Ethique Plaisir Et Devoir
Ethique Plaisir Et Devoir
Ethique Plaisir Et Devoir
PLAN
I EUDMONISME
A. EXPOS 1. 1. CONVENTIONNALISME 2. POSITIVISME JURIDIQUE 2. 1. HDONISME 2. DROIT NATUREL B. CRITIQUE
II THIQUE VERITABLE
1. THIQUE contre NATURE 2. THIQUE ET NORMES A. DEVOIR (MORALE) B. DROIT (JUSTICE) C. POUVOIR (POLITIQUE) 3. MORALE - JUSTICE ET POLITIQUE
INTRODUCTION
Le mot thique drive du grec thikos, thik, lui-mme form partir dthos signifiant coutume, habitude, murs ou usages.
" Le caractre thique (thos) tire son appellation de lhabitude (thos)." (Aristote)
Lon dfinira lthique comme ltude des murs et on la rapprochera de la Morale, terme dorigine latine, mores, do vient notre vocable de murs. Celles-ci dsignant tout la fois les actions (attitudes, conduites ou coutumes), manger, shabiller, travailler etc. et la faon (esprit, manire ou mode) dont elles sont effectues, consommer tels plats, selon un rituel dtermin, porter des vtements dun certain style, on dira que lthique ou la Morale concerne les comportements, tant dans leur contenu (ce que lon fait), que dans leur forme prcise (comment ou pourquoi on le fait). Cette dernire peut du reste changer compltement le sens de ceux-l : salimenter dune certaine faon et uniquement pour assouvir son besoin nutritif ne sappelle plus manger mais bouffer et, inversement, se restaurer en prouvant le got de certains mets, cela se nomme dguster ou goter . Aussi on distinguera deux types daction possibles. Premirement les actes animaux guids par le seul instinct ou la ncessit vitale, comme il ressort de leur invariabilit et qui forment lobjet de ltho-logie objective, partie de la bio-logie. Mais lhomme ne se contente pas de ces actions-l. Et sil en approuve certaines et les suit, dans une certaine mesure du moins et toujours dans un cadre strict (manger, boire, dormir etc.), il en condamne ou dsapprouve dautres et sabstient de les commettre (se promener nu, tuer pour manger ou boire, dormir nimporte quelle heure etc.) ou ne les excute quavec mauvaise conscience (remords) voire par croyance (cannibalisme). Dans tous les cas cependant il les critique, cest--dire value ou juge, positivement ou ngativement, distinguant entre bonnes et mauvaises murs, avant mme de sy adonner. Il savre ainsi libre par rapport ses actions et partant responsable delles. On peut donc lui demander de justifier pourquoi il a fait ce quil a fait et la effectu de cette faon et non dune autre. Une telle question naurait pas de sens adresse un animal, celui-ci ne pouvant accepter ou refuser de faire ce quil est contraint de faire. Le loup ne peut pas ne pas dvorer lagneau, sauf cesser dtre lui-mme, en mourant de faim. A laction directe et immdiate ou instinctive, et donc plutt une raction, lhomme substitue une action indirecte, mdiate, prescrite par la pense et qui seule mrite le nom dagir.
" En effet nous ne disons daucun tre inanim quil agit, et nous ne le disons non plus daucun tre des tres anims en dehors des hommes. Il est donc clair que cest lhomme qui est capable dengendrer ses actions." (idem1)
On parlera deuximement dactes spcifiquement humains, libres/volontaires, rgis par le libre arbitre ou le jugement, soit par des ides, normes ou valeurs. Lthique ne sintresse qu ces actions, lthologie soccupant dj des premires, et partant sinscrit dans le cadre des sciences humaines. La Morale ne commence quavec la prsence dun tre capable de dpasser la contrainte naturelle et, moyennant la rflexion, de lui opposer ses propres habitudes.
" La moralit, qui est une seconde nature (supra-sensible) " (Kant2).
Et lhomme dbute prcisment, selon Hegel, avec la division induite en lui par lexigence morale.
" Lhomme nest vraiment homme que lorsquil connat le bien et par suite son oppos, que lorsquil sest divis lintrieur de lui-mme (...) Les animaux vivent en paix avec eux-mmes ... mais ... l'homme ... vit dans un tat de ddoublement et de dchirement et se dbat au milieu des contradictions engendres par cet tat."
La langue ne sy est pas trompe, elle qui rserve le qualificatif de moral pour dsigner lesprit.
" Le moral , dans la langue franaise, est oppos au physique et signifie ce qui est spirituel, intellectuel, en gnral."3
Moral/moralit connotent humain/humanit, ainsi quelquun dhumain veut dire une personne morale, par opposition un tre inhumain ou bestial4. Et lappellation sciences morales et politiques recouvre celle de sciences humaines. La proximit de ethos et dethnos (peuple) nest pas fruit du hasard. Tout comme lAnthropologie ou lEthnologie a pour objet, en de des oeuvres humaines, les rgles qui les gouvernent, lthique ne se limite point la description objective des actions ou des conduites mais tudie les ides ou, mieux, les idaux, intentions ou valeurs qui les prcdent et prdterminent.
1 2 3 4
M. M. I. 6. 1186 a 2 et 11. 1187 b 10 ; cf. gal. E. N. II. 1. 1103 a 17 et E. E. II. 2. 1220 a 39 C. F. J. 29 Remarque gnrale p. 111 R.H. chap. IV. 3. a. p. 252 Esth. Id. B. chap. I. I. p. 146 (cf. Introd. I. 2 sec. 3. p. 51) et E. III. 503 R. cf. Aristote, M. M. II. 5. 1200 b 10
Plutt que la science de ce que lhomme fait, elle se dfinit comme la science de ce quil estime devoir-faire, soit de ce quil juge bien ou juste daccomplir. On y passe de ltat de ce qui " est ou nest pas " lordre de ce qui " doit ou ne doit pas " (Hume5) tre, ordre qui ne se conoit prcisment que par et pour des sujets susceptibles de l entendre , autant dire les hommes.
" A en juger daprs la seule raison, lhomme na pas dautres devoirs que les devoirs envers lhomme (envers lui-mme ou envers un autre). ... Lhomme ne peut donc avoir des devoirs envers un autre tre que lhomme. () tant sur terre le seul tre qui possde un entendement, donc une facult de se proposer arbitrairement des fins, il mrite certes le titre de seigneur de la nature " (Kant6).
En dautres termes, cest la discipline qui prend en charge les lois ou obligations que lhomme se prescrit lui-mme, en vue de rgler son action lgard de soi ou des autres. Au sens propre, il sagit de la science du Droit, de la Justice (du latin Justitia, de Jus signifiant le Droit) ou de la Loi : Rgle de conduite, quelle soit individuelle (Morale, au sens restreint de ce terme) ou sociale (Politique). Mais de quel Droit ou Bien traitera lthique, tant donn quil semble y en avoir une pluralit, tant entre les pays, dont les droits ne concident nullement, qu lintrieur dune seule et mme socit, entre les diffrents secteurs dactivit, dont les rgles et valeurs se contredisent souvent ? Les rgles commerciales ne respectent pas toujours les rgles proprement juridiques, le libralisme des professions mdicales et juridiques, par exemple, bafouant parfaitement lgalit de tous devant la sant ou la justice, pourtant proclame par la Loi ; et les valeurs conomiques ne refltent pas dautres valeurs, esthtiques ou religieuses, nimporte quelle voiture valant ainsi financirement bien plus que ldition complte des oeuvres de Baudelaire, considr pourtant par beaucoup comme le plus grand pote franais, ou que la Bible, texte sacr dune grande partie de lhumanit. Pire, les individus ne paraissent gure saccorder sur ce quil faut entendre par bien, juste ou droit, tel individu considrant comme bonne, une conduite quun autre rprouvera, la jugeant mauvaise. Le libertin, sacrifiant aux plaisirs charnels, sera considr comme un pourceau par un temprament asctique, plus port des plaisirs spirituels et quil traitera son tour de frustr ou de masochiste.
" Les uns, en effet, prtendent que le plaisir est le bien ; dautres, au contraire, quil est entirement mauvais " (Aristote7).
En politique, le dfenseur de lingalit se verra qualifi de ractionnaire par le partisan de la socialisation des biens quil gratifiera en retour de lpithte denvieux ou de niveleur. Nulle raison nautorisant exclure ou privilgier a priori telle morale plutt que telle autre, lthique se doit de les tudier toutes. Plus, si le mme qualificatif de bien, de droit ou de juste est invoqu par toutes, voire si toutes se dnomment des morales, elles doivent avoir un point commun. En de de la diffrence des valeurs nationales, sectorielles et individuelles, il y aurait donc une vise commune qui les rapprocherait et autoriserait parler du Bien, du Droit ou du Juste et non seulement des biens particuliers. Tel est en tout cas le postulat de lthique : il existe une seule " Ide du Bien ", "le bien en lui-mme" (Platon8) ou " un bien vritable " (Spinoza9), soit un Bien universel, cest--dire une norme universellement applicable dont tous les biens seraient des expressions particulires. Ceux-ci seraient ainsi subordonns un Bien par excellence, " le bien, le Souverain Bien " (Aristote10) ou " le bien suprme " (Kant) qui constituerait lultime but pratique et le critre de jugement thorique de toute action humaine : ce que lhomme devrait poursuivre et poursuivrait au bout du compte et ce qui permettrait de juger de la valeur de ce quil semble poursuivre (les biens). La seule question de lthique se formule ds lors: Quen est-il du Bien, en termes plus techniques, quel est le critre du Bien, le "principe suprme de la moralit", "lidal du souverain bien" qui nous faciliterait la rponse cette (autre) question : Comment se conduire ? " Que dois-je faire ? " (idem11) Il sagit dune question banale, qui ne se demande ce qui est bien, cest--dire ce quil faut faire, ce qui mrite quon lui consacre sa vie, quel idal on est cens se proposer ou quel sens donner sa vie ? De faon plus triviale, mais fonde, chacun sinterroge sur le Bonheur et sur sa signification.
5 6 7 8 9 10 11
T.N.H. III. 1re partie Sec. 1. t. 2 p. 585 M.M.D.V. 16 - C.F.J 83 E. N. X. 1. 1172 a 27 Rp. VI 506 d et sq. T.R.E. 1 E. N. I. 1. 1094 a 22 F.M.M. 1re sec. p. 93 ; Prf. p. 84 et C.R.P. Mthod. chap. II. 2 sec. pp. 606 et 602 ; cf. gal. Logique p. 25
Pour commune quelle soit, linterrogation sur le Bien ou le Bon est en mme temps fondamentale, puisque lhomme en tant qutre pensant ne saurait se contenter de vivre, mais exige que se vie ait un sens ou une valeur.
" Ce dont il faut faire le plus de cas, ce nest pas de vivre, mais de vivre bien. (...) Il ny a pas de plus important objet dtude que la nature du bien (...) Une vie laquelle lexamen fait dfaut ne mrite pas quon la vive " (Platon12).
Or dfinir le Bien suprme, cest du mme coup dterminer la valeur respective de tous les (autres) biens et partant savoir comment disposer de son temps ou de sa vie. Pour le dire avec Hegel :
" La vie a aussi peu de valeur que n'en a l'homme. Elle na, en effet, de valeur que dans la mesure o il y a dans lhomme, quelque chose dune valeur suprieure."13
On ritrera le caractre crucial et/ou universel de la question morale ; avec elle on touche lensemble de notre existence soit tout, rien nchappant celle-ci, car cest nous qui valuons tout.
" Aussi a-t-on dclar avec raison que le Bien est ce quoi toutes les choses tendent. (...) Et cest pourquoi souvent on considre la justice comme la plus parfaite des vertus, et ni ltoile du soir, ni ltoile du matin [Euripide] ne sont ainsi admirables." (Aristote)
Juste et vrai ou " injuste et faux " nont-ils pas " la mme signification " (idem) ? Tout tenant lthique, son tude prsente une valeur paradigmatique ou principielle. Plus quune science parmi dautres, elle, ou la Politique dont elle est la fois "partie et principe" (idem), constitue une science premire ou rectrice, celle qui ordonne toutes les autres connaissances.
" On sera davis que le Souverain Bien dpend de la science suprme et architectonique par excellence. Or une telle science est manifestement la Politique ... la fin de la Politique sera le bien proprement humain ... la fin suprme ;" (idem14)
En quoi elle/il se confond avec la Philosophie. Rien dtonnant que les oeuvres majeures de Platon ou de Spinoza sintitulent Politea (Rpublique) et thique, que Fichte ait donn des leons sur lInitiation la vie bienheureuse, ou encore que, dans Les Principes de la Philosophie, Descartes nomme la Morale " le dernier degr de la sagesse "16. La Bible fait galement remonter tout " larbre de la connaissance du bien [bonheur] et du mal [malheur] ". Reste prciser le dit Souverain Bien et cest l que les problmes commencent. Car si tous se rclament du Bien ou du Juste, nul nen propose apparemment une dfinition concrte similaire, les uns, les plus nombreux, il est vrai, lassimilant au plaisir, les autres, une minorit, la pense.
