yseult dans les meilleures conditions possibles est un lieu damour absolu, une sorte dathanor dans lequel saccomplit la fusion alchimique de deux tres, mle et femelle (soufre et mercure dans le langage alchimique), sous les rayons recrants du soleil, qui est le Feu de lEsprit, symbole de lintelligence cratrice, autrement dit de lnergie divine. Car, il faut le rpter, il ny a que trois lments

fondamentaux, et non pas quatre comme on le croit gnralement : la Terre, lEau et lAir, le Feu ntant que le mouvement qui mtamorphose les lments entre eux. Le Feu nexiste pas en lui-mme, mais sans lui, les lments, non anims, seraient pur nant, et sans les lments quil anime, le Feu na aucune raison dtre. Mais la chambre de soleil est aussi un lieu de connaissance, ou plutt dillumination, et le sjour du hros dans la lumire du soleil quivaut une priode dinitiation un plus haut niveau de conscience, thme chamanique sil en ft, qui permet dacqurir ce fameux don de double vue tant recherch mais quil faut toujours mriter au terme de multiples preuves. Ainsi, dans sa qute presque dsespre de la jeune fille qui lui est destine mais dont il ne sait rien, le hros Art, fils du roi Conn aux Cent Batailles, passe ncessairement chez une mystrieuse reine des fes, et il y est fort bien reu en sa chambre de cristal : Art se pencha et vit, bloui, des parois de cristal quclaboussait la lumire du soleil en dversant mille irisations sur des arbustes dont les fleurs rpandaient des parfums inconnus ; belle tait lapparence de cette chambre, avec ses ornements dor et de pierres prcieuses sertis dans les murs, avec ses siges en bronze tapisss dtoffes soyeuses, avec ses cuves qui, au milieu, semblaient emplies de lhydromel le plus fin et le plus savoureux. Et on lui apprend que quelle que soit la quantit quon boive dans ces cuves, elles sont toujours pleines{95} . Et cest seulement aprs un

sont toujours pleines{95} . Et cest seulement aprs un sjour dune nuit et un mois dans cet endroit paradisiaque que le jeune Art trouvera son chemin au travers des multiples dangers qui se dressent devant lui, et parviendra enfin au but quil sest fix . Il y a, dans la tradition celtique, bien dautres rfrences cette chambre de soleil , dite galement chambre de cristal . Ainsi, dans le cycle ossianique, la jeune et belle Grainn, dont le nom provient du galique grein, soleil , et qui est le prototype de lYseult mdivale, explique comment elle est tombe amoureuse du beau Diarmaid, lui-mme prototype de Tristan : Dans ma chambre la belle vue, travers mes fentres de verre bleu, je tai aperu et je tai admir. Et je tournai la lumire de mes yeux sur toi ce jour-l, et depuis je nai jamais donn mon amour un autre que toi et je ne le ferai jamais. Il faut galement se souvenir que, par amour pour la fe Viviane, lenchanteur Merlin se laisse enfermer magiquement par celle-ci dans une tour invisible qui ressemble bien ces tours de verre que certains navigateurs dcouvrent en plein ocan, et dont les occupants sont muets, cest--dire quils appartiennent lAutre Monde. Dailleurs, dans le lgendaire gallois, cet Autre Monde est souvent appel Kaer Wydr (Castrum Vitreum en latin), cest--dire la Cit de Verre . Ce qui nous ramne au mystrieux royaume de Gorre, dcrit par Chrtien de Troyes dans son Chevalier la charrette, royaume rgi par ltrange Mlagant

(Maelwas en gallois), dont, dans son autre rcit, rec et nide, le mme Chrtien de Troyes nous dit que cest un haut baron, le seigneur de lle de Verre . En cette le, il nhiverne ni ne fait trop chaud ; on ny entend jamais le tonnerre, on ny voit foudre ni tempte, et bots et serpents ny sjournent. Il est vident quil sagit ici dune image paradisiaque : lAutre Monde est prsent, ct de celui des humains, mais il en est spar par une cloison de verre (videmment symbolique) qui ne laisse passer que la lumire. Quant Grainn-Yseult, elle est bien la personnification de la desse solaire primitive, dispensatrice de chaleur, damour, de lumire, et bien entendu de vie. lorigine, le domaine de cette desse solaire ne peut tre situ que dans limmensit du ciel, do le thme dun chteau suspendu dans les airs, et o rside une belle princesse inaccessible ou prisonnire dun cercle de flammes, comme lest la valkyrie Brunehilde dans la version archaque des Eddas scandinaves, et que doit librer et pouser le hros civilisateur du type de Sigurd-Siegfried. Mais, dans la tradition littraire celtique, ce chteau dans les airs parat avoir t oubli : par contre, il rapparat constamment dans les contes populaires qui ont gard, sans aucun doute, la trame la plus cohrente de ce genre de spculations mtaphysiques. Ainsi en est-il dune monumentale pope populaire bretonne, la Saga de Yann, dans laquelle apparaissent

des lments emprunts ncessairement des pratiques chamaniques. Le hros de cette histoire est un jeune homme qui part la dcouverte du monde, mais il nest pas seul dans cette exploration. Il est accompagn par un cheval qui, en ralit, on lapprend la fin du rcit, nest autre que son propre pre qui, tel un chamane initiateur, guide son fils dans les mandres les plus complexes de ce voyage dans le temps et lespace et le protge des nombreux dangers qui se prsentent devant lui. Car le hros a fort faire : il doit en particulier, sous peine dtre mis mort, satisfaire les demandes de la fille du roi Fortunatus quun certain roi de Bretagne anonyme veut pouser, mais qui se refuse lui tant que ne sont pas satisfaites ses demandes insenses. Et cest le malheureux Yann qui est charg daccomplir ces actions. Engag dans une qute impossible et toutes les qutes initiatiques sont par principe impossibles raliser sans le secours de la magie , le jeune Yann se trouve confront un problme insoluble. Il se plaint de son sort auprs de son fidle cheval : Il me faut aller chercher le chteau dor de la fille du roi Fortunatus. Et cest un chteau port par quatre chanes dor et par quatre lions les plus forts qui soient au monde. Heureusement, et selon un principe chamanique bien connu, le hros a fait alliance avec le roi des btes. Les animaux viennent son secours et attaquent les quatre lions qui portent le chteau. Alors, aussitt, sengagea, entre ces superbes champions, une guerre de destruction acharne. []

champions, une guerre de destruction acharne. [] Quand ces quatre lions furent tus, on tira sur le chteau au moyen des quatre chanes dor, et on le trana vers la mer. Il se tint sur leau, tranquille comme let fait un navire, si bien quil fut attach, par les quatre chanes dor, larrire du navire de Yann qui le remorqua aussi bien que possible. La qute semble russie. Mais si le chteau dans les airs , avec sa chambre de soleil , a t conquis et amen dans le monde des humains, il ne sert strictement rien parce que les clefs de ce chteau ont t jetes dans la mer par la princesse elle-mme. Il reste donc trouver une solution pour pntrer lintrieur du chteau qui recle en lui-mme tous les mystres de lAutre Monde. Il faut donc que Yann entreprenne une autre qute, galement impossible. Et ce nest quavec son alliance avec les animaux, en loccurrence le roi des poissons, que le jeune Yann rcupre les clefs qui permettront enfin de pntrer lintrieur mme du mystre{96}. Ce rcit se termine par la victoire du jeune Yann qui finit par pouser la princesse aprs que celle-ci a russi liminer le roi de Bretagne en le tuant sans vergogne. Yann est maintenant en possession de la desse solaire ; il a obtenu enfin la connaissance pleine et entire de cet Autre Monde dans lequel il a pntr non seulement par sa volont farouche, mais avec laide de cet trange personnage quest son cheval. Et cest encore un lment chamanique de premire importance. Animal funraire et psychopompe par

excellence, le cheval est utilis par le chamane, dans des contextes diffrents, comme moyen dobtenir lextase, cest--dire la sortie de soi-mme qui rend possible le voyage mystique. Ce voyage mystique, rptons-le, na pas ncessairement une direction infernale ; le cheval permet aux chamanes de senvoler dans les airs, datteindre le Ciel. [] Le cheval porte le trpass dans lau-del ; il ralise la rupture de niveau, le passage de ce monde-ci dans les autres mondes. [] Psychopompe et funraire, le cheval facilitait la transe, le vol extatique de lme dans les rgions interdites. La chevauche symbolique traduisait labandon du corps, la mort mystique du chamane{97}. Un texte comme celui de la Saga de Yann, tout empreint de rminiscences chamaniques, se prsente donc comme une parfaite illustration de la conqute, par un tre humain, dun Autre Monde, situ dans ce cas quelque part dans linfini du Ciel. Un autre conte breton, recueilli au XIXe sicle dans lle dOuessant, mais qui tmoigne de la permanence dune croyance remontant la nuit des temps, conte intitul les Femmes-Cygnes, est encore plus prcis sur ce sujet. Le hros de lhistoire est un jeune berger, du nom de Pipi Menou qui, chaque jour, lorsquil fait patre son troupeau dans une prairie au bord dun tang, voit de grands oiseaux tout blancs, toujours trois, jamais plus et jamais moins, qui venaient de lhorizon le plus lointain et qui tournoyaient sur ltang. Et aprs avoir tournoy un long moment, les grands oiseaux blancs se posaient sur le rivage, au bord de leau tranquille

posaient sur le rivage, au bord de leau tranquille parseme de joncs et de nnuphars. Mais alors se produisait quelque chose de merveilleux : ds quils touchaient terre, les grands oiseaux tout blancs se transformaient en belles jeunes filles toutes nues qui, aprs avoir rejet leur plumage doiseau, se baignaient dans ltang et y foltraient sous les doux rayons du soleil. Puis lorsque le soir tombait, elles revenaient sur le rivage, ramassaient leur plumage, y pntraient, et slevaient dans lair pour disparatre, trs haut, dans un grand bruit dailes, en direction du soleil couchant . Bien sr, le jeune berger est trs intrigu par ce mange et voudrait bien en savoir plus. Or, cest sa grand-mre qui, dans ce cas, joue le rle dinitiatrice et lui rvle la ralit de sa vision : Ce sont des femmescygnes, mon enfant. Elles sont les filles dun puissant enchanteur. Elles habitent en un beau palais tout dcor dor et de cristal, un beau palais qui est trs haut dans le ciel, retenu par quatre chanes dor audessus de la mer. Pipi Menou na plus quune ide en tte : aller voir ce qui se passe dans ce chteau dans les airs. De plus, il semble trs bloui par limage radieuse et intemporelle que lui offrent ces tres venus dailleurs. Sur les conseils de sa grand-mre, il drobe le plumage de lune des femmes-cygnes et ne consent le lui rendre que si elle lemmne jusqu ce palais ferique. Aprs avoir discut avec ses deux compagnes, la femme-cygne accepte le march propos par le berger. Il lui rend donc son plumage. Elle lenfila prestement,

le fit monter sur son dos, et les trois surs slevrent dans les airs, si haut que le jeune garon ne vit plus ni la terre ni leau. Il ny avait que du ciel bleu et tout autour les rayons du soleil qui le noyaient dans une lumire dore. Et bientt, Pipi Menou aperut le chteau de lEnchanteur. Ctait un palais dor et de cristal, plus lumineux que le soleil lui-mme, retenu au-dessus des nuages par quatre chanes dor qui descendaient du ciel{98}. Bien sr, comme dans de nombreux contes dans ce genre o le hros est confront avec des preuves imposes par lEnchanteur, le diable ou une quelconque divinit, lhistoire se termine le mieux du monde : le jeune berger pouse lune des femmescygnes, mais, ce qui est un signe rvlateur de lappartenance de ces femmes lAutre Monde, on raconte que les enfants qui leur naquirent furent tous enlevs par les fes de la mer . Mais si lAutre Monde est situ dans le Ciel, quil soit un chteau retenu par quatre chanes dor ou quil soit une lointaine toile chappant au temps des humains, il faut y parvenir, ce qui ne peut se faire que par des moyens surnaturels qui sapparentent bien entendu la magie. Et cet envol vers le chteau ferique nest pas simple accomplir. L encore, les contes populaires ont gard les vestiges dantiques rituels, comme le montre un autre conte breton armoricain dont il existe deux versions, lune du Morbihan{99}, lautre du Finistre{100}. Le hros de lhistoire est encore un jeune garon qui, sans doute par hrdit ou par une initiation prcdente, a acquis la

hrdit ou par une initiation prcdente, a acquis la connaissance du langage des oiseaux , et le pouvoir de les commander, ce qui est une technique chamanique bien tablie, rpandue dans tout le domaine o officient encore de nos jours les hommes mdecine . Donc, le jeune hros de lhistoire se lance dans lexploration du monde, non seulement de celui qui est visible et tangible, mais de celui quil sent prsent ct de lui. Il russit de nombreuses preuves grce laide dune pie qui lemporte sur son dos, car, en ces temps-l, les pies taient alors plus grandes et plus fortes quelles le sont maintenant , rfrence vidente la ractualisation de lillud tempus, au temps de lge dOr, que prtendent effectuer les chamanes par leur rituel plus ou moins magique. la fin de ce voyage initiatique, il doit se rendre en un chteau suspendu dans les airs o se trouve la princesse dont il est amoureux. Cest un gant volant qui est charg de le conduire dans ce chteau ; mais ce gant, qui ressemble bien un ogre, a besoin de beaucoup de nourriture. Pour commencer ce vol travers lespace, le gant reut pour commencer de gros morceaux de viande, puis de plus petits. Ils taient une lieue et demie, mais il ne restait plus de viande. Le gant dit : Il faut que tu coupes un morceau de ta fesse . Cest ainsi que le jeune hros dcoupe un morceau de sa chair pour le donner manger son transporteur ; et cest grce cette auto-mutilation quil parvient destination et quil peut pouser la princesse dont il est pris.

On ne peut que penser lun des pisodes de La Fin de Satan de Victor Hugo, quand il dcrit la folle ascension de Nemrod en direction du Ciel dans un coffre tir par quatre aigles qui demandent, intervalles rguliers, de la chair manger. Et nayant plus rien leur donner, Nemrod leur donne son esclave dvorer. Certes, on est ici en pleine exagration pique, mais il faut reconnatre que Hugo sest incontestablement inspir de toutes les lgendes concernant le vol chamanique vers lAutre Monde, pendant lequel le nophyte, druide, chamane ou simple hros, doit payer de sa personne, soit charnellement, soit en subissant une crise dmentielle, ce qui est le cas de tous les apprentis chamanes qui ont pu tre observs tant en Asie quen Ocanie et en Amrique. Car tout se paie, et il ny a que les tides qui ne soient pas admis au royaume de Dieu, si lon prend la lettre certaines paroles des vangiles. La crise dmentielle ou la mutilation apparaissent donc comme indispensables si lon veut transgresser les interdits (cest--dire les limites de la logique habituelle) et accder un niveau de conscience suprieur. Tel Odin-Wotan pendu un arbre et perdant un de ses yeux pour acqurir le don de double vue, le hros, quil soit druide ou chamane, doit payer le prix fort pour franchir les limites de domaines qui lui sont inconnus et quil cherche pntrer tout prix. Cest ainsi que, dans toutes les mythologies, laveugle ou le borgne est voyant, le manchot habile manier

lpe ou la massue, le boiteux imbattable la course. Les exemples ne manquent pas dans les rcits mythologiques. La tare physique est la preuve que liniti a abandonn quelque parcelle de son humanit pour acqurir quelque chose dautre, de nature divine, quelque chose qui lui permet de sintroduire dans une autre dimension. Le Chteau dans les Airs nest quun symbole, bien sr, mais il explique pourquoi, tant de personnages humains tentent de survoler les ocans et la terre elle-mme pour y accder, ne ft-ce quau dtriment de leur intgrit physique.

6. Le vol magique et chamanique


Les divers mythes, contenus dans les popes anciennes et les contes populaires, et concernant lexistence dun chteau dans les airs ainsi que la ralit dun vol magique vers cet endroit cleste, font allusion un temps o la communication entre le Ciel et la Terre tait possible ; la suite dun certain vnement ou dune faute rituelle, la communication a t interrompue, mais les hros et les medicine men russissent nanmoins la rtablir. [] Les medicine men australiens, comme nombre dautres chamanes et magiciens dailleurs, ne font autre chose que restaurer provisoirement, et pour eux seuls, ce pont entre le Ciel et la Terre, jadis accessible tous les humains{101} . Et quoi quil en soit des mthodes utilises, celles-ci ont imprgn de faon durable les rcits, les croyances et les rituels qui se manifestent encore notre poque dans toutes les parties du monde. Un lment bien connu et rpercut abondamment dans les archives du Moyen ge, et jusquau XVII e sicle en Occident, est le fameux vol des sorcires . Limage la plus courante est celle o lon voit la sorcire senduire le corps dun certain onguent ou enfourcher un balai pour senvoler (la plupart du temps par la chemine) et gagner rapidement le lieu o

temps par la chemine) et gagner rapidement le lieu o se tient le Sabbat prsid par le diable en personne, personnage mythologique sous lequel se cache une divinit cornue (tel le Gaulois Cernunnos aux bois de cervid) des temps antrieurs au christianisme. Les minutes des procs pour sorcellerie sont abondamment pourvues en tmoignages qui concordent tous sur ce point : les sorcires peuvent se dplacer dans lespace comme des oiseaux de nuit. Cette croyance est vieille comme le monde. Dans son roman Lne dOr ou les Mtamorphoses, lauteur latin du Bas-Empire Apule met en scne, dans une ville de Thessalie clbre dans toute lAntiquit comme pays de sorcellerie, mais en contact direct avec le chamanisme des plaines de lAsie centrale son hros, Lucius, apercevant grce la complicit dune servante, son htesse, la bourgeoise Pamphila, senduire le corps dune mystrieuse pommade, se transformer en chouette et senvoler travers le toit. On sait que Lucius veut lui aussi tenter cette exprience ; mais la servante stant trompe donguent, il en est rduit prendre laspect dun ne, ce qui justifie ensuite les multiples msaventures du hros, autant dpreuves qui se prsenteront devant lui sur le chemin de linitiation aux mystres dIsis. Ici, le rapport avec les traditions des peuples des grandes plaines du nord de la Mer Noire est vident. Il se manifeste galement chez les Iraniens, qui sont des Indo-Europens et le sont demeurs mme aprs lislamisation de la Perse, comme en tmoigne le grand

ensemble de contes runis sous lappellation de Mille et une nuits , descendants des Scythes et des Sarmates, et donc trs voisins, culturellement parlant, la fois des Osstes du Caucase et des tribus du Kurgan qui allaient devenir, au terme de leurs migrations successives, les anctres des Celtes occidentaux. Or, dans le lgendaire iranien, le vol chamanique existe, mme sil est devenu quelque peu caricatural avec le clbre thme des tapis volants . Il semble dailleurs que cela ait t contamin par linfluence des techniques indiennes des fakirs, et notamment par la pratique controverse de la corde dresse magiquement et qui sert loprateur pour entreprendre son ascension vers le Ciel. En fait, cette corde des fakirs indiens est lquivalent des chelles ou des escaliers quempruntent les initis pour joindre le Ciel et la Terre, lchelle de Jacob en tant lexemple le plus connu, mais quon retrouve trs souvent dans les rituels des chamanes sibriens. Lide de base est toujours la mme : il sagit de rtablir le lien entre les deux mondes, lien rompu laube de lhumanit par suite dune transgression (celle symbolise par le fameux pch dAdam et ve au Paradis terrestre) ou dune catastrophe naturelle provoque par les dieux jaloux de la puissance croissante dune humanit prenant conscience de son pouvoir de cration, comme cela apparat dans les mythes babyloniens ou dans la lgende grecque (en fait caucasienne) de Promthe, ou encore dans les spculations de Platon propos dun suppos androgynat primitif.

suppos androgynat primitif. Cela dit, le domaine proprement celtique, perptu dans la mmoire ancestrale europenne dont les contes populaires sont laboutissement, est riche en anecdotes qui mettent en valeur le vol magique de certains personnages habilits, selon des causes trs diverses, restituer le lien privilgi qui existait autrefois entre le Ciel et la Terre. Lexemple le plus connu est celui de la fe Morgane des romans dits de la Table Ronde, qui est prsente dans de nombreuses versions de la lgende comme susceptibles dapparatre sous la forme dune corneille. Lun des plus anciens tmoignages de cette croyance se trouve dans la Vita Merlini du clerc gallois Geoffroy de Monmouth, rdige vers 1135. Dans ce texte, lauteur fait parler le barde Taliesin qui revient dune sorte de plerinage dans lle dAvalon o le roi Arthur est en dormition : Neuf surs y gouvernent par une douce loi et font connatre cette loi tous ceux qui viennent de nos rgions vers elles. De ces neuf surs, il en est une qui dpasse toutes les autres par sa beaut et sa puissance. Morgane est son nom, et elle enseigne quoi servent les plantes, comment gurir les maladies. Elle connat lart de changer laspect dun visage, de voler travers les airs, comme Ddale, laide de plumes. En somme, il sagit dune description trs fidle dune femme chamane. En tout cas, cest une femme doue des pouvoirs druidiques. Les textes les plus anciens, qui en font la fille dYgerne et du duc de Cornouailles, donc la demisur dArthur, prtendent quelle tait, par nature,

fort doue pour la nigromancie , cest--dire la sorcellerie, et quelle avait t galement la disciple du prophte enchanteur Merlin. Mais elle est avant tout la personnification de la desse-mre primitive, celle que la tradition purement galloise nomme Modron (terme qui signifie maternelle ), mre de Mabon, le jeune soleil longtemps prisonnier des forces obscures et dlivr grce au roi Arthur et ses premiers compagnons, davantage des chamanes que des chevaliers dailleurs, car ils sont tous dous de pouvoirs plus ou moins surnaturels qui leur permettent de vaincre les tres malfiques qui sopposent leur longue qute. Et, dans cette mme tradition galloise, Modron est lquivalent dune certaine Rhiannon (= la royale ), autre aspect de la desse-mre, en laquelle les mythologues saccordent pour reconnatre les traits dpona, divinit gauloise rcupre par les Latins et devenue desse protectrice des tables, si lon en croit les rcits du Bas-Empire romain. Il faut dailleurs prciser que le nom dpona provient dune racine indo-europen epp, signifiant cheval , quon retrouve dans le grec hippos et le latin equus. Sous ce triple nom de Modron (Matrona), Rhiannon (Rigantona) et pona (devenue Macha en galique), celle qui apparat clairement, cest la divinit fminine primordiale, de nature solaire, la cavalire qui est ncessairement psychopompe et qui peut donc conduire, sous certaines conditions, les humains, les dfunts bien sr, mais galement les vivants privilgis, quils soient druides, chamanes ou hros,

privilgis, quils soient druides, chamanes ou hros, dans lAutre Monde. On retrouve encore une fois ici la fonction chamanique du cheval qui, tel le Pgase des Grecs, est capable de slancer vers des horizons insouponns. Or Morgane, sous ses diffrents aspects, nest autre que la Morrigane (terme signifiant la grande reine ) de la tradition galique dIrlande, desse de la guerre, de lamour, de la sexualit pure, mais aussi de la musique, de linspiration potique et des techniques artisanales (comme la Minerve romaine) sous le nom de Brigit (bientt christianise sous le nom de sainte Brigitte de Kildare), fille, ou sur, ou pouse du dieu Dagda, et qui, bien souvent, apparat sous forme de corneille. Car cest une femme oiseau dont le vol travers les airs permet la jonction entre le monde cleste, celui du sidh ou celui des les lointaines, et le monde terrestre, humain, aveugl par les apparences trompeuses de la vie quotidienne matrielle. Comme la Morgane de la tradition brittonique, Morrigane est capable de changer son aspect quand elle le dsire. Ainsi, pendant la fameuse bataille de Cualng o le hros ulate Cchulainn lutte seul contre les guerriers du reste de lIrlande, Morrigane vient lui sous diffrentes formes animales pour le dtourner de son combat, puis blesse par lui, elle devient vieille femme et se fait gurir de ses blessures par le hros. Et, beaucoup plus tard, aprs une lutte plus magique que guerrire contre ses ennemis, pendant laquelle Cchulainn trouve la mort, cest Morrigane elle-mme

Cchulainn trouve la mort, cest Morrigane elle-mme qui, sous laspect dune corneille, vient se pencher sur lpaule du hros et constater son dcs.{102} Il y a dailleurs dans le lgendaire gallois rpercut ensuite dans les romans de la Table Ronde de nombreuses anecdotes concernant lintervention dune troupe de corbeaux ou de corneilles qui viennent au secours dun hros en difficult. Ainsi en est-il dun pisode du rcit arthurien connu sous le titre de Songe de Rhonabwy, contenu dans un manuscrit du XIVe sicle. Cest le fameux pisode des Corbeaux dOwein . Tout, dans cette histoire, se droule dans une atmosphre imprgne de magie. Le tmoin, cest-dire Rhonabwy, est en fait en plein cur dun rve. Il est guid par un certain Iddawc qui le fait circuler parmi des personnages appartenant lpope galloise la plus ancienne. Cest ainsi quil se trouve en prsence du roi Arthur, appel dans ce texte lempereur Arthur, ce qui est dailleurs conforme au prototype qui est un simple conducteur de guerres . Iddawc fait remarquer Rhonabwy la bague et sa pierre enchsse que porte Arthur lun de ses doigts : Une des vertus de cette pierre, cest quelle fera que tu te souviennes de ce que tu as vu cette nuit ; si tu navais pas vu cette pierre, jamais le moindre souvenir de cette aventure ne te serait venu lesprit. En somme, il sagit de lquivalent du rameau dor sans lequel le nophyte Rhonabwy ne pourrait rien voir de ce qui se passe dans cet trange univers peupl de fantmes. De plus,

