Le Complexe de Gradiva
Le Complexe de Gradiva
Le Complexe de Gradiva
Le complexe de Gradiva
Thorie de la photographie, deuil et rsurrection
ans Gradiva, nouvelle de Wilhelm Jensen rendue clbre par son commentaire freudien1, un archologue tombe amoureux dune jeune lle reprsente sur un antique bas-relief 2. Il tisse autour delle ses fantaisies, il lui imagine un nom [Gradiva] et une origine, il transporte cet tre quil a cr dans la ville de Pompi, ensevelie voici plus de 1800 ans3. Il se rend sur les lieux et, au cours dune rverie diurne, tandis quil anime ainsi le pass par son imagination, il voit soudain, sans pouvoir en douter, la Gradiva de son bas-relief sortir dune maison et, dun pas lger, gagner [] lautre ct de la rue4. On apprendra par la suite que la jeune lle aperue par larchologue est une amie denfance qui son sentiment amoureux sadressait en ralit, via le dtour de cette construction fantasmatique complexe. lexemple de Roland Barthes5, oublions un instant cette n et la leon quen tire Freud, pour ne conserver que lpure du dlire de reviviscence que propose le conte de Jensen. Celui-ci se prsente comme une variation sur le trs ancien motif qui, de Pygmalion au Portrait de Dorian Gray, prte vie la reprsentation mais avec cette particularit que la dimension historique y remplit une fonction minente. L o le mythe grec voyait la desse Vnus animer une statue divoire, cration ex nihilo du sculpteur 6, Gradiva installe une distance de plusieurs sicles entre le dsir et son objet : une personne qui a vcu autrefois, et qui nexiste plus. Docteur en archologie et professeur duniversit7 , le hros exerce non seulement une profession qui le place dans un rapport privilgi avec ce pass, mais il occupe la fonction par excellence de qui ressuscite les mondes disparus. En dautres termes, il nest pas
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celui qui, linstar de lartiste, donne vie (par les moyens de lart) la matire inerte, mais celui qui, comme lhistorien, a pour mission de faire revivre (par les moyens de la science) une personne ou un univers dont on suppose quils ont rellement exist. Ce lger dplacement de la structure du mythe qui place ct de la vie son symtrique manquant : la mort fait tout lintrt de la Gradiva de Jensen, et permet de lutiliser comme modle pour analyser lun des procds rcurrents des thories de la photographie : la gure de rsurrection. Lgendes Lun des plus fameux eurons du travail thorique sur la photographie, la Petite histoire de la photographie (1931) de Walter Benjamin, en propose un exemple tout fait fascinant, par son caractre proprement parler hallucinatoire. Aprs une brve introduction, le philosophe prsente demble son concept le plus novateur : lide quil y aurait quelque chose dans la photographie qui excde la reprsentation, quil y aurait, dans limage photographique mme, quelque chose de plus que lart (disons, pour aller vite : que le travail de la mimsis), quelque chose du rel, du rfrent lui-mme, comme emprisonn dans limage. Plus quune image, la photographie donnerait accs ltre mme du sujet quelle reprsente quelle prsente, serait-on tent de dire, en appuyant ici sur le sens du mot prsent. Comme beaucoup dautres notions de la Petite histoire, cette ide ne fait pas lobjet dune laboration trs dtaille, mais se trouve pose rapidement au dtour du commentaire des deux premires reproductions qui illustrent larticle dans Die Literarische Welt (g. 1). Inversant lordre de prsentation de lhebdomadaire, Benjamin commence par dcrire la seconde un portrait de femme des annes 1840 d David Hill et Robert Adamson, choisi daprs une reproduction dans un ouvrage de 1931 de Heinrich Schwartz8 :
La photographie nous confronte quelque chose de nouveau et de singulier : dans cette marchande de poisson de Newhaven, qui baisse les yeux au sol avec une pudeur si nonchalante, si sduisante, il reste quelque chose qui ne se rduit pas au tmoignage de lart de Hill, quelque chose quon ne soumettra pas au silence, qui rclame insolemment le nom de celle qui a vcu l, mais aussi de celle qui est encore vraiment l et ne se laissera jamais compltement absorber dans lart9.