" Cest quau jugement de la foule, le bien est le plaisir, tandis que pour des gens plus dlicats, cest la pense." (Platon)
Au point que lon pourrait se demander sils parlent en fait de la mme chose et si linvariant que nous avons cru dceler ne serait pas purement formel, masquant peine de profondes divergences.
" Quand il sagit de dire ce qui est juste et ce qui est injuste ... le dsaccord est son comble " (idem17).
Daccord sur le mot, les hommes disconviendraient de sa signification, comme le soulignait Aristote.
" Sur son nom [le Bien suprme], en tout cas, la plupart des hommes sont pratiquement daccord : cest le bonheur, au dire de la foule aussi bien que des gens cultivs ; tous assimilent le fait de bien vivre et de russir au fait dtre heureux. Par contre, en ce qui concerne la nature du bonheur, on ne sentend plus, et les rponses de la foule ne ressemblent pas celles des sages. Les uns en effet identifient le bonheur quelque chose dapparent et de visible, comme le plaisir, la richesse ou lhonneur ; pour les uns cest une chose et pour les autres une autre chose ; souvent le mme homme change davis son sujet : malade, il place le bonheur dans la sant, et pauvre, dans la richesse ; dautres moments, quand on a conscience de sa propre ignorance, on admire ceux qui tiennent des discours levs et dpassant notre porte."18
Les philosophes ou sages eux-mmes semblent loin de toute unanimit, comme lindiquerait la multiplicit des doctrines ou coles de morale : stocisme, picurisme, cynisme, scepticisme etc.
" Lun dit que le souverain bien est en la vertu, lautre le met en la volupt ; lun en suivre la nature, lautre en la vrit ... Nous voil bien pays." (Pascal19)
12 13 14
15 16 17 18 19
Criton 48 b - Rp. VI 505 a - Apologie de Socrate 38 a; cf. gal. IX 578 c ; Gorgias 472 c et pinomis 979 c R. H. chap. IV. 3. a. p. 262 .N. I.1.1094a3 - V.3.1129b28 ; Politique III.2.1276a1 ; M.M. I.1.1181a25 et .N. I.1.1094ab - 11.1099b ; cf. gal. .E. I.8.1218b14 ; M.M. I.1.1182b1- 1183a24 et Politique I. 1. 1252 a 5 et III. 12. 1282 b 15 Banquet 209 a op. cit. Let.-Prf. p. 566 ; cf. gal. Platon, Banq. 209 a ; Le Pol. 259 c et Leibniz, N.E. I. II. 9 et IV. III. 18 Rp. VI 505 b et Alcibiade 111 e - 112 a ; cf. gal. Euthyphron 7 d .N. I. 2. 1095 a 17-26 ; cf. gal. X. 1. 1172 a 27 ; Spinoza, T.R.E. 3 et Hegel, R.H. chap. II. 2. p. 132 Penses 73
" Il y a deux cent quatre-vingt souverains biens " remarquait dj plaisamment Plutarque20. Une telle situation serait au demeurant logique et insoluble, ds lors que la dtermination du Bien, qui nous concerne tous, est luvre de sujets dj imprgns des normes de leur socit, classe, famille, voire de leur propre intrt ou prfrence, par lesquels ils seront invitablement influencs. Chacun jugeant de son point de vue, se montrera de parti pris, dnigrant les valeurs des autres et dfendant les siennes ; cela se vrifie particulirement dans le cas des idaux politiques.
" La raison en est quils sont ici juges de leur propre cause, et on peut dire que la plupart des hommes sont mauvais juges quand leurs intrts personnels sont en jeu." (Aristote21)
Faute de distance par rapport la chose juge, nous manquerions dobjectivit en matire de morale.
" Les hommes se regardent de trop prs pour se voir tels quils sont. Comme ils naperoivent leurs vertus et leurs vices quau travers de lamour propre, qui embellit tout, ils sont toujours deux-mmes des tmoins infidles et des juges corrompus." (Montesquieu22)
Dans ces conditions comment rpondre justement notre question et fonder solidement la morale ? Qui assignera le point de perspective pertinent, supposer quil existe, " dans la vrit et dans la morale ", linstar du rfrentiel dont on se sert en physique, pour tablir le mouvement ?
" Le langage est pareil de tous cts. Il faut avoir un point fixe pour en juger. Le port juge ceux qui sont dans un vaisseau ; mais o prendrons-nous un port dans la morale ?" (Pascal23)
A moins quil ne faille se rsoudre ne voir dans la morale quun mot vide de sens commun, renvoyant des contenus fort htrognes, fonction de larbitraire ou du bon plaisir de chacun. On conclurait alors linexistence de la Morale soit, nous lavons dit, de lHumanit en son unit. Toute interrogation thique bute ainsi sur une remise en cause radicale de sa propre possibilit. Pralablement au moindre questionnement moral, on nhsitera pas se demander : Peut-on seulement parler de Morale ou Quen est-il du Bien suprme : existe-t-il vraiment ? Et puisque de la rponse cette question dpend la solution celle de lHomme, on nexagrera pas son importance en la qualifiant de primordiale et problmatique simultanment.
" Depuislorigine delaphilosophie, la question du summumbonum , ou en dautres termes, du fondement de la morale, a t considre comme le plus important des problmes poss la pense spculative ; elle a occup les plus minents penseurs ; et elle les a diviss en sectes et en coles dresses les unes contre les autres dans une guerre acharne." (Mill24)
Pour tenter de la rsoudre, il convient dexaminer les diffrentes positions thiques possibles, ce qui nest pas une tche indfinie, celles-ci se laissant classer a priori en deux ou trois catgories.
" Passer en revue la totalit de ces opinions est sans doute assez vain ; il suffit de sarrter celles qui sont le plus rpandues ou qui paraissent avoir quelque fondement rationnel." (Aristote)
Soit quavec Platon on divise les morales en hdonistes ou extrieures et en spirituelles ou intrieures, soit quavec son lve on y ajoute, juste titre, une morale mdiane, la morale politique effective. On verra en effet que cest la seule thique rellement praticable ici-bas.
" Cest quen effet les principaux types de vie sont au nombre de trois : celle dont nous venons de parler [la vie de plaisir], la vie politique, et en troisime lieu la vie contemplative." (idem)
20 21 22 23 24 25
Politique III. 9. 1280 a 15 ; cf. gal. 16. 1287 b 2 loge de la sincrit in O. c. I. p. 99 (Pliade) ; cf. gal. Kant, M.M.D.V. 13 p. 113 Penses 381 et 383; cf. gal. 82 et Kant, Remarques touchant les Observations sur le sentiment du beau p. 71 LUtilitarisme chap. I. p. 37 Aristote, .N. I. 2. 1095a28 et 3. 1095b18 (cf. .E. I. 5. 1216a30 et Pol. VII. 2. 1324a25) et Platon, Phil. 20b; cf. gal. Descartes, Lettres pp. 1198-1199 ; 1202 et 1282-1283
I Eudmonisme A. Expos 1.1. Conventionnalisme tablies par les hommes, les rgles morales/ juridiques/ politiques reposent sur un arbitrage et non sur la nature qui nest en rien concerne par la discrimination entre le Bien et le Mal, incapable quelle est de profrer un quelconque jugement.
" Il nest rien qui soit bien ni mal par nature, mais cette distinction est tablie par des hommes, selon Time." (S. Empiricus26)
Aussi lorsque nous proclamons que dire la vrit est bien et mentir mal, cest bien nous qui nous prononons, sans que cela nous soit impos ou souffl par quiconque dextrieur nous. Bref toutes les chelles de valeurs sont notre fait et non celui don ne sait quelle instance externe. De l conclure quelles sont simplement arbitraires ou conventionnelles, il ny a quun pas que daucuns sempressent de franchir.
" Dans le cas des choses justes ou injustes, dans celui des choses pieuses ou impies, certains consentent soutenir de toutes leurs forces quaucune de ces choses nexiste par nature, avec une ralit qui soit elle, mais que lopinion collective, voil ce qui vient tre vrai dans le temps o rgne cette opinion et aussi longtemps quen pourra durer le rgne." (Platon27)
Et ils le font dautant plus volontiers que les divergences des individus sur leur contenu et lapparente impossibilit dy mettre un terme les y incitent fortement.
" Les choses belles et justes qui sont lobjet de la Politique, donnent lieu de telles divergences et de telles incertitudes quon a pu croire quelles existaient seulement par convention et non par nature." (Aristote28)
Indiffrents toute valorisation, les choses, actes ou tres sen verraient attribuer une, suite une vision purement anthropomorphe du monde. Dans cette optique on tiendra les catgories morales pour des fictions / notions imaginaires, rfrables la seule croyance en un ordre intentionnel ou humain qui rgirait tout.
" Ainsi ont-ils t conduits former ces notions par lesquelles ils disent expliquer les natures des choses, savoir le Bien, le Mal, lOrdre, la Confusion, le Chaud, le Froid, la Beaut et la Laideur ; et du fait quils sestiment libres, sont nes les notions suivantes : la Louange et le Blme, la Faute (Peccatum) et le Mrite." (Spinoza29)
A linstar des " fictions conventionnelles " (Nietzsche) de la psychologie, elles trahiraient notre superstition ou reprsentation trop humaine de lunivers. Purs produits de limaginaire, les jugements thiques varieraient au gr de celui-ci et ne traduiraient aucune vrit stable, valable pour tous et en tout temps. Dnus de la moindre universalit, ils nauraient aucun sens ou validit en soi mais tireraient leur lgitimit des seules lois historiques institues.
" Consquemment ce nest que depuis linstitution de la loi quil peut tre question de justice et dinjustice ... Parler de justice et dinjustice en soi na point de sens " (Nietzsche30).
Il serait donc vain de se demander ce quest ou nest pas le Bien ou le Juste en soi, et partant de sinterroger sur le fondement de la Morale ou sur le Devoir-tre/faire-, celle-ci se rduisant aux lois telles quelles existent, dont elle partagerait le caractre phmre ou transitoire. A la mtaphysique des murs, il faudrait substituer une physique des murs, cest--dire une simple description ou typologie des lois voire des jurisprudences positives (historiques). La sociologie tiendrait ainsi lieu de philosophie en thique et elle confirmerait pleinement la nature toute conventionnelle et partant relative de cette dernire, vu labsence de tout consensus fond en la matire.
26 27 28 29 30
adv. Math. XI. 140 ; cf. gal. Contre les Moralistes III. 72 Thtte 172 b; cf. gal. 177 d .N. I. 1. 1094 b 15 thique 1re partie, Appendice p. 351; cf. gal. 4me partie Prop. LXVIII P.D.B.M. 1re partie 21 et Gnalogie de la morale 2 Dissertation 11 p. 106
2.
Positivisme juridique
A faire linventaire des lois existantes (positives), tant crites (explicites) quorales (tacites), nous serons frapps par leur diversit ou pluralit aussi bien dans le temps que dans lespace. Lesclavage, le servage, linfanticide, les sacrifices humains, autant dactes lgaux ou tolrs hier et absolument rprouvs aujourdhui par les lois, dans une grande partie du monde. Si lanthropophagie ou labandon pur et simple de personnes ges scandalise la conscience occidentale, elle nen est pas moins une pratique courante de certaines tribus africaines ou amazoniennes pour la premire, des Lapons ou des autochtones des les Fidji pour le second. Plus prs de nous, le mariage (existence, forme, extension), le divorce ou lavortement constituent des pommes de discorde entre les socits et les individus. Et que dire des rgles strictement politiques, mode de scrutin, systme des partis, modles conomiques ? On pourrait multiplier linfini ces exemples, la mme leon sen dgagerait, tant du moins que lon en reste, comme cest le cas ici, lnumration des lois : en guise de Loi ou de Norme, nous sommes en fait confronts des lois, des normes, autant la limite que dindividus, nul ntant vraiment daccord avec les autres sur le bien ou le juste.
" Car, pour ce qui touche les murs, chacun abonde si fort en son sens, quil se pourrait trouver autant de rformateurs que de ttes " (Descartes31).
Les dbats ou disputes, pas toujours pacifiques, auxquels ils donnent du reste lieu, tmoignent amplement de leur manque de consistance ou valeur assure. Un discours sur la morale ou la justice relverait bien du non-sens ou du ridicule.
" Trois degrs dlvation du ple renversent toute la jurisprudence, un mridien dcide de la vrit ; (...) Plaisante justice quune rivire borne ! Vrit en de des Pyrnes, erreur au del." (Pascal32)
Il ne resterait qu prendre acte de cette divergence et sen accommoder. Plutt que de donner des leons de morale ou de lgislation aux autres et de leur imposer nos propres normes, on fera preuve de modestie ou tolrance, laissant chaque peuple voire chacun dcider ce qui est bon ou non pour lui. Tout comme les gots et les couleurs, les murs savreraient rigoureusement indcidables dans labsolu et ne pourraient faire lobjet que dun choix individuel. Et puisque celui-ci ne peut sappuyer sur une norme incontestable, il reposerait uniquement sur le caprice, dsir ou souhait de chacun, loin de toute justification rationnelle.