Arthur est install confortablement assis sur un manteau magique : Gwenn (Blanche) tait le nom du manteau : une de ses vertus, ctait que lhomme qui en tait envelopp pouvait voir tout le monde sans tre vu de personne. Cest galement la vertu du manteau dOengus, le Mac Oc, matre du sidh de Brug-naBoyne : quiconque en est envelopp devient invisible, ce qui permet ainsi certains hros irlandais dchapper aux poursuites de leurs ennemis les plus acharns{103}. Cependant, Arthur demande Owein, fils dUryen (le chevalier Yvain du roman de Chrtien de Troyes), de jouer aux checs avec lui. Owein accepte, mais plusieurs fois, pendant le jeu, on vient dire Owein que les gens dArthur tourmentent sa troupe de corbeaux et font de grands ravages parmi celle-ci. Owein demande Arthur de faire cesser le massacre ; mais Arthur, chaque fois, se contente de lui dire de continuer son jeu. la fin, excd, Owein ordonne lun de ses serviteurs de dresser son tendard. Cest alors que les corbeaux changent compltement dattitude : Ils slevrent en lair, irrits, pleins dardeur et denthousiasme, pour laisser le vent dployer leurs ailes et se remettre de leurs fatigues. Quand ils eurent retrouv leur valeur naturelle et leur supriorit, ils sabattirent dun mme lan furieux sur les hommes qui venaient de leur causer colre, douleur et pertes. Aux uns ils arrachaient la tte, aux autres les yeux, dautres les oreilles, certains les bras et les enlevaient avec eux en lair. Lair tait tout boulevers

enlevaient avec eux en lair. Lair tait tout boulevers et par le battement dailes, les croassements des corbeaux exultant, et dun autre ct par les cris de douleur des hommes quils mordaient, estropiaient {104}. Arthur demande Owein de calmer ses corbeaux, mais ce dernier se contente de lui dire de jouer son jeu , comme sil voulait se venger de lindiffrence du roi lorsque ctaient les corbeaux qui taient attaqus. Finalement, Owein ordonne denlever ltendard et le calme est immdiatement rtabli. Tout cela est bien mystrieux. On se croirait en plein cur du fameux film Les Oiseaux dAlfred Hitchcock. Dans certains pisodes des romans franais de la Table Ronde, il arrive frquemment quun chevalier gardien dun gu, en grand danger dtre vaincu, soit secouru par une troupe de corbeaux qui sacharnent sur lassaillant, et lon apprend ensuite que cette troupe de corbeaux appartient une femme une fe bien entendu qui est lamie du gardien, et quen ralit, ce sont des femmes de lAutre Monde qui apparaissent ainsi sous cette forme doiseaux. Et souvent ce gardien du gu est appel Urgben ou quelque chose dapprochant, et cest presque le nom du roi Uryen, le pre dOwein. Or, dans les gnalogies galloises, en particulier dans un texte intitul lExtraction des hommes du nord , il est question de la ligne de Kynvarch quon place nettement sous la protection dune troupe de corbeaux. Dailleurs, la fin du rcit gallois dOwein et la Dame de la Fontaine, version archaque du Chevalier au Lion de Chrtien de Troyes,

archaque du Chevalier au Lion de Chrtien de Troyes, est prcise ce sujet : Owein retourna vers ses vassaux, cest--dire vers les trois cents pes de la tribu de Kynvarch et la troupe des corbeaux. Partout o il allait avec eux, il tait vainqueur {105}. Incomprhensible en lui-mme, cet pisode des corbeaux dOwein se rfre videmment dantiques rituels chamaniques dont subsistent quelques bribes disperses dans les rcits mythologiques, non seulement dans lpope irlandaise et dans la tradition du Pays de Galles, mais galement, et ce nest certainement pas une concidence, dans les rcits soidisant historiques du Gaulois latinis Tite-Live, collecteur de lgendes archaques quil a intgres dans les premiers livres de son Ab Urbe condita. En effet, lors de linvasion de lItalie, vers 387 avant notre re, on sait que les Gaulois semparrent de Rome lexception du Capitole. On sait aussi que lattaque contre ce Capitole par les Gaulois choua parce que les oies sacres du sanctuaire de Junon avaient averti les Romains de la prsence des ennemis. Cest dailleurs encore un lment de plus pour mettre en valeur le rle des oiseaux dans tout conflit mythologique, ce quest en ralit lexpdition gauloise contre Rome. Mais aprs cette prise manque de la citadelle romaine par excellence, il y a dautres pisodes qui mritent notre attention. Tite-Live (VII, 26) raconte en effet un curieux combat entre un Gaulois de grande taille et un Romain du nom de Marcus Valerius. Mais le rcit de cette bataille est plus

dtaill chez le compilateur Aulu-Gelle (IX, 13), qui cite abondamment un passage de lhistorien Claudius Quadrigatus (dont les ouvrages sont perdus), et qui nous montre le Gaulois nu, sans autre arme quun bouclier et deux pes . Ce Gaulois crie dune voix formidable que celui qui veut se mesurer avec lui paraisse et savance. La taille norme et lhorrible figure du barbare (cest un Romain qui sexprime !) inspiraient tant deffroi que personne nosait rpondre . On croirait lire une description de lIrlandais Cchulainn, le guerrier solitaire mais gigantesque, face aux quatre armes qui agressent son pays dUlster. Cependant, le Romain Marcus Valerius savance et ose rpondre au dfi du Gaulois. La lutte est impitoyable et Valerius est sur le point de succomber lorsquun corbeau se prcipite, attaque le Gaulois et tente de laveugler, permettant ainsi au Romain davoir raison de son adversaire. Et cest de l, dit-on, que Valerius fut par la suite honor du surnom de Corvinus. Il est vident quil y a ici une certaine inversion, le corbeau se faisant le champion du Romain contre le Gaulois, mais le concept mythologique est identique : certains guerriers sont sous la protection dun animal, mammifre ou volatile, peu importe, ce qui suppose une sorte de totmisme demeur prsent dans linconscient collectif. On retrouvera ce totmisme plus ou moins sousjacent dans un pisode du Didot-Perceval, lun des rcits franais du XIII e sicle qui est une sorte de

rcits franais du XIII e sicle qui est une sorte de dmarquage du Perceval de Chrtien de Troyes. On y assiste un combat acharn entre le hros du Graal, cest--dire Perceval, et un certain Urbain (ou Urgben), dans lequel il nest pas difficile de reconnatre le roi Uryen, pre dOwein-Yvain, le Chevalier au Lion . Au plus fort de la lutte, une troupe doiseaux plus noirs quaucune chose quil avait jamais vue vient au secours dUrbain, sur le point, lui aussi, de succomber sous les coups de son adversaire. Perceval tue lun des oiseaux qui se mtamorphose aussitt en cadavre de jeune fille. Renseignements pris et obtenus, on apprend quil sagit dune troupe forme par les surs de lpouse dUryen, une dnomme Modron, autrement dit la Matrona gauloise (la Marne divinise), qui deviendra ensuite la fe Morgane aprs avoir t la Morrigane irlandaise. Et comme, dans certaines versions de la lgende arthurienne, il est dit que Morgane a t un temps lpouse du roi Uryen, et donc la martre (sinon la mre) dOwein-Yvain, on en vient se persuader que les fameux corbeaux dOwein ne sont autres que les surs de la matresse dAvalon, signale par Geoffroy de Monmouth, qui ont le pouvoir de se mtamorphoser en oiseaux. De toute faon, dans la tradition celtique, les oiseaux sont lis un personnage divin de sexe fminin. Cest ainsi que, dans la deuxime branche du Mabinogi gallois, on apprend que Rhiannon, la grande reine, mais aussi la desse cavalire, quivalente de lpona galloromaine, a toute autorit sur une troupe doiseaux, qui

sont probablement des corbeaux ou des corneilles. Lorsque le hros Brn Vendigeit (Brn le Bni) a entran ses guerriers en Irlande pour dlivrer sa sur Branwen, maltraite par le roi dIrlande, et quil a pri au cours de lexpdition, les rescaps reviennent dans lle de Bretagne et sinstallent dans une curieuse forteresse qui leur fait oublier le temps et la tristesse : Ils commencrent se pourvoir en abondance de nourriture et de boisson, et se mirent manger et boire. Trois oiseaux vinrent leur chanter certain chant auprs duquel taient sans charme tous ceux quils avaient entendus. Les oiseaux se tenaient au loin audessus des flots et ils les voyaient cependant comme sils avaient t avec eux {106}. Or, sait-on que le nom de Brn (qui est du genre fminin en gallois comme en breton) signifie corbeau et que celui de Branwen veut dire corbeau blanc ? De plus, il faut signaler que ce nom de Brn est fortement ambigu, car il peut galement avoir le sens de hauteur , colline , et par extension de chef . Cest bien dans ce contexte quon peut reconnatre le personnage mythologique de Brn le Bni sous le nom latinis de Brennus, chef gaulois vainqueur de Rome en 387, et dans celui dun autre Brennus, plus ou moins mythique celui-l, chef de lexpdition gauloise contre Delphes, un sicle plus tard. Les oiseaux de Rhiannon apparaissent donc comme les allis du clan de Brn, comme ils le sont du clan dUryen et de son fils Owein. Mais, ce titre, ils peuvent aussi bien tre bnfiques envers certains, et

malfiques envers dautres. Dailleurs, dans une des Triades de lle de Bretagne, vritable condens de la tradition brittonique primitive, il est question de ces oiseaux de Rhiannon qui tuent les vivants et rveillent les morts . Lpisode des corbeaux dOwein dmontre cette ambigut, et il en est de mme dans un conte traditionnel gallois, recueilli et publi au dbut du XIXe sicle dans la compilation connue sous le titre de Iolo Manuscripts, et qui est rattach la vaste pope arthurienne, le conte des Oiseaux de Drutwas. Drutwas, fils de Tryffin, lun des chevaliers de la cour dArthur, a pous une femme-fe qui lui a donn comme cadeau trois oiseaux merveilleux. Ces oiseaux comprennent les paroles humaines et obissent en tous points ce que leur ordonne leur matre. Drutwas les emmne toujours dans les batailles o ils font des prodiges en attaquant les ennemis, ce qui permet leur matre dtre partout vainqueur, comme Owein, avec sa troupe de corbeaux. Mais Drutwas en conoit tant dorgueil quil se croit capable de tout. Il en arrive dfier le roi Arthur en combat singulier ; mais il envoie sa place, sur le lieu fix pour la rencontre, ses fameux oiseaux en leur disant de tuer le premier homme qui sy prsentera. Or, la sur de Drutwas tait depuis longtemps amoureuse dArthur. Ayant appris le pige dans lequel son frre veut attirer le roi, elle fait parvenir celui-ci une lettre pour lui donner rendez-vous dans un autre endroit, et elle sarrange pour le retenir le plus possible,

endroit, et elle sarrange pour le retenir le plus possible, au-del de lheure fixe pour le combat. Drutwas, dsireux en quelque sorte de ramasser les morceaux, sen vient bien plus tard au lieu de la rencontre ; mais comme personne ne sy tait encore prsent, ses propres oiseaux, obissant aveuglment ses ordres, se prcipitent sur lui et le tuent {107}. En somme, la morale est sauve et la mchancet de Drutwas se retourne contre lui. Dailleurs, dans le rcit le plus clbre de la littrature pique dIrlande, la Razzia des bufs de Cualng, il est dit expressment que tout bon guerrier doit connatre le jeu des corbeaux noirs . Quel est donc ce jeu des corbeaux noirs ? Une rponse cette question se trouve peut-tre dans la Gographie du Grec Strabon (IV, 6), qui se fait lcho dune tradition rapporte par le voyageur Artmidore propos dun port situ dans lAtlantique, vraisemblablement proximit de la Grande Brire. En effet, nous dit-on, dans un port de locan, quand deux personnes se disputaient au sujet dune affaire, elles plaaient une planche en un lieu lev et, sur cette planche, deux gteaux, chaque partie ayant le sien . Des corbeaux dont laile droite tait blanche se jetaient alors sur les gteaux, et celle des deux parties qui avait eu son gteau culbut triomphait . trange coutume en vrit, qui tient la fois de lordalie et aussi de pratiques chamaniques bien connues sur le continent nord-asiatique. Il ne faudrait aussi pas oublier que le corbeau est

Il ne faudrait aussi pas oublier que le corbeau est lanimal totmique du dieu panceltique Lug et que la ville de Lyon (Lugdunum, la citadelle de Lug , si lon en croit certains historiens de lAntiquit) a t fonde lemplacement o stait abattue une troupe de corbeaux. Quant aux rapports du dieu germanique Odin-Wotan avec les corbeaux, ils sont constants et tmoignent encore une fois dun substrat chamanique, sans aucun doute dorigine autochtone, beaucoup plus important quon le pense, dans la mmoire collective des Indo-Europens tablis dans le nord et dans louest du continent. De toute faon, le hros Cchulainn est entour de femmes-oiseaux. Sa naissance, fort mystrieuse et dailleurs double si lon en croit les textes , se prsente sous la protection de femmes-oiseaux qui sont des tres de lAutre Monde. Pourtant, sa mre, Dechtir, sur du roi Conchobar (Conor), est une mortelle ; mais elle apparat sous laspect dun cygne parmi une troupe doiseaux blancs qui rsident dans le sidh. Cchulainn est-il le fils incestueux de Conchobar et de Dechtir ? Trs probablement, mais on lui donne comme pre rel le dieu Lug, dont il est en ralit le double humain{108}, ce qui fait du hros un tre surhumain, chappant certaines maldictions collectives frappant le peuple des Ulates, dtenteur de pouvoirs guerriers acquis par magie et surtout de caractres bien prcis qui lapparentent incontestablement un chamane gar en plein Occident. Et, tout au long de sa vie tumultueuse, Cchulainn est confront avec des

oiseaux qui se rvlent en fait des femmes du sidh apparaissant sous cette forme{109}. Mais ce sont des tres feriques ou divins qui ont le pouvoir de prendre ces aspects doiseaux, gnralement de cygnes blancs, animaux hyperborens par excellence, ou de corbeaux et de corneilles, de couleur noire, qui sont curieusement les attributs prts au dieu Lug, divinit lumineuse et multifonctionnelle qui na strictement rien voir avec lApollon grco-romain, lui-mme dorigine hyperborenne , et dont le sanctuaire parat tre un trange temple situ en Bretagne insulaire, dans lequel chacun saccorde reconnatre le monument de Stonehenge, en plein cur de la plaine de Salisbury, lieu privilgi consacr aux dfunts et aux dieux de lancien temps. Quen est-il des simples humains qui veulent accomplir le priple prilleux vers lAutre Monde par un vol magique et chamanique qui les relie des rituels hrits de la plus lointaine Prhistoire ? Une premire constatation simpose : tant donn que ce qui est en bas est comme ce qui est en haut, daprs la clbre Table dmeraude hermtiste, si les tres de lAutre Monde sont susceptibles de devenir oiseaux et de parcourir sous cet aspect le monde, les humains qui aspirent cette connaissance des domaines interdits peuvent le faire pourvu quils soient dous ou protgs par une puissance intermdiaire. Lascension initiatique octroie la facult de voler au futur magicien. En effet, partout dans le monde, on

futur magicien. En effet, partout dans le monde, on prte aux chamanes et aux sorciers le pouvoir de voler, de parcourir en un clin dil dnormes distances et de devenir invisibles. Magie et chamanisme sont videmment lis. Mais, continue Mircea liade, il est difficile de dcider si tous les magiciens qui croient pouvoir se transporter travers les airs ont connu, au cours de leur priode dapprentissage, une exprience extatique ou un rituel de structure ascensionnelle, cest--dire sils ont obtenu le pouvoir magique de voler la suite dune initiation ou dune exprience extatique qui dclarait la vocation chamanique. On peut supposer quau moins une partie dentre eux ont rellement obtenu ce pouvoir magique la suite et par voie dune initiation. Nombre dinformations, qui attestent la capacit de voler des chamanes et des sorciers, ngligent de nous prciser les modalits dobtention de ces pouvoirs, mais il se peut fort bien que ce silence tienne limperfection de nos sources. Quoi quil en soit, dans bien des cas la vocation ou linitiation chamanique est directement lie une ascension au ciel{110} . On est bien oblig de constater que le vol magique et chamanique est la base de toute connaissance de lAutre Monde. Cest le lien obligatoire, quel que soit le lieu o sont supposes rsider les divinits. Lascension cleste joue un rle essentiel dans les initiations chamaniques. Rites dascension dun arbre ou dun mt, mythes dascension ou de vol magique, de

voyages mystiques au ciel, etc., tous ces lments remplissent une fonction dcisive dans les vocations ou les conscrations chamaniques. [] Lexprience chamanique quivaut une restauration de ce temps mythique primordial et le chamane apparat comme un tre privilgi qui retrouve, pour son compte personnel, la condition heureuse de lhumanit laube du temps. Quantit de mythes [] illustrent cet tat paradisiaque dun illud tempus batifique que les chamanes, pour leur part, retrouvent par intermittence pendant leurs extases. Car il sagit bel et bien dextases, et ce qui est prt aux chamanes peut trs facilement tre attribu aux druides et tous les hros de lpope celtique. Mais quelle est la nature exacte de lextase ? Est-elle provoque par labsorption de certaines substances hallucinognes, ou par suite dun rite magique ? La question na jamais cess dtre dbattue. Dailleurs, il arrive que cette extase soit provoque par un simple accident. Cest un cas de ce genre concernant un certain Grec du nom de Er que rapporte le philosophe Platon dans le chapitre X de La Rpublique : Bless dans une bataille, Er fut trouv dix jours plus tard parmi les morts. On le porta dans sa maison, sans connaissance et sans mouvements. Deux jours aprs, quand on voulut le placer sur un bcher pour lincinrer, il ressuscita, commena parler et raconter de quelle manire taient jugs les hommes aprs leur mort. Il affirma que son me, tant spare de son corps, se rendit en grande compagnie dans un lieu trs agrable

rendit en grande compagnie dans un lieu trs agrable o se voyaient deux grandes ouvertures qui donnaient entre ceux qui venaient de dessus la terre, et deux autres ouvertures pour aller vers le ciel. Er vit les juges qui examinaient ceux qui venaient de ce monde. Quand son tour fut venu, les juges lui dirent quil devait retourner sur terre pour annoncer aux hommes ce qui se passait dans lautre vie. On croirait lire un de ces nombreux tmoignages recueillis auprs de personnes sortant dun coma profond, et quon appelle des N.D.E. (near Death experience, cest--dire exprience prs de la mort ). Ce qui est certain, cest que ce voyage dans lAutre Monde a t accompli par le double du personnage, son corps demeurant inerte et sans vie, comme sil avait t dans un tat cataleptique. Pourtant, dans certaines anecdotes, le voyage parat bien rel, surtout lorsquil est la consquence dun charme magique jet par un sorcier ou mme une maldiction chrtienne prononce par un clerc. Cest ce qui se passe dans un rcit irlandais, la Folie de Suibhn, qui offre certaines similitudes avec les textes les plus anciens, notamment celui du Gallois Geoffroy de Monmouth, concernant la folie de Merlin. la suite dun acte sacrilge, Suibhn, fils de Colman Cuar, roi de Dal Araidhe, est maudit deux fois par Ronan le Beau, abb de Drumiskin, dans le comt de Louth. Engag dans une bataille pour venir en aide lun de ses vassaux, il sent tout coup les effets de la maldiction : Or, tout coup, tandis que le combat redoublait de violence, le roi de Dal Araidhe se sentit incapable de

violence, le roi de Dal Araidhe se sentit incapable de bouger, envahi quil tait par une peur insurmontable. Ses doigts taient paralyss, ses jambes tremblaient, son cur battait une vitesse incroyable, ses sens taient troubls, sa vue brouille. Ses armes lui tombrent des mains, et il ne put se baisser pour les ramasser. Cest ici la description assez prcise du dbut dune crise quon peut qualifier de dmente, mais qui est surtout lindice dun tat de transe. Suibhn en est arriv prsent un point de non-retour : Il se sentit quitter le sol et voler dans les airs, monter lentement, puis tourbillonner comme sil tait pris dans une tornade, laquelle eut tt fait de lloigner du champ de bataille et de lemporter au-dessus dune fort. Et chaque fois que ses pieds touchaient le sol ou heurtaient un arbre, il rebondissait et reprenait sa course folle travers lespace, se demandant quand et comment il lui serait possible de sarrter. Il franchit des valles, des collines, il traversa des plaines, il sgara au milieu de marcages et, enfin, alors que la nuit tombait, il vint sabattre sur un if qui se dressait sur les pentes de la Valle des Fous. Ctait ainsi que lon nommait la valle dErcain, non loin de Ros Bearaig, car elle servait de refuge aux insenss et tous ceux dont lesprit tait quelque peu drang{111}. Et cest l, sur les branches de lif, que Suibhn passe une anne entire, dans le plus complet dnuement, chantant de tristes mlopes, dplorant le sort qui sest abattu sur lui, buvant leau des ruisseaux et se nourrissant de racines et de cresson sauvage.

racines et de cresson sauvage. Tous ceux qui viennent le voir lexhortent reprendre sa vie normale dans sa tribu. Rien ny fait. Suibhn persiste dans son isolement farouche tout en dplorant sa triste destine. Son comportement est en tout cas trangement semblable celui de Merlin, dans le rcit de Geoffroy de Monmouth : il sagit bel et bien ici dune crise de folie qui est caractristique de linitiation chamanique. Tout apprenti chamane doit passer par cette priode de trouble et dincertitude qui est authentiquement une alination mentale. Mais cette crise est indispensable pour acqurir les pouvoirs du chamane. condition, bien sr, de sen gurir. Or Suibhn, contrairement Merlin qui retrouve bientt sa raison aprs avoir bu leau dune source magique, demeure dans cet tat de prostration complte sans pouvoir franchir le pas. Son pouse vient elle-mme le supplier de revenir dans sa tribu et le plaint avec beaucoup de tendresse, lui disant : Je voudrais que des plumes poussant sur ton corps et le mien nous permettent de nous envoler ensemble dans la lumire et les tnbres et dy vagabonder jusqu la fin des temps{112}. Linitiation de Suibhn est donc incomplte, car il est toujours sous le coup de la maldiction de labb Ronan. Celui-ci le poursuit de sa vindicte et, aprs une priode o Suibhn reprend un peu de calme et condescend retourner dans sa tribu, le moine renouvelle ses incantations : En accord avec la volont du puissant Seigneur de toutes choses, je veux que toutes les

Seigneur de toutes choses, je veux que toutes les puissances du mal sacharnent contre Suibhn, quelles le perscutent et le chtient de son orgueil et de sa mchancet ! Je veux que, cette nuit mme, sa frnsie le reprenne et quil aille errer dans les espaces infernaux do il naurait jamais d sortir. Ces incantations ne tmoignent pas particulirement dun esprit de charit chrtienne, mais cest ainsi, et Suibhn est empch de profiter pleinement de lexprience vcue au cours de sa folie , cest--dire au cours de son initiation. Celle-ci lui est dsormais interdite par la volont dlibre dun moine quon pourrait qualifier de contre-chamane , et qui, de toute faon, connat toutes les pratiques magiques des anciens druides. Et en effet, vers la minuit, sa frnsie ressaisit Suibhn. Il se rveilla, croyant entendre des armes lances sa poursuite, slana, bondit par la fentre et senfuit dans la valle qui souvrait devant la forteresse. Cest alors quil est en proie aux tres de la nuit , cest--dire toutes ses terreurs fantasmatiques : Il eut une trange vision : des troncs sans ttes lui apparurent, surgis de lombre. Puis ce furent des ttes sans corps, horribles et grimaantes, qui sapprochrent de lui, manifestement disposes le mordre cruellement, cinq ttes aux cheveux hrisss, qui poussaient des cris affreux. [] Et, dans un lan furieux, toutes les cinq se prcipitrent vers Suibhn qui neut que le temps de reculer pour ne pas se trouver culbut. Alors, il sauta de buisson en buisson dans le fol espoir dchapper ces monstres qui le harcelaient sans relche. Et bien que les valles fussent

harcelaient sans relche. Et bien que les valles fussent larges devant lui, il les franchissait dun bond, allant dune cime lautre avec la lgret dun oiseau et la prcision dune chvre de montagne. Ce vol magique de Suibhn dure toute la nuit, et le malheureux non seulement se trouve en proie ses terreurs qui sont autant de dlires incontrls, mais il doit subir de dures atteintes physiques : Suibhn sentait les ttes sagripper ses mollets, ses genoux, ses cuisses, ses paules, sa nuque, sans quil pt mme se secouer pour sen dbarrasser. Ctait comme sil recevait en plein corps la violence dun torrent sauvage dvalant du sommet dune haute montagne aprs une tornade{113}. Cependant, au matin, puis, il seffondre devant un petit btiment qui est lermitage dun saint homme nomm Moling. Celui-ci le reconnat et le recueille avec beaucoup de compassion ; mais Suibhn continue vivre comme une bte sauvage ct de lermitage, ne se nourrissant que de lait quune femme vient verser chaque jour dans un trou creus mme le sol. Et, par la suite, il prit lamentablement, victime de la jalousie du mari de cette femme qui lui apportait du lait tous les jours. Suibhn na donc pas russi lpreuve que constitue son tat de frnsie morbide, et son vol chamanique ne peut tre quun chec total tant physique que psychique. Dans ce rcit, la ralit du vol magique est incontestablement affirme. Le corps de Suibhn nest pas rest inerte dans la forteresse o il avait trouv refuge. Il en sera de mme dans un conte populaire de

refuge. Il en sera de mme dans un conte populaire de Provence, recueilli la fin du XIXe sicle, et qui semble une lointaine rminiscence de Lne dOr dApule. Il sagit dun jeune homme dOr dApule qui tombe amoureux dune jeune fille dune grande beaut qui vit avec sa mre. Tous les soirs, il va faire sa cour celle quil considre dj comme sa fiance, mais toujours sous la surveillance de la mre. Cependant, ces deux femmes ont la rputation dtre des masques , cest-dire des sorcires et, sans cesse averti par ses amis, le jeune homme dcide den avoir le cur net. Un vendredi soir (la nuit du vendredi au samedi tant propice au sabbat), il prolonge la soire quil passe chez sa fiance en faisant semblant de sendormir profondment. Il joue son rle merveille et, entre ses paupires, il voit les deux femmes devenir de plus en plus nerveuses aux approches de minuit. Elles tentrent un dernier effort pour lveiller, puis elles discutrent voix basse. Enfin, elles semblrent prendre une dcision. Elles teignirent la lumire. La pice se trouva plonge dans lobscurit. Seuls quelques tisons qui brlaient dans ltre permirent au jeune homme de se rendre compte de ce quelles faisaient. Il en fut stupfait. Elles sortirent en effet dune armoire cache un pot qui fut plac sur la table. Elles se dpouillrent de leurs vtements et, en un tour de main, elles furent nues. Elles prirent chacune un peu de la pommade qui tait dans le pot et senduisirent tout le corps dune manire trs mthodique. Elles commencrent par se frotter les pieds, puis les mollets, puis les cuisses, puis,

frotter les pieds, puis les mollets, puis les cuisses, puis, le ventre, la poitrine, le dos et enfin la tte, en prononant chaque fois la formule suivante : sur la feuille. peine eurent-elles termin ces oprations que, tout coup, elles furent transformes en chouettes, et elles senvolrent par la chemine en poussant le cri lugubre de loiseau de nuit, laissant leurs vtements sur une chaise de la pice qui venait dtre le thtre de cette trange mtamorphose. Le jeune homme est dsormais fix : il ne peut plus douter que sa fiance soit une sorcire. Mais sil est abasourdi, il nen demeure pas moins fort curieux. Il dcide de tenter lui-mme lexprience et daller ainsi rejoindre les deux femmes au sabbat. Il se dnude, rpand longuent sur tout son corps comme il la vu faire, mais il se trompe dincantation : au lieu de dire sur la feuille, il rpte sous la feuille. En tout cas, la mtamorphose saccomplit et cest sous forme de chouette quil senvole par la chemine. Mais, passant devant ltre, il se sentit entran, malgr toute sa rsistance, au-dessous de la branche feuille qui y ptillait, de sorte quil commena sy brler dune faon trs dsagrable. Et ce nest pas fini : peine tait-il arriv aux champs quun supplice extrmement pnible commena pour lui. En effet, tant quil tait dans un endroit o la terre tait nue, il volait avec aisance, mais ds quil parvenait aux abords dun bosquet, ou prs dun simple arbuste, il ne pouvait sempcher de passer sous les branches, ce qui lui fouettait terriblement la

sous les branches, ce qui lui fouettait terriblement la tte, le corps et les pattes. Il fut bientt couvert dcorchures et de contusions. Il sentait quil allait succomber et il croyait toucher sa dernire heure, quand le jour parut et que le coq se mit chanter. Lheure des masques tait passe. Il tomba rudement sur la terre humide et se retrouva dans sa forme naturelle. Encore un chec. Mais il faut bien avouer que le jeune homme de cette histoire, dont le ton ironique nest pas dmontrer, ne cherchait rien sinon satisfaire sa curiosit. Il nempche que ceux qui osent saventurer dans les domaines interdits, sans se faire assister par un introducteur dment averti par une initiation antrieure, risquent les pires avanies, y compris une mort non souhaite. Le jeune hros du conte provenal a la chance de sen tirer avec le minimum de dgts. Il se retrouve nu et dans la plus triste situation du monde. Il se releva comme il put et, en boitant, il regagna sa maison en toute hte avant que lon pt le voir. Une fois chez lui, il se coucha, en proie une violente fivre, et il garda le lit pendant plusieurs jours . En fait, limprudent fianc sest laiss aller un dsir insens de pntrer par effraction dans un monde auquel il navait pas droit. Il est sur le point den mourir. Mais sa sant revient. Et ds quil fut guri, il sen alla habiter un autre village, sans donner dexplication, et surtout sans aller rclamer son exfiance et sa mre les vtements quil avait laisss

chez elles{114}. La conclusion quon peut tirer de ces expriences malheureuses est quil ne suffit pas de se rendre en simple visite de politesse chez les tres de la nuit quels quils soient, dieux ou dfunts, mais quil faut dabord savoir ce que lon veut, ce que lon cherche, et surtout connatre exactement les limites impratives quimposent linconscience et lincomptence. Les frontires entre les deux mondes, si tant est quelles soient imprcises, sont peuples bien souvent de monstres qui se font un devoir de sattaquer aux intrus qui ne sont pas dtenteurs de lindispensable rameau dor . Car le rameau dor, sil protge le voyageur dans son errance travers lAutre Monde, est essentiellement celui qui permet la vision de ce qui se passe au-del de la frontire. Le rameau dor nest quun symbole, un objet emblmatique qui peut avoir de multiples aspects. Ainsi, dans le cas du vol magique, il nest pas tonnant de constater que les chamanes utilisent un vtement ou des ornements comportant des plumages doiseaux. Il est clair quau moyen de tous ces ornements, le costume chamanique tend pourvoir le chamane dun nouveau corps, magique, en forme danimal. [] On a rencontr des plumes doiseaux un peu partout dans les descriptions des costumes chamaniques. Qui plus est, la structure mme des costumes essaie dimiter le plus fidlement possible la forme dun oiseau. [] Le mme symbolisme arien se rencontre un peu partout dans le monde, prcisment en relation avec les chamanes, les sorciers et les tres

en relation avec les chamanes, les sorciers et les tres mythiques que ceux-ci parfois personnifient {115}. Il est impossible alors de ne pas penser la description du redoutable druide irlandais Mogh Ruith, lorsquau cours dune bataille entre lui et les druides du parti adverse, il vient de susciter des feux magiques : Stant fait apporter sa peau de taureau brun sans cornes et sa coiffure en plumes tachetes, ainsi que tous ses instruments druidiques, il monta dans son char et, slevant dans les airs aussi haut que les flammes, se mit fustiger celles-ci de manire les orienter vers le nord, tout en chantant des incantations{116}. Mais travers les innombrables mythes concernant le vol du chamane, du sorcier, du druide, ou de tout hros qui sarroge, par son audace, son courage et son intelligence, des pouvoirs en quelque sorte sacerdotaux, il est difficile de savoir sil y a rellement mtamorphose de loprateur ou simplement une vision subjective de celui-ci, un phnomne dextase, provoqu ou non par des hallucinognes, par des techniques appropries ou encore par lintervention dun quelconque gourou , au cours duquel cest le double qui senvole hors du corps et revient ensuite raconter tout ce quil a vu durant son voyage dans lAutre Monde, et parfois rapporter des rponses des problmes que seul le contact avec lAutre Monde permet de rsoudre. Il y a certes des tmoignages plus que troublants. Des sances chamaniques ont t filmes et nous montrent des transformations psychiques qui se

montrent des transformations psychiques qui se rpercutent sur le corps lui-mme. Ainsi a-t-on vu des chamanes devenir des sangliers, sans toutefois changer daspect, se comportant comme des animaux et fouillant la terre avec leurs dents pour en extraire des racines et les mcher. Cest un exemple parmi bien dautres. Et si, comme le fait remarquer prudemment Mircea liade, les pouvoirs attribus aux chamanes, aux sorciers et bien entendu aux druides , revtent souvent un caractre purement spirituel, le vol traduisant uniquement lintelligence, la comprhension des choses secrtes ou des vrits mtaphysiques (Le Chamanisme, p. 373), il est des cas inexplicables. Tels sont, dans le contexte du christianisme et de lislam, les phnomnes bien rpertoris que sont lextase mystique, la lvitation et lubiquit, sans parler des stigmates qui sont plutt des crises dhystrie, et des rves qui, tant individuels, sont absolument incontrlables{117}. Il faut bien reconnatre que toutes ces manifestations sont entoures du plus grand mystre, mais quelles viennent souvent complter et parfois clairer les mythes et les lgendes quon a tendance considrer comme aberrants. En fait, nest aberrant que ce qui erre en dehors de la logique habituelle, celle qui est admise un certain moment par le plus grand nombre dindividus. Mais quest-ce que la logique au regard de ce qui chappe la comprhension humaine ? Autrefois, voler dans les airs tait un mythe, autrement dit une utopie. Or, les

humains parcourent les airs bord davions, oiseaux mtalliques que nos anctres considraient comme du domaine de limaginaire. Et ces mmes humains peuvent mme, dans certaines conditions, se retrouver sur la Lune. Si lon tient compte des immenses possibilits de lesprit, le vol magique , quil soit physique ou quil soit psychique, nen est pas moins une ralit de la pense.