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Appliquant cette preuve ancienne la grille de lecture que lui fournit la pratique de la photographie de son temps, Benjamin donne limpression de commenter comme un instantan pris sur le vif le portrait soigneusement compos de Hill et Adamson, pour lequel Mrs Elizabeth Hall a pos durant de longues secondes de sorte que ses paupires ont clign plusieurs reprises pendant lexposition, et quil est rigoureusement impossible, en regardant la reproduction de limage dans louvrage de Schwartz, de dire si elle a les yeux ouverts ou ferms plus forte raison baisss. Mais le travail dimagination de Benjamin a un sens. Tout comme linvocation du nom de la jeune femme (dans la nouvelle de Jensen, lattribution du prnom Gradiva est le premier acte par lequel larchologue commence son travail de reconstitution), linsistance sur son regard permet de passer de la description dune image inanime la construction dun personnage vivant, dot de qualits morales (la pudeur) et surtout dun attribut : la prsence, au prsent ( celle qui a vcu l, mais aussi [celle] qui est encore vraiment l ). Le procd rhtorique auquel Benjamin a ici recours nest autre que le trs vieux topos du portrait
Fig. 1. Les deux premires illustrations de la Petite histoire de la photographie dans Die Literarische Welt (1931).
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vivant, connu depuis lAntiquit et fort en usage la Renaissance10, dont le mythe de Pygmalion et au-del, le thme dmiurgique appliqu la reprsentation constitue lextension dans le domaine de la ction narrative. Depuis Ptrone (disant des personnages dApelle quils taient dessins avec tant dexactitude que lon et cru que le peintre avait trouv le secret de les animer ) ou Vasari (dcrivant avec enthousiasme un tableau de Raphal : La chair palpite, on sent le soufe et le pouls qui bat dans ces gures dont lanimation mme est perceptible ), le procd se dploie toujours selon le mme principe : pour exprimer la perfection dune reprsentation plastique ou picturale, le commentaire suggre la notion dune animation, dun mouvement quelconque qui est la fois lun des lments qui chappent par dnition aux arts en question, et lun des traits les plus lmentaires par lequel se donne reconnatre le vivant11. Mis part lintrt historiographique quil y a voir utiliser dans le sens dune chappe hors de lart la gure qui constituait jadis le nec plus ultra du compliment adress un artiste, lusage par Benjamin de cette forme dekphrasis nappellerait pas, en soi, de commentaire particulier. Mais son emploi dans le cadre du mdium photographique fait intervenir un lment supplmentaire : ltablissement dune distance entre deux temps : lpoque o la photographie a t prise ( celle qui a vcu l ) et le prsent de limage ( celle qui est encore vraiment l ), cest dire une dimension historique. Cette dimension va trouver un dveloppement extraordinaire avec le second commentaire dimage propos par Benjamin : celui de la premire illustration de la Petite histoire de la photographie un double portrait de 1857 d au photographe Karl Dauthendey (1819-1896), choisi daprs une reproduction dans un ouvrage de 1930 de Helmuth Bossert et Heinrich Guttmann12 :
Ou bien lon dcouvre limage de Dauthendey, le photographe, pre du pote, lpoque de ses anailles avec la femme quil trouva un jour, peu aprs la naissance de son sixime enfant, les veines tranches dans la chambre coucher de sa maison de Moscou. On la voit ici ct de lui, on dirait quil la soutient, mais son regard elle est x au-del de lui, comme aspir vers des lointains funestes. Si lon sest plong assez longtemps dans une telle image, on aperoit combien, ici aussi, les contraires se touchent : la plus exacte technique peut donner ses produits une valeur magique, beaucoup plus que celle dont pourrait jouir nos yeux une image peinte. Malgr toute lingniosit
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du photographe, malgr laffectation de lattitude de son modle, le spectateur ressent le besoin irrsistible de chercher dans une telle image la plus petite tincelle de hasard, dici et maintenant, grce quoi la ralit a pour ainsi dire brl de part en part le caractre dimage le besoin de trouver lendroit invisible o, dans lapparence de cette minute depuis longtemps coule, niche aujourdhui encore lavenir, et si loquemment que, regardant en arrire, nous pouvons le dcouvrir13.