" Tout le monde, en effet, rpte : Autant de ttes, autant davis ; chacun va dans son sens ; il ny a pas moins de diffrence entre les cerveaux quentre les palais. Et ces adages montrent assez que les hommes jugent des choses selon la disposition de leur cerveau et les imaginent plutt quils ne les comprennent par lentendement. Car, sils comprenaient les choses, elles auraient, comme le prouve la Mathmatique, je ne dis pas le pouvoir dattirer, mais du moins celui de convaincre tout le monde." (Spinoza)
Il ne saurait tre question de se prononcer positivement ou ngativement sur ces diffrents choix, mais seulement de les " comprendre " (idem33) ou expliquer. Fonction des desiderata des individus, la Morale relle ne serait que lexpression du Bien-tre (Bonheur ou Plaisir) particulier auquel l'on ne saurait imposer une quelconque norme universelle de jugement, chacun devant tre laiss libre de dcider ce qui est bon ou non pour lui. Telle est en tout cas la consquence du positivisme et/ou scepticisme juridique et le prsuppos de toute morale eudmoniste, pour qui le bonheur (gr. eudamonia), rduit au plaisir, est le seul terme assignable la recherche humaine.
31 32 33
D.M. 6 partie p. 168 Penses 294 th. I. App. p. 353 et III. Prf. p. 412 ; cf. gal. Df. Sentiments XXVII Expl. p. 478
2. Eudmonisme proprement dit Tous les hommes dsirant tre heureux et nentreprenant jamais rien que pour atteindre le Bonheur, il semblerait que ce dernier soit de fait et de droit la Fin dernire de notre action.
" Il y a cependant une fin que lon peut supposer relle chez tous les tres raisonnables (en tant que des impratifs sappliquent ces tres, considrs comme dpendants), par consquent un but qui nest pas pour eux une simple possibilit, mais dont on peut certainement admettre que tous se le proposent effectivement en vertu dune ncessit naturelle, et ce but est le bonheur." (Kant34)
Il serait la fois ce quils recherchent effectivement de faon ultime : la sant, largent, la gloire etc. ne sont voulus quen vue de lui, et ce quils devraient rechercher : le Bien suprme.
" Tous les hommes recherchent dtre heureux. Cela est sans exception, quelques diffrents moyens quils y emploient. Ils tendent tous ce but. (...) La volont ne fait jamais la moindre dmarche que vers cet objet." (Pascal)
Il faut croire cependant que ce fait ne doit pas lui-mme tre totalement vident, sinon il ny aurait nul besoin den faire une Rgle de conduite. Si chacun souhaitait rellement le bonheur, il serait vain de le transformer en Impratif. On na pas ordonner quelquun de poursuivre ce quil poursuit de toute manire, moins quon ne veuille prciser ce quil faut entendre au juste par celui-ci. Car, il est vrai, ce terme souffre dune grande indtermination, vu la varit des moyens utiliss pour y parvenir. Aussi leudmonisme proprement dit consistera en restreindre la signification, afin de lui donner un sens prcis. Et quel contenu sappliquerait au Bonheur sinon celui dont conviennent, daprs Pascal, les hommes, savoir lobtention dun maximum de biens externes ?
" Le commun des hommes met le bien dans la fortune et dans les biens du dehors, ou au moins dans le divertissement."35
Plus communment, on appellera cette voie la recherche du plaisir ou de la satisfaction, telle que lenvisage aussi bien pratiquement que thoriquement le plus grand nombre. Et si ce dernier en juge ainsi, cest bien parce quau pralable il la vit.
" Cest quau jugement de la foule, le bien est le plaisir ". (Platon) " Les hommes, et il ne faut pas sen tonner, paraissent concevoir le bien et le bonheur daprs la vie quils mnent. La foule et les gens les plus grossiers disent que cest le plaisir : cest la raison pour laquelle ils ont une prfrence pour la vie de jouissance." (Aristote)36
Lhdonisme (gr. hdon : plaisir) savre donc la version par excellence de leudmonisme. Toutes ses autres variantes, quon les nomme pragmatisme, utilitarisme ou dun autre nom, nen sont prcisment que des variations qui disent, dans leur fond, le mme.
" Ceux qui sont un peu au courant de la question le savent bien ; dpicure Bentham, tous les auteurs qui ont dfendu la doctrine de lutilit ont dsign par ce mot, non pas quelque chose qui dt tre oppos au plaisir, mais le plaisir mme, en mme temps que labsence de douleur ; et, bien loin dopposer ce qui est utile ce qui est agrable ou lgant, ils ont dclar que le mot utile dsigne galement ces choses-l, parmi dautres." (Mill37) 1.
Hdonisme
En tant qutre sensible, lHomme ne peut pas ne pas viser le plaisir, cest--dire la satisfaction de ses besoins ou dsirs, ceux-ci formant des manques (dplaisirs) combler. Le plaisir apparat comme le premier voire le plus important des biens pour les tres naturels.
" Et le fait que tous les tres, btes et hommes, poursuivent le plaisir est un signe que le plaisir est en quelque faon le Souverain Bien " (Aristote38).
34 35
36 37 38
F.M.M. 2 sec. p. 44 Penses 425 et 462 ; cf. gal. Montaigne, Essais I. XIX ; Descartes, Lettre lisabeth 1/9/1645 p. 1201 et Leibniz, N.E. II. XXI 51 p. 170 Platon, Rp. VI 505 b et Aristote, .N. I. 3. 1095 b 15 LUtilitarisme chap. II. .N. VII. 14. 1153 b 25
Et puisque tout ce que nous faisons tend vers lui, il sera considr comme lunique Bien ou Objet de laction humaine, le seul susceptible de nous conduire au Bonheur, en nous vitant le malheur de la douleur ou de la souffrance.
" Le plaisir est le commencement et la fin de la vie heureuse ... le seul bien." (picure)
Tout ce qui soppose ce dernier et est lorigine du dplaisir sera dnonc comme Mal et proscrit comme contraire la vise humaine authentique. Une morale hdoniste se rsume la devise qupicure affichait lentre de son Jardin :
" Ici, tu demeureras dans le bien-tre. Ici, le souverain bien est le plaisir."
Dans le Jardin dEden (nom homonyme en hbreu de jouissance ou plaisir) dj, la Bible recommandait lHomme de vivre heureux, en profitant de larbre de la vie , et de se dtourner de tout ce qui len cartait, commencer par larbre de la connaissance . Deux possibilits soffrent cependant nous pour mettre en pratique cette maxime, dans la mesure o deux chemins diamtralement opposs en apparence conduisent au mme rsultat. Pour obtenir le bien-tre, on peut en effet soit diminuer la souffrance, en limitant les dsirs, soit augmenter le plaisir, en donnant libre cours ces derniers. picure lui-mme tait un clair partisan de la premire solution.
" Quelquun ayant demand picure comment il fallait sy prendre pour devenir riche, celui-ci rpondit : Ce nest pas en augmentant les biens, mais en diminuant les besoins. "
Estimant que laccroissement des dsirs et/ou plaisirs saccompagnait inluctablement dune aggravation des manques ou peines, il sest fait lavocat des dsirs ou plaisirs simples ( naturels ), par contraste avec ceux quil appelait vains (artificiels).
" Je prche des plaisirs durables et non des vertus creuses et vaines qui font natre lespoir dobtenir des avantages mls de trouble."
Allant jusquau bout de cette logique, il en arrivait dnigrer tout dsir ou plaisir, toujours suspect dengendrer le trouble, et exalter lunique plaisir du repos ou de lataraxie.
" Mais picure sexprime ainsi dans son ouvrage intitul Sur ce quil faut choisir : la parfaite tranquillit de lme (ataraxie) et labsence de douleur sont des plaisirs stables, tandis que la joie et la gaiet sont des plaisirs mobiles." 39
En quoi il s'avre proche des stociens, comme le reconnat objectivement Snque40, dont Descartes reprendra la leon, allant jusqu' prner comme modle de vie, celle du spectateur assistant passivement aux vnements de la vie.
" Elles [les plus grandes mes] n'en considrent quasi les vnements que comme nous faisons ceux des comdies."41
Ne pouvant ou ne voulant emprunter cette voie, vrai dire impossible -quel plaisir, hormis celui de l'indiffrence ou de lorgueil, prouverait-on dans linsensibilit ou la mort (des sens) ?-, les disciples dpicure ou ceux qui se rclament de lui, sengageront plutt dans la seconde, sans se rendre compte quelle dbouche, nous le verrons, dans la mme impasse. Aux conseils ngatifs du matre grec : sabstenir, ter ou soustraire les dsirs ou plaisirs vains, le pote latin Horace prfrera son propre mot dordre positif : " carpe diem ", cueille ou saisis le jour, profite de linstant -" cueillons ds aujourdhui les roses de la vie " (Ronsard)que lcrivain franais, Rabelais, traduira librement par " Fais ce que voudras "42. Rien dtonnant que la tradition ait fini par assimiler picurisme et libertinage ou luxure : jouissance sans limites. Bien quil sagisse l, proprement parler, dun contresens, si lon se rapporte la doctrine littrale dpicure, ce dernier autorise parfaitement un tel contresens, ds lors quil identifie le
39
40 41 42
Lettre Mnce ; Stob., Flor., XVII. 37 ; Ep., A Anaxarque [Us., 116] et cf. gal. Clanthe in Les Stociens, textes choisis p. 83 ; vide Cours II. 1. Anthropologie II. 2. A. c. p. 44 vide De vita beata XIII. Lettre lisabeth 18/05/1645 p. 1183 ; cf. gal. Prambules in O. ph. I p. 45 Horace, Odes I. 11. 8; Ronsard, Sonnets pour Hlne, II. XLIII et Rabelais, Gargantua chap. LVII.
bien (valeur) au plaisir (sensation), laissant ainsi indtermine la question de savoir de quel plaisir il parle au juste. Pris en lui-mme, le plaisir na pas du reste se poser ce genre de question ; il suffit quil plaise quelquun pour tre justifi. Tout plaisir tire sa lgitimit du seul fait quil existe un sujet pour lapprcier et ce quel que soit le dit plaisir ou lindividu qui lprouve. Que X trouve sa jouissance dans lbrit, alors que Y se contente de la sobrit, ne change rien leur commune sensation de plaisir et lon ne saurait prtendre que lun des plaisirs vaut plus que lautre, sauf juger du plaisir au nom dune norme qui lui soit extrieure, ce qui nous ferait sortir de lpicurisme. Le matre du Jardin peut donc bien protester contre ce quil considre comme une dformation de sa doctrine, qui a commenc de son vivant.
" Quand donc nous disons que le plaisir est notre but ultime, nous nentendons pas par l les plaisirs des dbauchs ni ceux qui se rattachent la jouissance matrielle, ainsi que le disent les gens qui ignorent notre doctrine, ou qui sont en dsaccord avec elle, ou qui linterprtent dans un mauvais sens. Le plaisir que nous avons en vue est caractris par labsence de souffrances corporelles et le trouble de lme."
Celle-ci nen respecte pas moins la logique sinon la lettre de sa thorie, tout plaisir sancrant ncessairement dans la satisfaction naturelle. Son auteur naurait-il pas au demeurant crit :
" Le principe et la racine de tout bien, cest le plaisir du ventre "43 ?
Tant que lon ne disposera pas dun critre objectif dvaluation des plaisirs - supposer quil soit possible den tablir un-, on se doit de les accepter tous.
" Si, avec picure, nous admettons que la vertu ne dtermine la volont que par le plaisir quelle promet, nous ne pouvons ensuite le blmer de considrer ce plaisir comme tout fait de mme nature que les plaisirs des sens les plus grossiers " (Kant44).
Variables en dure et en intensit, quantitativement donc -ces deux paramtres se compensant gnralement : plus un plaisir dure, moins il est ressenti-, ceux-ci nont pas de qualit intrinsque qui permettrait de les hirarchiser. Tout au plus connaissent-ils une hirarchisation de fait induite par la capacit ou force des sujets en jouir. Limpratif picurien Carpe diem na en effet de sens qu ajouter, proportion de tes moyens. Il serait vain de demander un aveugle de profiter de la beaut dun coucher de soleil ou un sourd de goter aux joies de la musique. Fonction des possibilits de chacun, les plaisirs ne peuvent tre prouvs pareillement par tous, les plus capables (forts) en connaissant fatalement davantage que les plus dmunis (faibles). Une thique hdoniste se rgle ainsi inluctablement sur des rapports de force et rejoint la loi naturelle.
2.