7. Le Pont et le Gu prilleux
Le thme du pont ou du gu prilleux est rpandu universellement, non seulement dans les rites funraires, mais dans tous les rcits concernant le passage dans lAutre Monde. Les chamanes, lgal des trpasss, ont un pont traverser au cours de leur voyage aux Enfers. Comme la mort, lextase mystique implique une mutation, que le mythe traduit plastiquement par un passage prilleux , affirme Mircea liade (Le Chamanisme, pp. 375-376). On a affaire un complexe mythologique dont les principaux lments constitutifs seraient les suivants : a) in illo tempore, aux temps paradisiaques de lhumanit, un pont reliait la Terre au Ciel, et on passait dun point lautre sans rencontrer dobstacles parce quil ny avait p a s la mort ; b) une fois interrompues les communications faciles entre Terre et Ciel, on ne passa plus sur le pont quen esprit, cest--dire en tant que mort ou en extase ; c) ce passage est difficile, en dautres termes il est sem dobstacles et toutes les mes narrivent pas le traverser ; il faut affronter les dmons et les monstres qui voudraient dvorer lme, ou encore le pont devient troit comme une lame de rasoir au passage des impies, etc. : seuls les bons, et particulirement les initis, traversent facilement le pont [] ; d) certains privilgis russissent nanmoins

pont [] ; d) certains privilgis russissent nanmoins le traverser de leur vivant, soit en extase, comme les chamanes, soit de force, comme certains hros, soit, enfin, paradoxalement, par la sagesse ou par linitiation. Ces spculations mtaphysiques, formellement attestes chez tous les peuples qui ont pratiqu ou qui pratiquent encore le chamanisme, ont largement dbord sur les systmes religieux qui se sont infiltrs peu peu dans leurs territoires. Cest ainsi que le bouddhisme tibtain les a rcupres presque totalement, comme le prouve le clbre Bardo Thodol, Livre des Morts , compilation dincantations, de prires et de conseils destins faciliter le passage de lme dans lAutre Monde. Lislam et le christianisme en ont gard de nombreux souvenirs, et la notion de Purgatoire , dont lorigine irlandaise a t dmontre avec brio par Jacques Le Goff, en est la suite logique dans le monde occidental. Mais, aux temps druidiques, la tradition celtique en a t imprgne de faon indlbile. Et, sur ce sujet, deux textes apparaissent comme fondamentaux : lun, assez tardif, appartient au cycle arthurien en langue franaise ; lautre, sans doute plus archaque, est en galique dIrlande. Cest dans le Lancelot ou le Chevalier la charrette de Chrtien de Troyes, vers 1175, que se trouve la plus remarquable description de ce pont qui relie les deux mondes. Le point de dpart est donc lenlvement de la reine Guenivre par le sinistre Mlagant, matre de

reine Guenivre par le sinistre Mlagant, matre de cet trange royaume de Gorre, do nul ne revient . Le snchal Ka, frre de lait du roi Arthur, toujours brave mais trs prsomptueux, se lance la poursuite du ravisseur, mais il choue dans sa tentative : il est bless et fait prisonnier. Ce sont finalement Gauvain, le neveu dArthur et le valeureux Lancelot du Lac qui entreprennent, sparment, cette qute aventureuse dans le but de dlivrer la reine. videmment, sous le couvert dun rapt historicis, matriel, pourrait-on dire, se cache une autre ralit : la reine Guenivre est morte, comme Eurydice, et, pour les chevaliers dArthur, il convient dagir comme un chamane, savoir pntrer dans les Enfers, vaincre la mort, rcuprer lme gare et la ramener vivante la cour dArthur. Cest dautant plus important que la reine Guenivre reprsente symboliquement la souverainet, et que sa disparition prive la royaut dArthur et donc toute la socit qui gravite autour de lui de sa lgitimit. Au cours de cette qute, qui est plutt une errance labyrinthique, Lancelot est oblig de monter dans la charrette dinfamie , cest--dire la charrette dans laquelle on conduit ceux qui sont condamns au pilori. Aprs un certain temps dhsitation qui lui sera dailleurs reproch plus tard par la reine Guenivre elle-mme , il shumilie volontairement dans cette charrette et se trouve en butte aux quolibets et aux injures de ceux quil rencontre sur son chemin. Hberg ensuite chez un vavasseur, il expose le but de sa qute. Son hte lui rvle alors quil vient

sa qute. Son hte lui rvle alors quil vient demprunter le chemin le plus dangereux pour parvenir au royaume de Gorre et quil connat un autre chemin, plus paisible, mais beaucoup plus long. Lancelot choisit le chemin le plus court et le plus prilleux, et, le lendemain, il part en compagnie des deux fils du vavasseur. Ils parvinrent peu aprs au Passage des Pierres. Une bretche en barrait lentre, avec un guetteur aux aguets. Il sagit bien sr dun passage troit , un premier barrage sur la route qui mne lAutre Monde. Lancelot est oblig de lutter contre les guerriers qui veulent lui interdire daller plus loin. Mais il est vainqueur et, avec ses deux compagnons, il sengage dans ce qui nest pas encore un domaine interdit mais une zone frontire o peuvent se prsenter de multiples dangers. Les trois hommes sont hbergs chez une mystrieuse Dame qui est sans aucun doute une des gardiennes de cette zone imprcise. Au cours du souper, surgit un arrogant chevalier tout arm qui injurie Lancelot, lui reproche dtre mont dans la charrette dinfamie et lavertit solennellement quil lui arrivera malheur sil continue son chemin et sil tente de franchir le Pont de lpe . La menace nest pas vaine et larrogant chevalier sexprime ainsi : Toi qui prtends franchir le Pont de lpe, coute un peu : tu passeras leau si tu veux, sans peine et sans histoires. Grce moi, tu feras une rapide traverse dans une barque. Mais, sil me plat, quand tu seras sur lautre bord, je viendrai te rclamer le prix du passage, et ce

bord, je viendrai te rclamer le prix du passage, et ce sera ta tte, selon mon bon plaisir. Il nest pas difficile de reconnatre dans le chevalier arrogant lquivalent de Charon, le nocher des Enfers. Tout passage doit se payer, et au prix fort : si on ne meurt pas avant de franchir leau prilleuse, on risque sa tte en pntrant indment dans le monde interdit o ne sont admis que les dfunts. Bien entendu, Lancelot refuse dcouter plus longtemps larrogant chevalier et accepte de le combattre. Il est vainqueur de ce duel et ne consent laisser la vie sauve son adversaire que sil sengage monter lui-mme dans la charrette dinfamie, ce que refuse obstinment le vaincu. Survient alors une jeune fille qui lui demande de lui accorder un don. Croyant quelle vient implorer la grce de larrogant chevalier, Lancelot accepte. Mais lorsque la jeune fille lui annonce que le don quil a accord est tout simplement la tte du vaincu qui est parat-il flon et dloyal , Lancelot hsite et donne une dernire chance son adversaire. Il est de nouveau vainqueur et, pour respecter le don auquel il sest engag, mais quil dsapprouve formellement, il coupe la tte de larrogant chevalier et la remet la jeune fille qui la jette immdiatement, et sans explication, dans un vieux puits. Voici donc Lancelot libre de poursuivre son chemin vers le royaume de Gorre. Il est de nouveau hberg chez la Dame qui lavait dj reu, et, le lendemain, il part, toujours en compagnie des deux fils du vavasseur, mais galement dun certain nombre dexils qui voulaient le suivre ,

tous dsireux dchapper la tyrannie du sinistre Mlagant et plaant tous leurs espoirs dans la russite du hros. Ils atteignirent alors le Pont de lpe et aucun deux ne fut assez hardi pour ne pas smouvoir. Ils avaient mis pied terre et regardaient avec stupeur ce pont effrayant. On voyait fuir leau perfide aux flots noirs et grondants, comme ceux dun torrent infernal, et on savait tout aussitt que, tomb dans ce courant prilleux, nul ne pourrait rsister. Quant au pont qui le franchissait, on voyait bien quil ntait pareil aucun autre : ctait une grande pe bien polie qui brillait de blancheur, jete en travers de leau froide. Elle mesurait bien deux lances de longueur. Il y avait sur chaque rive un grand billot de bois o elle tait fiche. Certes, on ne pouvait craindre une chute cause par sa rupture ou son flchissement, car elle semblait dune solidit et dune raideur toute preuve. Mais, ce qui ajoutait encore la terreur, ctait dapercevoir sur lautre rive deux lions, ou bien deux lopards, enchans un bloc de pierre. Leau, le pont et les fauves, tout alentour glaait deffroi. Les fils du vavasseur tentent dsesprment de dissuader Lancelot dentreprendre une traverse aussi prilleuse, mais rien ny fait : Il ta son armure de manire conserver toute sa souplesse. Il ne pouvait pas ignorer bien sr quil narriverait pas indemne et sans entailles au terme de lpreuve ; mais il avait la certitude que sur cette pe plus affile quune faux de moissonneur il pourrait se tenir fermement, les mains nues et les pieds libres. Peu lui importaient alors les

nues et les pieds libres. Peu lui importaient alors les plaies aux mains et aux pieds : mieux valait sestropier que tomber du pont et prendre un bain forc dans une eau de laquelle il ne pourrait jamais sortir. Alors, il se lana hardiment et, force de tnacit et dendurance, ne cessant de penser celle quil aimait, saidant des mains, des pieds et des genoux, il rampa sur lpe et parvint enfin au but dsir. Alors, il se rappela les deux lions quil avait aperus de lautre rive et promena son regard autour de lui. Mais il ny avait rien, pas mme un lzard{118}. Il est certain que, dans ce texte dune tonnante prcision, le romancier champenois na rien invent : il se contente de raconter, dans le style de son poque, une aventure quil a entendue par voie orale ou quil a dcouverte dans un manuscrit aujourdhui perdu, mais de toute faon dorigine celtique. Or, il ne fait aucun doute que lon se trouve en prsence dune tradition profondment marque par les croyances et les rituels chamaniques. Et le fait que la vision des deux lions ntait quun fantasme qui svanouit une fois lpreuve accomplie prouve que le hros a agi en tat dextase, sinon sous le coup dune hypnose caractrise. Toute la problmatique des chamanes se trouve en effet contenue dans cet pisode rdig dans le plus pur style chevaleresque de la socit courtoise de la fin du XII e sicle. On en retrouvera lquivalent dans une autre pope dorigine chamanique, le clbre Kalevala finlandais o le barde primordial Vainminen, en tat de transe, accomplit son voyage vers Tuonela, nom que

porte lAutre Monde dans la tradition finno-ougrienne : dans un des pisodes les plus essentiels de cette vaste compilation, le barde est contraint daffronter de nombreux dangers qui se dressent devant lui, et surtout il doit traverser un pont compos dpes tranchantes et de poignards acrs. Dans ces mythes, ce passage paradoxal souligne justement que celui qui russit le raliser a dpass la condition humaine : il est un chamane, un hros ou un esprit, et en effet on ne peut raliser le passage paradoxal que si lon est esprit {119}. Lancelot, comme Vainminen, dbarrass dun instinct de survie parfaitement goste, nantise compltement toutes les terreurs ancestrales quil a affrontes, bon gr mal gr, au cours de son existence, et se prsente alors comme un pur esprit rtablissant le pont qui existait, dans les temps primordiaux, entre la Terre et le Ciel. Ce nest dailleurs quune preuve parmi dautres. De nombreux ennuis attendent le chevalier dans le royaume de Gorre. Dabord, ses blessures constituent un handicap. Ensuite, il doit lutter contre Mlagant pour que celui-ci puisse lautoriser quitter cet trange royaume avec la reine Guenivre. Ce quil ne fera dailleurs pas, prenant Lancelot dans le pige des contraintes chevaleresques. De plus, pour accder Guenivre, Lancelot devra subir une preuve quivalente : pour pntrer dans la chambre o se trouve la reine, il doit en effet franchir un autre passage troit , en loccurrence une fentre dfendue par de solides barreaux de fer. Pour rejoindre

dfendue par de solides barreaux de fer. Pour rejoindre celle quil aime, et qui est le but de ce voyage prilleux, il est oblig de tordre les barreaux afin de se frayer un passage, utilisant ainsi le maximum de sa force et, ce faisant, se couvrant de blessures sanglantes. Certes, il sera finalement le vainqueur incontestable de cette qute, mais ce nest pas lui qui aura lhonneur de ramener Guenivre la cour du roi Arthur. Cest Gauvain qui accomplira cette mission aprs stre introduit dans le royaume de Gorre par un mystrieux pont sous leau dont lauteur ne dit absolument rien. Le pont constitue donc, symboliquement, le chemin troit que tout humain doit emprunter, quil soit vivant ou mort, lorsquil veut accder lAutre Monde. Mais cet Autre Monde, trs indfinissable, trs prsent pourtant sur la surface de la terre sans quon le discerne, est aussi le lieu de linitiation, de lillumination, pourrait-on dire, si ce terme ntait pas autant li aux spculations bouddhistes. Et la tradition celtique dIrlande en fait laccs la connaissance, une des portes qui souvrent sur une ralit suprieure, celle dont parle Platon dans sa fameuse allgorie de la caverne. Le franchissement du pont, si difficile quil soit, est en somme la libration de ltre enchan au fond de la caverne, le dos tourn vers la lumire extrieure dont on ne voit que le reflet sur le mur den face. Cest ce que semble dmontrer un autre texte celtique, Lducation de Cchulainn, rcit en langue galique tardivement collect dans un manuscrit du

XVIII e sicle mais qui, compar avec un texte plus ancien, La Courtise dmer, est riche denseignements sur le rle jou par le chamanisme dans la constitution de lidologie druidique. Le texte de Lducation de Cchulainn fait apparatre de curieuses coutumes chez les Irlandais de lpoque pr-chrtienne, en particulier lobligation pour tout futur guerrier daller se perfectionner non pas chez un matre irlandais, mais cossais, ou tout au moins de lle de Bretagne, car on ne sait jamais trs bien, dans toutes ces popes, o est la diffrence entre la Bretagne (insulaire) et lcosse proprement dite. Cette premire constatation fait penser ce que dit Csar des druides gaulois qui allaient sinstruire dans lle de Bretagne, ce qui laisse supposer que celle-ci tait vraiment pour tous les peuples celtes un centre la fois religieux, culturel et militaire dune importance exceptionnelle. Il faut aussi remarquer que, dans tous les textes celtiques, irlandais en particulier, il y a toujours un jeu de mots entre Scotia, qui dsigne lcosse, et Scythia, qui est le pays plus ou moins mythique des Scythes, ce qui rattache cette tradition insulaire celle des lointains anctres des Celtes, quand ils taient les voisins des Scythes et des Sarmates des steppes de lAsie centrale et de la Russie mridionale. Mais il y a plus. Cette ducation militaire que doivent recevoir les jeunes guerriers irlandais est loin de ressembler une quelconque cole de guerre ou un camp dentranement pour lgionnaires romains. Il

sagit essentiellement dune ducation magique. On sait, par le Livre des Conqutes, que les grands dieux celtes, les Tuatha D Danann, venaient des mythiques les du nord du monde et quils avaient amen avec eux la science, le druidisme et la magie. Cette collusion entre la science, le druidisme et la magie, dune part, et les les du nord du monde, dautre part, est significative ; et elle renforce lhypothse qui voit dans le druidisme un certain aspect, ou tout au moins un hritage, du chamanisme primitif de la grande plaine qui stend au nord du continent euro-asiatique. Une seconde coutume nest pas moins surprenante : cette ducation guerrire des jeunes gens tait assure non pas par des hommes mais par des femmes guerrires qui apparaissent comme des magiciennes sinon des sorcires. Qui sont-elles exactement ? La tentation est forte den faire des druidesses , sil est bien vrai quil ait exist des druidesses, ce qui nest pas prouv de faon dfinitive. Il y a eu des femmes dans la classe sacerdotale druidique, cest certain, mais leur rle nest pas trs clair, et il sapparente davantage la prophtie et la magie proprement dite qu la prtrise au sens o on lentend gnralement. Par contre, ces femmes guerrires et initiatrices apparaissent trs proches des innombrables femmes chamanes dont lexistence est atteste dans toutes les traditions qui pratiquent les techniques de lextase. Et lon pourrait mme tablir un lien entre ces femmes guerrires et les nombreux chamanes qui se fminisent, soit en portant des vtements de femme{120}, soit, dans

portant des vtements de femme{120}, soit, dans certains cas, en se chtrant volontairement, limage de certains prtres de lAntiquit, les Ennares, selon Hrodote, qui taient vous au culte de la desse-mre Cyble. Quoi quil en soit, il semble que, chez les Celtes, lducation des jeunes guerriers ne consistait pas seulement dans lapprentissage du maniement des armes : la part rserve lapprentissage de la magie et au dveloppement de la sexualit apparat non pas comme quelque chose de complmentaire, mais comme faisant partie intgrante de lenseignement dispens cette occasion. Donc Cchulainn, qui sest dj distingu par son ardeur guerrire, part pour lcosse afin de complter son ducation auprs de ces tranges femmes guerrires. Il va dabord, avec quelques compagnons, chez une certaine Dordmair, fille de Domnal le Belliqueux, qui commence par leur faire une dmonstration saisissante : elle fiche une pe en terre, la pointe en lair, puis elle saute et vient se poser lhorizontale, la poitrine contre la pointe, sans aucune blessure apparente, ni le moindre accroc son vtement. Tous ceux qui tentent cette preuve chouent, sauf Cchulainn. Celui-ci reste une anne entire avec Dordmair, apprenant des tours dadresse qui sont surtout dordre magique ; puis il se rend chez une autre femme guerrire, du nom de Scatach. Mais nentre pas qui veut dans le territoire rgi par Scatach et sa fille Uatach. Pour y parvenir, il faut franchir un pont, appel Pont des Sauts .

pont, appel Pont des Sauts . Ce pont est de mme nature que le Pont de lpe : Voici comment tait ce pont : pour peu quon sautt dessus, il se rtrcissait jusqu devenir aussi mince quun cheveu, aussi dur quun clou et aussi glissant que le fil dune pe. Dautres fois, lorsque quelquun bondissait au-dessus de lui, il se levait tellement haut quon et dit un mt de navire. Cchulainn regarde plusieurs jeunes gens qui tentent de franchir le pont. Invariablement, ils tombaient terre, vaincus. Aprs avoir bien observ la scne, il sauta lui-mme sur le pont, mais celui-ci devint si glissant que, ny pouvant tenir, il chut la renverse. Et, pendant ce temps, Scatach, en compagnie de sa fille, du haut de sa maison, observe attentivement le comportement de tous ceux qui sacharnent vouloir franchir lespace interdit. Cchulainn est quelque peu marri de cet chec. Stant relev, et, aprs avoir pris son lan, il sauta de nouveau au-dessus du pont, mais une nouvelle glissade ltendit au sol. Les jeunes gens qui lentouraient poussrent des cris moqueurs pour stigmatiser sa folie, puisquil tentait lpreuve du Pont des Sauts sans avoir reu les enseignements de Scatach. En sentendant railler de la sorte, Cchulainn, pris de rage, sauta une troisime fois au-dessus du pont en faisant balancer son corps comme sil flottait dans le vent et, de cette faon, il parvint se poser sur le plancher du pont, la hauteur exactement du pilier central. Et le pont ne se rtrcit ni ne samincit, tel un

fil, ni ne se leva. Devant un pareil exploit, lassistance ne put rprimer des cris dtonnement et dadmiration{121}. Le hros a donc franchi le pont, transgressant ainsi linterdit, ou plutt la maldiction, qui frappe le commun des mortels. Il vient de pntrer dans cet trange Autre Monde quest le domaine de Scatach, et il est en droit de rclamer les autres lments qui complteront son initiation. Dailleurs, Scatach, qui la bien observ, sait maintenant que Cchulainn est prdestin, et quil a t, selon le principe chamanique, choisi par les esprits . Elle envoie sa fille la rencontre du hros pour linviter chez elle, et la fille ne se fait pas prier, car ds quelle a aperu le hros, elle en est tombe perdument amoureuse. Mais les preuves de Cchulainn ne sont pas termines pour autant. Scatach veut vrifier sa valeur et ses dispositions. Il doit alors se mesurer un terrible champion. Il est vainqueur mais, couvert de blessures, il est soign par la femme guerrire et sa fille. Cest alors que linitiation prend une autre tournure. Pendant la nuit, Uatach, la fille de Scatach, pntre dans la chambre o repose Cchulainn, et comme ses intentions sont on ne peut plus claires, le jeune homme la repousse en disant : Ne sais-tu pas, fille, que cest violer un interdit, quand on est malade, de coucher avec une femme ? Uatach sen va, mais elle revient peu de temps aprs, compltement nue, et se glisse sournoisement dans le lit de Cchulainn. Celui-ci tait grandement ennuy. Il tendit sa main valide vers la

grandement ennuy. Il tendit sa main valide vers la fille et rencontra un doigt de celle-ci, de sorte quen la repoussant, il tira sa peau et sa chair et quil la blessa et marqua rudement . La fille proteste et menace Cchulainn dun geis de destruction parce quil la blesse sans raison. Elle ne consent lui pardonner que sil accepte quelle dorme auprs de lui cette nuit-l. Cchulainn persiste dans son refus. Alors, Uatach lui promet quil obtiendra de sa mre les trois tours qui feront de lui le guerrier le plus redoutable qui soit au monde{122}. Sur cette promesse, le jeune homme accepte de passer la nuit avec la fille de Scatach. Le rcit est muet sur ce qui se passe alors, mais au matin, la fille lui rvle comment il doit agir pour obtenir les secrets de sa mre. Cchulainn sarrange alors pour surprendre Scatach un moment o elle est sans armes. Il lve son pe sur elle, la menaant de mort et destruction . Scatach, en grand danger, accepte les conditions de son lve : les trois tours que tu nas jamais appris personne avant moi, ta fille, et aussi lamiti de tes cuisses . Ainsi sclaire le caractre de linitiation reue chez les femmes guerrires : il sagit dune initiation sexuelle et magique tout autant que guerrire proprement dite. On sait que, de tout temps, la guerre et la sexualit sont lies, mais dans cet pisode, le lien apparat trs clairement. Cchulainn a dj reu chez Dordmair les premiers lments de cette initiation, mais il a besoin den savoir plus, car il a repouss les avances de cette

Dordmair {123}. Il faut donc que linitiation soit complte par une relation sexuelle entre la Matresse et le disciple. Mais cette relation nest pas unique : celle qui stablit entre Cchulainn et Uatach ne peut en aucun cas exclure la relation entre lui-mme et Scatach. Dailleurs, les noms de la Matresse et de sa fille sont significatifs : le jeune homme subit ici une initiation terrible puisque telle est la signification du nom de Uatach, mais galement qui fait peur (sens du nom de Scatach). Enfin, la relation avec la fille est un mariage annuel , cest--dire un concubinage lgal mais temporaire, selon la coutume celtique, qui ne dispense pas de relations sexuelles pisodiques avec une autre femme. Cet aspect particulier de linitiation guerrire, magique et sexuelle sexplique par le rle que joue la femme dans lidologie celtique. Comme dans dautres textes irlandais, en particulier La Poursuite de Diarmaid et Grainn, gallois (Histoire de Taliesin), ou mme franais dinspiration celtique (Tristan et Yseult), la femme apparat comme transformatrice dnergie, celle qui absorbe la force virile et la restitue ensuite en donnant le jour lenfant. Mais si le phnomne de la parturition trouve ainsi sa justification sur le plan physiologique, il a une autre signification dans un domaine quon a rarement abord dans le monde grco-romain, et presque jamais dans le monde chrtien, le concept du coitus reservatus, bien connu des pratiques du tantrisme oriental, mais

suspect et mme diabolis en Occident. Autrement dit, la relation sexuelle entre un homme et une femme nest pas forcment un acte de procration, un acte de cration dun troisime tre qui prolongerait les deux autres, mais la transformation de lamant dans la plnitude de lamour affectif, la fois sentimental et charnel. La femme qui se donne ne donne pas son tre, mais la composante orgastique suscite par lhomme et quelle partage avec lui. Donc, elle transforme lhomme en lui renvoyant une part de son nergie, dj transforme, et elle se transforme ellemme puisquelle bnficie de la mme composante laquelle elle a procur son nergie fminine. Cest donc dans cette optique quil faut examiner linitiation de Cchulainn, depuis quil a franchi le pont qui le sparait de lAutre Monde. Donc, Scatach, sous lobligation de son serment, rvle les trois prouesses et, la nuit suivante, Cchulainn eut la fte de la main et du lit avec la fille, et, en plus, lamiti des cuisses de la mre . Il reste alors une anne entire chez les deux femmes o il perfectionne ses connaissances. Il sen va ensuite chez une autre femme guerrire, Aif, fille dun roi de Grande Grce (sic). Celle-ci laccueillit aimablement et amoureusement, car il tait beau et plaisait toutes les femmes. Et cette nuit-l, il eut la fte de la main et du lit avec elle et resta en sa compagnie pendant une anne entire. Cest dailleurs pendant ce sjour quil apprend un tour secret, le gai bolga, coup magique

quil sera le seul au monde connatre et qui fera de lui un guerrier invincible. Et quand il prend cong de Aif, celle-ci lui avoue quelle est enceinte de lui et quelle donnera naissance un fils. Il sen va nanmoins aprs avoir demand Aif de lui envoyer ce fils lorsquil aura lge de porter les armes. Voici donc le hros livr lui-mme. Il sentit son esprit angoiss pendant tout le jour. Il chemina longuement, tout pensif, avant datteindre le Pont des Sauts, non loin de la forteresse de Scatach. Cest alors que se place un trange pisode qui souligne une fois de plus limportance du pont dans cette recherche des mystres de lAutre Monde. En effet, il aperut soudain quelque chose dinimaginable, de merveilleux, dhorrible, de monstrueux, savoir une femme fort laide, fort grande, fort vieille, qui, debout de lautre ct du pont, tenait en sa main un rcipient de mtal tout empli de boules de fer hrisses de pointes acres. Alors, il reconnut en elle une sorcire nomme Ess Enchenn dont, se souvint-il, il avait tu les trois fils au cours dun combat prilleux . Il faut essayer de bien comprendre la situation. Visiblement, la sorcire veut traverser le Pont des Sauts, mais elle est de lautre ct, cest--dire que Cchulainn, lui, se trouve toujours dans le domaine plus ou moins magique des femmes guerrires, quon peut dailleurs assimiler lAutre Monde, tout au moins lun des aspects concrets de celui-ci. Et la sorcire manifeste le dsir dy pntrer. Cependant, elle