Il y a peu de commentaires dimages dans la Petite histoire de la photographie, et celui-ci forme le plus long dentre eux. Il est dautant plus surprenant de constater quil sagit peine dun commentaire dimage. O Benjamin aperoit-il, dans ce banal portrait datelier, les lments dune telle tragdie ? Linformation biographique dploye dans lekphrasis provient en fait du livre de souvenirs consacr par le pote Max Dauthendey la mmoire de son pre dfunt (LEsprit de mon pre, 1912), que Benjamin a consult pour les renseignements quil contient sur les premiers temps de la photographie en Allemagne. Le philosophe y dcouvre lpisode dramatique du suicide, relat en quelques lignes14. Malgr la brivet de la narration, on peut y reconnatre les signes cliniques dun cas extrme de dpression postnatale15 ce qui naurait gure dimportance, ntait le caractre gnralement imprvisible et apparemment inexplicable dun tel acte pour lentourage. Cest ainsi quen lieu et place de lexpos attendu des causes du suicide, le rcit enchane sur la description dune autre photographie du couple, prsente en ces termes :
La plus jeune de mes demi-surs a encore en sa possession une image qui montre cette jeune femme, sa mre, sur la vranda dune maison de campagne russe, btie en lourds rondins de bois. Mon pre se tient lextrieur, dans un costume de chasse en cuir, appuy la rampe de la terrasse en bois. [] On ne devine encore aucune trace du malheur futur sur cette image, sinon que le mle regard de mon pre, sombre et appuy, trahit une brutalit juvnile, susceptible de blesser cette femme qui le contemple attentivement16.
Deux images du couple Dauthendey soffrent alors Benjamin : lune est lautoportrait quil a sous les yeux, reproduit dans lalbum de photographies anciennes de Bossert et Guttmann ; lautre, invisible, est celle dcrite dans LEsprit de mon pre. Malgr ou plutt cause de cet cart,
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emport par la force de la situation narrative, le philosophe superpose spontanment le rcit dimage lillustration du recueil, sans sapercevoir quil y a erreur sur la personne : la jeune lle du portrait de Bossert et Guttmann est la seconde femme de Karl Dauthendey, quil pouse deux ans aprs le tragique dcs de sa premire compagne, en 185517. Nul nest labri dune erreur, encore moins dun lapsus, et il ntait pas ncessaire que Benjamin se ft tromp pour dmontrer le caractre outr de son ekphrasis. Ce que sa mprise permet dafrmer est le dcalage absolu entre ce que montre limage et le contenu qui lui est attribu : en toute rigueur, rien de la sinistre histoire qui nous est raconte nexiste dans la photographie de 1857 et il y a bien sr une ironie amre dans le fait que cette reproduction ait t utilise prcisment pour dmontrer lexemplarit du caractre rfrentiel de la photographie. Fictions Lalbum de Bossert et Guttmann consult par Benjamin pour la rdaction de la Petite histoire comprend 199 reproductions de photographies des annes 1850-1870, parmi lesquelles 155 portraits (dont 13 portraits de couples). Dans ce corpus, pourquoi le clich de Karl Dauthendey, qui nest pas luvre dun photographe clbre (contrairement au portrait dElizabeth Hall par Hill et Adamson) et qui ne se distingue ni par son style, ni par son motif, a-t-il plus particulirement retenu lattention du philosophe ? La rponse simpose delle-mme : son intrt ne prend pas sa source dans limage, mais dans le texte. Alors que la majorit des personnages reprsents dans lalbum sont des anonymes18, le rcit de Max Dauthendey apporte une identit, un tat civil, une famille, bref un contenu biographique aux deux gures de lautoportrait de 1857 qui devient alors, et alors seulement, un objet lisible, une image digne dattention. Dans La Chambre claire, Roland Barthes stonnera de voir, sur une photographie de Jrme Bonaparte (1784-1860), les yeux qui ont vu lEmpereur19 . Quoique ce soient les mmes qui aient aperu le marchal Vaillant, Npomucne Lemercier ou la petite bonne, ces personnages nexcitent pas de la mme faon limaginaire. LEmpereur, quant lui, possde une stature, une paisseur historique sufsante pour que sa prsence, fut-ce par mtonymie, impressionne non la surface sensible mais limagination de lobservateur. Entre histoire et Histoire, entre les Dauthendey et les yeux qui ont vu lEmpereur circule la