Droit naturel
Si le plaisir est bien la norme du comportement humain, alors la force, seule en mesure de dpartager les diffrents plaisirs, tant pour chacun quentre les individus, sera son arbitre. Le fais ce qui te plat ou fais ce que voudras revient ainsi un fais ce que pourras. Et puisque les capacits dont disposent les tres sont au point de dpart ingales, nul ne naissant dans des conditions quivalentes, une telle maxime encouragera et renforcera lingalit naturelle. Il faudrait ds lors se rsoudre admettre cette dernire comme consubstantielle la vie sociale et la considrer comme naturelle ou normale. Pourrait-on dailleurs faire autrement ? Toutes les socits semblent du reste non seulement tolrer lingalit mais mme la sacraliser, sous la forme de la hirarchie quelles instaurent et utilisent tous les niveaux. En conomie tout dabord o, par le jeu de ce quil est convenu dappeler la libre concurrence et de son corollaire direct, la concentration, on aboutit infailliblement la distribution des
43 44
Lettre Mnce et Athne XII. 546 in Usener 409 C.R.pr. 1re partie L. Ier chap. 1er 3 Thorme II Scolie I
10
agents conomiques en deux camps, les possdants (exploiteurs) dun ct, les excutants (exploits) de lautre. Ce quil est convenu dappeler libert revient alors en fait la possibilit donne aux premiers dexploiter les seconds.
" Le mot abstrait de libert ... Libert de qui ? ... Cest la libert qua le capital dcraser le travailleur (...) Lunique et impitoyable libert de commerce." (Marx)
Le libralisme, classique ou contemporain, ne fait qu'avaliser cette vrit. En politique ensuite, dont la comptition aussi bien externe (entre les tats) quinterne (entre partis et individus) finit toujours par la division des nations et des citoyens en deux catgories, les dominants ou les gouvernants et les domins ou les gouverns, cette division recoupant voire refltant souvent la prcdente. Domaine daffrontements ou dantagonismes permanents, la politique se rsumerait aux conflits ou aux " luttes de classes " (idem45). Son institution majeure, ltat ne serait lui-mme que lexpression dun rapport de forces.
" Cette violence, sous sa forme organise, sappelle ltat." (Engels) " Tout tat est fond sur la force." (Trotski) 46
En droit enfin o la Loi, favorisant dans son application systmatiquement les puissants (riches), partage le corps social en favoriss (privilgis) et dfavoriss (lss).
" Dans le fait, les lois sont toujours utiles ceux qui possdent et nuisibles ceux qui nont rien " (Rousseau47).
Seuls se scandaliseraient de cet tat de fait ou ordre naturel et tenteraient dy remdier, en instituant des lois galitaires qui iraient son encontre, ceux qui se sentent lss par lui, soit les faibles et/ou la masse qui, faute de pouvoir prtendre par leurs propres moyens aux privilges, entendent instaurer lgalit, comme le clamait Callicls, ladversaire de Socrate.
" Le malheur est que ce sont, je crois, les faibles et le plus grand nombre auxquels est due linstitution des lois. Aussi instituent-ils ces lois par rapport eux-mmes et leur avantage, louant ce quils louent et blmant ce quils blment. Ceux de leurs semblables qui sont plus forts ou capables davoir le dessus, ils arrivent les pouvanter, afin de les empcher davoir ce dessus, et ils disent que cest laid et injuste de lemporter sur autrui, que cest cela qui constitue linjustice, de chercher avoir plus que les autres ; car, comme ils sont infrieurs, il leur suffit, je pense, davoir lgalit !"
Ce faisant ils pervertiraient, jusqu' un certain degr du moins, la justice ou loi naturelle. Ils ne sauraient cependant renverser totalement une loi dont lvidence finirait toujours par simposer tous, btes comme hommes.
" Or, delle-mme, la nature, au rebours rvle, je pense, que ce qui est juste, cest que celui qui vaut plus ait le dessus sur celui qui vaut moins et celui qui a une capacit suprieure, sur celui qui est davantage dpourvu de capacit. Quil en est ainsi, cest dailleurs ce quelle montre en maint domaine : dans le reste du rgne animal comme dans les cits des hommes et dans leurs familles, o lon voit que le signe distinctif du juste, cest que le suprieur commande linfrieur et ait plus que lui."
Tirant sa force de la Nature et non de conventions humaines toujours changeantes, cette loi -" la loi ... [de] la suprme violence " (Pindare)- constituerait le principe du droit naturel -droit conforme la nature en gnral- par opposition au droit artificiel, bas sur des exigences contre-nature ou creuses : irralistes ou utopiques. Elle formerait ainsi le dernier mot de lthique (humaine) naturelle.
" Eh bien ! voici ce quil en est selon cette vrit, Socrate que tu prtends poursuivre : sensualit, licence, libert sans rserve, voil quand ne fait pas dfaut ce qui y concourt, la force, voil la vertu et le bonheur ! Quant au reste, quant ces beaux dehors et ces conventions humaines qui sont en opposition avec la nature, ce nest que du verbiage et cela na aucune valeur !" (Platon48)
Entre libralisme et naturalisme, il ny a point de vritable diffrence, celui-l conduit droit celui-ci qui le couronne.
45 46 47 48
Discours sur le libre change in uvres I. p. 154 - Manifeste I. p. 39 et I. dbut ; cf. gal. II. p. 85 Engels, Anti-Dhring, Trav. Prl. p. 402 et Trotski, Du Contrat social L. I. chap. IX. note a ; cf. gal. mile L. 4me p. 307 Gorgias 483 bcd - 484 b (Pindare, Frg 49) et 492 c ; cf. gal. Thrasymaque in Rp. I. 338 c et 344 c
11
Cette thse de Callicls sera reprise et amplifie par Nietzsche dans son combat pour une "saine morale" et sa condamnation de toute "morale antinaturelle", soit de "la morale chrtienne", assimile " la vraie Circ de lhumanit ", avec ses notions imaginaires, inventes de toutes pices ( au-del , me , pch , dsintressement , saintet etc.), destine protger " les faibles, les rats les gens malades deux-mmes ". Do sa dfinition clinique de la morale :
" Dfinition de la morale : une idiosyncrasie de dcadents guide par lintention cache de se venger de la vie, intention dailleurs couronne de succs."
Et son combat pour la rhabilitation de "[la] force, de [la] virt au sens de la Renaissance, de [la] vertu sans moraline". Il critiquera pareillement lgalitarisme ou le socialisme o il verra la marque du ressentiment.
" Aux gaux, galit, aux ingaux, ingalit -tel devrait tre le vrai langage de toute justice ; et, ce qui sensuit ncessairement, ce serait de ne jamais galiser des ingalits. (...) Linjustice ne se trouve jamais dans les droits ingaux, elle se trouve dans la prtention des droits gaux ."
Et cest fort logiquement quil dfendra " lordre des castes " voire des " races suprieures "49, en quoi il sera bien un des inspirateurs de lidologie nazie, quoi quen aient ses thurifraires ou dfenseurs inconditionnels. LEudmonisme aboutit ainsi la ngation mme du droit humain, rduisant celui-ci ntre que lexpression dun prsum droit naturel. Loin dtre lapanage de lHomme, la Morale reflterait la loi naturelle et les murs sociales reproduiraient les conduites animales, bases elles effectivement sur la force. " Homo homini lupus est " rpte-t-on depuis Plaute50, et dune cruaut plus grande, ajoutera-t-on. Signalons ce propos que Darwin puisa lide du De lorigine des espces par le jeu de la slection naturelle ou la prservation des races favorises dans la lutte pour la vie dans lEssai sur le principe de population de Malthus51. Or, dans ce dernier ouvrage, crit en opposition lEsquisse dun tableau des progrs de lesprit humain de Condorcet, lauteur justifie lingalit sociale et la misre par "cette grande loi de la nature" : le dcalage naturel objectif qui existerait entre la progression arithmtique (1, 2, 3, 4...) des subsistances et la progression gomtrique (1, 2, 4, 8...) de la population et rcuse par avance toute protestation ou revendication morale ou politique contre la pauvret.
" La cause principale et permanente de la pauvret a peu ou point de rapport avec la forme de gouvernement, ou avec lingale division des biens -il nest pas en la puissance des riches de fournir aux pauvres de loccupation et du pain- et en consquence les pauvres, par la nature mme des choses, nont nul droit de leur en demander : telles sont les importantes vrits qui dcoulent du principe de population."52
A sarrter l, il faudrait conclure que le Bien, le Droit ou le Juste se limiteraient des mots qui masqueraient des rapports de force et que lthique trouverait sa source dans lthologie, (science naturelle) et nullement dans la Psychologie (science humaine).
" Les historiens seront donc obligs denvisager le fait que la slection naturelle dtermine lvolution des cultures aussi bien que celle des espces." (K. Lorenz53)
Il serait donc superflu de chercher un quelconque fondement idal (philosophique) la Morale, celle-ci relverait de catgories trs, trop, humaines ou plutt hominiennes et ne ncessiterait aucun traitement spcifique. Mais peut-on vritablement se satisfaire de cette rponse ou y a-t-il un sens parler dun droit naturel ?
49
50 51 52 53
C.i., La morale en tant que manifestation contre nature 4. ; E.H. Pourquoi je suis une fatalit VII et VIII ; Pourquoi jen sais si long I. (cf. gal. V.P. III. III. 331 et IV. III. 411) : C.i., Fl. inact. 48 - LAntchr. 57. et G.M. 1re Dissert. 11 ; cf. gal. P.d.B.M. 5 partie Contrib. une histoire nat. morale Asinaria II. 4. 88 ; cf. gal. Bacon et Hobbes cf. Cours I. 3. Biologie II. 2. B. p. 25 et Marx, Let. Engels 18 juin 1862 in Let. sur " Le Capital " 49. p. 119 op. cit. LAgression, Histoire naturelle du Mal
12
B. Critique 2. 2. Remarquons demble que lHomme et lui seul voque lide dun droit naturel. Si la nature, comme le voudrait Callicls, " delle-mme ... rvle " quoi que ce soit, ce sont des exemples aussi bien de frocit que de gentillesse ; et ce que nous appelons improprement bestialit est plus un vice humain quune caractristique animale.
" La bestialit, vice... qui ne peut se voir dans la bte, mais bien chez lhomme." (Aristote54)
Plus, elle se garde de se prononcer sur la justice ou la valeur de ce quelle montre, ntant pas en mesure dvaluer ou de juger ce quelle fait, se contentant de lexcuter. La nature ne connat que des faits et savre muette sur leur valeur ventuelle. Nous seuls jugeons les faits, tant libres par rapport eux, cest--dire capables, supposer que la force soit dominante dans la nature, dy chapper. Entre nature et norme, il y a un hiatus et il est exclu dessayer de driver celle-ci de celle-l. Que lon fasse ainsi dans la plupart des cas voire dans tous ceux, ce jour observs, ne veut pas dire quon doive ncessairement, toujours et partout faire ainsi.
" La force est une puissance physique ; je ne vois point quelle moralit peut rsulter de ses effets." (Rousseau)
On dnoncera donc labsurdit dun prtendu droit naturel, notion dans laquelle on confond fait (contingent, particulier, variable) et droit (ncessaire, universel, invariable).
" Supposons un moment ce prtendu droit. Je dis quil nen rsulte quun galimatias inexplicable, car, sitt que cest la force qui fait le droit, leffet change avec la cause : toute force qui surmonte la premire succde son droit. Sitt quon peut dsobir impunment, on le peut lgitimement ; et, puisque le plus fort a toujours raison, il ne sagit que de faire en sorte quon soit le plus fort. Or, quest-ce quun droit qui prit quand la force cesse ? Sil faut obir par force, on na pas besoin dobir par devoir ; et si lon nest plus forc dobir, on ny est plus oblig. On voit donc que le mot de droit najoute rien la force ; il ne signifie ici rien du tout." (idem55)
Nul ordre juridique stable ne peut se baser sur la force, celle-ci provoquant une contre-force : "la violence a coutume dengendrer la violence" (Eschyle) et ne saurait donc tre lorigine dinstitutions lgales durables : "Les oeuvres de la violence ne sont pas durables" (Solon)56. Croire le contraire cest prendre limmense majorit des hommes pour des btes stupides qui se laisseraient contraindre ou dresser par une minorit qui seule mriterait le nom dhumanit : espce intelligente ou ordonnatrice.
" Cest une absurdit de dire que les hommes se laissent gouverner lencontre de leurs intrts, de leurs buts, de leurs projets, car les hommes ne sont pas stupides ce point. Cest leur besoin, cest la force de lide elle-mme qui les contraint, mme contre leur conscience apparente, cette soumission et les maintient dans cette sujtion." (Hegel57)
En dpit des apparences, jamais les humains ne se sont laiss dicter leur conduite uniquement par la terreur et sans leur propre consentement.