manifeste le dsir dy pntrer. Cependant, elle saperoit bien que Cchulainn, de lautre ct, constitue un obstacle. Elle lui crie de lui laisser le libre passage, mais Cchulainn lui rpond : Ce que tu me demandes est impossible. Ce pont ne peut tre franchi que par une seule personne, et cette personne ne peut tre que moi. Il est si mince et si glissant que nul ne sy peut tenir sil nen a appris lart et la manire. La sorcire insiste et menace Cchulainn des pires maux. Alors, celui-ci enserra le pont de ses bras et de ses jambes et sy tendit sur le dos, en travers. Mais la sorcire, par un coup dont elle avait le secret, bondit sur lui, le saisit brutalement et le blessa. Il se vit perdu sil ne ragissait au plus vite et, sautant en lair, il se balana au-dessus du pont comme sil flottait dans le vent, puis, fondant sur la sorcire, il tira son pe et, dun seul coup, lui en trancha la tte. Ainsi prit Ess Enchenn, la maudite, pour avoir os dfier Cchulainn{124} . Ainsi donc le hros, admis dans le domaine de Scatach par sa valeur et son initiation, se prsente ici comme un des gardiens du Pont des Sauts, et cest en tant que tel quil empche la sorcire de le franchir. Il arrive souvent, dans les anciennes popes, comme dans certains contes populaires, que le gardien du seuil soit remplac par un imprudent qui accepte de prendre sa place, ne serait-ce quun moment. Cest ce qui se produit dans un court rcit breton recueilli dans le Morbihan au dbut du XXe sicle, les Trois Poils du diable : l, le gardien du seuil est un passeur qui fait

franchir une large rivire ceux qui veulent aller chez le diable , mais qui sont avertis quils ne reviendront pas de leur expdition. Et le hros du rcit, aprs quelques pripties, se dbarrasse dun gneur, en loccurrence un de ses frres, en lenvoyant prendre la place du passeur {125}. On peut dcouvrir un autre pont prilleux dans le rcit de la Navigation de Maelduin, sorte de doublet plus rcent de la Navigation de Bran, ceci prs que le hros ne sembarque pas pour rejoindre la reine de lle des Fes mais pour venger le meurtre de son pre. Au cours de son voyage sur la mer, il va, comme Bran, dle en le, toutes tant plus mystrieuses les unes que les autres. Cest ainsi que Maelduin et ses compagnons parviennent une le de dimensions modestes, o slevait une forteresse, la porte apparemment en bronze, laquelle on ne pouvait accder que par un pont de verre . Les navigateurs abordent dans lle et se dirigent vers la forteresse, bien dcids parler ceux qui devaient y habiter. Mais ds quils sengagrent sur le pont de verre, ils tombrent tous la renverse, tant incapables de tenir debout sur cette surface trs glissante {126}. Il serait tentant dinterprter ce pont de verre comme un pont de glace , ce qui expliquerait rationnellement pourquoi les navigateurs ne peuvent y tenir debout. On peut galement penser au pont bifrost de la mythologie scandinave, qui permet lentre au royaume des dieux, et qui ressemble fort un pont de

glace. Mais la suite de lhistoire montre quil sagit en fait dun pont magique, quelle que soit sa nature, qui relie le monde des vivants un domaine interdit. Car Maelduin et ses compagnons se trouvaient dans cette position fort embarrassante quand ils virent une femme sortir de la forteresse, un seau la main. Lorsquelle fut arrive la partie la plus basse du pont, elle souleva une plaque de verre et remplit son seau une fontaine qui jaillissait den dessous du pont. Puis, sans mme paratre sapercevoir de la prsence de Maelduin et de ses compagnons, elle rebroussa chemin et rentra dans la forteresse . Cela ne fait que susciter la curiosit des navigateurs : En rampant, ils parvinrent jusqu la porte de bronze. Avec leurs pes et leurs boucliers, ils la heurtrent longtemps dans lespoir quon viendrait leur ouvrir. Mais le bruit quils faisaient sur le bronze se transforma en une douce musique qui les endormit jusquau matin. Le mme mange se reproduit trois jours et trois nuits. Ils furent ainsi sans nourriture et sans breuvage. Au matin du quatrime jour, la femme alla vers eux. Dune grande beaut, elle portait un manteau blanc, un collier dor autour de son cou, un diadme dargent sur sa chevelure noire. Elle tait chausse de sandales dargent blanc qui faisaient ressortir le rose de ses pieds et, sur son manteau, tait pingle une broche dargent cloute dor. Et son manteau, lgrement ouvert par la brise du matin, laissait voir une chemise de soie trs fine sur sa peau blanche. La femme les conduit alors dans une maison trs confortable, avec

conduit alors dans une maison trs confortable, avec des lits prpars pour chacun, tout prs du rivage, mais elle ne leur fait pas franchir le pont. Mais elle leur apporte un panier qui contenait une nourriture qui ressemblait du fromage ou du lait caill. Elle distribua la nourriture chacun deux, et chacun y trouvait le got et la saveur quil dsirait. Ensuite, elle alla remplir son seau sous la mme dalle du pont de verre et leur en offrit le contenu. Enfin, quand elle les vit tous rassasis, elle les quitta et regagna la forteresse . La nourriture ainsi dispense et laquelle chacun trouve le got quil dsire fait videmment penser au repas du Saint-Graal tel quil est dcrit dans les textes du XVIII e sicle. Effectivement, la forteresse interdite peut tre considre comme lquivalent du Chteau du Graal. Elle nest accessible qu ceux qui le mritent. Et la fantasmagorie continue : Cette nuit-l, Maelduin et ses compagnons dormirent profondment dans la maison. Mais, quand ils sveillrent, ils saperurent quils se trouvaient dans leur bateau, au milieu de la mer. Jamais ils ne retrouvrent lle mystrieuse, ni la forteresse, ni le pont de verre, ni la maison prs du rivage o ils avaient dormi, ni la femme qui leur avait servi une nourriture et une boisson merveilleuses{127}. Ont-ils t sous le coup dun sortilge ? Ont-ils t plongs dans un tat dextase par la volont de cette trange femme qui vit de lautre ct du pont ? Cependant, il arrive que ce pont reliant les deux

Cependant, il arrive que ce pont reliant les deux mondes, pont mythique bien sr, peut revtir un aspect surprenant, qui nest pas exempt denseignement profond. Dans la seconde branche du Mabinogi gallois, recueil de rcits mythologiques collects au XII e sicle, mais issus dune tradition qui remonte trs loin dans le temps, se trouve en effet un pisode qui ne manque ni de pittoresque ni de signification. Dans ce texte, intitul Branwen, fille de Llyr, le hros Brn Vendigeit, Bran le Bni , personnage considrable, de taille gigantesque et dtenteur dun mystrieux chaudron de renaissance qui prfigure le Graal, conduit une expdition des Bretons insulaires en Irlande afin de venir laide de Branwen, la sur de Brn, maltraite par son poux, le roi Matholwch. Or, larme des Bretons se trouve en face dun estuaire fort large quil est impossible de franchir puisquil ny a pas de pont. Cela dmontre que Brn et ses compagnons sont arrivs la frontire de deux mondes. Mais, ici, il ny a ni passeur, ni pont, ni mme de gardien du seuil . En fait, il y avait un pont, mais il a t dtruit par les Irlandais, inquiets de voir arriver une puissante arme bretonne sur leur territoire. On rassembla aussitt tous les guerriers dIrlande, tous les grands chefs, et on tint conseil. Les membres de ce conseil sont formels : Il ny a dautre plan possible que de reculer par-del la Llinon, rivire dIrlande{128}, de mettre la Llinon entre toi et lui, et de rompre le pont. Il y a au fond de la rivire une pierre aimante qui ne permet aucun

navire ni vaisseau de la traverser. Il sagit donc dune frontire plus ou moins magique entre deux mondes, mme si lexplication qui est donne de son caractre infranchissable est rationalise, presque scientifiquement, par la prsence suppose dune pierre aimante au fond de leau. Mais, lpoque de la transcription du rcit, une pierre aimante passait pour tre plus ou moins dorigine surnaturelle et pour ainsi dire diabolique. Brn et sa troupe parviennent donc sur les bords de la Llinon. Les guerriers disent leur chef : Tu connais le privilge de cette rivire, personne ne peut la traverser, et il ny a pas de pont dessus. Quel est ton avis pour un pont ? Brn le Bni leur fait alors une trange rponse : Je nen vois pas dautre que celuici : que celui qui est chef soit pont. Cest moi qui serai le pont. Aussitt dit, aussitt fait : Il se coucha pardessus la rivire ; on jeta des claies sur lui, et les troupes traversrent sur son corps{129}. Il ne faut certes pas se laisser prendre linvraisemblance de la situation : celle-ci ne fait que traduire concrtement une ralit idologique qui met en valeur le rle et la responsabilit du chef, quil soit roi ou simple conducteur darme. Cest au chef de prendre les dcisions qui simposent, pour le plus grand bien de tous ; cest lui de se dvouer pour une cause commune. Et de plus, tant donn le sens symbolique de la rivire qui spare deux mondes, seul Brn, qui se prsente ici comme un pontife , cest--dire tymologiquement celui qui fait le pont , est avant

tymologiquement celui qui fait le pont , est avant tout une sorte de prtre, un chamane, seul capable, grce aux connaissances acquises par une initiation antrieure, de rtablir, du moins provisoirement, le fameux lien entre la Terre et le Ciel. Dautre part, on sait que, mythologiquement parlant, le Gallois Brn le Bni est le mme personnage que le second Brennus qui, selon les chroniqueurs grecs, aurait conduit, vers 287 avant notre re, une expdition gauloise Delphes et dans les Balkans. Cette expdition a peut-tre, au dpart, une base historique ; mais travers les rcits confus et souvent contradictoires de Pausanias, de Diodore de Sicile et du compilateur latin Justin, cest en fait une pope mythologique qui est prsente sous un aspect soidisant historique. Or, on peut facilement constater de curieuses analogies entre ce que racontent les crivains de lAntiquit classique et le rcit gallois, vraisemblablement issu dune tradition orale appartenant la fois lle de Bretagne et lIrlande. Comme Brn le Bni, Brennus se lance dans une qute de butin travers des pays inconnus, mais de mme quun alchimiste pratique le Grand-uvre la fois pour fabriquer une pierre matrielle et un difice spirituel intrieur, chez les Celtes, la qute de trsors est toujours ambivalente : il sagit autant de se procurer les viles richesses du sicle que les fabuleuses richesses de lAutre Monde. Cest un thme constant dans les popes celtiques, et la clbre Qute du Graal en est, sinon laspect dfinitif, du

moins lune de ses dernires manifestations lusage dun public christianis. Et voici Brennus et sa troupe, vainqueurs sans grand effort des peuples quils ont rencontrs dans les pays traverss, arrts dans leur lan sur les rives du fleuve Sperchios. Il faut traverser leau, mais il ny a pas de pont. Dans le rcit de lvnement tel quil a t transmis par les chroniqueurs grecs et latins, la part de lgende est tellement forte quon ne sait plus discerner la ralit travers les affabulations mythologiques. Leau est avant tout une frontire naturelle, parfois infranchissable, mais cest aussi, sur un plan mtaphysique, ce qui spare le monde des humains du monde des esprits. Brennus et sa troupe se trouvent donc au seuil du royaume des morts. Mais le Royaume des Morts est interdit aux vivants, et inversement, de sorte que le franchissement de cette eau donne toujours lieu des preuves symboliques dont les popes, depuis lOdysse et Les Argonautiques, jusqu la Qute du Graal, sont abondamment pourvues. Mais Brennus, fertile en ruses et en expdients , comme laffirme Pausanias, fait franchir le fleuve Sperchios sa troupe : une partie passe la nage, une autre en utilisant leurs boucliers comme nacelles, une troisime gu, la taille des Gaulois tant suffisante pour cet exploit. Or, le thme du bouclier qui sert de navire se retrouve dans la lgende arthurienne, notamment dans un pome mythologique touffu et

obscur attribu au barde gallois Taliesin, les Dpouilles de lAbme, conserv dans un manuscrit du XIII e sicle. Le sujet apparent en est une expdition dans lAutre Monde, situ quelque part en plein ocan, en vue de sapproprier un chaudron de connaissance et de renaissance, lun des prototypes vident de ce qui deviendra le Graal dans la littrature mdivale du continent. cette expdition prennent part le roi Arthur et ses compagnons, mais lhistoire semble plutt concerner Brn le Bni. Daprs les plus anciens textes o apparat le roi Arthur, en tant que chef de bande au service des rois de Bretagne, le hros possde quelques objets merveilleux, en particulier son pe, Excalibur dans les textes franais, Kaledfwlch dans les textes gallois, Caladbolg dans les textes galiques, ce qui signifie violente foudre , et un trange bouclier appel Prytwen en gallois, ce qui veut dire forme blanche . Mais ce bouclier est galement le navire dArthur. Et, dans ce pome des Dpouilles de lAbme, il est vraiment dcrit comme un navire : Trois fois plein le navire Prytwen, nous y allmes. Sauf sept, personne ne revint de Kaer Sidhi, la ville des Fes Trois fois plein le navire Prytwen, nous allmes sur la mer. Sauf sept, personne ne revint de Kaer Rigor Trois fois plein le navire Prytwen, nous partmes

Trois fois plein le navire Prytwen, nous partmes avec Arthur. Sauf sept, personne ne revint de Kaer Kolud, la citadelle obscure{130} Lensemble du pome, qui a pour personnage principal le fameux roi Arthur, raconte en fait laventure de Brn le Bni en Irlande. Et, de plus, un rcit en galique dIrlande, le Meurtre de Croi, prsente une tonnante analogie avec les Dpouilles de lAbme et avec le rcit gallois de lexpdition de Brn en Irlande. Mais, ici, le hros en est le fameux Cchulainn qui, tel Brn, joue le rle du pont pour transporter ses compagnons : Nous emmenmes trois vaches ; elles nagrent sur la mer Quand nous partmes sur locan, les hommes de mon bateau furent noys Alors je portai [] neuf hommes sur chacune de mes mains, trois sur ma tte et huit sur mes deux flancs, accrochs mon corps{131}. Plus que jamais, la coutume est respecte : que celui qui est chef soit pont . Mais cela nest valable que lorsquil ny a pas de pont sur le cours deau. Sinon, il faut se rsoudre subir de terribles preuves pour franchir le pont magique qui spare les deux mondes. On en a un exemple dans un des pisodes en langue franaise rattachs tardivement au cycle arthurien, le rcit des Merveilles de Rigomer : Rigomer est une cit interdite, quelque peu limage du royaume de Gorre. Pour y accder, il faut lutter contre des guerriers embusqus sur la route, puis

contre des guerriers embusqus sur la route, puis affronter des monstres sur un pont qui relie le monde des humains cet espace trange qui se situe de lautre ct de leau . Cest Lancelot du Lac qui est le hros de laventure. Aprs avoir vaincu nombre dennemis qui voulaient lempcher daccder la rivire, il parvient enfin un pont qui est parat-il infranchissable. Le conseil quon lui donne est celui-ci : Si tu veux traverser, le plus sr moyen est de voler comme un oiseau. Lancelot rtorque quil nest pas un oiseau et quil se contentera de sengager sur le pont et de combattre tous ceux qui sopposeront son passage. Mais, sur ce pont, il y a un gardien, un horrible dragon. Mme si tu cours sur le pont, le dragon te rattrapera, tagrippera avec ses dents et ses griffes et te fera subir les pires tourments. Tel est le sort de tous les prsomptueux qui franchissent le pont sans sauf-conduit. Lancelot sinforme de ce sauf-conduit , et tous ses interlocuteurs lui avouent quils ne savent pas ce que cest. Lancelot sabma dans de profondes rflexions : il ne sagissait plus en effet de lutter contre un homme, mais de sopposer un monstre qui mettrait toute sa force diabolique le dtruire. Pourtant, il savait que certains chevaliers taient parvenus passer. Ce quils taient devenus ensuite, ctait une autre affaire. Prsentement, limportant tait donc de se tenir le plus loin possible du monstre puisque celui-ci tait attach par une chane. Et aprs une nuit de repos, Lancelot se dcide tenter limpossible. Arriv devant le pont,

Lancelot observa le dragon qui, tapi au milieu, semblait assoupi. Mais il savait bien que ce ntait l que feinte : il tait aux aguets, attendant le moment propice pour bondir. Lancelot se signa et, prenant sa massue deux mains, sengagea sur le pont. Cest alors que le dragon lattaque avec une agilit extraordinaire. Lancelot na pas le temps de se mettre hors datteinte et la bte plante ses griffes dans son haubert. Par chance cependant, la chair ne fut pas atteinte, et pendant que le monstre tentait de dgager ses griffes des mailles dacier, Lancelot lui assna un coup terrible prs de loreille. Le dragon vacilla, quelque peu tourdi, et resta immobile quelques instants, rpit quil mit profit pour le frapper nouveau. Au troisime coup, le dragon assomm scroula. Lancelot se prcipite alors pour gagner lextrmit du pont, mais le dragon, ranim, le poursuit de toute la longueur de sa chane. Alors Lancelot se retourna, leva sa massue et la fit retomber de toutes ses forces sur la gueule du monstre. Mais, son grand effroi, la massue clata en morceaux, lobligeant senfuir perdre haleine. Cependant, il a atteint lautre rive. Il constata quil ny avait personne. Tout semblait vide et dsert. Lancelot se retourna : sur le pont, le dragon avait repris sa place, prt recommencer son infernale besogne{132}. Lancelot a donc russi passer de lautre ct ; mais sil a vaincu ses propres terreurs internes symbolises par le dragon, il nest pas pour autant exempt de tous les fantasmes quil va rencontrer par la

exempt de tous les fantasmes quil va rencontrer par la suite dans la mystrieuse cit de Rigomer. Les merveilles supposes ne sont pas autre chose que la concrtisation de sa volont farouche avec ses hsitations et ses erreurs. Les preuves qui lattendent sont la dimension de ce quil vient de vivre en franchissant le pont. Cependant, on peut dire que cet pisode est rvlateur des croyances accumules depuis des sicles dans lesprit humain : lentre dans lautre monde demeure toujours interdite, ce que prouve lattitude du dragon qui reprend immdiatement sa garde au milieu du pont. Seul un initi, cest--dire un prtre, un chamane ou druide, peut impunment pntrer lintrieur, et de toute faon ses risques et prils. Dans les diverses popes anciennes comme dans les contes populaires, le pont, symbole trs fort, peut parfois laisser la place au gu, lieu de passage obligatoire et videmment plus archaque. Lorsque Lancelot, dans un autre pisode de sa vaste pope, veut franchir une rivire pour aller jusquau bout de sa qute, il se heurte un chevalier, Urgben ou Urbain, qui bnficie de lappui dune troupe doiseaux noirs, les fameux corbeaux dOwein , qui seraient plutt ici les corneilles de Morgane . En effet, assailli au milieu du gu par la troupe des oiseaux, Lancelot se dfend avec nergie. Dun coup dpe, il atteint lun deux : loiseau bless tombe sur le sol, et immdiatement se change en une jeune fille toute ensanglante. Alors, les autres oiseaux poussent

de grands cris de douleur, comme font les femmes, se rassemblent, prennent la blesse entre leurs serres et disparaissent dans le ciel aussi rapidement et mystrieusement quils sont apparus. Et Lancelot interroge le chevalier vaincu sur ces prodiges. Le chevalier lui rpond : Jaime damour profond une reine, la plus belle femme qui ait jamais t. Un soir que je la priai damour, elle me promit quelle accderait ma volont si jacceptais de lui promettre un don. Jtais si heureux que je lui promis aussitt, et elle se donna moi. Mais, le lendemain, elle me rclama le don : elle mordonnait de garder ce gu et dinterdire quiconque de le franchir. [] sache aussi que celle que tu as blesse sous lapparence dun oiseau tait la sur de mon amie. Ses compagnes, sous la forme doiseaux, lont emporte dans lle dAvalon o elles la soigneront et la guriront de ses blessures{133}. Il apparat donc clairement que ce gu, comme le Pont de lpe, est une des entres interdites du fabuleux royaume dAvalon o rgne la fe Morgane, quel que soit le nom quon lui donne. Mais le gu, comme le pont, peut tre seulement une frontire entre deux territoires, entre deux groupes sociaux qui ont chacun leur spcificit et font tout pour la protger et la maintenir. On sen aperoit bien dans les premiers pisodes de cette vaste saga irlandaise quest la Razzia des bufs de Cualng. Et cest une fois de plus le personnage de Cchulainn qui est mis en avant, non pas seulement en tant que guerrier mais essentiellement en tant que druide, ayant acquis

essentiellement en tant que druide, ayant acquis auprs des fameuses femmes guerrires et magiciennes des secrets qui demeurent inconnus pour les autres humains. L a Razzia raconte les vnements dune guerre inexpiable entre les habitants de lUlster, donc les Ulates, et tous les autres peuples dIrlande pour la possession dun taureau divin, le fameux Brun de Cualng . Profitant de la priode o les Ulates, par suite de la maldiction lance sur eux par la fe Macha, sont atteints dune mystrieuse maladie de femme et sont donc incapables de prendre les armes, les armes irlandaises, sous la conduite de la reine Maeve de Connaught, lancent leurs attaques contre lUlster. Et le seul homme dUlster chapper la maldiction est Cchulainn. Pendant neuf jours et neuf nuits, dure de cette maladie , il va sopposer tout seul lintrusion des ennemis, par des moyens qui relvent autant de la magie que de la connaissance de lart militaire. Il commence en effet par couper une branche de chne avant de la tordre, dy graver une inscription en ogham, cest--dire en criture verticale spcifique de lIrlande et du nord-ouest de la Grande-Bretagne aux temps celtiques, et enfin de placer ce cercle druidique autour dune pierre en laquelle on peut reconnatre un menhir. Parvenue cet endroit, larme irlandaise ne peut aller plus loin, car elle se trouve devant un interdit sacr, et elle est oblige de camper sur place dans des conditions pnibles cause de la neige qui tombe en abondance pendant toute la nuit.

neige qui tombe en abondance pendant toute la nuit. Cependant, Cchulainn na fait que parer au plus press. Le vritable obstacle quil va dresser devant les ennemis, ce sera sur un gu qui est le passage obligatoire pour pntrer en Ulster. Le jour suivant, il entra dans le bois, sauta de son char et, dun seul coup de son pe, coupa une fourche quatre branches, la tailla soigneusement, en brla lextrmit et y grava une inscription en ogham sur lun des cts. Puis il lana si bien la fourche ainsi faite depuis larrire de son char et dune seule main quelle senfona aux deux tiers dans la terre au milieu du gu, un tiers seulement restant merg{134} . Le gu est dsormais infranchissable, sauf si un guerrier ennemi consent combattre son gardien, cest--dire Cchulainn en personne. Ce qui ne manque pas darriver, mais chaque fois Cchulainn sort vainqueur du combat, et il faudra lintervention, dordre magique, du hros Fergus, qui a t lun des pres nourriciers de Cchulainn, pour que linterdit qui pse sur cet endroit soit lev. En somme, par la pose de la fourche au milieu du gu, Cchulainn a sacralis le territoire des Ulates en en faisant lquivalent dun monde ferique, sinon de lAutre Monde lui-mme. Cette histoire pique autant que mythologique nest pas sans faire penser un pisode des guerres gauloises relat par Tite-Live dans son livre IV, pisode dont lhistoricit est plus que douteuse. En fait, il semble que ce soit un doublet de laventure de Manlius Corvinus, tout au moins dans son dbut, o lon voit un mme Gaulois gant provoquer

les Romains, mais cette fois-ci sur un pont qui spare les deux armes. Cela na rien dextraordinaire en soi, sinon ce quen dit Tite-Live : un pont quaucune arme ne rompait pour viter de montrer ainsi sa crainte . Cest donc un pont symbolique. la fin, un certain Titus Manlius (qui est peut-tre le mme que Manlius Corvinus) accepte de combattre le gant gaulois et le tue : Au cadavre gisant, il ne fit dautre affront que de le dpouiller de son collier. Tout sanglant, il le passa son cou. Cest ainsi que Manlius mrita son surnom de Torquatus (de torquae, collier celtique par excellence). Ce combat sur le pont et la prise du torque sont des lments rvlateurs. Le Gaulois gant est une sorte de Cchulainn qui a sacralis le domaine des siens et qui sen prsente le dfenseur. Il est vaincu et, ce moment-l, son vainqueur sempare de son collier qui est le symbole mme de la puissance dans toute la tradition celtique. Il y a inversion des rles : cest maintenant Manlius Torquatus qui est le gardien du pont ou du gu et qui est habilit le faire traverser ou non. Il en sera de mme dans un autre rcit irlandais connu sous le titre de Sige de Drum Damghaire : il sagit l dune guerre entre le roi du Munster, Fiachna, et le haut roi dIrlande, Cormac mac Airt. Cette guerre senferre dans la confusion la plus totale ; aussi les deux rois font appel leurs druides respectifs pour tenter de venir bout de ladversaire. Et ce sera alors une srie

de batailles proprement magiques sur le gu dune rivire qui spare les deux camps, batailles toutes plus extraordinaires les unes que les autres, mais dont les composantes chamaniques ne font aucun doute.