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mme charge pathtique, mais celle-ci provient dun matriau extrieur limage un matriau pour lessentiel narratif, do nat lintrt de lobservateur. Se plongeant alors dans limage, celui-ci croit en retirer un aliment quil a lui-mme apport. Faut-il y insister ? Rien, objectivement, ne distingue sur une photographie des yeux qui ont vu lEmpereur, ou une jeune femme qui (ne) se suicidera (pas) quelques annes plus tard que le savoir que jen ai, qui mappartient en propre et dpend de mon histoire. Qui est Gradiva ? Un personnage reprsent sur un bas-relief, qui a vcu autrefois Pompi ? Ou bien le nom dune ction, le support o je projette sans le savoir un reet de ma propre histoire, lembrayeur du dlire par lequel je reconstruis le souvenir oubli dune amie denfance ? Comme le hros de la nouvelle, Benjamin produit, sur la base dune image trs ordinaire, la reconstitution fantasmatique dune paisseur existentielle. Pour une raison prcise. Il lui importe de rendre tangible la qualit de prsence quil pense tre la particularit du mdium photographique. Cest pourquoi il est amen appliquer le schma inaugur par Jensen : tuer dabord, pour mieux ressusciter. En parfaite symtrie avec larchologue de la Gradiva (qui projette fantasmatiquement lobjet de son dsir dans un pass rvolu, pour mieux le faire renatre dans son monde et selon ses rgles), le philosophe invente un futur au bref instant de la prise de vue (le suicide de la jeune femme) pour mieux replonger dans le prsent de limage, quune vie dsormais menace rend prcieux. Cest une gure similaire que dploie Roland Barthes dans La Chambre claire, en pralable sa dmonstration majeure, dite du nome de la photographie : le fameux a a t ( dans la Photographie, je ne puis jamais nier que la chose a t l20 ). Rdigeant son essai peu de temps aprs la mort de sa mre, il fait intervenir cet vnement biographique au cur mme de sa rexion, par le biais dun rcit anecdotique. Aprs avoir constat son chec dcrire le propre de la photographie, en ouverture de la seconde partie de louvrage, le smiologue dlaisse les formes traditionnelles de lcriture thorique au prot de celles de la narration ( Or, un soir de novembre ). la recherche dune photographie ressemblante de sa mre ou plus exactement, car tous les portraits quil retrouve savrent dcevants, dune image qui lui permettrait de retrouver son tre profond, la vrit du visage que javais aim , il sarrte nalement sur une image surprenante et invisible :
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Et je la dcouvris. La photographie tait trs ancienne. Cartonne, les coins mchs, dun spia pli, elle montrait peine deux jeunes enfants debout, formant groupe, au bout dun petit pont de bois dans un Jardin dHiver au plafond vitr. Ma mre avait alors cinq ans (1898), son frre en avait sept. Lui appuyait son dos la balustrade du pont, sur laquelle il avait tendu son bras ; elle, plus loin, plus petite, se tenait de face ; on sentait que le photographe lui avait dit : Avance un peu, quon te voie ; elle avait joint ses mains, lune tenant lautre par un doigt, comme font souvent les enfants, dun geste maladroit. Le frre et la sur, unis entre eux, je le savais, par la dsunion, qui devaient divorcer peu de temps aprs, avaient pos cte cte, seuls, dans la troue des feuillages et des palmes de la serre (ctait la maison o ma mre tait ne, Chennevires-sur-Marne). Jobservai la petite lle et je retrouvai enn ma mre21.