" Car, contrairement un prjug assez rpandu, une telle situation est absolument impossible. La terreur pure prsuppose la seule force, cest--dire, en dernire analyse, la force physique. Or, par sa seule force physique, un homme peut dominer des enfants, des vieillards et quelques femmes, la rigueur deux ou trois adultes, mais il ne peut pas simposer ainsi la longue dans un groupe tant soit peu tendu dhommes bien portants." (A. Kojve58)
Tous les tyrans aviss ont compris cette vrit lmentaire, puisque, peine installs au pouvoir, ft-ce la suite dun coup dtat, ils sempressent de le lgitimer ou de le faire reconnatre, que ce soit par le biais dlections, dun plbiscite ou dun rfrendum. Et sils y parviennent on ne voit pas pourquoi on continuerait les qualifier de tyrans ou de despotes. Mme lesclavage na pu stablir quavec laccord de ses victimes , comme le soulignait La Botie dans son Discours de la servitude volontaire, et il a cess prcisment lorsque celles-ci
54 55 56 57 58
M.M. II. VI. 1203 a 20 ; cf. gal. Pol. I. 2. 1253 a 35 et H.A. VI. 22. 575 b 30 C.S. I. III. Du droit du plus fort Ph.D. 281 add. Tyrannie et Sagesse in L. Strauss, De la tyrannie p. 230
13
ny ont plus trouv leur compte. Nulle institution humaine ne puise sa source dans la nature. Parler de droit ou de justice naturels relve dun non-sens dans les termes mmes, et ce que par cette expression lon approuve ou dsapprouve la nature. Ce non-sens est cependant significatif ; il dmontre que ceux-l mmes qui voudraient asseoir le droit sur la nature, ne peuvent le faire quen important ou projetant celui-l dans celle-ci. Sils parlent de droit naturel, cest bien quils finissent par se rendre compte que la nature, elle, est de ce point de vue silencieuse ; quel besoin auraient-ils sinon de se substituer elle ? Si vraiment "delle-mme la nature rvlait ce qui est juste", quelle ncessit pousserait Callicls le redire ? Pourquoi des lois , dans lhypothse o la nature en aurait dj promulgues ? Elles deviendraient alors superftatoires. Pour le reste ce quaffirme le personnage de Platon est parfaitement juste mais en mme temps tautologique -" ce qui est juste, cest que celui qui vaut plus ait le dessus sur celui qui vaut moins "-, car il faudrait encore savoir ce qui vaut au juste plus, tant nanmoins entendu que sur ce point la nature ne peut rien nous enseigner mais et uniquement ltre capable dvaluer, id est lhomme. Ainsi il nest de justice quhumaine, soit une justice qui, loin dpouser les contingences ou contraintes naturelles, commence par sen dtacher, en promulguant lobligation pour lhomme de sortir dun tat o rgne lanimalit -" e tali statu exeundum est " (Hobbes59)et dans lequel il ny a nulle place pour la moindre valorisation comme le soulignera du reste Darwin lui-mme dans La Descendance [ou la Filiation] de l'Homme60-, celle-ci ne prenant sens qu partir de linstitution dun tat de Droit.
" Aucune espce de faute ne se conoit que dans le cadre dun tat, cest--dire dune organisation dhommes, o le bien et le mal sont apprcis relativement au droit gnral et o personne na le droit daccomplir une action quen vertu de la dcision ou de laccord gnraux." (Spinoza)
Le souhait, dj ancien, d'tendre les droits humains fondamentaux aux animaux " Le jour viendra peut-tre o le reste des animaux de la Cration obtiendra ces droits " (J. Bentham61)-, relve ainsi d'un absolu contre-sens sur le droit. Et que les hommes aient pu en dfinitive se mettre d'accord sur des valeurs communes montre a satit que la formule de Plaute " Homo homini lupus est " n'exprime pas la vrit ultime de notre condition. A elle il est loisible de prfrer, nonobstant les moqueries dont elle est susceptible, " l'homme est un Dieu pour l'homme".
" Que les Satiriques rient donc autant qu'ils veulent des choses humaines, que les Thologiens les dtestent, et que les Mlancoliques louent, tant qu'ils peuvent, la vie inculte et sauvage, qu'ils mprisent les hommes et admirent les btes : les hommes n'en feront pas moins l'exprience qu'ils peuvent beaucoup plus aisment se procurer par un mutuel secours ce dont ils ont besoin, et qu'ils ne peuvent viter que par l'union de leurs forces les dangers qui les menacent de partout ; pour ne pas dire d'ailleurs qu'il est de beaucoup prfrable, et plus digne de notre connaissance, de considrer les actions des hommes que celles des btes." (idem62)
Cela ne signifie pas du reste ncessairement que les rapports humains ne soient tisses que de sucre et de miel ; aprs tout l'' enfer est aussi un lieu cleste. En dpit des assurances et des quolibets des esprits entendus, en aucun cas on ne considrera ltat (humain) comme le simple reprsentant de la force, puisquil repose non point sur la pure violence mais sur une contrainte lgitime ou reconnue.
" Ltat consiste en un rapport de domination de lhomme sur lhomme fond sur le moyen de la violence lgitime (cest--dire sur la violence qui est considre comme lgitime)." (M. Weber63)
59 60 61 62 63
De cive I. 13 ; cf. gal. Hegel, E. III. 502 R. ; R.H. chap. II. 3. p. 142 et Propd. 1er Cours 25 cf. op. cit. chap. XXI. ; vide Cours II. 1. Anthropologie I. B. 2. 2. p. 14 T.P. chap. II. 19 (cf. gal. 23) et th. IV. XXXV. Scolie pp. 517-518 Le mtier et la vocation dhomme politique in Le savant et le politique p. 101
14
Quand bien mme il dbuterait historiquement par la force (coup dtat, rvolution, putsch), il ne trouve point en elle son fondement ou sa raison dtre, celle-ci rsidant dans la Loi.
" La violence ... est le commencement extrieur, ou phnomnal, des tats, mais non leur principe substantiel." (Hegel)
Remarquons du reste que cest ce que finissent par reconnatre mme les tenants du droit naturel, commencer par Callicls qui concde lexistence de " conventions humaines qui sont en opposition avec la nature " et donc la possibilit pour lhomme daccder un autre droit que le droit naturel, dont la ncessit devient ds lors discutable. Plus, il admet mme que cet autre droit, seul droit vritable pour nous, a historiquement prvalu, ce quil dplore : " Le malheur est que ce sont, je crois, les faibles et le plus grand nombre auxquels est due linstitution des lois ". Mais ce disant, il se contredit car, et en adoptant ses propres critres, on devrait conclure que, si les faibles ont russi lemporter sur les forts, cest quils se sont avrs les plus forts64. Sa plainte renvoie immanquablement la postulation dun autre critre de la supriorit que la force physique ou le fait donn, soit la croyance en une autre Nature que la nature naturelle, une Nature idale, telle quelle devrait tre et non telle quelle est. Telle est la seule signification rationnelle possible de "lexpression de droit naturel" dont "lambigut" (Hegel) est source de maintes confusions. Pour les viter et satteler de vrais Principes de la philosophie du Droit ou Droit naturel et Science de ltat (idem65), en donnant clairement cette fois ladjectif naturel le sens de rationnel -" la Loi naturelle quil faudrait plutt appeler la loi de raison " (Rousseau66)-, il faut revenir sur la prmisse hdoniste qui y conduit. 2. 1. Pas plus que la force et pour les mmes raisons, le plaisir ou le bonheur matriel nest apte servir de fondement ou rgle la Morale. Tout comme les rapports de force, la vise du plaisir relve du monde des faits et non de lordre des normes. Cest un fait que tous dsirent le plaisir, la satisfaction ou le bonheur, mme les masochistes. De l il ne suit nullement quon doive le dsirer ou que le plaisir soit un bien, proposition au demeurant superflue : on na pas ordonner ce que tout le monde fait de toute faon, moins quon ne veuille hirarchiser les plaisirs, considrant quils ne (se) valent pas tous, que le plaisir de la chair, par exemple, est suprieur au plaisir intellectuel. Mais on quitterait alors la pure sphre du plaisir (sensation), pour entrer dans lunivers du jugement (pense). Prise en elle-mme, la maxime hdoniste carpe diem ou fais ce que voudras ne propose en fait rien, si ce nest un constat vide, vis ce que tu vis, tant que lon ne prcise pas quel jour ou quel plaisir est prfrable lautre, soit ce quil faut vouloir ou quelle vie mrite dtre vcue. Et il est clair que la sensation de plaisir ne nous fournira pas cette prcision, vu quelle accepte nimporte quel contenu. Ce qui plat aux uns -Les Nourritures terrestres (A. Gide)-, lasse rapidement les autres -" La chair est triste, hlas !" (Mallarm67)- voire dgote certains. Aristote en faisait dj le constat : il nest rien de plus relatif ou variable que les plaisirs.
" En fait, les plaisirs accusent une extrme diversit, tout au moins chez lhomme : les mmes choses charment certaines personnes et affligent les autres, et ce qui pour les uns est pnible et hassable est pour les autres agrable et attrayant. Pour les saveurs douces il en va ainsi de mme : la mme chose ne semble pas douce au fivreux et lhomme bien portant, ni pareillement chaude lhomme chtif et lhomme robuste. Et ce phnomne arrive encore dans dautres cas."68
64 65 66 67 68
cf. gal. Nietzsche, V.P. III. II. 2. b) 324 p. 369 E. III. 433 R. et 502 R. ; cf. gal. R. Ph. 1817-1818 2 R. in Ph. D. trad. J.-F Kervgan, p. 28 C.S. (1re version) I. 2. p. 284 in O. c. III (Pliade) ; cf. gal. Descartes, Mditation 2nde p. 288 Brise marine .N. X. 5. 1176 a 10-15
15
Chacun change davis sur la question, selon ses humeurs. Ce qui nous promettait et rjouissait tant hier, un jour de repos, par exemple, nous ennuie aujourdhui et nous attristera peut-tre demain : une journe doisivet se paye souvent du regret davoir perdu son temps. Rduit lui-mme, le plaisir nexhibe aucune vrit invariable ou stable et nul ne saurait prtendre " connatre parfaitement les rgles pour plaire " :
" La raison de cette extrme difficult vient de ce que les principes du plaisir ne sont pas fermes et stables. Ils sont divers en tous les hommes, et variables dans chaque particulier avec une telle diversit quil ny a point dhomme plus diffrent dun autre que de soi-mme dans les divers temps. Un homme a dautres plaisirs quune femme ; un riche et un pauvre en ont de diffrents ; un prince, un homme de guerre, un marchand, un bourgeois, un paysan, les vieux, les jeunes, les sains, les malades, tous varient ; les moindres accidents les changent." (Pascal69)
Ballotts au gr de leurs caprices, eux-mmes fonction des circonstances, les hommes soumis la seule rgle du plaisir manqueraient de point d'attache ou d'ancre fixe et erreraient dboussols ou inconscients en ce bas monde ; ce qui est au demeurant souvent notre lot.
" Ainsi, nous sommes agits de bien des faons par les causes extrieures et, pareils aux flots de la mer agite par des vents contraires, nous flottons, inconscients de notre sort et de notre destin." (Spinoza70)
Nous ressemblons alors davantage des mcaniques ou des pantins mus par des forces externes qu' des tres pensants ou senss. Arriverait-on mme tablir des lois moyennes du plaisir, que ce ne seraient de toute faon que des lois statistiques, valant pour le plus grand nombre et nullement des lois universellement valables et obligatoires pour tout tre et en toute circonstance.
" Le problme qui consiste dterminer dune faon sre et gnrale quelle action peut favoriser le bonheur dun tre raisonnable est un problme tout fait insoluble ; il ny a donc pas cet gard dimpratif qui puisse commander, au sens strict du mot, de faire ce qui rend heureux ". (Kant)
Que la plupart des hommes prfrent un bon repas la lecture dun beau livre et cela prouve-t-il que celui-ci vaut moins que celui-l, mme si conomiquement il a une valeur infrieure ? Les valeurs conomiques seraient-elles des valeurs absolues ou ne faut-il pas distinguer, avec lauteur du Fondement en vue de la mtaphysique des murs, prix ou valeurs marchandes, fort variables, et "valeur absolue" ou ce qui a "un PRIX ou une DIGNIT"71. Supposons dailleurs un instant que les plaisirs charnels -car ce sont bien eux quon privilgie gnralement- soient en moyenne plus poursuivis que les autres, et quon en conclue quil faille les rechercher prioritairement voire exclusivement. Que sensuivrait-il ? Comme lhomme ne peut, quoi quen ait picure, se contenter du seul plaisir naturel, comme le montre le mythe du Pch originel, il se verrait entran dans une qute sans fin de plaisirs indits, tout plaisir habituel virant la lassitude et le plaisir ne comportant en lui-mme nul frein, limite ou mesure mais ressemblant plutt au fameux tonneau trou des Danades.
" Les plaisirs appartiennent lespce des choses qui ne comportent pas de limitation." (Platon72)
Et cette frnsie se payerait invitablement non seulement de dceptions elles-mmes sans cesse renouveles, comme cela se passe prcisment dans la consommation conomique, mais en outre des plus extrmes dplaisirs, la maladie ou la souffrance, comme en tmoignent parfois nos socits de (sur)consommation. A ne dsirer que le plaisir, on nobtiendra que le dplaisir, comme le rappelait vigoureusement Pascal tous les matrialistes.