8. Chaleur intrieure et fureur sacre


Les chamanes, comme les forgerons, passent pour tre les matres du feu. Dans certains territoires o se pratiquent diffrentes formes de chamanisme, notamment chez les anciens Germains et les Japonais du nord de larchipel, les forgerons sont dailleurs associs linitiation du nouveau chamane. Il est certain que la magie mtallique, par le pouvoir du feu quelle impliquait, sest assimil nombre de prestiges chamaniques. Nous trouvons dans la mythologie des forgerons quantit de thmes et de motifs emprunts aux mythologies des chamanes et des sorciers en gnral. Cet tat de choses se vrifie aussi dans les traditions folkloriques de lEurope, quoi quil en soit de leurs origines : le forgeron est maintes fois assimil un tre dmoniaque et le Diable est connu comme jetant des flammes par la bouche. Nous retrouvons dans cette image, valorise ngativement, la puissance magique sur le feu{135} . Mais on peut galement dcouvrir dans les traditions celtiques ces mmes croyances propos du pouvoir attribu aux druides quant la matrise du feu. Mais de quel feu sagit-il ? On sait que, chez les Celtes, le feu nest pas considr comme un des quatre lments : il est le mouvement, cette nergie qui provoque les transformations de la matire. Partant de

cette constatation, il est facile de comprendre pourquoi, dans la tradition chrtienne, lEsprit saint est toujours assimil au feu : cest lanimateur, le rveilleur, linitiateur. Lorsque les Aptres reoivent lEsprit divin, cest sous forme de langues de feu. Et que dire du feu secret des Alchimistes qui leur permet, partir dune matire premire brute, de constituer la fameuse Pierre philosophale ? Mais ce feu, tel quil est reprsent dans les croyances diverses et dans les rcits mythologiques, nest en ralit que la concrtisation dun feu intrieur qui anime certains tres humains privilgis. Ainsi en est-il du personnage de Cchulainn, toujours lui, dans certains textes qui le prsentent comme un homme brlant . On sait que Cchulainn a une naissance trange. Il nat deux fois. Il est dit fils du dieu Lug. Sa mre, Dechtir, sur du roi Conchobar, est reprsente souvent sous laspect dune femme cygne. Cest donc un tre ferique ou divin, et cela explique assez pourquoi le hros des Ulates sera en possession de pouvoirs spcifiques, non seulement dordre physique (sa force prodigieuse) mais dordre psychologique pour ne pas dire magique. Tout jeune, et avant de subir la moindre initiation, il se rvle un redoutable guerrier. Dtail essentiel : lge de sept ans, il vient bout dun terrible chien, celui du matre forgeron des Ulates, nomm Culann. Et comme il a priv Culann de son plus fidle gardien, il soffre pour le remplacer. Alors qu sa naissance on lavait nomm Stanta (= le Cheminant), il va devenir C-Chulainn, le Chien de Culann , le

va devenir C-Chulainn, le Chien de Culann , le Chien du Forgeron . Le rapport entre lhrosme du personnage et son rle de gardien du feu est alors plus quvident. Et les aventures qui vont tre les siennes ne font que confirmer cet aspect proprement chamanique. Le rcit des Enfances de Cchulainn intgr dans la Razzia des bufs de Cualng stend largement sur les exploits fantastiques du petit garon qui na encore que sept ans. Aprs une folle expdition, il revient vers main Macha, la forteresse du roi Conchobar, toute vitesse sur son char conduit par son cocher. On le voit arriver de loin et le roi scrie : Cest le petit garon, fils de ma sur. Il est all jusquaux frontires de la province voisine, ses mains sont toutes rouges de sang ; il nest pas rassasi de combats, et si lon ny prend pas garde, par son fait priront tous les guerriers dmain. Lavertissement de Conchobar nest pas vain ; la chevauche de Cchulainn na rien calm de lardeur guerrire, pour ne pas dire la fureur dmente, quil a dclenche lors de son combat contre de redoutables adversaires. Il a t vritablement saisi par un feu intrieur, levant la tte au-dessus de la terre, portant la main sur sa figure, devenant pourpre et prenant de la tte aux pieds la forme dune meule de moulin . Ce sont des contorsions rituelles quil a accomplies ; il sest mis dans un tat de transe. Il a fait surgir des basfonds de son inconscient ou de sa mmoire ancestrale tous les instincts de destruction qui sy cachaient et

tous les instincts de destruction qui sy cachaient et qui se manifestent sous forme de roue, emblme du tonnerre. Mais il est difficile de refouler ces instincts dchans, et puisquils ont t provoqus par des pratiques druidiques ou chamaniques , cest par ces mmes pratiques quils doivent tre apaiss. Cest pourquoi Conchobar fait sortir les femmes et les filles dmain toutes nues, pour montrer leur nudit au petit hros . Ce nest certes pas pour rien que lon prtend que la femme est le repos du guerrier ! Les ordres du roi sont excuts : La jeune troupe des femmes sortit et sans aucune rserve lui montra sa nudit. Mais lui se cacha le visage en le tournant contre la paroi du char. Il ne vit pas la nudit des femmes. Alors on le fit descendre du char. Pour calmer sa colre, on lui apporta trois cuves deau frache. On le mit dans la premire ; il donna leau une chaleur si forte que cette eau brisa les planches et les cercles de la cuve comme on casse une coque de noix. Dans la seconde cuve, leau fit des bouillons gros comme le poing. Dans la troisime cuve, la chaleur fut de celles que certains hommes supportent et que dautres ne peuvent supporter. Alors, la colre du petit garon diminua. Et le rcit se termine par la description de Cchulainn habill de frais. Et surtout, on insiste sur son comportement devenu tout coup pacifique . Il reprend sa taille normale, et comme si de rien ntait, il fait avec son corps une roue pourpre. Il consacre ainsi son triomphe comme un artiste qui vient se faire applaudir. Il fait la roue comme un

paon. Et, de plus, il se mtamorphose : Il avait sept doigts chacun de ses deux pieds, autant chacune de ses deux mains, sept pupilles chacun de ses deux yeux, et dans chacune de ses pupilles on voyait briller sept pierres prcieuses{136}. Ce rayonnement qui mane de ses yeux, cest la fameuse lumire du hros qui apparat dans certaines circonstances de sa vie, quand il manifeste ainsi sa chaleur intrieure. Ici, une comparaison simpose avec un autre rcit traditionnel venu de lautre extrmit du domaine indo-europen, lpope des Nartes, telle quelle sest maintenue dans la mmoire du peuple des Osstes du nord du Caucase, donc dans des territoires qui ont t trs influencs par le chamanisme. Cest lhistoire du hros Batraz. Comme Cchulainn, il a une trange naissance. Sa mre est une femme grenouille qui ne peut vivre en plein jour sans une sorte de carapace et qui est sous le coup dun interdit de type mlusinien. Bien sr, linterdit est transgress et la femme, qui est enceinte, doit disparatre. Mais, auparavant, elle transmet son embryon dans le dos de son poux, Haemyts. Celui-ci mature ce ftus lintrieur dun abcs pendant le temps qui convient, sous la surveillance de la mystrieuse Satana, une sorte de divinit fminine qui, par bien des aspects, fait penser la Morrigane irlandaise et la fe Morgane de la lgende arthurienne. Satana compta les jours et les mois. Quand le terme fut arriv, elle creva labcs de Haemyts. Un feu rouge passa ctait, la moiti du haut en simple acier,

rouge passa ctait, la moiti du haut en simple acier, la moiti du bas en acier de Damas, un petit garon qui jaillissait et sen allait tomber dans la mer ! La belle eau bleue ne fut plus quun nuage au-dessus du fond dessch. Puis le nuage se refroidit et retomba en pluie, remplissant la mer et la faisant mme dborder {137}. Le rapport avec lhistoire de Cchulainn est indniable. Et ce nest pas tout. Le petit garon grandit trs vite, mais un moment donn, il prouve le besoin de faire tremper son corps dacier . Il va donc trouver le forgeron Kurdalaegon. Ce dernier lui demande de brler du charbon pendant un mois et damasser des galets. Kurdalaegon le jeta alors dans le fourneau de sa forge, versa sur lui des paniers de charbon et, pardessus, tala les galets. Tout autour il disposa douze soufflets et souffla pendant un mois. Mais un mois ne suffit pas ; le jeune garon, qui porte le nom de Batraz, est encore chauff pendant deux fois deux semaines. Alors, il demande au forgeron de le sortir, de ne pas lexposer dans le vent, mais de le jeter dans la mer. Kurdalaegon le saisit avec ses pinces et le lana dans la mer. La mer se mit bouillir et sasscha : leau stait vapore dans le ciel. Les gros poissons, les petits poissons se dbattaient sur le fond dcouvert. Tout le corps de Batraz ne fut plus quacier bleu, sauf un boyau qui ne fut pas tremp parce que la mer stait assche trop vite. Il sortit et, de nouveau, la mer se remplit deau, les vagues dferlrent, les gros poissons, les petits poissons se ranimrent et recommencrent nager dans les profondeurs{138}. En dehors des

circonstances particulires dues lenvironnement culturel dans lequel apparat ce rcit osste, il faut reconnatre que la trame est absolument la mme que dans lhistoire de Cchulainn. Et il y a mme laction du forgeron : il se prsente ici en initiateur, comme lavait fait le forgeron irlandais Culann en obligeant le jeune Stanta changer de nom, signe vident de son passage dans un tat suprieur, ou tout au moins un tat de conscience diffrent. Il y a donc, dans ce passage dans le feu, un rituel de mtamorphose. Et, une fois de plus, on le retrouve lextrmit occidentale de lEurope. La seconde branche du Mabinogi gallois raconte ce sujet une trange histoire. Brn le Bni et le roi dIrlande conversent propos dun chaudron magique, ce fameux chaudron dinspiration et de renaissance qui est lun des prototypes du Graal. Cest le roi dIrlande qui parle : Un jour que jtais la chasse en Irlande, sur le haut dun tertre dominant un lac appel Llynn y Peir (Lac du Chaudron), jen vis sortir un grand homme aux cheveux roux portant un chaudron sur son dos. Il tait dune taille dmesure et avait lair dun malfaiteur. Et sil tait grand, sa femme tait encore deux fois plus grande que lui. Le roi dIrlande continue son rcit en prcisant quil a accueilli cet homme gigantesque et sa femme sur son territoire, mais que bientt ils se sont rendus coupables de nombreuses exactions envers ses sujets. Il est question de les chasser, mais ils inspirent tellement de crainte quon recule devant cette possibilit. Dans cet

crainte quon recule devant cette possibilit. Dans cet embarras, mes vassaux dcidrent de construire une maison toute en fer. Quand elle fut prte, ils firent venir tout ce quil y avait en Irlande de forgerons possdant tenailles et marteaux, et firent accumuler tout autour du charbon jusquau sommet de la maison. Ils passrent en abondance nourriture et boisson la femme, lhomme et leurs enfants. Quand on les sut ivres, on commena mettre le feu au charbon autour de la maison et faire jouer les soufflets jusqu ce que tout ft chauff blanc. Eux tinrent conseil au milieu du sol de la chambre. Lhomme, lui, y resta jusqu ce que la paroi de fer ft blanche. La chaleur devenant intolrable, il donna un coup dpaule la paroi et sortit en la jetant dehors, suivi de sa femme. Personne dautre queux deux nchappa{139}. On ne dit pas ce que sont devenus les deux rescaps de cette maison de fer chauffe blanc, mais il existe dans lpope irlandaise le pendant de cette aventure fantastique. Le rcit de lIvresse des Ulates prsente en effet une ahurissante errance des Ulates sous la conduite du roi Conchobar et de lindispensable Cchulainn, aprs un festin qui a t copieusement arros. Les Ulates sont ivres, sgarent au milieu de lIrlande et finissent par aboutir chez leurs ennemis, le roi et la reine de Connaught. Ceux-ci les accueillent apparemment avec dfrence mais, sur les conseils dun de leurs devins, ils sont bien dcids se dbarrasser dfinitivement de leurs ennemis de toujours.

Cest ainsi quon loge les Ulates dans une maison de fer flanque de deux maisons en bois . Toujours en tat dbrit, les Ulates ne se rendent pas compte du pige dans lequel ils senferment. On vint encore sy occuper deux, leur apporter de quoi boire et de quoi manger, cependant que dans la maison souterraine, les gens du roi mettaient le feu un norme bcher {140}. Et quand la nuit devint trs sombre, les serviteurs, informs du plan conu contre les Ulates, sesquivrent sans dire un mot, et le dernier sen aller referma soigneusement la porte derrire lui. Voici donc les Ulates enferms dans un lieu clos et hostile. Ils ne sen aperoivent pas tout de suite. On fixa alors les sept chanes de fer autour de la maison, on les scella aux sept piliers qui se dressaient dehors, au milieu de la cour. Ensuite, on amena trois cinquantaines de forgerons munis de leurs soufflets que lon chargea dactiver le feu. On fit trois cercles autour de la maison. On alluma le feu au-dessous de la maison de fer, et galement au-dessus, si bien que la chaleur traversa bientt la cloison. Les Ulates, sentant cette chaleur augmenter, commencent sinquiter srieusement et se rendent compte quils sont pris dans un pige mortel. Certains des guerriers tentent dbranler la cloison, mais rien ny fait. Aprs des discussions qui tournent laigre chez les Ulates, lesquels, compltement dgriss, se rejettent les uns sur les autres la responsabilit de cette situation, Cchulainn se dcide agir : Il brandit son pe mais eut beau lenfoncer profondment dans le mur, celui-ci nen fut

lenfoncer profondment dans le mur, celui-ci nen fut mme pas branl. Aprs dautres essais infructueux, Cchulainn fit un bond en lair, ainsi quil lavait appris chez Scatach, mais au lieu de le suspendre et de planer comme au milieu des vents, il le prolongea et, heurtant la toiture, la projeta dun coup vers lextrieur, avant de retomber lui-mme devant lune des maisons de bois. Et le fracas quil provoqua en touchant terre fut tel que la forteresse entire en trembla et que les armes suspendues aux murs des maisons se dcrochrent en grand tapage{141} . Alors, ayant compris que lexprience en fait, une preuve tait termine, le roi Ailill et la reine Maeve ouvrent les portes de la maison de fer, en font sortir les Ulates, et les reoivent gnreusement comme des htes de grande valeur. Mais cest encore un pige, car ils devront combattre durement, les armes la main, pour recouvrer leur libert. Tous les dtails fournis par le rcit irlandais, par le rcit gallois et par celui des Osstes, tendent interprter le thme de la Maison de Fer chauffe blanc comme le souvenir dun antique rituel dinitiation que dautres textes placent pendant la fte de Samain. Et, chaque fois, interviennent des forgerons, ce qui nest pas un hasard. Ce rituel de Samain ne nous est gure connu que par des allusions dans diffrents textes celtiques. Il semble en outre que Jules Csar, dans ses Commentaires, ait mal compris les informations dont il disposait sur ce sujet lorsquil parle des sacrifices humains que les Gaulois

des sacrifices humains que les Gaulois entreprennent en faisant brler de grands mannequins dosier o sont enferms des prisonniers ou des malfaiteurs. Les choses ne sont pas si simples : il sagit bien plutt de mort symbolique et de renaissance travers une preuve redoutable mais ncessaire pour accder un autre tat de conscience. On en retrouve des rminiscences dans certains contes populaires, en particulier dans la fameuse Saga de Yann, recueillie la fin du XIXe sicle dans la rgion de Trguier, en Bretagne armoricaine. Le hros de cette histoire est un jeune homme qui est guid et protg par son cheval, lequel nest autre quun sorcier chamane qui a pris cet aspect animal. Ce protecteur le tire daffaire chaque fois que le malheureux se trouve dans les situations les plus dsespres. Et, aprs de multiples aventures, le voici prcisment condamn tre brl vif sur un bcher pour satisfaire le caprice dune princesse quun vieux roi, quelque peu prsomptueux et ingrat, veut tout prix pouser. Heureusement, le cheval lui indique le moyen de sortir sain et sauf de cette redoutable preuve : trille-moi bien et ramasse dans une bouteille, avec la brosse, la poussire et tout ce qui tombera de ma peau, puis remplis la bouteille avec de leau. Le jeune Yann lui obit et le cheval poursuit : prsent, tu nas rien dautre faire qu aller voir le roi et lui dire que tu veux faire ta niche dans le bcher dress pour te brler. Tu lui demanderas aussi le temps de faire tes prires avant daller chercher le royaume de paradis.

Apporte avec toi un escabeau pour tasseoir lorsque tu seras entr dans le bcher. Alors, tu tireras ta chemise de dessus ton corps, tu laveras tes membres avec ce qui est dans la bouteille et tu les frotteras le plus possible. Ainsi, quand tu seras mouill de la tte aux pieds, tu laveras galement ta chemise, et une fois que tu auras remis ta chemise sur ton corps, tu diras au roi dallumer le feu au moment o il le voudra. Yann fait exactement ce que lui conseille son cheval. Le voici maintenant dans le bcher, et des flammes slvent. Tout le monde sattristait sur Yann. On disait que ctait pch de brler un aussi bon garon, un garon qui avait si bon cur. Cest alors que Yann sauta du milieu du brasier, tremblant de froid de tous ses membres. Il disait quil ne pouvait pas sen empcher. Tous dirent que ctait un miracle et que Yann devait tre un saint, ou un diable. On se rassemblait autour de lui et on disait : Non, ce nest pas un diable ! Regardez-le ! Quil est beau, bien plus beau quil ntait avant ! Et ctait vrai : tous les assistants taient stupfaits et bahis, comme vous pouvez le penser {142}. Et la fin de lhistoire est fort heureuse pour Yann : la princesse en tombe amoureuse et demande au roi de se rajeunir et de devenir plus beau en se soumettant lui-mme lpreuve du bcher. Le roi accepte bien volontiers mais, comme il nest pas prpar cette preuve, il est rduit en cendres et la princesse peut alors pouser le jeune Yann. Il est indniable que ces techniques, rpercutes

Il est indniable que ces techniques, rpercutes plus ou moins fidlement dans les rcits traditionnels, ont quelque chose en commun avec celles qui sont prtes au chamanisme. Tous ces mythes et ces croyances vont de pair, il faut le noter, avec des rituels initiatiques qui impliquent une relle matrise du feu. Le futur chamane esquimau ou mandchou, comme le yogi himalayen ou tantrique, doit prouver sa puissance magique en rsistant aux froids les plus rigoureux ou en schant des draps mouills mme son corps. Dautre part, toute une srie dpreuves imposes aux futurs magiciens compltent, en sens inverse, cette matrise du feu. La rsistance au froid par la chaleur mystique, ou linsensibilit au feu, dnotent, lune et lautre, lobtention dun tat surhumain{143}. Pour appuyer cette affirmation, il est bon de citer un pisode du plus ancien rcit purement arthurien, le rcit gallois de Kulwch et Olwen. On y prsente en effet les premiers compagnons dArthur, qui sont bien loin dtre des chevaliers courtois tels quils sont dcrits dans les romans franais des XII e et XIII e sicles. Ce sont au contraire des guerriers farouches, mais la mode celtique, cest--dire que leur valeur guerrire est due en partie leurs pouvoirs magiques, lesquels sont nettement dessence chamanique. Il faut en effet sattarder sur ces personnages. Voici Bedwyr, que les romans franais appellent Bduier : Personne ne lgalait la course dans cette le. [] Quoi quil net quune main, trois combattants ne faisaient pas jaillir le sang plus vite que lui sur le champ

faisaient pas jaillir le sang plus vite que lui sur le champ de bataille. Autre vertu : sa lance produisait une blessure en entrant, mais neuf en se retirant. On ne dit pas que ce Bedwyr a sa disposition des bottes de sept lieues , mais cest tout comme. En tout cas, il rappelle singulirement le personnage de Tyr, le dieu manchot de la mythologie germanique, elle-mme fortement teinte de chamanisme. Et voici un certain Kynddelic qui ntait pas plus mauvais guide dans un pays quil navait jamais vu que dans le sien propre . Voici encore Gwrhyr, linterprte des langues, parce quil les savait toutes . On apprend dailleurs plus loin quil savait galement le langage de tous les animaux et quil pouvait donc converser avec eux. Cest ensuite Gwalchmai, le faucon de mai que les romans franais appellent Gauvain, le neveu dArthur : Il ne revenait jamais dune mission sans lavoir remplie ; ctait le meilleur des pitons et le meilleur des cavaliers. Et cest aussi Menw, fils de Teirgwaed : Au cas o ils seraient alls dans un pays paen, il pouvait jeter sur eux charme et enchantement de faon quils ne fussent vus de personne, tout en voyant tout le monde. On peut videmment penser que ce personnage est lquivalent du fameux Merlin lEnchanteur, mais de toute faon il sagit bel et bien dun druide ou dun chamane. Mais il y a surtout Ka, appel Keu ou Keux dans les romans franais (ce nom provient du latin Caius) qui en font le frre de lait dArthur et le caricaturent comme un vantard et un hbleur qui, malgr son courage, ne russit jamais ses missions parce quil se jette tte

russit jamais ses missions parce quil se jette tte baisse dans les pires situations. Cest tout autre chose dans le rcit gallois : Ka avait cette vigueur caractristique quil pouvait rester neuf nuits et neuf jours sous leau ; il restait neuf nuits et neuf jours sans dormir ; un coup dpe de Ka, aucun mdecin ne pouvait le gurir ; ctait un homme prcieux que Ka : quand il plaisait Ka, il devenait aussi grand que larbre le plus lev de la fort. Autre privilge : quand la pluie tombait le plus dru, tout ce quil tenait la main tait sec au-dessus et au-dessous, la distance dune palme, si grande tait sa chaleur naturelle. Elle servait mme de combustible ses compagnons pour faire du feu, quand ils taient prouvs par le froid{144}. On ne trouvera jamais nulle part une numration aussi complte des pouvoirs dun chamane celtique ni une preuve plus clatante du substrat chamanique dans la tradition de lextrme occident. On peut sinterroger sur la ralit de cette description enthousiaste dun personnage rcupr ensuite dans les romans dits courtois. Il faut bien rpter que le rcit de Kulwch et Olwen reprsente un stade trs archaque de la lgende arthurienne. Mais il est particulirement riche denseignements : Ka est un vrai chamane, comme lest dailleurs Cchulainn, et il en possde galement la chaleur intrieure . Et cette chaleur, condense dans les profondeurs de ltre, ne demande qu sexprimer. On en dcouvre un exemple saisissant dans une autre description enthousiaste, celle de Cchulainn en transe, au milieu des batailles de la

de Cchulainn en transe, au milieu des batailles de la Razzia des bufs de Cualng. Ayant combattu seul pendant plusieurs jours contre les armes dIrlande, le hros a t aid par le dieu Lug qui la plong dans une sorte de lthargie et la remplac pendant trois jours et trois nuits. Au sortir de cette lthargie, qui ressemble bien une hypnose, Cchulainn se retrouve alors en pleine forme, et sa chaleur va surgir dtonnante manire. Il se prpare reprendre le combat et se munit de ses armes. Enfin, il coiffa son casque crte et poussa un cri gal celui de cent guerriers. Ce cri se prolongea fort loin, car il tait pouss en mme temps par les fantmes visage de bouc, par les fes des valles, par les dmons de lair, devant lui, au-dessus de lui, autour de lui, chaque fois quil sortait pour rpandre le sang des ennemis et pour accomplir de brillants exploits. Puis il revtit son voile de protection qui le rendait invisible, vtement apport de la Terre de Promesse et donn par Mananann, fils de Lir. Alors se produisit sa premire contorsion. Elle fut terrible, multiple, merveilleuse. Ses jambes tremblrent tout autour de lui comme un arbre contre lequel vient buter un vent de tempte. Chacun de ses membres se mit trembler, chaque articulation, chaque doigt, chaque jointure, du sommet de la tte jusqu la plante de ses pieds. Pris de fureur, il tordit son corps. Ses orteils, le devant de ses jambes, ses genoux passrent derrire lui, ses talons, ses mollets, ses fesses devant. Les muscles superficiels de ses mollets se posrent sur la face antrieure de ses jambes et y firent une bosse aussi grosse que le poing

jambes et y firent une bosse aussi grosse que le poing dun guerrier. Et, tirant les nerfs du sommet de sa tte, il les dplaa derrire sa nuque, de telle sorte que chacun deux produisait une bosse ronde, indescriptible, aussi grosse quune tte denfant dun mois. On voit que Cchulainn mrite assurment le sobriquet de Contorsionniste dmain que lui donnent souvent ses ennemis. Mais sa fureur sacre nen a pas fini pour autant de sexprimer : Puis il dforma ses traits, son visage. Il attira lun de ses yeux dans sa tte de telle faon quune grue naurait pas pu ramener cet il du fond du crne sur la joue. Sa bouche se dforma de faon monstrueuse. Il loigna sa joue de larc form par les mchoires et rendit ainsi visible lintrieur de sa gorge. Ses poumons et son foie vinrent flotter dans sa bouche. Dun coup de griffe de lion, il frappa la peau qui couvrait sa mchoire suprieure, et toutes les mucosits qui, comme un courant de feu, arrivaient de son cou dans sa bouche, devinrent aussi grandes que la peau dun mouton de trois ans. On entendait le bruit que faisait son cur en frappant contre sa poitrine, et ce bruit tait aussi violent que celui que produisent les aboiements dun chien de guerre ou les cris dun lion sur le point dattaquer un ours. La chaleur cause par sa violente et vigoureuse chaleur peupla le ciel dune nue dorage et, du sein de ces nues, jaillissaient mille tincelles de feu qui se rpandaient partout dans un immense crpitement, comme si le tonnerre ne cessait

immense crpitement, comme si le tonnerre ne cessait de frapper la terre. Il est certain que Victor Hugo, pourtant coutumier des descriptions dtailles et grandiloquentes, naurait pas fait mieux que lauteur anonyme de ce texte. Il semble en tout cas que cette description soit vraiment voulue et exagre pour mettre en valeur la qualit singulire et exceptionnelle de la fureur du hros. Et ce nest pas tout : Autour de sa tte, sa chevelure devint piquante et semblable un bouquet de fortes pines dans le trou dune haie. Si lon avait secou au-dessus de lui un pommier couvert de beaux fruits, ces fruits ne seraient pas tombs terre mais se seraient tous plants sur chacun de ses cheveux hrisss par la fureur. Sur son front, se dressa la lumire du hros, un feu long et gros comme la pierre aiguiser dun guerrier. Du sommet de sa tte jaillit un rayon de sang brun, rectiligne comme une poutre, aussi haut, aussi pais, aussi fort, aussi long que le mt dun navire. Do rsulta une vapeur magique, semblable la fume qui sort du palais dun roi, lorsque ce roi va sasseoir prs du foyer, le soir, la fin dune journe dhiver {145}. Ce texte, qui fait partie des classiques incontournables de la littrature irlandaise en langue galique, pose cependant un certain nombre de problmes. Incontestablement, il est dinspiration chamanique, mme si une posie plutt chevele et trs surraliste dans la tonalit vient gonfler une description qui aurait pu tre beaucoup plus simple. De toute vidence, Cchulainn est en tat dextase. Or,

lextase chamanique naboutit souvent quaprs lchauffement : lexhibition des pouvoirs fakiriques certains moments de la sance rsulte de la ncessit o se trouve le chamane dauthentifier ltat second obtenu par lextase. Il se larde avec des couteaux, il touche du fer rougi blanc, il avale des braises, parce quil ne peut faire autrement : il est tenu dprouver la nouvelle condition, surhumaine, laquelle il vient daccder {146} . Mais, la rflexion, et si lon suit ce qucrit ce sujet Mircea liade, on est en droit de se demander qui est le chamane dans cette histoire. Est-ce Cchulainn, ou est-ce lauteur du rcit ? Et quelle est la ralit exacte de lextase si longuement dcrite ? Le feu intrieur qui brle le hros est-il naturel ou est-il provoqu par des lments extrieurs ? ces questions, Mircea liade propose une rponse qui semble cohrente : Il y a tout lieu de supposer que lusage des narcotiques fut encourag par la recherche de la chaleur magique. La fume de certaines herbes, la combustion de certaines plantes avaient pour vertu daugmenter la puissance. Lintoxiqu schauffe ; livresse narcotique est brlante. On sefforait dobtenir par des moyens mcaniques la chaleur intrieure qui menait la transe. On tiendra compte galement de la valeur symbolique de lintoxication ; celle-ci quivalait une mort : lintoxiqu abandonnait son corps, acqurait la condition des trpasss et des esprits. Lextase mystique tant assimile une mort provisoire ou

mystique tant assimile une mort provisoire ou labandon du corps, toutes les intoxications aboutissant au mme rsultat taient de ce fait intgres dans les techniques de lextase{147}.

9. Mtamorphoses et combats de Druides


Ce feu intrieur quon attribue au chamane et tout tre humain ayant subi une initiation de type chamanique peut tre inn chez certains hros prdestins. Dans ce cas, on dira que ce sont les esprits qui ont fait le choix dun lu et lont envahi pour le conduire maturit. Cela fait videmment penser, dans le cadre du christianisme, la vocation sacerdotale, cest--dire lappel de Dieu. Mais ce feu peut sacqurir par des mthodes plus ralistes qui rveillent dans le corps certaines possibilits oublies de lesprit et du corps : les techniques du yoga sont de cet ordre, et elles permettent, par des moyens naturels, datteindre un tat de conscience suprieur. Et puis, enfin, par labsorption de certaines substances, qui ne sont pas forcment hallucinognes, il est possible de parvenir un haut degr de connaissance permettant une modification complte de ltre. Ainsi peuvent sexpliquer les mtamorphoses quon prte aux chamanes et aux druides, ainsi qu certains hros des popes mythologiques. Cest ainsi que Finn mac Cool, le roi des Fiana dIrlande, aprs un sjour chez un forgeron qui lui donne une pe magique et lui fait pouser temporairement sa fille, obtient la connaissance de

temporairement sa fille, obtient la connaissance de tous les secrets du monde en mangeant un saumon qui ne lui tait dailleurs pas destin{148}. Il faut dire que le saumon, poisson qui remonte aux sources , est, dans la tradition celtique, le dtenteur symbolique de la mmoire des temps dautrefois, lorsque la Terre tait encore relie au Ciel et que le message primordial tait encore compris par les humains. Mais cest aussi par labsorption dune certaine substance que le barde gallois semi-lgendaire Taliesin, personnification mme du druidisme, obtient cette sagesse en mme temps que des pouvoirs surhumains, dont celui de mtamorphose. Comme Cchulainn, ce Taliesin a une double naissance. Il est dabord un jeune homme tout fait ordinaire, nomm Gwyon Bach, et rien ne le prdispose une destine exceptionnelle. Un rcit quelque peu tardif, Histoire de Taliesin, opre une synthse de la lgende, fort ancienne, qui tournait autour de ce personnage. Une certaine Keridwen, mi-sorcire, midesse, en fait un des aspects de la desse-mre des Celtes, fait bouillir pour son fils, qui est laid et peu intelligent, un mlange de plantes dans un chaudron, afin den faire un breuvage de connaissance et de rgnration. Comme le chaudron doit rester sur le foyer pendant un an, elle charge un aveugle et le jeune Gwyon de surveiller cette cuisson . Mais juste avant le dlai, trois gouttes du breuvage tombent sur le doigt de Gwyon qui, sous le coup de la brlure, porte son doigt sa bouche. Mais, linstant mme o les gouttes merveilleuses le touchrent, il vit toutes choses

gouttes merveilleuses le touchrent, il vit toutes choses venir et sut quil devait se garder des artifices de Keridwen, car grande tait son adresse. En proie une peur irrsistible, il senfuit vers son pays. Et le chaudron se brisa en deux parce que tout le liquide tait empoisonn, sauf les trois gouttes magiques . Keridwen est videmment furieuse davoir ainsi perdu le fruit dune anne de travail. Elle poursuit Gwyon Bach. Mais celui-ci la vit et se changea en livre avant de disparatre, mais elle se changea ellemme en lvrier et le rejoignit. Alors, il se prcipita vers la rivire et devint poisson. Mais Keridwen, sous forme dune loutre, le pourchassa sous les eaux tant et si bien quil dut se changer en oiseau. Elle le suivit alors sous lapparence dun faucon et ne lui laissa aucun rpit dans le ciel. Et comme elle tait sur le point de fondre sur lui et quil avait peur de mourir, il aperut un tas de grain quon venait de battre sur laire dune grange. Il sy prcipita et se changea en un grain. Mais Keridwen prit la forme dune poule noire surmonte dune haute crte et, en grattant avec ses pattes, elle dcouvrit le grain et lavala. Et, ce que dit lhistoire, elle fut enceinte. Quand vint lpoque de sa dlivrance, elle neut pas le courage de tuer lenfant en raison de sa beaut. Cest pourquoi elle le mit dans un sac de peau. Elle jeta le sac la mer, la grce de Dieu, le vingtneuvime jour davril{149} . On remarquera la date : cest la veille de la fte druidique de Beltaine qui marque le milieu de lanne celtique et constitue une exaltation du feu, de la lumire et de lactivit estivale.