Alors que le dcs accidentel de son auteur, survenu peu de temps aprs la parution de La Chambre claire, confrait brusquement cet essai un aspect testamentaire, nombreux sont ceux qui ont adopt sans discussion lhypothse de lecture selon laquelle Barthes aurait, au fond, crit sur la photographie pour faire le deuil de sa mre22. Sans remettre en cause ce que cette hypothse a de fond, ce serait nanmoins faire insulte la subtilit intellectuelle du smiologue que de ne pas examiner la proposition inverse : celle qui voudrait que Barthes ait pu, aussi, se servir de la mort de sa mre pour parler de la photographie. Du reste, La Chambre claire ne dit rien dautre, dont la premire partie se clt sur cette injonction : Je devais descendre davantage en moi-mme pour trouver lvidence de la Photographie23. Or , cette recherche de lvidence laquelle Barthes a longuement convi son lecteur prend subitement n, quelques pages aprs le dbut de la seconde partie, avec la trouvaille de la photo du Jardin dHiver. Tout comme nous ne pouvons tenir pour inattendue, inespre, lapparition de Gradiva Pompi ( Et soudain24 ) qu la condition doublier que le hros a prcisment tout mis en place pour que la jeune lle apparaisse ce moment et cet endroit, ce serait se laisser prendre au pige du dispositif labor par Roland Barthes que de croire que sa recherche sinterrompt simplement parce quil a trouv cette photo, et quil nous fait partager sa bonne fortune, au l de la plume, dans une sorte de journal de bord.
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Cela, cest la mise en scne propose par le texte. Pourtant, rendus attentifs la dimension du rcit, nous ne pouvons pas ignorer la varit des procds littraires employs dans lekphrasis de la photo du Jardin dHiver, qui confrent ce passage un caractre puissamment ctionnel. Inaugure par un coup de thtre, la description devient narration, se poursuit limparfait temps de lvocation et de la longue dure plutt que de la description de ltat ponctuel des personnages au moment de la prise de vue. Surtout, Barthes nhsite pas intervenir lui-mme dans le rcit, en dramaturge, mettant en scne le photographe et lui prtant voix, ou se donnant pour garant ( je le savais ) de mystrieux conits familiaux. Certaines gures sont mme la limite du poncif, comme laspect de la photographie, dun spia [invitablement] pli , ou encore la troue des feuillages et des palmes de la serre , contributions latmosphre mlancolique qui baigne la scne. Pensera-t-on que je mtamorphose Barthes en ls indigne, instrumentalisant sa mre au prot dune laboration thorique ? Aucunement : car ce quoi nous assistons est bel et bien le travail du deuil travail du renoncement lobjet damour disparu25. Comme lillustre la photo du Jardin dHiver (sur laquelle gure un personnage que Barthes na, comme tel, jamais rencontr ni connu), nous navons aucun moment accs la personne relle, lle de Gustave Binger, femme de Louis Barthes et mre de Roland, dans le portrait quil construit patiemment : celle quil nous dcrit, dont mme le prnom (Henriette) ne nous est pas rvl, est dj un personnage une recration ltre par le chagrin et lamour lial. Sil fallait achever de se convaincre que nous nous trouvons ici au cur dun dispositif intellectuel trs labor, un lment y contribuerait : le refus de montrer la photographie du Jardin dHiver probablement la plus clbre image virtuelle de lhistoire du mdium26. Elle nexiste que pour moi [] ; en elle, pour vous, aucune blessure , explique Barthes (ce qui, au passage, est une faon davouer lcart entre le rcit et limage, entre son aspect visuel et la construction ctionnelle dont elle devient le support). Largument affectif serait peut-tre recevable, si le smiologue navait choisi de proposer, la place de la photographie invisible, une image de substitution : le portrait par Flix Nadar de sa femme Ernestine27, auquel Barthes adjoint cette remarquable lgende, qui boucle le dispositif : Mre ou femme de lartiste (g. 2).