" Ceux qui croient que le bien de lhomme est en la chair et le mal en ce qui le dtourne des plaisirs des sens, quils sen solent et quils y meurent."73
69 70 71 72 73
De lesprit gomtrique p. 188 th. IV. LIX. Scolie p. 468 ; cf. gal. Descartes, Lettre lisabeth 1/9/1645 p. 1204 op. cit. 2 sec. pp. 132, 149 et 160 Gorgias 493 abc et Philbe 28 a Penses 692
16
La tragdie de Faust illustre merveille ce paradoxe et vrifie que la jouissance sans frein na pas dautre issue que labstinence totale : la maldiction ou la mort74. Mais que signifie au bout du compte lchec ou linconsquence hdoniste, sinon que lhomme nest pas fait pour le plaisir, quil ne peut se satisfaire des seuls plaisirs matriels ou dune vie centre sur eux. Il peut certes, et lon ne voit pas pourquoi il sen priverait, prouver des satisfactions, mais celles-ci npuisent pas sa destination ultime.
" Toutefois la raison ne se laissera jamais persuader que lexistence dun homme qui ne vit que pour jouir (si grande que puisse tre lactivit quil dploie dans ce but) ait une valeur en soi, ... et le bonheur avec toute la plnitude de son agrment, est loin dtre un bien inconditionnel (...) parce que la nature de lhomme nest pas telle quelle puisse trouver son terme <aufhren> et se satisfaire dans la possession et la jouissance." (Kant75)
Et de fait, en tant qutre pensant, lhomme a toujours dj aspir Autre Chose : plus que le plaisir seulement matriel. Pourquoi et-il sinon invent le plaisir esthtique, religieux ou scientifique qui, sils sont bien aussi des plaisirs, ne le sont que mdiatiss par la pense -lidal du Beau, du Sacr ou du Vrai- et exigent en consquence des sacrifices : affres de la cration artistique, privations religieuses, efforts intellectuels ? Sauf se nier lui-mme, lhomme ne saurait donc se limiter la jouissance matrielle qui le rabaisserait au rang de lanimal ou de " lidal des pourceaux " (Einstein76). Il ny a que les imbciles , cest--dire ceux qui oublient la vritable condition humaine, autant dire leur propre nature, pour croire le contraire.
" Il vaut mieux tre un homme insatisfait quun pourceau satisfait, Socrate insatisfait quun imbcile satisfait. Et si limbcile ou le pourceau sont dun avis diffrent, cest parce quils ne connaissent que leur version de la question. Lhomme qui on les compare connat les deux cts." (Mill77)
Ou plutt, puisque les porcs nont pas didal du tout, proposer avec les hdonistes le plaisir comme Idal, ne peut senvisager quau nom dune certaine Ide ou valorisation de celui-l, et donc dun certain choix entre les plaisirs, et nullement au nom de la nature (la vie) elle-mme.
" Cest donc juste titre que nous nappelons heureux ni un buf, ni un cheval, ni aucun autre animal, car aucun deux nest capable de participer une activit de cet ordre [de nobles actions]." (Aristote)
Les hdonistes peuvent bien simaginer suivre la nature ou le plaisir, ils suivent en vrit, comme tous les hommes, une certaine Ide de la vie, nchappant pas la Morale (jugement), comme la indiqu leur matre, picure, dans sa distinction des plaisirs naturels et vains.
" Peut-tre aussi poursuivent-ils non pas le plaisir quils simaginent ou quils voudraient dire quils recherchent, mais un plaisir le mme pour tous, car tous les tres ont naturellement en eux quelque chose de divin. Mais les plaisirs corporels ont accapar lhritage du nom de plaisir, parce que cest vers eux que nous dirigeons le plus frquemment notre course et quils sont le partage de tout le monde ; et ainsi, du fait quils sont les seuls qui nous soient familiers, nous croyons que ce sont les seuls qui existent." (idem78)
Que signifie au demeurant le plaisir de la chair, sinon un dsir intellectuel de fusion (unit) ? Cela vaut a fortiori pour le bonheur dont la notion est inenvisageable hors une ide de totalit.
" Le bonheur enveloppe une rflexion sur lensemble de notre condition." (Hegel79)
1. 2. Prives du moindre fondement naturel (plaisir ou force), toutes les morales sont sous-tendues par une commune vise idale. Tombe alors lobjection de leur pluralit. En dpit de la varit matrielle de leur contenu, les lois ou valeurs renvoient en effet un principe intelligible unique dans sa forme et dont elles assurent les diffrentes modalits dapplication ou dexpression.
74 75 76 77 78 79
vide Cours Introduction gale 2. C.F.J. 4 p. 53 et 83 p. 240 Lutilitarisme chap. II. p. 54 .N. I. 11. 1099 b 35 ; VII. 14. 1153 b 30 ; cf. gal. Leibniz, Principes de la nature et de la grce 17. H.Ph. Philo. grecque t. 1 p. 33
17
Quelle que soit la teneur concrte des lois dans le temps et dans lespace, elles nen rpondent pas moins toutes une seule et mme volont : dpassement ou sacrifice de lindividu en vue de lInstitution sociale. Nulle loi, celle de lesclavage, de linfanticide ou du suicide des vieillards incluses, nchappe ce vouloir, pour autant quelle est accepte et juge ncessaire par tous. Ce qui fut bien le cas des lois susnommes, sinon elles auraient t massivement rejetes et avec elles les socits quelles rendaient possibles : pas dgypte antique ou de Pyramides sans esclavage, vu les moyens techniques de lpoque ; pas de Culture grecque ou dEmpire romain sans esclavage et infanticide, tant donn le niveau productif et mdical dalors et enfin pas de survie possible pour les Lapons, sans labandon des vieillards, en labsence de la sdentarisation et de la griatrie. Cest du reste parce que nous disposons aujourdhui dautres moyens, plus performants, que nous ne saurions tolrer la persistance de telles lois, tout en en admettant dautres qui seront elles-mmes perues comme iniques, sous peu, au fur et mesure du progrs technologique : salariat, hospices, emprisonnement etc. Toute loi, passe, prsente, future, correspond une exigence identique, mme si elle se libelle diffremment, vu quelle sinscrit dans un contexte autre, dont elle se doit de tenir compte, sous peine dnoncer un Impratif impossible. A linstar du Langage, qui sexprime en langues particulires, sans cesser dtre un Universel, la Morale demeure Une, bien quelle se prsente sous une forme plurielle.
" Morale et langage sont des sciences particulires, mais universelles." (Pascal80)
Les termes mmes dthique (thos) et de morale (mores) vhiculent dailleurs cette signification duniversalit ou de valeurs partages (coutumes, murs, usages).
" Nous apercevons ici un indice linguistique en gnral rcus mais pleinement justifi par ce qui prcde : il est dans la nature de lthique absolue dtre un universel en tant quelle est constitue par des murs ( : Sitten). Cest ce quexprime le mot grec qui signifie Sittlichkeit, aussi excellemment que le mot allemand." (Hegel81)
On doit donc pouvoir dicter une morale avec des normes valables pour tous, tout comme on a su tablir une mathmatique avec des thormes valides universellement.
" Il ny a quune morale comme il ny a quune gomtrie." (Voltaire83)
Il serait du reste surprenant quon pt convenir de lois objectives concernant des figures ou des nombres et les corps qui en dpendent et non de rgles relatives aux conduites des sujets. 1. 1. Quant au fait quelle renvoie une convention, cela ne change rien laffaire, dans la mesure o convention ne rime pas ncessairement avec fiction ou imagination. Aprs tout, toutes les vrits, thormes mathmatiques compris, relvent de la convention et non de la nature et nen sont pas moins vraies pour autant. On ne sarrtera donc pas au sens premier et pjoratif de ce terme mais on prsupposera quen de des conventions ou ententes concrtes et rvisables entre des individus particuliers, il y a place pour " un contrat originaire pour ainsi dire, qui est dict par lhumanit elle-mme " et qui est "la source a priori commune ... de lIde propre et originaire de la moralit (a priori)" (Kant84). Reste expliciter cette Ide.
80 81 82 83 84
Penses 912 D.N. chap. III. p. 139 A.P.P. IV. in D.R. p. 29 ; cf. .D.N. 1) in op. cit. p. 94 ; Dmocrite, frg. 69 et Montesquieu, E.L. I. 1. p. 124 Dictionnaire philosophique C.F.J. 32 et 41 pp. 118 et 130
18
II thique universelle Une chose est acquise : on ne btira pas la moindre Morale et/ou Politique sur le plaisir ou la force qui la nient radicalement. Lthique sinscrit dans un autre monde que la Nature.
" Dans les premires accommodations de la nature, il ny a pas de place pour laction morale " (Cicron85).
Ds lors qu'il est question de valeur, on quitte la sphre biologique, ce que concdent, ft-ce au prix d'une inconsquence, mme les partisans d'une morale naturelle.
" Rien qui ait tant soit peu de valeur dans le monde prsent ne possde cette valeur en soi-mme, par nature la nature n'a jamais de valeur-; cette valeur lui a t donne, c'est un prsent, c'est un cadeau qu'on lui a fait et ceux qui l'ont fait c'taient nous. C'est nous qui avons cr le monde le monde qui concerne l'homme ; pour que ce monde ft il a fallu que nous venions ! ..." (Nietzsche86)
On posera donc une coupure entre ces deux univers. 1. thique contre Nature Alors que les actions naturelles relvent des seules contraintes physiques (organiques) et se situent en de dune quelconque valorisation ou diffrenciation entre le Bien et le Mal -en quoi elles sont absolument amorales ou innocentes et par l mme sans mrite-, les actions humaines-morales dbutent avec la Connaissance du Bien et du Mal soit avec la division entre ce quil faut faire (Permis ou Oblig) et ce quil ne faut pas faire (Dfendu ou Interdit). Procdant dun choix, elles sont dotes dune valeur spirituelle dont sont dpourvues celles-l.
" Mais, si la contingence spirituelle, le libre arbitre, progresse jusquau Mal, cela mme est encore quelque chose dinfiniment plus lev que le cours des astres, qui est conforme des lois, ou que linnocence de la plante, car ce qui sgare ainsi est encore esprit." (Hegel87)
Si les premires font partie de ltre et du faire et sexpriment lindicatif, les secondes participent de lordre du devoir-tre ou faire et se libellent limpratif, sans quil y ait passage direct de lun lautre.
" De ce que quelque chose est, il ne peut pas sensuivre que quelque chose doit tre ; non plus que de ce que quelque chose doit tre, il ne peut sensuivre que quelque chose est." (Kelsen)
Cet Impratif n'nonce cependant nullement des contraintes externes l'Humanit mais des contraintes internes issues de sa Volont, id est des Normes ou Rgles purement humaines, soit des Devoirs ou des Obligations quelle simpose elle-mme.
" Dans la mesure o le mot de norme dsigne une prescription ou un ordre, la norme signifie que quelque chose doit tre ou avoir lieu. Son expression linguistique est un impratif ou une proposition normative. Lacte, dont la signification est que quelque chose est ordonn ou prescrit, est un acte de volont." (idem88)
Un animal est ce quil est et fait ce quil a faire, sans avoir se soucier si ce quil fait est bien ou mal et en consquence aurait d ou non tre fait ; par contre un homme ne sidentifie jamais ce quil est au point de dpart, pouvant et devant, sil veut mriter son nom dhomme ou dhumain, devenir ce quil est certes dj mais pas encore de manire accomplie.
" Chaque animal est ce quil est ; lhomme, seul, originairement nest absolument rien ce quil doit tre, il lui faut le devenir " (Fichte89)
Et pour cela il doit faire certaines choses (Bien), lexclusion dautres quil pourrait parfaitement effectuer mais quil ne doit pas faire (Mal). En dautres termes, par contraste avec lanimalit qui suit aveuglment ou spontanment le cours de la Nature, lHumanit entend / veut sarracher au mcanisme ou ordre naturel et respecter son propre ordre, un ordre institu par elle-mme.
85 86 87 88 89
; cf. gal. Kant P.P. p. 1197 in O.ph. III G.S. IV. 301 E. II 248 R. ; vide Cours II. 4. Anthropologie I. B. 1. 2. p. 17 Thorie pure du Droit, Titre V 34. a. pp. 255-256 et Thorie gnrale des normes chap. 1. III. p. 2 F.D.N. 1re partie 2 sec. 6 VII g) p. 95 ; vide Cours Introd. gale 2. pp. 10-11
19
Et puisque ces obligations manent dun tre provenant de la Nature, elles vont fatalement entrer en conflit avec cette dernire, exigeant de lui quil se spare de ses racines. Lantagonisme Humanit (Moralit)-Nature (Spontanit) divise intrieurement lhomme, le partageant entre deux dsirs contraires : lun qui le pousse du ct de la nature (lagrable), lautre qui lui ordonne dobir au devoir (le bon ).
" Cest que mon cher, entre ce qui est bon et ce qui est agrable il ny a plus identit, non plus quentre ce qui est mauvais et ce qui est dsagrable ". (Platon90)
Loin de sassimiler lagrable (Plaisir), le Bien (Devoir) sen carte radicalement, requrant la privation de celui-l. Sans un minimum de sacrifice du plaisir, le devoir naurait aucun sens, mais se confondrait avec la spontanit naturelle.