Cependant, le sac est recueilli par le fils dun roi qui, dcouvrant lenfant, smerveille et lui donne le nom de Taliesin, cest--dire front brillant . Et cest ce Taliesin qui deviendra chef des bardes de Bretagne et qui dtiendra non seulement le don de prophtie et de seconde vue, mais aussi des pouvoirs magiques, pour ne pas dire chamaniques. Cest donc par absorption des trois gouttes qui ont dbord du chaudron que Gwyon-Taliesin obtient son initiation un degr suprieur, acqurant ainsi le pouvoir de se mtamorphoser. Le thme tait trs rpandu dans les pays celtiques, et on en retrouve plusieurs versions dans la tradition populaire orale. Dans le conte les Treize Grains de bl noir, recueilli en 1881 Pleine-Fougres en Ille-et-Vilaine, il sagit du fils dune veuve qui devient pendant un an le serviteur du diable dans un trange chteau. Ayant russi schapper, il dtient cependant certains pouvoirs magiques quil a appris au cours de son sjour. Pour vivre, il transforme trois bottes de foin en trois moutons, puis trois fagots en trois bufs quil va vendre sur le march un prix exorbitant. Tous les acheteurs potentiels se rcusent, sauf un personnage mystrieux, qui est videmment le diable, qui veut ainsi progressivement rcuprer le jeune homme. La troisime fois, cest le jeune homme qui se transforme en poulain. Il demande alors sa mre daller vendre le poulain au march, mais sans la bride. Or, la veuve, quelque peu mue, oublie de reprendre la bride. Alors, le diable, toujours sous un autre aspect, confie le

le diable, toujours sous un autre aspect, confie le poulain son valet pour le ramener au chteau. Mais, fatigu de marcher, il monte sur le dos du poulain. Mais peine a-t-il enfourch lanimal que celui-ci se met galoper et se prcipite dans un tang. Et, peine avait-il touch leau que le poulain se transforma en un poisson frtillant . Le diable, survenu sur ces entrefaites, se change en loutre et poursuit le poisson, lequel se mtamorphose ensuite en oiseau et se rfugie enfin dans la chambre dune jeune fille o il devient un anneau dor. Le diable arrive alors et veut acheter lanneau que la jeune fille, laquelle le jeune homme a expliqu la situation, a pass son doigt. Elle refuse obstinment, et le pre demande de lui prendre lanneau de force. Mais celui-ci tombe et se transforme en treize grains de bl noir qui sparpillent sur le sol. Le diable se change en poule noire et commence dvorer les grains ; mais le treizime de ces grains se transforme alors en renard et dvore le diable sous sa forme de poule{150}. Conclusion plaisante, certes, mais qui naltre en rien le schma du conte primitif. Dailleurs, la Saga de Koadalan, rcit populaire de la rgion de Trguier, contient la mme trame : poursuivi par le sorcier et ses deux complices qui ont pris laspect de musiciens. Ceux-ci demandent acheter lanneau dor que la jeune fille a pass son doigt, mais elle refuse, et lanneau qui tombe se change alors en un grain charbonn dans un grand tas de froment qui tait dans le grenier du chteau. Aussitt les trois autres devinrent trois coqs

chteau. Aussitt les trois autres devinrent trois coqs qui se mirent chercher le grain charbonn dans le tas de froment. Mais le grain charbonn devint un renard, et le renard croqua les trois coqs{151} . Ce mythe des mtamorphoses successives et de la poursuite quelles engendrent semble avoir pntr en profondeur la mmoire celtique, car on en dcouvre des rminiscences un peu partout, mme dans des chants populaires sans prtention, tel celui qui a t recueilli au dbut du XXe sicle dans le Morbihan et dans le Finistre, dont voici une des versions : Une jeune fille tait dsire de son amant. Il disait : Enfin, jeune fille, il faut nous marier. Je suis trop jeune, disait-elle ; en fin de compte, je prfre aller livre dans la lande plutt que de me marier. Alors, dit-il, je me ferai chasseur et je tattraperai. Et, le lendemain matin, il sen alla chasser et lattrapa. La jeune fille lui dit : Je vais me faire poisson dans leau. Il lui dit : Je me ferai pcheur et je taurai. Il sen alla pcher et il la prit. Elle dit : Je vais me mettre malade dans mon lit. Il rpondit : Je vais me mettre prtre et jirai te confesser. Jaurai celle que jaime. Elle dit : Je vais me mettre morte et enterre. Alors, dit-il, je me ferai saint Pierre en Paradis, et je nouvrirai pas la porte avant davoir vu mon amie. Et cest ainsi quils se marirent {152}. Cette petite histoire, qui est vraiment une bluette , tmoigne en tout cas de la permanence du thme. Dans les rcits les plus anciens, contrairement aux contes populaires qui ont subi, quon le veuille ou non,

linfluence du christianisme et dune certaine conception moderne de la non-violence, on a pu remarquer une abondance de dtails qui mettent en relief des luttes inexpiables entre diffrentes composantes des socits humaines, et mme des peuples dits feriques. Il y a de lagressivit dans lair, et les descriptions de combats, sont toujours dveloppes lextrme, et jusqu lexagration la plus folle. Il en est de mme dans les traditions dorigine chamanique et, comme lcrit Mircea liade (Le Chamanisme, p. 394), les lments guerriers qui ont une grande importance dans certains types de chamanisme asiatique sexpliquent par la ncessit du combat contre les dmons, les vritables ennemis de lhumanit . Mais les dmons sinfiltrent souvent chez les humains. Les druides et les hros celtes qui leur tiennent lieu sont donc les protecteurs de la collectivit, do leur apparente agressivit et leur fureur guerrire tant de fois magnifies dans les textes. Or, de mme que dans la caste des guerriers il est dusage de saffronter entre champions autant pour prouver sa supriorit que pour sexercer au combat, ce qui plus tard deviendra la coutume du tournoi mdival, les druides, comme les chamanes, vont se livrer des joutes qui peuvent parfois dgnrer en vritables tueries, mais qui, la plupart du temps, ne sont que des spectacles dillusionnistes , chacun voulant faire preuve de ses dons magiques. cet gard, un rcit irlandais, les Deux Porchers, est particulirement intressant tudier. Ce texte se

particulirement intressant tudier. Ce texte se prsente comme un prlude la vaste pope de la Razzia des bufs de Cualng, mais il est certainement postrieur celle-ci, tout en conservant dindniables archasmes. Et grce lui, nous plongeons dans le fonds mythologique de lIrlande et des pays celtiques, en particulier dans le systme des mtamorphoses, cest--dire des transformations dtres humains en animaux, et vice versa. Friuch est le porcher de Bodbh, roi des sidh de Munster, tandis que Rucht est le porcher dOchall Ochne, roi des sidh de Connaught. Cela nous introduit dans le monde spcial des Tuatha D Danann, ces anciens dieux de lIrlande contraints de se retirer dans les tertres et dans les les avoisinantes. Aprs laccord quils ont conclu avec les Gals, ils vivent dans lAutre Monde, sous lautorit de Mananann mac Lir, et celui-ci leur a procur le don dinvisibilit et des cochons magiques qui sont la nourriture habituelle de ceux qui sont admis au festin dimmortalit prsid par le dieu forgeron Goibniu. Et il faut prciser que chez les Celtes, dune faon gnrale, les porchers occupent une fonction peu en rapport avec le rang dans lequel on les classe notre poque. Ce sont en fait de hauts dignitaires, comme les forgerons dailleurs. Rucht et Friuch taient lis damiti. Chaque fois quon manquait de glands en Munster, Rucht invitait Friuch mener son troupeau en Connaught, et inversement si on manquait de glands en Connaught. Or les hommes du Munster et de Connaught excitent la

Or les hommes du Munster et de Connaught excitent la rivalit entre les deux porchers, qui vont se retrouver face face et obligs de prouver la supriorit de lun ou de lautre. La premire preuve nest gure concluante, car les cochons des deux provinces deviennent aussi maigres les uns que les autres, tel point quon retire leur charge de porchers Rucht et Friuch. Alors, pendant deux ans, ils furent sous la forme de corbeaux, et ils engagent une lutte acharne. Naturellement, comme leurs forces sont gales, leur querelle na aucune issue. Au bout de la deuxime anne, les deux oiseaux apparaissent lassemble du Munster et reprennent pour un moment leur aspect humain. On leur souhaite la bienvenue, mais ils rpondent par une prophtie de mauvais augure et, pour deux nouvelles annes, ils deviennent poissons et se poursuivent cruellement dans les rivires et les mers dIrlande. L encore, ils font match nul . Aprs quoi, ils reprennent forme humaine et deviennent deux champions, lun au service de Bodbh, lautre au service de Fergna, roi du sidh de Nento-sous-les-eaux. Et lors dune assemble, ils combattent lun contre lautre, sans succs, pendant trois jours et trois nuits. Ils staient si bien dchirs quon pouvait voir leurs poumons. Alors, on alla pour les sparer. Aprs dautres mtamorphoses et dautres aventures, les deux rivaux prennent la forme de deux vers, lun dans une source Cualng, en Ulster, lautre dans un ruisseau du Connaught. Le premier, qui dclare se nommer Crunniuc, engage la conversation avec la future reine Maeve venue se laver au ruisseau

avec la future reine Maeve venue se laver au ruisseau et lui recommande dpouser Ailill de Connaught. Le second, qui prtend se nommer Tummuc, lie amiti avec le roi Fiachna. Les deux vers sont nourris pendant une anne par Maeve et Fiachna. Un jour, Tummuc dclare Fiachna : Il va y avoir une rencontre entre lanimal dont je tai parl lanne dernire et moimme. Une de tes vaches mavalera demain et une des vaches de Maeve avalera aussi mon camarade. Ainsi natront deux taureaux, et il y aura une grande guerre en Irlande cause de nous. Et cest ainsi quest prophtise la fameuse razzia qui mettra aux prises les guerriers de Connaught et ceux dUlster cause des deux taureaux, le Brun de Cualng et le Beau Cornu dA. Il est vident que les deux porchers sont en ralit des druides, ou quils sont revtus de tous les pouvoirs druidiques. Ces druides sont des magiciens en mme temps que des prtres, et finalement trs proches des chamanes. Ils passent donc pour tre capables dagiter les lments et de transformer laspect des tres et des choses, y compris eux-mmes, mais dans la narration pique qui, ne loublions pas, est une version tardive collecte et rdige par des moines chrtiens, la signification profonde de ces vnements est plus ou moins perdue ou oublie. Quand le rdacteur crit que les deux porchers se transforment en oiseaux, il prend cette mtamorphose la lettre, alors que les sousentendus du texte laissent penser quil y a, de la part des deux hommes, simplement lacquisition du

des deux hommes, simplement lacquisition du caractre de loiseau (probablement un oiseau de proie). Cest une forme de rituel comparable celui des chamanes de lEurope du nord et de la plaine asiatique. Lorsque le chamane se transforme en animal, il en acquiert la nature, et non seulement il se transforme lui-mme, mais il peut transformer les autres individus. Mais cette aventure fantastique a une signification dordre psychologique autant que mtaphysique. Ces deux porchers, qui sont en fait des druides, obligs de se mesurer, vont se dpasser. Ils utilisent leur courage, leur intelligence, leur valeur physique et morale autant que leurs pouvoirs chamaniques . Le narrateur chrtien, qui a dailleurs pieusement recueilli cette histoire, ne sachant plus de quoi il sagissait en ralit, na retenu que le changement extrieur de forme, ce qui tait videmment plus facile. Cest toujours limage formelle qui subsiste et non pas le contenu. Le signifiant prend la place du signifi et masque celui-ci, plus forte raison quand il ny a plus personne pour en expliquer le vritable sens. Ainsi se forment des images, creuses mais parfois trs belles, trs nigmatiques, mais qui sont de vritables enchantements . Dautre part, on peut remarquer dans cette opposition fondamentale entre les deux porchers une rsonance philosophique. Daprs ce quon peut en savoir, la pense celtique nest pas construite sur le principe de non-contradiction. Ce serait plutt un

systme du genre prsocratique, celui dHraclite revu et corrig par Hegel. Chaque tre suscite son contraire, son non-tre , implicitement contenu en lui. Mais tous les individus ne sont pas capables de le faire surgir. Lorsque ces deux principes sont en harmonie, ils se fondent dans lunit, ils se nantisent : Rucht et Friuch, avant, se trouvent en fait dans la non-existence, dans la non-conscience de leurs pouvoirs. partir du moment o, grce leur affrontement, ils prennent conscience de ces pouvoirs, ils se voient lun et lautre et ont donc conscience de leur existence, mais seulement lun par rapport lautre. Car la conscience dexister ne peut se raliser que par la dcouverte de lautre. Or, comme lexistence consciente est une dynamique reposant sur des forces en prsence, ces forces sopposent avec violence, do la lutte que se livrent les deux porchers, lutte de forces gales et contradictoires, donc lutte insoluble dans le monde des apparences. Ainsi, sur le plan cosmique, lhistoire des deux porchers nest pas autre chose que lillustration des mtamorphoses de ltre en ses diffrentes incarnations. Dans de nombreuses rgions, la combativit des chamanes devient parfois une manie agressive, et dans certaines traditions sibriennes, les chamanes sont rputs saffronter continuellement sous forme danimaux. Mais les transformations en animal ne sont que des images concrtes pour signifier que le druide, le chamane ou le hros, prend, selon les circonstances,

le chamane ou le hros, prend, selon les circonstances, les forces magiques attribues un animal, pour les utiliser lui-mme. Si on le dcrit comme prenant telle ou telle forme, cest parce quon ne peut pas faire passer le message autrement que par des images fortes. cet gard, le rcit irlandais du Sige de Drum Damghaire est exemplaire. La base de ce rcit est historique : vers lan 300 de notre re, le haut roi dIrlande, Cormac, est en guerre contre son vassal, le roi du Munster, Fiachna, qui ne lui paie pas le tribut quil lui doit. partir de cette ralit, tout va basculer dans un univers symbolique, car ce ne sont pas les guerriers qui vont se battre, mais des druides ou des hros appartenant plus ou moins des peuples feriques. En effet, Cormac dispose de deux druides, Colphta et Lurga, ainsi que de trois magiciennes, tous redoutables par leur science. Mais, avant de sassurer les services de ces tres exceptionnels, le roi avait deux druides, Fis et Cithruadh, qui ont t vincs parce quils ntaient pas capables de venir bout des ennemis. Pour se venger, ils lancent un souffle druidique sur larme de Cormac en plein engagement contre celle du Munster. Les guerriers de Cormac se battent les uns contre les autres dans la plus totale confusion. Cormac persiste cependant. Il met le sige devant la forteresse munstrienne de Drum Damghaire et fait intervenir ses nouveaux druides. Ceux-ci rehaussent dabord la colline o il a tabli son camp, afin dtre galit avec ladversaire. Des combats singuliers sont

galit avec ladversaire. Des combats singuliers sont livrs et les trois magiciennes, sous laspect de trois brebis, harclent les guerriers du Munster. Les druides Colphta et Lurga parviennent tarir les sources qui ravitaillent en eau les gens du Munster, et ceux-ci, dans la pire ncessit, vont devoir reconnatre leur dfaite, quand Fiachna pense soudain sassurer les services de son ancien matre, le druide Mogh Ruith, car il ny a point de sortilges quil ne puisse accomplir ou lextrieur, ou lintrieur du sidh . Mais Mogh Ruith pose ses conditions pour sa participation la guerre contre le Munster. Et ces conditions sont exorbitantes, mais Fiachna na pas le choix : il les accepte. Alors Mogh Ruith fait jaillir les eaux de toutes les sources du Munster, car sa magie est plus forte que celle de ses adversaires. Il abaisse la colline o se dresse le camp de Cormac. Un des disciples de Mogh Ruith parvient mme tuer le druide Colphta laide dune anguille magique, puis cest le tour du deuxime druide de Cormac, Lurga. Et lorsque les trois magiciennes viennent combattre, toujours sous forme de brebis, Mogh Ruith suscite trois chiens froces qui les pourchassent et les dvorent. Comme on le voit, cette bataille est un combat chamanique, une lutte acharne entre druides qui confrontent leurs pouvoirs. Les hommes nont pas grand-chose faire dans ce conflit, sauf compter les points. Cormac, dsespr, ayant perdu les druides et les magiciennes sur lesquels reposait toute sa stratgie, en est rduit parlementer avec Mogh Ruith. Il lui

promet une fortune si celui-ci change de camp. Mais Mogh Ruith, sil est vnal, refuse de trahir Fiachna, car il a un certain sens de la parole donne. Alors Cormac se rconcilie avec ses anciens druides, et lun deux, Cithruadh, allume un feu druidique avec du bois de sorbier et, grce ses incantations, dirige ce feu contre les adversaires. Mais Mogh Ruith allume un autre feu, non moins druidique, beaucoup plus puissant, qui annihile celui de Cithruadh. Cela provoque la dbandade dans larme de Cormac. Les guerriers du Munster poursuivent leurs ennemis et en font un grand carnage. Mogh Ruith lui-mme sacharne sur les malheureux druides du haut roi quil transforme en pierres. Il est vainqueur parce que ses pouvoirs sont incomparables. Et Cormac est contraint de faire la paix avec Fiachna, renonant ainsi sa suzerainet sur le Munster {153}. Daprs ce rcit, on se rend compte de limportance du personnage de Mogh Ruith, le plus marquant de tous les druides prsents dans lancienne littrature pique de lIrlande, pourtant si riche en figures de druides et de magiciens. La description dtaille quon fait de lui, des pouvoirs quon lui attribue, des rituels quil accomplit, est absolument remarquable. Il dtient une puissance surhumaine : il possde un pouvoir sans bornes sur le feu, sur les lments, sur les animaux et sur les hommes. Il a le pouvoir de susciter des monstres et dveiller des fantmes. Il peut, dun geste, faire et dfaire. Il dtient les secrets de la vie et de la mort. Il a certes acquis sa science dans lunivers des

mort. Il a certes acquis sa science dans lunivers des Tuatha D Danann, ce qui est lindication de son appartenance lAutre Monde. On peut le dfinir ainsi : une poque historique, et bien quil soit lui-mme lgendaire, ou tout au moins le rsultat dune idalisation, il est lhritier de lancienne science des Tuatha, cest--dire de la science divine. Il peut exercer son pouvoir aussi bien dans le sidh que sur la surface de la terre : il a donc la possibilit de passer indiffremment du Ciel sur la Terre, et inversement, rtablissant ainsi la communication primordiale entre les deux mondes. Faut-il voir dans ce personnage limage du druide de lancien temps, donc limage mme du chamane ? Le contexte dans lequel il volue semble apporter une rponse affirmative cette question.

10. La puissance vgtale


Lhistorien latin dorigine gauloise, Tite-Live, relate un bien trange pisode des guerres incessantes qui clatrent entre les Romains et les Gaulois cisalpins : Il y avait une vaste fort que les Gaulois appelaient Litana (= large), par o le consul Postumius allait conduire son arme. gauche et droite de la route, les Gaulois avaient coup les arbres de telle sorte que, tout en demeurant debout, ils pussent tomber la moindre impulsion. Postumius avait deux lgions romaines et, partir de la mer Adriatique, il avait lev tant dallis que vingt-cinq mille hommes laccompagnaient sur ce territoire ennemi. Comme les Gaulois staient masss sur la lisire, de lautre ct de la fort, ds que larme romaine y fut entre, ils poussrent les plus loigns des arbres quils avaient coups par les pieds. Les premiers tombant sur les plus proches, si instables eux-mmes et si faciles renverser, tout fut cras dans leur chute confuse, armes, hommes et chevaux. Cest peine si dix hommes purent chapper ce massacre (Histoire de Rome, XXIII, 24). Tite-Live prsente cet vnement comme historique, et il le date. Mais y rflchir, le contenu de ce rcit est absolument invraisemblable : comment tous les arbres de cette fort auraient-ils pu tre

tous les arbres de cette fort auraient-ils pu tre coups la base et rester debout ? Il y a donc l une historicisation dune lgende, videmment dorigine celtique, dautant plus que le nom gaulois latinis Litana ou Litava est celui de lArmorique, mais dsigne trs souvent une des rgions de lAutre Monde. Et lon ne peut alors que se rfrer un pome en langue galloise, attribu au fumeux barde Taliesin, le Cat Goddeu, le Combat des Arbres . Dans ce pome, fort confus, et qui est le rsultat dune compilation de plusieurs textes antrieurs, on apprend que, lors dune grande bataille, les guerriers bretons taient sur le point dtre vaincus par leurs ennemis. Alors, le magicien Gwyddion, fils de la desse Dn (qui est la Dana irlandaise), et neveu de Math, qui est lui-mme matre de la magie, fait en sorte de mtamorphoser ses compatriotes en arbres et vgtaux divers. Et ce sont donc ces vgtaux qui sopposent aux ennemis dans des conditions difficiles, mais en manifestant un grand courage et beaucoup dhrosme{154}. Ce thme de la fort qui combat nest dailleurs pas un cas unique : on le retrouve dans plusieurs rcits irlandais. Ainsi, dans la Mort de Cchulainn, on voit trois affreuses sorcires, les filles de Calatin , ennemies mortelles du hros, susciter fantasmagoriquement une grande bataille entre deux armes, entre de magnifiques arbres mouvants, de beaux chnes feuillus{155} . Et le mme dtail apparat d a ns la Bataille de Mag Tured o deux sorcires

disent : Nous enchanterons les arbres et les pierres, et les mottes de terre, si bien quils deviendront une troupe en armes luttant contre eux, et quils les mettront en fuite avec horreur et tourment {156}. Et ce nest pas tout. Les filles de Calatin rassemblrent des chardons pointus et aux feuillages acrs, de la digitale aux pointes lgres ; elles formrent des forts volantes et fanes, et elles en firent des guerriers nombreux et arms, si bien quil ny eut ni sommet ni colline autour de la valle qui ne fut rempli de combats et de batailles, quon entendait jusquaux nuages du ciel et jusquaux murs du firmament les cris horribles et sauvages que poussaient les enfants de Calatin aux environs, si bien que le pays fut plein de blessures et de dpouilles, dincendies et de cadavres tombant rapidement, et que toute la contre retentit de ce pouvoir magique des enfants de Calatin{157}. Un autre rcit, largement christianis pourtant, la Mort de Muirchertach, reprend le mme thme des vgtaux et des pierres transforms en guerriers. La mystrieuse Sin, dont le nom signifie la fois bruissement, tempte, vent rude, nuit dhiver, cri, lamentation, gmissement , est une femme-fe qui veut se venger du roi Muirchertach, responsable de la mort de ses parents. Elle fait en sorte quil tombe amoureux delle et lenglue littralement dans ses sortilges. Et, en rponse une question du roi qui lui demande quelle est son origine et si elle croit en Dieu, elle rpond quelle croit au mme dieu que lui, mais

elle rpond quelle croit au mme dieu que lui, mais quelle est capable de crer un soleil, une lune, des toiles radieuses, des hommes cruels, guerriers implacables, du vin de leau de la Boyne, des moutons de rochers et des cochons de fougres . Cest tout un programme. Et elle passe excution. Aussitt, Sin savana et aligna deux troupes gales, aussi fortes et bien armes lune que lautre. Et il semblait quil ny et jamais eu sur terre de troupes plus vaillantes et plus braves, mais lune delles attaqua lautre et la vainquit en quelques instants en prsence de tous. Plus tard, Sin suscite une arme dennemis que le roi sen va combattre avec une fureur incroyable, tel point que trois clercs qui taient venus le visiter le dcouvrent acharn frapper des pierres, des taillis et des tertres . Malgr lintervention dun saint moine, cela se termine trs mal pour le roi Muirchertach qui prit, victime de la vengeance de Sin, cette femme chamane de la meilleure tradition{158}. De toute faon, on saperoit que le thme des arbres qui marchent ou qui combattent a pntr en profondeur dans la mmoire. Il ressurgit dans le Macbeth de Shakespeare avec la prophtie des trois sorcires. Celles-ci font videmment penser aux trois filles de Calatin, et comme elles, elles se dplacent dans le vent. Et leur prophtie est double par lapparition dun enfant couronn, portant un arbre dans sa main, qui dclare : Macbeth ne sera jamais vaincu jusqu ce que le grand bois de Birnam marche contre lui

ce que le grand bois de Birnam marche contre lui (Acte IV, scne I). Et Macbeth mourra quand on lui annoncera que la fort sest mise en marche contre lui. Certes, on est tent de voir dans cette anecdote une allusion au camouflage pratiqu par tous les guerriers du monde, et qui consiste avancer en se cachant derrire des branches darbres. Mais lexplication est trop simpliste et trop rationnelle pour tre prise au srieux. On est ici dans le domaine dun mythe trs ancien sur la puissance vgtale. Le pome du Cat Goddeu, en dehors de ce fameux combat des arbres, contient une rfrence prcise une pratique de magie vgtale : Quand je vins la vie, mon crateur me forma par le fruit des fruits, par les primeroses et les fleurs de la colline, par les fleurs des arbres et des buissons, par les fleurs de lortie. Ces dtails ne sont gure comprhensibles que sils sont mis en relation avec lhistoire raconte dans la quatrime branche du Mabinogi gallois, dont le hros est le magicien Gwyddion. Arianrod, fille de Dn, et donc sur de Gwyddion, nayant pas voulu reconnatre le fils quelle a eu de faon mystrieuse (en fait incestueuse), et layant frapp dune maldiction ( navoir jamais une femme de la race qui peuple cette terre en ce moment ), Gwyddion, qui lve lenfant, va trouver son oncle, Math, le roi magicien. Celui-ci lui dit : Cherchons, au moyen de notre magie et de nos charmes tous les deux, lui faire sortir une femme des fleurs. Aussitt dit, aussitt fait : Ils runirent alors les fleurs du

chne, celles du gent et de la reine-des-prs et, par leurs charmes, ils en formrent la pucelle la plus belle et la plus parfaite du monde. Ainsi nat Blodeuwedd, littralement la ne des fleurs , dont la destine finira tragiquement : pour la punir de ladultre quelle a commis et du crime quelle a perptr en faisant mourir le fils de Gwyddion, celui-ci la transformera en hibou{159}. Il est vrai que Gwyddion nen tait pas son coup dessai. Un autre pome attribu Taliesin affirme en effet : Le plus habile homme dont jai entendu parler, ce fut Gwyddion, fils de Dn, aux forces terribles, qui tira par magie une femme des fleurs. [] Du sol de la cour, avec des chanes courbes et tresses, il forma des coursiers et des selles remarquables. L, lexplication se trouve galement dans la quatrime branche du Mabinogi : voulant semparer des cochons de Pryderi, qui sont videmment, les quivalents des porcs de Mananann et qui constituent une richesse magique, Gwyddion propose de les changer en donnant Pryderi des cadeaux somptueux. Et il ne sembarrasse pas de scrupules : Il eut recours ses artifices et commena montrer sa puissance magique. Il fit paratre douze talons, douze chiens de chasse noirs, douze boucliers dors. Ces cus, ctaient des champignons quil avait transforms. On ne peut, que penser Merlin lEnchanteur, surtout dans les pisodes o il veut sduire la jeune Viviane, faisant apparatre son gr des btiments, des vergers merveilleux et des tres humains qui ne sont en ralit que des touffes

tres humains qui ne sont en ralit que des touffes dherbes et des branchages. De toute vidence, on attribue Gwyddion la connaissance et lutilisation dune mystrieuse nergie vgtale. Cest l quil faut parler de la relation privilgie qui existe chez les Celtes entre la science et le vgtal . Ce nest pas pour rien que le nemeton, cest--dire la clairire sacre, le sanctuaire celtique, est plac dans la fort. Et bien que ltymologie faisant du druide un homme du chne soit fausse (le druide est le trs voyant ou le trs savant ), on ne peut oublier que, dans les langues celtiques, les termes qui dsignent la connaissance et ceux qui dsignent le bois proviennent dune mme racine, vidu-. Cest assez significatif. La science et le vgtal sont donc symboliquement mis en parallle. Mais peut-tre nest-ce pas seulement symboliquement : le fait dcrire, ou plutt de graver, des incantations rituelles sur des morceaux de bois ou des branches darbre fait passer le symbole dans le domaine pratique. Lif, le coudrier, le sorbier, le bouleau et le chne sont des arbres druidiques, utiliss dans bien des cas par les druides. Lif, dont les fruits sont du poison, est particulirement lhonneur, et de plus, on sait maintenant que son corce recle une substance qui peut gurir certains cas de cancer. En tout cas, les druides et les fili dIrlande gravaient leurs incantations sur des baguettes dif. Le nom dochaid, qui est un nom port par de nombreux rois, historiques ou lgendaires, signifie peut-tre qui combat par