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Structures Qui naura reconnu, derrire cette imprcision superbe, associe lune des plus belles photos au monde , lvidence de ldipe ? Sans doute, retrouver (ou recrer) sa mre en petite lle correspondait pour Barthes au meilleur moyen de sauter par-dessus la sexualit de la femme de refouler linsupportable image de ma mre comme objet de dsir pour un autre que moi. Si lanalyse des soubassements psychologiques luvre dans les textes cits excde le propos du prsent article, leur insistance dployer une dimension extrmement personnelle mrite dtre questionne. Benjamin, lui aussi, fait intervenir dans sa Petite histoire des images issues de lalbum familial ( oncle Alex et tante Rika, Gertrude quand elle tait petite, papa en premire anne de facult et enn, comble de honte, nous-mme en tyrolien de salon28 ), et son investissement de la photographie des Dauthendey nest probablement pas tranger son histoire personnelle29. Mais au-del de laspect autobiographique, laccent port sur la dimension intime, y compris propos de personnages inconnus (comme dans le portrait dElizabeth Hall, chez Benjamin, ou celui dErnest, chez Barthes30) veut tmoigner de la qualit particulire de laccs la personne que semble produire le mdium photographique.
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Ce nest pas le seul point commun des deux textes. De fait, leur proximit structurale est assez surprenante, si lon considre quil sagit dlaborations produites indpendamment lune de lautre31. Lobjet de leur dmonstration principale est similaire : il sagit de prouver que la photographie constitue un genre de reprsentation spcique, qui dborde du cadre de la mimsis par lattestation dune forme singulire de prsence. Dans les deux cas, la voie choisie pour y arriver passe par une dramatisation et une personnalisation de lnonc. Dans les deux cas, le sujet en est un (double) personnage, fminin et maternel, dont le texte met en scne le deuil. Dans les deux cas, la scne de la rsurrection sorganise au sein dun triangle form par une image visible, un rcit dimage et une image invisible quoi sajoute une fonction de substitution qui permet de passer de lun lautre. Dans les deux cas enn, la dmonstration choue tablir la spcicit de la photographie : le schma du dpassement de la reprsentation fait partie intgrante de la thorie de la reprsentation la gure de rsurrection, cense tmoigner du caractre bouleversant de lexprience de la prsence octroye par le mdium photographique, appartient depuis longtemps son arsenal intellectuel, sous lespce de la fonction consolatrice du portrait (selon la clbre formule dAlberti : [La peinture] a en elle une force tout fait divine, qui lui permet non seulement de rendre prsents, comme on le dit de lamiti, ceux qui sont absents, mais aussi de montrer aprs plusieurs sicles les morts aux vivants32 ). Ds lors quon en retrouve les traces insistantes dans chacun des deux textes, on est en droit dvoquer la manifestation dune structure. Lhypothse du prsent article, on laura compris, est que cette structure dexplication (appele ici par jeu complexe de Gradiva33) est au moins aussi intressante, dans ce quelle raconte de la photographie, que la dmonstration elle-mme. Car ce qui se montre sous lcheveau complexe des sauts temporels quelle met en place autour des gures du deuil et de la rsurrection est dabord la pregnance dune relation, dun passage ou dun partage des temps, introduite par lobjet photographique34. Non quil faille sempresser dy voir un nouveau propre de la photographie, puisque ce paradigme comme lavaient bien repr Benjamin et Barthes est la rplique exacte du systme narratif par lequel Proust ramne au prsent le pass (pour en faire le seul prsent dont on puisse jouir, puisquil a cess de fuir ). Disons plutt que, comme le jeu des allers-retours mmoriels chez Proust fait apparatre un peu de temps ltat pur35 ,