" La majest du devoir na rien faire avec la jouissance de la vie ; (...) Cest dans la souffrance quelle [la loi morale] se montre dans toute son excellence." (Kant)
Avec le philosophe de Knigsberg on appellera le premier dsir " la facult infrieure de dsirer " ou Dsir proprement dit, dont la source est la nature ou la sensibilit et le but, lagrable ou le bon (Wohl), par opposition au mauvais (Weh ou Ubel). Quant au second, on le nommera " la facult suprieure de dsirer " ou Volont, sa source tant la Raison et son but, le Bien ou le Convenable (Gut), dont lantonyme se dit le Mal (Bse ou Schlecht). Lon vitera ainsi lambigut du latin Bonum et Malum. Le simple fait que lhomme ait lide du Bien, ne serait-ce qu loccasion du regret voire du remords quil prouve, lorsquil se rend compte quil na poursuivi que le bon, suffit montrer lexistence en lui dune volont pure, indpendante des contraintes naturelles -" sic volo, sic jubeo "- et dmontrer du mme coup " lautonomie de la volont " cest--dire la libert .
" Ce fait est li la conscience de la libert de la volont ; bien plus, ... il ne fait quun avec elle ".
Il sagit l d"un fait (Factum) de la raison".91 Mais quelles normes ou rgles au juste mritent quon leur sacrifie la jouissance de la vie ? Et, au pralable, comment dterminer la valeur des normes ? Y aurait-il une Norme des normes, un talon de mesure de toutes les normes qui nous permettrait de les discriminer ? Telle est la toute premire question laquelle nous devons rpondre. Aprs dautres mais avec davantage de rigueur et de vigueur, Kant layant clairement pose et dveloppe, reposons la avec lui. 2. thique et Normes Avant dexaminer ou valuer les diffrentes normes possibles et de proposer une thique ou Mtaphysique des murs, en lieu et place dune simple Physique (Description ou Histoire) de celles-ci, il importe de se donner un critre ou principe dvaluation, faute duquel aucun jugement fond ou valable ne serait possible, et ce sera prcisment lobjet et le thme dune Fondation en vue de la Mtaphysique des murs (Grundlegung zur Metaphysik der Sitten).
" Quant cette Fondation que je prsente au public, elle nest rien de plus que la recherche et ltablissement du principe suprme de la moralit."
Et, pour ce faire, il suffit danalyser correctement ce qui est prsuppos dans lusage le plus courant des termes de bien, devoir, norme, celui-ci renvoyant une " connaissance rationnelle commune de la moralit ", pas si loigne que cela de " la connaissance philosophique " laquelle incombe ddicter ou plutt de valider les lois de la conduite.
" Dans une philosophie pratique, o il sagit de poser, non pas des principes de ce qui arrive, mais des lois de ce qui doit arriver, quand mme cela narriverait jamais, cest--dire des lois objectives pratiques "92.
90 91
92
Gorgias 497 d C.R.pr. 1re partie L. 1er chap. III. p. 93 - 2 partie p. 166 ; 1re partie chap. I. 3. p. 23 ; chap. II. p. 61 ; chap. I. 7 p. 31 ; 8 p. 33 et I. p. 41 ; cf. 6 p. 29 ; II. p. 56 ; chap. III. p. 100 et M.M. Introd. gale I p. 87 op. cit. Prface et 2 section p. 55
20
A. Devoir (Morale) Lanalyse du mot bien 93 -tel qu'il est couramment utilis et compris par " la connaissance rationnelle commune "-, rvle quentre tous les biens , seule la " bonne volont " mrite pleinement le qualificatif de bonne, dans la mesure o cest delle que dpend la valeur de tous les autres biens, qui savrent ainsi des biens relatifs, subordonns, alors quelle serait un Bien absolu ou inconditionnel.
" De tout ce quil est possible de concevoir dans le monde, et mme en gnral hors du monde, il nest rien qui puisse sans restriction tre tenu pour bon, si ce nest seulement une BONNE VOLONTE."
Parmi tout ce quil est convenu de nommer bon, il nest en effet rien de tel, indpendamment de lusage et donc du vouloir qui en est fait. Nombreux et varis sont certes les biens ou qualits reconnus par les hommes. On peut les classer en deux ou trois rubriques, selon leur source ou domaine. Cela donne : biens ou dons de la nature, eux-mmes divisibles en qualits intellectuelles (intelligence, jugement) et qualits physiques ou de temprament (courage, rsolution, constance) et biens ou dons de la fortune (pouvoir, richesse, sant). Il sagit l dune division classique et dentre hirarchise.
" Si lon admet en effet quil y a trois choses, en tout et pour tout ce qui est de la part de tout homme un objet dintrt, la troisime et dernire est cet intrt dont on sintresse souhait pour les biens de fortune ; celle du milieu intresse le corps, la premire enfin est le souci que lon a de son me." (Platon94)
Aristote rservera aux " biens qui se rapportent lme " lappellation de " biens au sens strict et par excellence "95. Tous nanmoins, y compris les biens de lme, ne sont des biens que sils sont bien utiliss. Ce ne sont pas des biens en soi mais ne deviennent des biens que par lusage qui en est fait. En soi lintelligence ou la science qui en est le rsultat, nest pas plus bonne que mauvaise, seule son utilisation la rend bienfaisante ou malfaisante. Pareillement la beaut et la richesse servent indiffremment plaire et satisfaire ou sduire et acheter voire tromper. Et que dire du pouvoir qui, selon la fin quon lui assigne, devient la meilleure ou la pire chose ?
" Est bon alors celui pour qui les biens naturels sont des biens, car les biens pour lesquels on se bat et quon croit les plus grands : honneur, richesses, vertus du corps, bonnes fortunes et pouvoirs sont bons par nature mais il leur arrive dtre nuisibles certains, par suite des dispositions de ces derniers." (Aristote96)
Mme le bonheur, compris comme bien-tre complet et si pris par les hommes, nacquiert une valeur que sil est destin une bonne fin ; autrement il se confond avec la jouissance goste ou la russite insolente et passe, juste titre, pour immrit. Une chose est de se sentir heureux, une autre de mriter ltre, et cela est fonction, non de la possession naturelle ou accidentelle de certaines qualits donnes, mais de ce que les tres en font et donc de la puret de leur vouloir. Ladage, largent ne fait pas le bonheur , ne dit pas autre chose.
" Le pouvoir, la richesse, la considration, mme la sant ainsi que le bien-tre complet et le contentement de son tat, ce quon nomme le bonheur, engendrent une confiance en soi qui souvent aussi se convertit en prsomption, ds quil ny a pas une bonne volont pour redresser et tourner vers des fins universelles linfluence que ces avantages ont sur lme, et du mme coup tout le principe de laction ; sans compter quun spectateur raisonnable et impartial ne saurait jamais prouver de satisfaction voir que tout russisse perptuellement un tre que ne relve aucun trait de pure et bonne volont, et quainsi la bonne volont parat constituer la condition indispensable mme de ce qui nous rend dignes dtre heureux."
Aussi on distinguera nettement des qualits intellectuelles, physiques ou sociales objectives qui peuvent ou non, en fonction du vouloir quelles secondent, devenir bonnes, et ne sont que des biens conditionnels ou par dlgation, et la bont en soi qui ne sera cherche que du ct de la disposition subjective soit dans la finalit, lintention ou la volont des sujets agissants.
93 94 95 96
Texte in F.M.M. 1re section dbut Lois V 743 e ; cf. gal. Philbe 48 e .N. I. 8. 1098 b 13 ; cf. gal. M.M. I. III. 1184 b 1 et Politique VII. 1. 1323 a 25 .E. VIII. 3. 1248b30 ; cf. M.M I.II.1 183b30; Rht. I.I.XIII. 1355b ; Descartes p. 1193 et Spinoza, T.R.E. 3
21
Nest donc intrinsquement bonne que la bonne volont. Et si certaines qualits (modration, matrise de soi, rflexion) aident parfois celle-ci, comme cest elle-mme qui dcide de leur valeur morale -le sang froid favorisant aussi bien le hros que le sclrat- elle seule a une "valeur intrinsque absolue" ou est bonne absolument et sans restriction.
" Au contraire, pour les actions faites selon la vertu, ce nest pas la prsence en elles de certains caractres intrinsques quelles sont faites de faon juste ou modre ; il faut encore que lagent lui-mme soit dans une certaine disposition quand il les accomplit (...) En matire de vertu et de valeur morale, llment dcisif, cest lintention." (Aristote97)
En tant que bien absolu, en et par soi, la bonne volont ne saurait dpendre dautre chose que delle-mme, que ce soit en amont ou en aval. Pas plus quelle nest soumise la prsence de conditions dont seule elle dtermine la valeur, elle nest subordonne latteinte dun but ou rsultat, au nom duquel on devrait la juger. Tout au contraire cest elle qui juge le sens de leffet obtenu, ce dernier diffrant compltement, selon quil fait suite une bonne intention ou un simple intrt. Une aide dsintresse (charit) ne vaut pas la mme chose quune aide intresse (calcul). But en soi, et non moyen en vue dune autre fin, la bonne volont demeure la bonne volont, indpendamment du rsultat auquel elle aboutit.
" Ce qui fait que la bonne volont est telle, ce ne sont pas ses uvres ou ses succs, ce nest pas son aptitude atteindre tel ou tel but propos, cest seulement le vouloir ; cest--dire que cest en soi quelle est bonne ".
La valeur morale dun acte ne se mesure nullement son efficacit ou utilit, cette dernire relevant dailleurs tout autant sinon plus des capacits ou possibilits du sujet (nature) et des circonstances externes lui (sort) que de son vouloir propre. Mme dnue de toute efficacit et rduite elle seule, la bonne volont nen conserverait pas moins une valeur absolue.
" Alors mme que, par une dfaveur particulire ou par lavare dotation dune nature martre, cette volont serait compltement dpourvue du pouvoir de faire aboutir ses desseins ; alors mme que dans son plus grand effort elle ne russirait rien ; alors mme quil ne resterait que la bonne volont toute seule (je comprends par l, vrai dire, non pas quelque chose comme un simple vu, mais lappel tous les moyens dont nous pouvons disposer), elle nen brillerait pas moins, ainsi quun joyau, de son clat elle, comme quelque chose qui a en soi sa valeur tout entire. Lutilit ou linutilit ne peut en rien, accrotre ou diminuer cette valeur."
Ne dit-on pas couramment : il ny a que lintention qui compte ? La russite ou lutilit dune action sajoute la bonne volont et permet parfois de la faire ressortir ou souligner mais elle ne constitue point la quintessence de celle-ci.
" Ds lors la vie des gens de bien na nullement besoin que le plaisir vienne sy ajouter comme un surcrot postiche, mais elle a son plaisir en elle-mme." (Aristote98)
Cependant si labsence de rsultat positif ne prouve rien et si le succs lui-mme ne nous est daucun secours pour juger de la valeur morale dune entreprise -un rsultat identique pouvant renvoyer des motivations opposes- comment distinguer la bonne volont de ses semblants soit d" un simple vu " (vellit), quand ce nest pas dune volont foncirement diffrente de celle pour laquelle elle se ou on la prend ? A quoi reconnatra-t-on quun sujet a vraiment voulu ce quil ou on prtend quil a voulu et na pas simplement fait semblant de le vouloir voire a voulu en fait -consciemment ou inconsciemment peu importe- autre chose, son bien, plutt que le Bien ? Comment tre sr quil a rellement fait appel " tous les moyens " sa disposition et na chou que suite un concours de circonstances dfavorables ? Suffit-il daffirmer avec Rousseau que " lhomme vraiment libre ne veut que ce quil peut "99, lors mme quil est patent que notre pouvoir est souvent tributaire de notre vouloir " Si je dois faire quelque chose, je le peux aussi "(Kant100)- ?
97 98 99 100
.N. II. 3. 1105 a 30 - VIII. 15. 1163 a 22 ; cf. gal. .E. II. 11. 1228 a 15 .N. I. 9. 1099 a 15 mile L. II. in O. c. Pliade t. 4 p. 309 ; cf. gal. Fichte, Conf. Dest. Savant (1794) 2 p. 52 Opus postumum 21. p. 203
22
Si sublime quen soit lide, lexistence et donc la valeur de la bonne volont sont tout sauf videntes et suscitent la perplexit.
" Il y a nanmoins dans cette ide de la valeur absolue de la simple volont, dans cette faon de lestimer sans faire entrer aucune utilit en ligne de compte, quelque chose de si trange que, malgr mme laccord complet quil y a entre elle et la raison commune, un soupon peut cependant sveiller : peut-tre ny a-t-il l au fond quune transcendante chimre ".