ou lgendaires, signifie peut-tre qui combat par lif . Certains peuples gaulois, comme les burovices (vreux et York) et les burons (Belgique), portent des noms qui contiennent le mot celtique eburo, if . Il faudrait galement signaler les Arvernes, o lon retrouve verno, aulne , ainsi que les Viducasses (Vieux, en Normandie), les combattants du bois , les Lemovices (Limoges, Limousin et Lman) o lon reconnat le nom de lorme (lemo). De nombreux textes nous apprennent que, pour leurs oprations magiques, les druides et les fili se servent du bois de coudrier et de sorbier. Le chne, reprsentation visible de la divinit , selon Maxime de Tyr (Dissertations, VIII, 8) qui attribue cette opinion aux Celtes, est de toute faon symbole de science et de puissance, et cest le gui cueilli sur le chne (ce qui est extrmement rare) qui est considr comme le plus actif. Quant au pommier, il est plus que jamais larbre de la science du bien et du mal . Il est en effet larbre de lle dAvalon ou dmain Ablach, et la pomme est le fruit par excellence, le fruit qui procure limmortalit. Lorsque Suibhn, frapp par une maldiction qui nest en fait quune incantation druidique christianise, erre dans son vol chamanique , il aboutit dans un arbre, et il y reste. Quand Merlin, celui de la lgende primitive, est atteint de sa crise de folie, il se rfugie au pied dun arbre et ne veut pas sen carter. Cest l dailleurs quil converse avec les animaux, ce qui prouve quil a remont le temps et quil a atteint

prouve quil a remont le temps et quil a atteint lpoque bienheureuse de lge dOr, poque o les humains et les btes se comprenaient et vivaient en bonne intelligence. Il est vrai que Merlin, mme si son image a t dforme par la suite et si on en a fait le fils dun diable, demeure lexemple type du druide des temps passs qui restituent le pont entre le Ciel et la Terre. Cest dire limportance de larbre, non seulement chez les Celtes, mais dans les traditions de tous les peuples. Dans sa description du temple germanoscandinave dUppsala, le chroniqueur Adam de Brme nous dit : Prs de ce temple, se trouve un arbre gigantesque qui tend largement ses branches ; il est toujours vert, tant en hiver quen t. Personne ne sait quelle sorte darbre cest. Il y a l aussi, prs de cet arbre, une source et cest cette source que les paens apportent leurs offrandes. Il sagit bien entendu de cet arbre sacr quon rencontre dans les textes mythologiques des Germains, savoir le frne Yggdrasill. Le texte de la Vluspa, qui prtend raconter lhistoire mythique du monde, dcrit ainsi cet arbre, que daucuns disent tre un if et non un frne, par ces quelques vers : Je sais que se dresse un frne, il sappelle Yggdrasill, larbre lev, asperg de blancs remous ; de l vient la rose qui tombe dans le vallon. ternellement vert, il se dresse au-dessus du puits dUrdr. Cest videmment laxis mundi de trs nombreuses traditions. Il supporte les neuf

mondes, sans que lon perce exactement le sens de lexpression. Trois racines le soutiennent qui plongent dans trois directions diffrentes, bien quici les versions divergent : pour le Grimnismal, [] trois racines partent dans trois aires du frne Yggdrasill ; Hel demeure sous lune, sous lautre les Thurs du givre, sous la troisime lespce humaine. En revanche, selon Snorri Sturluson, lune de ces racines aboutit chez les dieux dans le ciel : cest l do partent les sources do partent tous les fleuves. [] Dans un cas comme dans lautre, nous sommes fonds voir en lui, comme le dit Mircea liade, lidogramme de la mythologie scandinave, ou encore larbre-image du Cosmos, comme ses correspondants en Inde ou en Msopotamie, et aussi larbre-centre du monde, le support de lunivers quil rpte, rsume et symbolise{160}. On sait que cest cet arbre Yggdrasill que le dieu Odin-Wotan est rest pendu pour acqurir la sagesse. On sait aussi combien la mythologie germanoscandinave est imprgne dlments chamaniques. Larbre cosmique est essentiel au chamane. De son bois, il faonne son tambour, en escaladant le bouleau rituel il monte effectivement au sommet de lArbre cosmique, devant sa yourte et lintrieur de celle-ci se trouvent des rpliques de cet Arbre, et il le dessine aussi sur son tambour. Cosmologiquement, lArbre du Monde slve au centre de la terre, lendroit de son ombilic, et ses branches suprieures touchent le palais de Bai Ulgan{161} , cest--dire du dieu suprme.

palais de Bai Ulgan{161} , cest--dire du dieu suprme. Il importe de rappeler que dans nombre de traditions archaques lArbre cosmique, exprimant la sacralit mme du monde, sa fcondit et sa prennit, se trouve en relation avec les ides de cration, de fertilit et dinitiation, en dernire instance avec lide de la ralit absolue et de limmortalit. LArbre du Monde devient ainsi un Arbre de Vie et dimmortalit. Enrichi dinnombrables doublets mythiques et symboles complmentaires (la Femme, la Source, le Lait, les Animaux, les Fruits, etc.), lArbre cosmique se prsente toujours nous comme le rservoir mme de la vie et le matre des destins{162}. Il nest donc pas surprenant de dcouvrir limportance de larbre chez les Celtes, mme si ceux-ci nont pas exprim formellement le concept de lAxe du Monde. Lessentiel est de savoir que lArbre est un lment capital dans les croyances et les pratiques druidiques et quil dtient en fait la puissance divine, celle-ci tant symbolise par le gui dont, daprs Pline, les druides faisaient un remde universel, chose normale puisque le gui puise la sve de lArbre, donc symboliquement le sang du dieu suprme. Le concept du Graal chrtien nest pas trs loign de cette conception archaque. Tous ces rcits mythologiques, toutes ces anecdotes autour du vgtal et des mtamorphoses ou des crations opres partir du vgtal, sont absolument invraisemblables selon notre logique. Estce de la magie ? Est-ce de lhypnotisme ? Est-ce le fruit

ce de la magie ? Est-ce de lhypnotisme ? Est-ce le fruit dune imagination dbride sous leffet de quelque drogue ? Cela se rfre cependant un mythe fondamental dont on rencontre les vestiges dans toute ltendue du monde celtique, cest--dire dans une grande partie de lEurope. Et ne parlons pas des contes populaires qui rptent des versions altres du thme. La fabrication de Blodeuwedd, le combat des Arbres , la mdecine vgtale druidique, qui est largement atteste, le soin quapportaient les druides la cueillette de certaines plantes, le rapport certain entre le bois et la connaissance , la familiarit du druidisme avec la nature vgtale, cette magie vgtale elle-mme, tout cela ne peut tre leffet de superstitions imbciles. Il faut quil y ait rellement quelque chose la base. Le philosophe suisse Rudolf Steiner, fondateur de lAnthroposophie, crivait en 1918 : lpoque de lAtlantide, les plantes ntaient pas seulement cultives pour tre utilises comme nourriture, mais aussi pour faire servir lnergie qui sommeillait en elles aux transports et lindustrie. Alors les Atlantes possdaient des installations qui transformaient lnergie nuclaire recele par les semences vgtales en nergie techniquement utilisable. Cest ainsi qutaient propulss faible attitude les vhicules volants de lAtlantide{163}. On peut videmment bien rire de cette vision , car cen est une, et elle nengage que son auteur. Mais si lon pense au vol des sorcires , au vol chamanique et aux diverses

femmes-oiseaux des lgendes celtiques, on est cependant oblig de reconnatre, sans faire de jeu de mots, quil ny a jamais de fume sans feu. Il faut dabord remarquer quil ntait pas frquent, la fin de la Premire Guerre mondiale, de faire rfrence lnergie nuclaire. Ensuite, il convient de signaler que Rudolf Steiner, tout imprgn de Goethe, notamment du Goethe philosophe que les Franais ne connaissent gure, sest longuement intress aux problmes des vgtaux, et de lagriculture en particulier. Il a publi en 1897 un trait sur La Mtamorphose des plantes{164}, et beaucoup plus tard une sorte de cours aux agriculteurs , intitul Fondements de la mthode biodynamique {165}. Or la biodynamie est une mthode de culture qui, lexclusion de tout apport dengrais, damendements ou dinsecticides, prtend revivifier les sols appauvris et amliorer les espces vgtales en cycle ferm, cest-dire en utilisant lnergie contenue dans les plantes elles-mmes, le tout tant de savoir comment ne pas gaspiller cette nergie et comment la faire surgir au moment opportun. De nombreuses recherches pratiques sont effectues depuis lors, en Suisse, en Allemagne, en Belgique et en France, et il semble quelles aient donn des rsultats positifs{166}. Le principe de la biodynamie nest pas rcent. LAlchimie traditionnelle ne sest pas seulement intresse au rgne minral : dans certains textes, il est question dune pierre vgtale parallle la pierre philosophale dorigine minrale. Et pour raliser cette

philosophale dorigine minrale. Et pour raliser cette pierre vgtale, il est ncessaire de concentrer lnergie vitale des plantes, de la dbarrasser de la gangue qui lempche dtre active, en un mot de lever les enchantements malfiques qui semblent peser sur la vgtation comme sur le rgne animal. Le but est non pas dutiliser le vgtal comme combustible, mais de librer lnergie qui y est contenue sans intervention dune mthode de combustion. Cest ce qui a t fait dans le domaine du minral pour librer lnergie nuclaire, mais il est plus difficile de sattaquer directement la matire vivante. Or, le vgtal est vivant, et cest un vgtal vivant qui doit tre utilis, et non pas du bois mort. Cela parat pure utopie, mais ce nest mme pas un rve. Ce sont de quotidiennes expriences qui sont menes dans certains laboratoires. Il ny a l rien qui soit anti-scientifique. Rudolf Steiner en avait conscience, cest incontestable. Et si lon reprend lexemple celtique, on peut en arriver dtranges conclusions. Les arbres qui marchent et qui combattent, nest-ce pas la reprsentation symbolique image de lutilisation de cette nergie vgtale ? La naissance de Blodeuwedd, littralement fabrique partir de plantes, nest-ce pas la reprsentation de cette mme nergie dans le but de crer un tre nouveau ? Aprs tout, nous sommes ce que nous mangeons, et nous ne vivons que parce que nous empruntons aux vgtaux (et aux animaux qui sen nourrissent) leurs forces vitales par lingestion et la digestion. Pourquoi ny aurait-il pas

lingestion et la digestion. Pourquoi ny aurait-il pas dautres phnomnes que celui de la digestion ? La question est pose. La rponse pourrait peut-tre expliquer certaines gurisons miraculeuses, certains phnomnes paranormaux , classs comme surnaturels ou magiques. La tradition alchimique prtend que la Pierre philosophale, qui ne sert que trs rarement changer du plomb en or, contrairement lopinion courante, est une panace universelle. Or, cette panace universelle existe dans la tradition druidique : au tmoignage de Pline lAncien lui-mme, cest le gui. Pline dit en effet : Les Gaulois croient que le gui, pris en boisson, donne la fcondit aux animaux striles et constitue un remde contre tous les poisons (XVI, 249). On ne connat pas le nom gaulois du gui, mais en galique, le mot est uileiceadh, littralement gurit tout , panace , et le mot gallois oll-iach, qui est trs proche, a exactement le mme sens. Le terme breton armoricain est uhelvarr (haute branche), mais au XVIII e sicle, en dialecte vannetais, on utilisait la priphrase dour derhue, eau de chne , ce qui est significatif, car on reconnat ainsi que le gui est gorg de la sve du chne, ou de tout autre arbre considr symboliquement comme un chne , comme le prcise justement Pline lAncien qui sait trs bien que le gui est trs rare sur le chne lui-mme. Cette dnomination si particulire appelle quelques commentaires. Le gui est en effet un vgtal extraordinaire. Cest un parasite, en quelque sorte une plante-vampire qui

un parasite, en quelque sorte une plante-vampire qui se nourrit du sang des autres. En vrit, il survit en buvant la sve de larbre : il est donc rellement eau de chne . De plus, on sait que cest lune des plus anciennes plantes de la plante, peut-tre lune des premires espces vgtales avoir fait son apparition, et en tout cas quelle est une rescape dune lointaine poque o les conditions de vie taient fort diffrentes. Il faudrait en conclure que le gui a survcu tous les cataclysmes que la terre a pu subir, quil a connu les tapes successives de lvolution et quil sest adapt aux circonstances nouvelles : ctait une question de vie ou de mort, car ne pouvant puiser son nergie vitale directement dans le sol, comme les autres plantes, il sest fix sur des vgtaux dont il a fait sienne lnergie vitale. En ce sens, le gui libre lnergie du chne (ou de tout autre arbre), mais il lutilise son profit. Ici, le symbole rejoint la ralit. Ces remarques ne visent pas affirmer que les druides possdaient le secret pour librer lnergie vitale des vgtaux afin de sen servir pour faire fonctionner des machines. Si tel tait le cas, cela se saurait, les Celtes ayant laiss quelques souvenirs dans lhistoire de lhumanit. Dailleurs, les Romains, fort pragmatiques et toujours prts semparer des inventions des autres peuples (comme la charrue et le tonneau !), ne se seraient pas fait faute den tirer profit pour eux-mmes. Mais il est tout fait vraisemblable, et mme probable, que les druides connaissaient ce principe de lnergie vgtale et quils lappliquaient certaines plantes, dont le gui, des fins thrapeutiques,

certaines plantes, dont le gui, des fins thrapeutiques, et certainement magiques. Quant savoir quelles mthodes ils employaient, cest tout autre chose. Nous ignorons tout. Mais ce qui est intressant dans le cadre du druidisme compar au chamanisme, cest de voir quun mythe comme celui de la dynamique vgtale (combat des Arbres, naissance vgtale, mtamorphoses, mdecine vgtale universelle) existait dans la tradition druidique. Car un mythe, quelle que soit la faon dont il est exprim, sous-tend ncessairement une ralit, mme celle qui parat la plus irrationnelle. Cest dire limportance du rituel du gui tel quil est dcrit par Pline lAncien. Le chne reprsentant la force divine, lnergie cosmique, mme quand il est remplac symboliquement par un autre arbre, le gui, eau de chne, constitue donc lessence de la divinit. Le soin avec lequel les druides cueillaient le gui, et ce quils en faisaient ensuite, cette sorte de potion magique , indiquent clairement une recherche constante, de la part de llite intellectuelle des peuples celtes, dun contact avec les puissances suprieures, contact qui se traduit par une assimilation, une vritable digestion de ces puissances. Il sagissait bel et bien dintgrer la divinit dans lhumain, et en dfinitive dincarner le dieu.

CONCLUSION
Un autre regard Tout le monde connat la fameuse boutade : la culture, cest ce qui reste quand on a tout oubli . Cest videmment un paradoxe, mais qui correspond une profonde ralit. En effet, on est en droit de sinterroger sur ce quest loubli, terme tant de fois utilis dans notre langage mais qui nest pas toujours bien compris. Loubli semble sopposer la mmoire, mais la mmoire elle-mme nest pas toujours saisie dans son sens exact, et lon a tendance confondre allgr ement mmoire et mmorisation. Il faut pourtant marquer la diffrence qui existe entre ces deux mots : la mmorisation est un acte par lequel on fait surgir un souvenir qui est en quelque sorte stock

dans la mmoire. Quand on dit quon perd la mmoire , en ralit on ne fait quavoir des difficults pour mmoriser un lment appartenant la mmoire. La psychanalyse a mis en vidence que notre inconscient recelait en abondance des images, des penses, des raisonnements oublis ou refouls, quil tait possible, dans certaines conditions, de faire resurgir au stade de la conscience claire, et donc de les matrialiser par le langage rationnel. La mmoire peut tre individuelle, mais elle peut tre collective, hrite non seulement du plus lointain pass de lhumanit, mais galement de tout ce qui sest dit et fait pendant des sicles et des millnaires qui sparent ce point zro du prsent actuel. Et cest cette mmoire collective qui constitue ce quon appelle la culture. Mais la culture est diversement partage travers lhumanit, selon les circonstances et selon les poques. Elle est fluente, soumise aux caprices de lidologie et des opportunits, obissant ainsi la loi de loffre et de la demande. Cest pourquoi on peut affirmer quelle est ce qui reste quand on a tout oubli. Mais quest-ce que ce tout oubli ? Ce ne peut tre que la mmoire, cette fonction mystrieuse qui permet de stocker linfini les informations les plus diverses, de faon en principe indlbile et dfinitive, comme le disque dur dun ordinateur. Il existe donc un puits de mmoire , un puits sans fond dans lequel on peut la fois puiser les lments du pass et dverser ceux du temps prsent. Le tout est de savoir mmoriser ce contenu, car il se

Le tout est de savoir mmoriser ce contenu, car il se prsente parfois sous des formes floues ou incomprhensibles : cest alors quon peut parler de mythe. L e mythe est en effet difficilement saisissable. Par nature, il est immanent, cest--dire quil demeure sous des formes diverses, mais quil est en lui-mme inexprimable. Pour quil soit exprimable, il faut quil passe de ltat dimmanence celui de permanence, quil sincarne en quelque sorte dans le concret au moyen dimages, que celles-ci soient verbales, plastiques ou sonores, pour ne pas dire musicales ou mme gestuelles. Cest donc le mythe qui nourrit, de faon inconsciente, toutes les tentatives humaines qui conduisent lart, car lart est la fois un artifice et une recherche passionne dune ralit tout autre que celle qui apparat quotidiennement sous nos sens. Lart se nourrit donc du mythe, mais il nest pas le seul tre mythophage : toutes les religions, et toutes les pratiques dites religieuses, le sont aussi, sans oublier ce quon appelle la mythologie . Voici un terme trange qui contient en lui sa propre contradiction, puisque cest un compos de muthos et d e logos, ces deux notions tant par nature inconciliables. Le logos est assez facile dfinir : cest le Verbe, la Parole, et par extension le langage rationnel et donc la science . Vincent Bounoure, dans son remarquable essai sur le Mythe {167}, en donne une interprtation

rigoureuse : pour lui, cest une parole dune certitude inhumaine comme on le voit quand il devient lex chez les Latins, cest--dire parvient lempire pour distribuer les comptences entre les juridictions diverses de ltat et de la pense . Car il ne faut pas oublier que le mot lex, la loi , provient de la mme racine que logos, et sapparente legere qui, avant de prendre le sens de lire, signifie avant tout cueillir, choisir . Lide de choix suppose donc un certain parti pris et la prfrence pour une certaine conception, prfrence qui limine toutes les autres. Dans ces conditions, il serait tentant de dfinir le muthos comme tant tout ce qui nest pas logos. Mais il y aurait dbattre sur des nuances : le muthos auraitil prcd le logos, ou bien serait-il un logos dgnr ? En ralit, le mot mythe est devenu confusionnel. Pour la plupart des gens, cest ce qui nest pas vrai. Sans discuter la signification quil conviendrait de donner vrai , il faut avouer quon a tout fait pour discrditer le mythe, nimporte quelle poque, dans nimporte quel systme culturel qui se voulait volu . Pourtant, le mythe est une ralit culturelle indniable : il existe, et cela suffirait le faire prendre en considration. De toute faon, comme le dit Mircea liade, le mythe est une histoire vraie parce quil se rfre toujours des ralits{168} . vhmre ne disait pas autre chose, lui qui prtendait que les dieux ntaient que des hros civilisateurs idaliss et leurs aventures la transposition dvnements historiques. Ce nest pas si sr, et on peut affirmer le contraire.

Ce nest pas si sr, et on peut affirmer le contraire. Les mythes ont souvent provoqu des vnements historiques, et le rcit de lHistoire universelle ne serait en dernire analyse quune suite de mythes ractualiss et revcus diffrentes poques par des personnages prisonniers dune certaine culture, dune ducation, dune direction dintention, menant ainsi la constitution dune idologie contraignante qui sappuierait sur une rsurgence des mythes, autrement dit une mythologie. En fait, le mythe na jamais de forme dfinitive et ne peut pas en avoir, puisquil nest pas exprimable autrement que par un langage, un logos, quel quil soit. Il nest ni authentique, ni anachronique, et il est impossible den entrevoir lorigine ou tout au moins une formulation originelle. Le mythe est en quelque sorte lesprit qui anime un conte, un rcit mythologique. Cet esprit est insaisissable en dehors du contexte dans lequel il se manifeste, de mme que la pense est insaisissable en dehors du langage qui sert lexprimer. Et puisquon ne peut nier lexistence de la pense, on ne peut davantage nier lexistence du mythe. Dans toutes les cultures soumises une idologie officielle, on a fait en sorte de jeter la suspicion sur le mythe en rptant incessamment quil ntait pas vrai . Un tel jugement de valeur indique la volont de ces cultures officielles de dtruire systmatiquement le mythe, et quand cette destruction se rvle impossible, de lincorporer pour le rendre inoffensif. Car le mythe est nocif dans un cadre

rendre inoffensif. Car le mythe est nocif dans un cadre social o tout ce qui est tabli doit ltre de faon permanente et immuable. Le mythe drange ; lunivers d u logos peut tre dmoli par lirruption du muthos. Quand le christianisme sest implant dans les pays celtiques, il a absorb et digr un certain nombre de mythes druidiques qui lui paraissaient dangereux mais quil ne pouvait pas radiquer : on a donc mis une croix sur danciens monuments et on a canonis des hros mythiques. LIrlande et la Bretagne en sont les preuves manifestes. Mais, bien avant cette poque, quavaient donc fait les Celtes, sinon rcuprer et digrer les mythes des peuples autochtones quils venaient de coloniser ou dintgrer dans leur systme socioculturel ? Si les Romains ont pourchass et finalement ananti les druides, cest parce que leur civilisation, tout entire base sur le logos, tait menace par celle prne par le druidisme qui, on le discerne trs bien travers la tradition lgendaire, tait demeur beaucoup plus proche dune civilisation du muthos. Il faut donc porter un autre regard sur ces vestiges du pass quon puise de temps autre dans linsondable puits de mmoire que les civilisations disparues ont lgu la postrit. Si un arbre peut rpandre ses frondaisons chaque nouvelle saison dans le ciel, cest parce que ses racines se nourrissent de ce qui est contenu dans le sol. Une rvolution culturelle ne peut pas tre un anantissement du pass, mais au contraire une renaissance de celui-ci.

Cest pourquoi il est ncessaire dexaminer avec un autre regard les correspondances qui peuvent exister entre la tradition celtique et la tradition chamanique, en ne perdant jamais de vue que les druides ne sont pas des chamanes et que les chamanes ne sont pas des druides. Les uns et les autres ont puis dans le puits de mmoire les lments qui leur convenaient, et bien souvent ce sont les mmes lments quils ont recueillis et mis en relief. Les chamanes comme les druides ont voulu tout prix plonger dans le pass pour restituer un tat de conscience suppos tre celui de lillud tempus, ces temps primordiaux o un pont existait entre la Terre et le Ciel, quand les humains pouvaient converser avec les dieux. Mais, lheure actuelle, dans quel but accomplir ce plerinage qui nest quun retour aux sources , alors quon ne sait plus rien de ces sources ? Pourquoi vouloir tout prix, dans des conditions hasardeuses, remonter ainsi le temps et explorer ce que dautres ont dj explor et quils se sont efforcs doublier ? Lhumanit est tout entire dirige vers le progrs, vers un avenir que chacun espre et souhaite le meilleur possible, et il semble paradoxal, voire aberrant, de vouloir revenir en arrire, dans une soidisant Belle poque qui na probablement jamais exist. Pourtant, on saperoit que de plus en plus cette humanit, quelque peu effraye par le gouffre qui souvre sur lavenir, a besoin de retrouver des racines qui permettraient de satisfaire sa soif inextinguible de

connatre linconnaissable. Do venons-nous ? Qui sommes-nous ? O allonsnous ? Ces questions sont de plus en plus angoissantes. Et chacun se rend compte que lon na pas fait surgir du puits de mmoire toutes les informations qui y sont contenues, informations qui permettraient de mieux prparer un avenir qui ne pourra tre que la consquence dun pass prtendu rvolu. Cest dans cet ordre dides que se manifeste cette volont de rechercher ce qui a t oubli, ce qui a t mpris ou rejet par conformisme ou simplement par peur de dcouvrir une ralit qui serait dcevante. Mais cette recherche ne peut tre entreprise que grce un autre regard. Aveugle par les progrs technologiques qui pourtant amliorent considrablement ses conditions dexistence, lhumanit prend conscience de son insatisfaction et finalement de sa solitude. Quest-ce que ltre humain au milieu de cet infini o il se sent plong sans pouvoir ni le comprendre ni lapprhender ? Les idologies politiques, les philosophies, les spculations religieuses ont tent de rpondre cette question, mais elles se sont enferres dans des certitudes, des dogmes, et donc des contraintes, qui ne permettent plus ltre humain de dcouvrir la voie qui, en principe, devrait tre la sienne, la justification mme de son existence. Ainsi sexpliquent les tendances actuelles aller chercher ailleurs que dans les cultures officielles ce qui lui manque cruellement. Ainsi se justifie cette plonge dans un pass que, pour diverses raisons, on a

dans un pass que, pour diverses raisons, on a soigneusement expurg, voire aseptis. Le tout est de savoir quels sont les avantages quon peut retirer de cette exploration. Les motivations de chacun paraissent diffrentes, car elles sont uniques, spcifiques, mais elles sont cependant dans ce quon appelle lair du temps. Elles correspondent des pulsions inconscientes, les mmes qui sont exprimes par Platon dans sa clbre allgorie de la Caverne, et que Baudelaire a si magnifiquement traduites par quelques vers o il veut plonger corps perdu dans linconnu, nimporte o, pourvu quon y trouve du nouveau. Or, il ny a pas de nouveau. Tout nest que recommencement, tout nest que rhabilitation. On ne cre rien sur le vide. Mais ce vide, que lhomme actuel ressent, il veut le combler, et les informations de tout ordre dont on dispose actuellement le permettent, pourvu que lon se garde de tomber dans un dlire dimagination que rien ne pourrait teindre. Cest dans ces conditions quil est utile de sengager dans une recherche des traditions druidiques, telles quelles nous ont t transmises par des popes mythologiques, par des contes populaires ou des coutumes ancestrales qui perdurent. De mme, lintrt que lon porte aux croyances et aux pratiques des chamanes se justifie pleinement par le fait quelles sont limage dune socit archaque qui na pas t, ou trs peu, altre par le contact des idologies contraignantes quimpose toujours un rgime, quel quil

contraignantes quimpose toujours un rgime, quel quil soit, politique, philosophique ou religieux. On peut toujours dcouvrir du nouveau quand on fouille dans le pass avec un autre regard. Le dsquilibre qui caractrise la civilisation industrielle contemporaine, parvenue un trs haut degr de technologie, mais un bien moindre degr dvolution psychique, a conduit un malaise, une sorte de mal vivre . Il est difficile, dans les circonstances prsentes, de parvenir une satisfaction psycho-affective complte. Et puis, langoisse nat de la constatation que le ce qui va de soi nest pas une certitude absolue. Le doute est venu ronger le dogme, un dogme de tranquillit, un dogme scurisant auquel on a cru pendant des sicles, et qui nest plus acceptable aujourdhui que dans un muse. Alors, quand les grandes options qui ont fait une civilisation bien dtermine sont remises en cause, il est urgent de se tourner vers des sources dnergies nouvelles. La tradition celtique et la tradition chamanique sont deux de ces sources. Elles sont en quelque sorte vierges, nayant que trs peu t utilises en dehors de leurs territoires dorigine. Et surtout, elles apparaissent comme un contrepoids indispensable contre lcrasante pesanteur dune socit o la planification sinsinue dans les moindres gestes de la vie quotidienne. En un mot, face au vertige qui saisit les tres humains au milieu de la civilisation universaliste qui est la ntre, le remde parat bien tre le recours, non pas au pass en lui-mme, mais aux enseignements de ce pass oubli

revus et corrigs par les donnes de lactualit. Car si lintrt que suscite la tradition ntait quune simple mode, elle ne pourrait constituer quun futile drivatif, une faon dchapper au rel, donc une fuite. Ce serait aussi vain que de conserver dans un muse des reliques dun certain pass, dates et bien ranges, pour les soumettre ladmiration sans consquence dun public toujours sduit par les mystres des temps obscurs et prt rver devant les paysages dun autre monde. Ce serait aussi mconnatre la valeur essentielle du tmoignage apport par la tradition : comment des hommes et des femmes ont-ils ragi devant telle ou telle circonstance, comment ont-ils dcouvert des solutions qui, pour tre provisoires, nen ont pas moins t des remdes efficaces ? Les chamanes taient et sont encore des hommes mdecine . Les druides ont t des prtres, mais aussi des mdecins utilisant la matire vgtale pour tenter de gurir les malades. Pourquoi ne pas utiliser leur savoir ? condition, bien entendu, de le retrouver. Cest l la difficult. Pour retrouver le plein emploi de cette tradition, il faut la replacer dans son contexte. Une solution de facilit consiste utiliser des substances hallucinognes qui font dcrocher le chercheur. Mais cest un moyen artificiel. Le pote et peintre Henri Michaux la expriment, mais par curiosit intellectuelle et sous surveillance mdicale. Un autre pote, Antonin Artaud, sest lanc perdument dans cette qute, dabord en Irlande, ensuite chez les Amrindiens. Il est devenu fou, nayant pas support

Amrindiens. Il est devenu fou, nayant pas support cette priode intermdiaire o le futur chamane doit affronter ses dmons intrieurs en une crise morbide qui peut se rvler tragique. Bien quon ne puisse faire confiance Carlos Castaeda, il faut reconnatre quil met en vidence les dangers que reprsente une exprience extatique si elle nest pas guide et surveille par quelquun qui en est dj sorti vainqueur. On ne pntre pas impunment dans le royaume interdit. Car, en dfinitive, il sagit bien de cela : lAutre Monde est un domaine interdit ceux qui ne le mritent pas, ou qui ny sont pas suffisamment prpars. Les mystiques chrtiens, trs mal vus de leurs contemporains dailleurs, taient nourris des critures. Ils les avaient lues, relues et mdites. Ils ne sengageaient pas dans cette exprience sans repres srs. Les lamas tibtains ne se lancent pas inconsidrment dans leurs voyages initiatiques. Les chamanes ne tombent pas nimporte comment dans lextase qui caractrise leur fonction de gurisseur et de conducteur dmes dans lAutre Monde. Et les druides, avant doprer les prodiges qui sont si abondamment dcrits dans les popes mythologiques, devaient faire leur apprentissage auprs dun matre pendant une vingtaine dannes. On ne peut simproviser druide ou chamane. Il faut appartenir une ligne et mditer sur ce quon a puis dans le Puits de Mmoire. Le but de ces tentatives, certaines tant couronnes

de succs, est de retrouver lhomme ancien qui sommeille sous lhomme moderne et de lui faire franchir ce pont prilleux qui spare notre monde visible du monde invisible. Actuellement, le seul moyen de parvenir ce but est dtudier les vestiges que nous a lgus un pass riche en dcouvertes oublies. Cest dans cet tat desprit quil faut se pencher sur les rcits fantastiques dont est remplie la tradition celtique. Poul Fetan, 2005.