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lapprhension des photographies que proposent les ekphrasis de Benjamin et Barthes en font de vritables outils de manipulation de lhistoire. la faon de certain moustique emprisonn dans lambre, limage photographique y est rve comme linstrument dune crase des poques, un souvenir-objet toujours susceptible dtre tir de son sommeil, lquivalent dun petit vhicule voyager dans le temps. Un rve dhistorien et de savant un rve denfant, de ls et de lles, qui deviendront tous archologues, lorsquils auront perdu leur maman. Andr GUNTHERT Universit Paris VIII
NOTES
Une premire version de cet article a t prsente le 12 juin 1996 dans le cadre du cycle de confrences Questions de photographie (Socit franaise de photographie/Paris VIII). 1. Cf. Sigmund FREUD, Le Dlire et les Rves dans la Gradiva de W. Jensen [1907] (trad. de lallemand par J. Bellemin-Nol, d. J.-B. Pontalis), Paris, Gallimard, 1986. 2. Ou plus exactement sur un moulage de ce bas-relief, dont Johanne LAMOUREUX souligne juste titre la dimension indicielle (Ichnographies, Trois, vol. 4, n 3, printemps-t 1989, p. 19). 3. Sigmund FREUD, op. cit., p. 148-149. 4. Ibid., p. 151. 5. Cf. Roland BARTHES, La Gradiva, Fragments dun discours amoureux [1977], uvres compltes (d. . Marty), Paris, Le Seuil, t. III, 1995, p. 573-575. 6. Cf. OVIDE, Les Mtamorphoses, X, 243-297. 7. Wilhelm JENSEN, Gradiva. Fantaisie pompienne [1903] (trad. de lallemand par J. Bellemin-Nol), in S. FREUD, op. cit., p. 34-35. 8. Cf. Heinrich SCHWARTZ, David Octavius Hill (1802-1870). Der Meister der Photographie, Leipzig, Insel Verlag, 1931, g. 26. 9. Walter BENJAMIN, Petite histoire de la photographie [1931] (trad. de lallemand par A. Gunthert), tudes photographiques, n 1, novembre 1996, p. 9. 10. Je renvoie sur ce point la confrence de Pascale DUBUS, La notion de portrait vivant au cinquecento, prsente le 22 mars 1997 au Creart (universit Paris X), laquelle jemprunte les exemples qui suivent. 11. Cette gure est bien sr employe trs tt dans le champ de la photographie. Citons pour exemple le clbre commentaire dune photographie de Charles Ngre par Henri de Lacretelle : Il a saisi avec une hardiesse incroyable une scne de march qui avait lieu sur le quai en face du sien. Les portefaix marchent, les marchands lvent les bras, la volaille frissonne sous la main qui la saisit. [] Cest la vie elle-mme. (La Lumire, 28 fvrier 1852, p. 37. Voir galement Emmanuel HERMANGE, La Lumire et linvention de la critique photographique [1851-1860], tudes photographiques, n 1, novembre 1996, p. 101-104.)
MANN,
12. Helmuth BOSSERT, Heinrich GUTTAus der Frhzeit der Photographie. 18401870, Francfort/Main, Societts Verlag, 1930, g. 128.
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13. Walter BENJAMIN, op. cit., p. 10-11. 14. Max DAUTHENDEY, Der Geist meines Vaters [1912], Munich, Langen, 1925, p. 114 : Le malheur sabattit sur [mon pre] dune faon tout fait inattendue. Peu aprs la naissance de son sixime enfant, sa lle cadette, lon dcouvrit un jour la jeune mre dans sa chambre coucher, les veines tranches, vide de son sang et morte. (Je traduis.) 15. Dans certains cas bien documents, la psychose puerprale du post-partum, ou mlancolie puerprale (cf. Henri EY, Paul BERNARD, Charles BRISSET, Manuel de psychiatrie, Paris, Masson, 1978, p. 728-729), peut en effet aboutir au suicide. 16. Max DAUTHENDEY, op. cit., p. 115. 17. Prcisons que ces diffrents lments de datation sont clairement indiqus dans les sources dont Benjamin dispose. La date de la photographie (1857) est prcise en lgende dans Bossert et Guttmann. Lanne du suicide de la premire madame Dauthendey (1855) est fournie dans Der Geist meines Vaters la page qui suit la description de limage appartenant la demi-sur de Max Dauthendey (op. cit., p. 116). 18. Il est intressant de noter que ceux qui ne le sont pas, comme les philosophes Schelling ou Schopenhauer (Helmuth BOSSERT, Heinrich GUTTMANN, op. cit., g. 63 et 64), font effectivement lobjet dune mention dans la Petite histoire (op. cit, p. 15 et 23). 19. Roland B ARTHES , La Chambre claire [1980], uvres compltes, op. cit., 1, p. 1111. 20. Ibid., 32, p. 1163. 21. Ibid., 28, p. 1157-1158. 22. Voir notamment les actes du colloque Roland Barthes, une aventure avec la photographie, La Recherche photographique, n 12, juin 1992. 23. Roland BARTHES, La Chambre claire, op. cit., 24, p. 1151.