{1} Traduction dAndr Chouraqui, Gense, XI, 6-7. {2} Voir J. Markale, Les Rvolts de Dieu, Paris, Les Presses du Chtelet, 2003. {3} Contrairement lopinion courante, ldit de lempereur Constantin de 314 ntait quun dit de tolrance . Le christianisme devenait lgal au mme titre que les autres religions existantes. Cest Thodose qui a impos le christianisme tout lEmpire et a interdit tous les cultes dits paens . {4} Cest pourquoi il ne sera jamais fait appel dans cet ouvrage une quelconque rfrence aux textes dogmatiques ou traditionnels mis en vidence et largement rpandus travers les multiples socits druidiques (cest--dire no-druidiques ) qui envahissent actuellement une importante fraction des spculations de la pense occidentale. {5} Ch. Renel, Les Religions de la Gaule avant le christianisme, Annales du Muse Guimet, tome XXI, Paris, 1906, pp. 1-2. Cet ouvrage, d un professeur de lettres classiques, en dpit dun vocabulaire marqu par lpoque (les Barbares , les Primitifs , les Sauvages , etc.), est dune extraordinaire lucidit et mrite dtre cit largement. {6} Dont on retrouve le nom dans celui de la Crime. {7} Christian J. Guyonvarch, Magie, mdecine et divination chez les Celtes, Paris, 1997, p. 348. {8} Pour tre honnte, on doit tenir compte dune tradition tenace rpandue chez les Kabyles contemporains, du moins chez certains lettrs, qui affirment leur communaut dorigine avec les Celtes. {9} Moses I. Finley, Le Monde dUlysse, Paris, 1969, pp. 16-17. {10} Ch. Renel, op. cit., pp. 4-6. {11} Jean Danz, Bretagne pr-celtique, Coop Breizh, 2001, p. 17. {12} En dehors des lucubrations aryennes ou nordiques reprises et dveloppes par les nazis pour les raisons que lon sait, les tudes tant linguistiques quanthropologiques nont jamais permis daffirmer lexistence dune race indo-europenne, pas plus que dune race celtique ou germanique. Il sagit dune forme de civilisation partage par de nombreuses populations dorigines parfois trs diverses et qui se sont mles au gr des migrations et des alas de lHistoire. {13} Cest le sens quon peut donner un adage clbre : le royaume stend jusquo peut aller le regard du roi . Tout dpend en effet de lautorit et de la puissance de celui, roi ou simple chef, qui a t choisi pour rgir la communaut et en assurer la continuit, la scurit et lapprovisionnement en biens de consommation. {14} Il est significatif quen Irlande, jusquau temps de la christianisation,

{14} Il est significatif quen Irlande, jusquau temps de la christianisation, le monnayage pourtant largement rpandu sur le continent et dans lle de Bretagne tait absolument inconnu. Seuls existaient le systme du troc et celui, plus sophistiqu, de lquivalence en ttes de btail ou en femmes esclaves . {15} Pour plus de dtails sur ces sujets, mal connus et souvent mal interprts, on peut consulter J. Markale, La Femme celte, Paris, Payot, 1972, nouvelle dition en poche, 1996, ou encore J. Markale, Le roi Arthur et la socit celtique, Paris, Payot, 1976, rdition de 1999. {16} Par exemple, les innombrables rcits qui montrent la lune dvore par un serpent, ou un animal malfique ou fantastique (les clipses), ou le soleil outrag par les humains et refusant dclairer le monde. {17} Par contre, dautres chariots cultuels semblent exprimer laction masculine au service de la lumire solaire, tel le fameux char de Mrida , dcouvert en Espagne et conserv au Muse des Antiquits nationales de SaintGermain-en-Laye : il reprsente un chasseur (celtibre ?) poursuivant, avec son chien, un sanglier. Cela semble lillustration parfaite dun rcit arthurien gallois remontant au IXe sicle, qui raconte la poursuite par Arthur dun sanglier dvastateur qui symbolise nettement les forces nocturnes malfiques. Mais cette poursuite du sanglier maudit entre dans le cadre de la qute entreprise pour conqurir la femme solaire. {18} On en dcouvrira de nombreuses variantes dans les rcits mythologiques irlandais runis dans J. Markale, Les Conqurants de lle Verte , premier volume de la srie La Grande pope des Celtes, Paris, Pygmalion, 1998. {19} cet gard, un ouvrage essentiel demeure, celui de Lancelot Lengyel, LArt gaulois dans les mdailles, Paris, 1954, ouvrage qui reproduit photographiquement tous les types de monnaies des territoires celtes avant la perte de lindpendance gauloise. Si le commentaire prte parfois discussion, les documents sont l, en grandeur relle et trs souvent agrandis de telle sorte que les dtails les plus insignifiants en apparence prennent toute leur valeur si on les observe attentivement. {20} Christiane lure, LOr des Celtes, Fribourg, 1987, p. 1995. {21} Ce qui ne lempchera dailleurs pas dtre une sorte demblme christique, le fait que les bois du cerf se renouvellent danne en anne. Dans les romans de la Table Ronde apparat un cerf blanc au collier dor, entour de quatre lions protecteurs, qui est la reprsentation emblmatique du Christ entour des quatre vanglistes. Il faut galement signaler que le personnage de ce dieu de la prosprit, qui porte un torque son cou, mais qui tient un autre torque dune main et la tte dun serpent de lautre, se retrouve de faon presque identique sur le pilier dune croix celtique chrtienne brise, datant du VIIIe ou du IXe sicle, retrouve et conserve au monastre de Clonmanoise, dans le

du IXe sicle, retrouve et conserve au monastre de Clonmanoise, dans le centre de lIrlande. tait-ce un pilier remontant aux ges druidiques ou une rminiscence dune tradition qui se perptuait dans lglise si particulire de lIrlande du haut Moyen ge ? La question est loin dtre rsolue, mais il est certain que cette reprsentation tait parlante pour tous les nouveaux chrtiens irlandais. {22} Personnage quon a souvent assimil au Jupiter tonnant des Romains, mais qui est plus proche du mystrieux druide Mogh Ruith dun rcit irlandais. {23} Csar lassimile Dispater, mais il sagit bel et bien du dieu Dagda Irlandais dont la massue tuait lorsquil en frappait par un bout, et qui redonnait la vie lorsquil en frappait par lautre extrmit . {24} Cest la desse cavalire gauloise pona, reconnaissable sous le nom de Macta dans la mythologie irlandaise et sous celui de Rhiannon dans celle du Pays de Galles. {25} Motif frquent dans la sculpture gallo-romaine et sur les monnaies gauloises. {26} En particulier la reprsentation dun guerrier qui chevauche un saumon, illustration exacte dun passage du rcit gallois de Kulwch et Olwen, remontant au IXe sicle, et qui est le premier recueil littraire des aventures du fabuleux roi Arthur. {27} Contrairement une opinion qui sest souvent manifeste, il ny a, dans aucun texte, la moindre allusion un quelconque systme de rincarnation ou de mtempsycose qui pourrait tre compar la tradition indienne. {28} ce sujet, voir J. Markale, Le Christianisme celtique et ses survivances populaires, Paris, Imago, 1984, rdition de 1995, ainsi que Le Priple de saint Colomban, Genve, Georg, 2000. {29} Cette description de lHrakls gaulois a t mise en images, en 1524, par lnigmatique peintre Albrecht Drer dans un dessin du Kunstbuch. {30} Cela fait dailleurs penser ce que raconte Csar propos du sige de Gergovie, o il dcrit une sorte de rituel accompli par les Gauloises qui, les seins dnuds, semblent narguer les assaillants. {31} Voir J. Markale, Les Saints fondateurs de Bretagne et des pays celtes, Paris, Pygmalion, 2002. {32} Il faut rappeler que le nom de Merlin est purement franais : cest le petit merle , et cest une vague euphonie qui a permis cette identification. Voir J. Markale, Merlin lEnchanteur, Paris, Albin Michel, 1992. {33} Pour tous ces pomes, voir J. Markale, Les grands Bardes gallois, Paris, Picollec, 1981.

Paris, Picollec, 1981. {34} Rappelons que brittonique est un terme scientifique qui dfinit le peuple et/ou la civilisation des Bretons insulaires et des anciens Gaulois continentaux, ainsi que des Bretons armoricains immigrs (et dont les langues actuelles sont le gallois, le cornique et le breton armoricain), par opposition lautre groupe celtique dit galique ou goidlique , rameau ethnique qui comprend les Mandais et les cossais du nord-ouest, ainsi que les habitants de lle de Man, et dont la langue est le galique. {35} En France, on ne peut, ce sujet, que rendre hommage laction efficace des folkloristes de la fin du XIXe sicle, tel Paul Sbillot, et des bnvoles de la Socit Franaise de Mythologie (et son crateur, Henri Dontemville) qui se sont acharns dcoder ce quon considrait comme den enfantillages ou des contes de nourrice . {36} Jean Danz, Bretagne pr-celtique, p. 24. {37} Jean Danz, Bretagne pr-celtique, p. 198. {38} Ainsi doit-on carter les trs beaux contes, malheureusement non localiss, de lAuvergnat Henri Pourras et ceux (quelque peu trafiqus) du Breton mile Souvestre. {39} Pour la Bretagne, il existe deux ouvrages de base, les Contes de Franois-Marie Luzel et La lgende de la Mort en Basse-Bretagne dAnatole Le Braz. Ce sont des classiques incontournables. Sur un plan largi, il y toute la srie de la Revue des Traditions populaires, sous la direction de Paul Sbillot, surtout jusquen 1914, qui constitue une vritable Bible pour tous ceux qui sintressent lexpression populaire orale. Pour ma part, jai publi Contes populaires de toutes les Bretagne, Rennes, Ouest-France, 1977 (rdition 2004), La Tradition celtique en Bretagne armoricaine, Paris, Payot, 1975, Contes populaires de toute la France, Paris, Stock, 1980, Contes occitans, Paris, Stock, 1981, Contes de la Mort des pays de France, Paris, Albin Michel, 1992, Contes grivois des pays de France, Paris, Le Rocher, 1996, Contes et Lgendes des pays celtes, Rennes, Ouest-France, 1994 (rdition 2004). On pourra y trouver lessentiel du corpus oral traditionnel de lEurope occidentale. {40} R. Boyer, La Religion des anciens Scandinaves, Paris, Payot, 1981, p. 9. Cet ouvrage de Rgis Boyer est essentiel pour ltude des rapports entre les traditions germaniques, celtiques et chamaniques. {41} R. Boyer, op. cit., p. 28. {42} Notamment dans Romans de Scythie et dalentour, Paris, Payot, 1978, et Le Livre des Hros, Paris, Gallimard, 1968, rdition 1989. {43} Un exemple est caractristique, celui des aventures du hros des

{43} Un exemple est caractristique, celui des aventures du hros des Nartes (tribu des Osstes), Batraz, homme ou plutt surhomme n dtrange faon, anim par une chaleur extraordinaire, qui a un exact correspondant irlandais dans le hros des Ulates, Cchulainn. Mais il y a bien dautres similitudes tout aussi remarquables. {44} Louvrage essentiel sur la tradition des Kirghiz est la traduction qui a t faite des rcits oraux, recueillis au dbut du XXe sicle parmi les populations de la steppe, par Pertev Boratav, accompagne de notes trs pertinentes de Louis Bazin, runis sous le titre Aventures merveilleuses sous terre et ailleurs de Er-Tshtk, le gant des steppes, Paris, Gallimard, 1965, rdition 1989. {45} Deuxime dition, Paris, Payot, 1968. Pour complter les informations contenues dans cet ouvrage, il est utile de consulter le livre collectif de I. Paulson, A. Hultrantz et K. Jettmar, intitul Les Religions arctiques et finnoises, Paris, Payot, 1965. Il sagit dtudes remarquables sur les traditions religieuses et magiques des Sibriens, des Finnois, des Lapons et des Esquimaux. {46} M. liade, Histoire des croyances et des ides religieuses, Paris, Payot, 1983, tome III, p. 18. {47} La Navigation de Bran, fils de Fbal, dans J. Markale, Lpope celtique dIrlande, Paris, Payot, 1993, p. 37. {48} J. Markale, Le Druidisme, Paris, Payot, 1985, p. 183. {49} Un rcit hagiographique mdival recueilli Trguier, en Bretagne armoricaine, comporte une histoire analogue : un jeune clerc est enlev par une fe des eaux , mais lintervention de saint Tugdual le fait revenir sur le rivage. Cependant, il porte autour du cou le voile de la fe et, malgr son refus conscient et laction des clercs de Trguier, il meurt lanne suivante. J. Markale, La Tradition celtique en Bretagne armoricaine, Paris, Payot, 1975, pp. 30-32. {50} J. Markale, Lpope celtique dIrlande, pp. 220-227. {51} J. Markale, Lpope celtique dIrlande, pp. 143-148. {52} Ch.-J. Guyonvarch, Magie mdecine et divination chez les Celtes, Paris, Payot, 1997, p. 340. {53} J. Markale, Les Triomphes du Roi Errant, vol. IV de La Grande pope des Celtes, Paris, Pygmalion, 1998, p. 288. {54} Claude Lecouteux, Fes, sorcires et loups-garous au Moyen ge, Paris, Imago, 1992, pp. 48-49. {55} M. liade, Le Chamanisme, p. 124. {56} Ibid., p. 155.

{56} Ibid., p. 155. {57} Claude Lecouteux, op. cit., pp. 104-105. {58} J. Markale, Les Saints fondateurs de Bretagne et des pays celtes, Paris, Pygmalion, 2002, pp. 63-75. {59} Sur ce problme, voir louvrage remarquable de Louis Keryran, Brandan, Le grand navigateur celte du VIe sicle, Paris, Robert Laffont, 1977. {60} Texte intgral dans J. Markale, Contes de la Mort des Pays de France, pp. 333-335. {61} J. Markale, La Tradition celtique en Bretagne armoricaine, pp. 34-35. {62} Recueilli en 1914 par J. Frison. J. Markale, La Tradition celtique en Bretagne armoricaine, p. 35. {63} M. liade, Le Chamanisme, pp. 281-282. {64} J. Markale, La Tradition celtique en Bretagne armoricaine, pp. 91-115. {65} J. Markale, Les Triomphes du Roi Errant, vol. IV de La Grande pope des Celtes, pp. 111-140. {66} Lanzelet, dUlrich von Zatzikhoven. J. Markale, Lancelot du Lac, vol. III du Cycle du Graal pp. 49-50. {67} J. Markale, Les Conqurants de lle Verte, pp. 235-239. {68} J. Markale, Contes et Lgendes des Pays celtes, pp. 229-236. {69} J. Markale, Les Conqurants de lle Verte, pp. 257-258. {70} Revue des Traditions populaires, III (1888), pp. 103-104. J. Markale, La Tradition celtique en Bretagne armoricaine, pp. 107-108. {71} M. liade, Le Chamanisme, p. 290. {72} J. Markale, Contes populaires de toutes les Bretagne, pp. 258-264. {73} J. Markale, Contes populaires de toutes les Bretagne, pp. 174-175. {74} J. Markale, La Tradition celtique en Bretagne armoricaine, pp. 176-179. {75} J. Markake, Contes populaires de toutes les Bretagne, pp. 182-197. {76} Les Mabinogion, trad. de Joseph Loth, dition de 1979, Paris, pp. 222223. {77} Ibid., p. 220. {78}

{78} Au sujet des mgalithes et de leurs constructeurs, voir J. Markale, Dolmens et Menhirs, la civilisation mgalithique, Paris, Payot, 1994. {79} M. liade, Le Chamanisme, p. 396. {80} J. Markale, Les Conqurants de lle Verte, p. I95. {81} Voir J. Markale, Halloween, histoire et traditions, Paris, Imago, 2000. {82} J. Markale, La Tradition celtique en Bretagne armoricaine, pp. 143-144. {83} J. Markale, Les Triomphes du Roi Errant, pp. 81-83. {84} J. Markale, Les Triomphes du Roi Errant, p. 72. {85} Coutume celtique atteste aussi bien par les conteurs irlandais que par les historiens grecs et latins : les Gaulois, les Bretons et les Gals coupaient la tte de leurs ennemis et les conservaient prcieusement, souvent sur des pieux qui entouraient la forteresse du chef. Il y a de cette coutume de nombreux souvenirs dans les contes populaires. {86} J. Markale, Les Conqurants de lle Verte, pp. 247-252. {87} La racine indo-europenne du nom dOdin (que Tacite, dans La Germanie, appelle Wutanaz) signifie fureur et mme violence . {88} Texte mythologique scandinave. {89} Rgis Boyer, Les Religions des anciens Scandinaves, pp. 148-149. {90} Chapitre VII de lYnglinga Saga, traduit et cit par R. Boyer, p. 144. {91} Traduit et cit par R. Boyer, p. 149. {92} R. Boyer, p. 150. {93} R. Boyer, p. 148. {94} J. Markale. Les Conqurants de lle Verte, pp. 304-305. {95} J. Markale, Les Seigneurs de la Brume, vol. V de La Grande pope des Celtes, pp. 133-134. {96} J. Markale, La Tradition celtique en Bretagne armoricaine, pp. 160-164. {97} M. liade, Le Chamanisme, pp. 364-366. {98} J. Markale, La Tradition celtique en Bretagne armoricaine, pp. 186-191. {99} Revue des Traditions populaires, XXII (1907), pp. 270-272. {100} Revue des traditions populaires, XXIV (1909), pp. 443-445.

{100} Revue des traditions populaires, XXIV (1909), pp. 443-445. {101} M. liade, Le Chamanisme, p. 119. {102} J. Markale, Le Hros aux Cent Combats, vol. III de La Grande pope des Celtes, p. 309. Cest dans cette posture de mourant, appuy un pilier, avec une corneille sur lpaule, quest reprsent, en statue, le hros Cchulainn dans la grande poste de Dublin, haut lieu symbolique de lindpendance irlandaise. {103} Voir notamment La poursuite de Diarmaid et Grainn , dans J. Markale, Les Triomphes du Roi Errant, p. 268. {104} Trad. J. Loth, Les Mabinogion, dition de 1979, pp. 147-164. {105} Trad. J. Loth, Les Mabinogion, d. de 1979, p. 192. {106} Trad. J. Loth, Les Mabinogion, d. de 1979, p. 40. {107}J. Markale, lpope Celtique en Bretagne, pp. 262-263. {108} Cchulainn apparat en effet comme laspect hros du dieu Lug, le Multiple Artisan , celui qui possde en lui-mme toutes les fonctions divines tout en ntant jamais ni le pre, ni le roi des dieux de la mythologie celtique. De mme, Lancelot du Lac apparat comme une sorte de figuration courtoise , adapte la mentalit des XIIe et XIIIe sicles franais, de ce personnage divin dont larchtype remonte la nuit des temps. Voir ce sujet J. Markale, Lancelot et la chevalerie arthurienne, Paris, Imago, 1985. {109} En particulier dans lpisode o il blesse lun des deux cygnes qui survolent lassemble des Ulates au moment de la fte de Samain, ces cygnes se rvlant des femmes du sidh (J. Markale, Les Compagnons de la Branche Rouge, vol. II de La Grande pope des Celtes, pp. 279-314). Dans un autre pisode, Cchulainn blesse un cygne qui est en ralit une femme-fe du nom de Derbforgaille, qui tait venue vers lui par amour. Voir J. Markale, Les Compagnons de la Branche Rouge, pp. 271-274. {110} M. liade, Le chamanisme, pp. 124-125. {111} J. Markale, Les Seigneurs de la Brume, vol. V de La Grande pope des Celtes, pp. 293-294. {112} Ibid., p. 297. {113} J. Markale, Les Seigneurs de la Brume, pp. 299-300. {114} J. Markale, Contes occitans, pp. 255-262. {115} M. liade, Le Chamanisme, pp. 132-133.

{115} M. liade, Le Chamanisme, pp. 132-133. {116} Le Sige de Drum Damghaire . J. Markale, Les Seigneurs de la Brume, p. 213. {117} Je dois ici signaler, sous toutes rserves, une exprience que jai vcue et que je nai jamais vraiment comprise. cette poque, je me trouvais en conflit assez violent avec un homme le pre de ma seconde pouse que je savais avoir reu une initiation chamanique. Il agissait contre moi et, en plusieurs occasions, il a failli russir non seulement me dstabiliser, mais, par exemple, me faire prcipiter dans un ravin au volant de ma voiture. Or, une nuit, au cours de mon sommeil, je me suis senti un grand oiseau blanc en train de voler travers les nuages. Je me souviens fort bien du contact humide et froid de ces nuages sur mon plumage . Ces sensations sont restes graves en moi et elles sont pour moi la certitude que mon double a quitt mon corps et sest prcipit dans les airs. Exprience individuelle, donc non vrifiable. Mais pourtant, une fois rconcili avec cet homme dou de pouvoirs chamaniques, celui-ci ma avou quil avait agi dans le but de me dmontrer ainsi ses capacits. Et, par la mme occasion, il ma avou que son initiation tait incomplte, quil lui manquait le dernier degr, ce qui faisait que, la plupart du temps, les actions occultes quil engageait se retournaient contre lui. Il sagit ici, je le rpte dun tmoignage qui nengage que moi, et quon nest pas oblig de croire. Mais, la lumire de cette exprience individuelle, on ne peut que prendre au srieux toutes les traditions rapportes dans les rcits mythologiques des civilisations dites primitives, condition, bien entendu, de les replacer dans lenvironnement socioculturel dans lequel elles se sont manifestes. {118} J. Markale, Lancelot du Lac, vol. III du Cycle du Graal, pp. 207-214. Il faut signaler que, dans le rcit gallois Kulwch et Olwen, Arthur et ses compagnons franchissent une rivire sur un poignard magique. {119} M. liade, Le Chamanisme, p. 378. {120} On a mme des exemples attests de chamanes ainsi fminiss qui prennent un mari et qui vivent exactement comme des femmes biologiques. Le travestisme rituel correspond une volont de runir une fminit perdue la masculinit des socits androcratiques. {121} J. Markale, Les Compagnons de la Branche Rouge, vol. II de La Grande pope des Celtes, pp. 163-164. {122} Dans la version parallle et plus archaque de La Courtise dmer, Uatach, sous laspect dune servante, pntre dans la chambre de Cchulainn. Celui-ci lui brise un doigt. La fille pousse un cri qui rveille le champion Cochor Crufe qui se prcipite pour combattre Cchulainn. Mais il succombe sous les coups du hros. Cest seulement trois jours aprs que Uatach donne Cchulainn le moyen dobtenir trois souhaits : un enseignement sans faille, le mariage avec Uatach et la rvlation de lavenir. {123} Dans La Courtise dmer, Dordmair, appele ici Dornoll, tombe amoureuse de Cchulainn : or, vu la laideur de la femme guerrire ( Grands taient ses genoux ; elle avait les talons devant elle, ses pieds derrire, elle tait

amoureuse de Cchulainn : or, vu la laideur de la femme guerrire ( Grands taient ses genoux ; elle avait les talons devant elle, ses pieds derrire, elle tait hideuse ), le hros la repousse et la femme lui promet de se venger. {124} J. Markale, Les Compagnons de la Branche Rouge, pp. 170-171. {125} Revue des Traditions populaires, XXVI (1911), pp. 199-200. {126} J. Markale, Les Conqurants de lle Verte, p. 285. {127} J. Markale, Les conqurants de lle Verte, pp. 287-288. {128} Il sagit de la Liffey, ce fleuve qui se jette dans la baie de Dublin aprs avoir travers la ville. {129} Trad. J. Loth, Les Mabinogion, d. de 1979, p. 35. {130} J. Markale, Les grands Bardes gallois, p. 85. {131} Ancienne posie dIrlande, dans Cahiers du Sud, n 335, p. 16. {132} Les Merveilles de Rigomer , dans J. Markale, Lancelot du Lac, pp. 290-292. {133} J. Markale, Lancelot du Lac, pp. 128-131. {134} J. Markale, Le Hros aux Cent combats, pp. 122-123. {135} M. liade, Le Chamanisme, p. 369. {136} J. Markale, Les Compagnons de la Branche Rouge, pp. 133 134. {137} Georges Dumzil, Le Livre des Hros, p. 179. {138} Ibid., pp. 188-189. {139} J. Loth, Les Mabinogion, d. de 1979, pp. 30-31. {140} Sur ordre du roi, on avait entass dnormes tas de bois dans la cave, sous la maison de fer. {141} J. Markale, Les Compagnons de la Branche Rouge, pp. 216-221. {142} J. Markale, La Tradition celtique en Bretagne armoricaine, pp. 166168. La mme histoire se retrouve peu prs de faon identique dans un conte vosgien : le jeune hros doit sjourner trois jours dans un four chauff, mais il en sort indemne grce aux conseils de sa jument qui se rvle ensuite comme une princesse sous le coup dun sortilge. Voir L.-F. Sauv, Le Folklore des Hautes Vosges, p. 322 et suivantes. {143} M. liade, Le Chamanisme, p. 371. {144} J. Loth, Les Mabinogion, d. de 1979, p. 114. {145}

{145} J. Markale, Le Hros aux Cent Combats, pp. 173-175. {146} M. liade, Le Chamanisme, p. 371. {147} Ibid., p. 371. {148} J. Markale, Les Triomphes du Roi Errant, pp. 61-66. {149} Traduction complte du rcit dans J. Markale, Lpope celtique en Bretagne, pp. 94-108. {150} J. Markale, Contes populaires de toutes les Bretagne, pp. 23-36. {151} J. Markale, La Tradition celtique en Bretagne armoricaine, pp. 169183. {152} Revue des Traditions populaires, XXX (1915), pp. 148-149. {153} Texte intgral dans J. Markale, Les Seigneurs de la Brume, pp. 170216. {154} J. Markale, Les grands Bardes gallois, pp. 78-79. {155} J. Markale, Le Hros aux Cent Combats, pp. 271-295. {156} J. Markale, Les Conqurants de lle Verte, pp. 123-148. {157} J. Markale, Le Hros aux Cent Combats, pp. 271-295. {158} Texte intgral dans J. Markale, Les Seigneurs de la Brume, pp. 247264. {159} J. Loth, Les Mabinogion, pp. 59-81. {160} Rgis Boyer, La Religion des anciens Scandinaves, pp. 207-208. {161} M. liade, Le Chamanisme, p. 219. {162} Ibid., p. 220. {163} R. Steiner, Unsere Atlantischen Vorfahren, Berlin, 1918, p. 14. {164} ditions Triades, Paris. {165} ditions anthroposophiques romandes, Genve. {166} Association Olivier de Serres, Issigeac (Dordogne). {167} Encyclopdie thmatique Weber, la Pense. Paris, 1972, p. 13. {168} M. liade, Aspects du Mythe p. 15.

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