24. Wilhelm JENSEN, op. cit., p. 70. 25. Cf. Sigmund FREUD, Deuil et mlancolie [1917], Mtapsychologie (trad. de lallemand par J. Laplanche et J.-B. Pontalis), Paris, Gallimard, 1968, p. 146-149. 26. Je nai pas vu cette photographie mais on ma afrm quelle existe. Le refus de Barthes de publier cette image, pour des raisons affectives autant que thoriques, sest mu depuis en interdit, relay par sa famille, qui a adopt une attitude pseudo-testamentaire absurde (puisquelle nit par donner cette photographie, que Barthes dcrit comme banale, une importance dmesure). 27. Cf. Franoise HEILBRUN, Lart du portrait photographique chez Flix Nadar, in coll., Nadar. Les annes cratrices. 1854-1860 (cat. exp.), Paris, RMN, 1994, p. 82-83. 28. Walter BENJAMIN, op. cit., p. 17 (plusieurs de ces images ont t publies, voir notamment : Ingrid et Konrad SCHEURMANN, Fr Walter Benjamin, Francfort/Main, Suhrkamp, 1992, p. 16-17). 29. Sans insister sur ses propres tendances suicidaires ou sur quelques autres sinistres pisodes biographiques (en particulier les conditions tranges du dcs de sa tante Friederike ; cf. Momme BRODERSEN, Spinne im eigenen Netz. Walter Benjamin, Leben und Werk, Bhl-Moos, Elster Verlag, 1990, p. 25), il suft de se souvenir que Benjamin avait perdu sa mre lanne prcdente et se remettait peine de son divorce pour comprendre combien il pouvait tre sensible un rcit du type de celui propos par Der Geist meines Vaters. 30. Il est possible quErnest, jeune colier photographi en 1931 par Kertsz, vive encore aujourdhui (mais o ? comment ? Quel roman !) , Roland BARTHES, La Chambre claire, op. cit., 35, p. 1167. 31. Benjamin ne pouvait bien sr connatre lessai de Barthes. Le rapport de Barthes au texte de Benjamin est plus complexe. en
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juger par une interview de 1977 publie dans Le Photographe ( Il y a peu de grands textes de qualit intellectuelle sur la photographie. Jen connais peu. Il y a le texte de W. Benjamin, qui est bon parce quil est prmonitoire , Sur la photographie, uvres compltes, op. cit., p. 1235), il semble que Barthes avait lu le texte de Benjamin (mais lequel ? Luvre dart lre de sa reproductibilit technique, ou la Petite histoire de la photographie ?). Pourtant, si lon en croit lindex des uvres compltes, il ne cite jamais ni lun ni lautre, et oublie en tout cas de les mentionner dans la bibliographie de La Chambre claire (qui comprend pourtant des outils beaucoup plus rudimentaires, comme un numro spcial du Nouvel Observateur consacr la photographie, ou encore deux exemplaires du magazine Photo). 32. Leon Battista A LBERTI , De la peinture [1435] (trad. du latin par J.-L. Schefer), Paris, Macula, 1992, 25, p. 131. 33. Jemploie ici le terme complexe dans le sens dni par Jean LAPLANCHE et Jean-
Bertrand PONTALIS : Ensemble organis de reprsentations et de souvenirs forte valeur affective, partiellement ou totalement inconscients , Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, Puf, 1967, p. 72. 34. On peut l encore poursuivre la comparaison avec le modle initial : Ce nest pas Gradiva qui se trouve transporte dans le prsent mais le rveur qui lest dans le pass ; mais ce qui est essentiel et nouveau, savoir que celui-ci partage avec celle quil cherche le temps et lespace, est aussi dit de cette manire. (Sigmund FREUD, Le Dlire et les Rves, op. cit., p. 202.) 35. Marcel PROUST, Le Temps retrouv, la recherche du temps perdu (d. P. Clarac et A. Ferr), Paris, Gallimard, t. III, p. 872.
Fig. 3. Hippolyte Bayard, La Vnus au bain, 1839/1840 (positif direct, 17 x 12,9 cm).
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