Pour sassurer de sa validit, il convient de prciser ou " dvelopper le concept dune volont souverainement estimable en elle-mme, dune volont bonne indpendamment de toute intention ultrieure, tel quil est inhrent dj lintelligence naturelle saine ". On se demandera donc ce que et comment une telle volont, supposer quelle existe, devrait vouloir, ce qui revient " examiner le concept du DEVOIR qui contient celui de bonne volont ". Dans cette analyse, lon cartera demble les actions manifestement contraires au devoir parce que simplement intresses (mentir, voler ou tuer pour senrichir). Ensuite on mettra galement de ct celles qui, tout en tant conformes au devoir et sans tre directement intresses, nen renvoient pas moins un intrt indirect (secourir quelquun que lon naime pas, pour bien se faire voir des autres, tre honnte en affaires, mme avec des inconnus ou des ignorants, pour mieux faire prosprer son commerce), car elles relvent davantage du calcul dintrts ou de lintrt bien compris que du devoir proprement dit. Enfin lon rejettera comme non purement morales les actions qui, bien quelles correspondent au devoir, rpondent en mme temps un intrt ou " une inclination immdiate " (conserver sa vie par respect pour la vie humaine et parce quon laime ou craint la mort, tre bienfaisant ou gnreux avec les autres par gard pour autrui et par sympathie pour eux ou simple plaisir de les voir contents, quand ce nest pas par peur de leurs ractions). Ce sont en effet des actions intresses et donc involontaires, guides par une fin externe et non par la pure volont dsintresse. Il est impossible en tout cas de discerner en elles ce qui ressort de la facult infrieure de dsirer (sensibilit) et ce qui est d la facult suprieure de dsirer (volont) et qui seul sinscrit dans la sphre de la moralit.
" Mais en tout homme le vritable caractre se rvle dans le langage, les actes et la faon de vivre, toutes les fois quil nagit pas en vue dune fin." (Aristote101)
Une chose est dagir " conformment au devoir ", une autre dagir " par devoir ". Dans le premier cas on adopte certes une attitude dj morale mais ce nest quune attitude (apparence ou pose) ; ce nest que dans le second quon parlera d" une valeur morale " authentique. Aussi on discriminera la moralit extrieure ou la Lgalit -la Lettre de la Loi- et la Moralit -lEsprit de la Loi-. Et cette diffrence ne tient en rien " la nature de lacte " mais et uniquement "son caractre volontaire ou involontaire" qui seul rend le sujet responsable : mritant, innocent ou coupable.
" Selon nous, il est des personnes qui, tout en excutant des actes justes, ne sont pas justes pour autant ; cest le cas de ceux qui, tout en excutant les prescriptions des lois, le font malgr eux, en tat dignorance, ou pour quelque autre raison, et non en vue de ces prescriptions mmes." (Aristote102)
Partant lon refusera de qualifier de moral un acte quel quil soit, tant que lon ne se sera pas mis au pralable daccord sur l esprit qui doit y prsider et donner un sens acceptable cette qualification. Et on dnoncera toute tentative de promulguer une Table des lois, antcdemment une telle opration, la philosophie ne devant rien prsupposer mais tant oblige de tout dmontrer. La Bible (Exode, 32-34) elle-mme nvoque-t-elle pas la ncessit dune r-criture des Lois, suite la brisure par Mose des premires tables (divines) ?
101 102
.N. IV. 13. 1127 a 27 .N. V. 10. 1134 a 18 ; 1135 a 20 et VI. 13 1144 a 15
23
" Or nous voyons ici la philosophie place dans une situation critique : il faut quelle trouve une position ferme sans avoir, ni dans le ciel ni sur terre, de point dattache ou de point dappui. Il faut que la philosophie manifeste ici sa puret, en se faisant la gardienne de ses propres lois, au lieu dtre le hraut de celles que lui suggre un sens inn ou je ne sais quelle nature tutlaire." (Kant103)
Lthique vritable ne peut que partir de cette premire et unique proposition : il ny a pas de bien ou de mal en soi, de contenu moral objectif donn, tout en la matire dpend de la forme ou ide subjective qui rgle laction de lagent moral, id est de lhomme. " Les oeuvres ne sont rien sans la foi " daprs le protestantisme. En dautres termes, ce qui compte dans la dtermination de la valeur morale dune action, ce nest pas ce que lon poursuit (but, contenu ou rsultat) mais comment on le poursuit (faon, forme ou manire), cest--dire ce au nom de quoi lon recherche quelque chose, soit la maxime ou le principe de notre volont, ce dernier devant tre tranger toute motivation sensible (mobile) pour que lacte puisse tre qualifi de moral .
" Une action accomplie par devoir tire sa valeur morale non pas du but qui doit tre atteint par elle, mais de la maxime daprs laquelle elle est dcide ; elle ne dpend donc pas de la ralit de lobjet de laction, mais uniquement du principe du vouloir daprs lequel laction est produite sans gard aucun des objets de la facult de dsirer."
Lauthentique devoir ordonne indpendamment de toute consquence pratique. Son ressort se trouve donc du ct du seul motif moral : le Bien pour le Bien ou du pur respect pour la Loi : le Devoir pour le Devoir, lexclusion de toute autre considration, avantages ou inconvnients que le sujet pourrait en escompter.
" Le devoir est la ncessit daccomplir une action par respect pour la loi."
Quels que soient les bnfices ou les inconvnients qui en dcouleraient pour moi, il faut le faire car il faut le faire et non parce que cela me serait utile : " Sic volo, sic jubeo "104. " Fais ce que dois, advienne que pourra " affirme dj un proverbe franais. Mais que doit commander ou condamner au juste "cette loi" pour tre vritablement respectable pour elle-mme et mriter quon lui sacrifie tous les mobiles sensibles particuliers ? Une fois carts les dsirs, quils soient ceux dun individu, dune classe ou dune socit, ne reste que le dsintressement ou lintrt universel, soit la forme mme de la Loi, en de du contenu concret des lois que lon peut toujours suspecter de dfendre un intrt prcis : sa propre vie (lois sur lhomicide), les avantages ou privilges des possdants (lois sur la proprit prive) ou le maintien dun corps social donn (lois politiques nationales). La Loi en tant que telle exige donc duvrer en vue de lUniversel.
" Puisque jai dpossd la volont de toutes les impulsions qui pourraient tre suscites en elle par lide des rsultats dus lobservation de quelque loi, il ne reste plus que la conformit universelle des actions la loi en gnral, qui doit lui servir de principe ; en dautres termes, je dois toujours me conduire de telle sorte que je puisse aussi vouloir que ma maxime devienne une loi universelle."
Partant, et par opposition aux lois positives qui nnoncent que des impratifs hypothtiques -si tu veux prserver tel intrt, tu dois obir telle loi-, la Loi thique formule lunique Impratif catgorique : il faut agir pour le Bien de Tous.
" Il ny a donc quun impratif catgorique, et cest celui-ci : Agis uniquement daprs la maxime qui fait que tu peux vouloir en mme temps quelle devienne une loi universelle ".
Tel est le critre dvaluation morale dune action, "le canon qui permet lapprciation morale de notre action en gnral". A celle-ci on demandera exclusivement si elle est intresse/ particulire et ainsi immorale -" car le mal est ce quil y a de tout fait particulier et propre dans son contenu " (Hegel105)- ou dsintresse/universelle et en consquence morale, soit si elle ne concerne quun individu ou un groupe dindividus ou si elle vaut pour tous.
" Le Bien, lobligatoire, (est) ce qui relie et soutient." (Platon106)
103 104 105 106
F.F.M. 2 sec. p. 54 Juvnal, Satires, VI. 223, cit par Kant in C.R. pr. 1re partie L. I. chap. 1. 7 p. 31 Ph.D. 317 Phdon 99c
24
Pour faire preuve de moralit dans ses actes, on se doit de dpasser lgosme, ft-il largi ses proches (siens) et prendre en considration Autrui ou son prochain (les autres).
" Pour la mme raison on peut regarder la justice -et elle seule entre toutes les vertus- comme bien dautrui : cest quelle concerne autrui ". (Aristote107)
Ce nest quen dcentrant son regard et en se plaant du point de vue de lautre, que lon a quelque chance dagir et de juger moralement .
" La place dautrui est le vrai point de perspective en politique aussi bien quen morale. (...) Mettez-vous la place dautrui, et vous serez dans le vrai point de vue pour juger ce qui est juste ou non." (Leibniz108)
Faute dune telle orientation, la morale ne serait quun vain mot qui recouvrirait en fait les plus sordides calculs dintrts personnels ou nationaux.
" Cest cette direction de laction qui seule peut lui imprimer un caractre de bont morale ; ainsi tel est le propre de laction, positive ou ngative, moralement bonne, dtre dirige en vue de lavantage et du profit dun autre. Autrement, le bien et le mal qui en tout cas inspirent laction ou labstention, ne peuvent tre que le bien et le mal de lagent lui-mme : ds lors elle ne peut tre qugoste et destitue de toute valeur morale." (Schopenhauer109)
Plus prosaquement cela signifie quil faut aimer, comme le dit la Bible, ou plutt, car lamour proprement dit ne se commande pas, il faut respecter Autrui, tout autrui, mme son ennemi.
" Traite autrui comme tu voudrais tre trait et aime ton prochain comme toi-mme." (Kant)
A. Comte rsumera la morale " la devise ... Vivre pour autrui "110. Lthique se rduit ainsi la faon dont les hommes se traitent entre eux, selon quils tiennent ou non compte des autres dans leurs comportements. Ou bien en effet ils oublient leur co-appartenance lHumanit et se laissent guider par des rapports de force, sutilisant les uns les autres comme des instruments ou des moyens de leur propre satisfaction ; ou bien ils se rappellent quils font tous partie dune seule et mme communaut et se rapportent les uns aux autres comme des sujets ou des fins.
" Dans la cration tout entire, tout ce quon veut et ce sur quoi on a quelque pouvoir peut tre employ simplement comme moyen ; lhomme seulement, et avec lui toute crature raisonnable, est fin en soi." (Kant)
En termes marxistes cela donne : l" impratif catgorique de renverser toutes les conditions qui font de lhomme un tre avili, asservi, abandonn, mprisable " (Marx112). Les humains nont au demeurant pas dautre choix que celui-l, toute option diffrente contredisant leur essence dtres parlants et/ou com-municants et par l mme co-existants. Cest pourquoi il ny a jamais eu desclavagiste consquent et que lesclavage tait vou labolition ds son officialisation et ce en dpit des immenses services quil a pu rendre. Nul ne saurait imposer dautres des contraintes lies ses propres intrts et rien ninterdit la loi de simmiscer dans les plaisirs individuels, ds lors que ceux-ci ont un cot social que finit toujours par supporter la collectivit. Quiconque pense consquemment ne peut pas ne pas vouloir la Reconnaissance des sujets entre eux, dans la mesure o il sadresse eux et les tient pour des inter-locuteurs (alter-egos).
" Nul nest mchant volontairement ". (Platon)
Tout au plus peut-on se tromper provisoirement sur les moyens adquats qui y conduisent.
107 108 109 110 111 112
.N. V. 3. 1130 a 4 Pol. und Volkswirtschaft 8. fol. 28, cit par J. Baruzi, Leibniz, 1909 p. 363 et M.N.C.J. in Droit raison p. 124 Le fondement de la morale III. 16. p. 155 C.P. Prf. p. 31 ; cf. gal. Introd. p. 50 citation du Lvitique XIX. 18. ; C.R.pr. 1re partie Livre Ier chap. III. p. 92 et F.M.M 2 sec. p. 57 Anti-Hegel 1844
25
Morale et connaissance ont partie lie, celle-ci ordonnant celle-l, en lui assignant sa fin et en dterminant les moyens quelle doit emprunter. En franais le terme de conscience signifie la fois une exigence pratique (agir en conscience) et un tat thorique (avoir conscience de). On traduira ainsi limpratif moral en recommandation pistmologique.
" Travaillons donc bien penser : voil le principe de la morale." (Pascal114)
Toute morale qui se comprend correctement elle-mme, ne peut que tendre vers la confirmation de lhumanit qui ne se ralisera que dans et par la constitution dune Socit universelle rgie par " des lois communes " dont tous seraient les sujets, cest--dire la fois les auteurs (chefs ou lgislateurs) et les acteurs (membres ou citoyens). Sauto dterminant eux-mmes, les hommes seraient alors pleinement auto-nomes / libres : des Je, personnes ou sujets, nobissant qu leurs propres lois et non des moyens ou objets au service de lois extrieures eux. Cette communaut humaine idale portera le nom " dun rgne des fins ".
" Car des tres raisonnables sont tous sujets de la loi selon laquelle chacun deux ne doit jamais se traiter soi-mme et traiter tous les autres simplement comme des moyens, mais toujours en mme temps comme des fins en soi. Or de l drive une liaison systmatique dtres raisonnables par des lois objectives, cest--dire dun rgne qui, puisque ces lois ont prcisment pour but le rapport de ces tres les uns aux autres, comme fins et moyens, peut tre appel rgne des fins (qui nest la vrit quun idal)."115
Avec Leibniz on pourrait la baptiser de rgne de la grce ou de " la Cit de Dieu "116. Premier -ce dont elle se dduit- et dernier -ce vers quoi elle conduit- mot de la Morale, lautonomie ou la libert en forme le principe suprme : " Lautonomie de la volont comme principe suprme de la moralit " ou la clef de vote : " Le concept de la libert est la clef de lexplication de lautonomie de la volont ". Avec lui on touche au cur de notre condition.
" Cest l [dans le monde intelligible] seulement, en tant quintelligence, quil [lhomme] est le moi vritable ".
Certes une telle conception de la moralit et/ou de la libert heurte notre reprsentation commune de celle-ci qui n'y verra qu'une contrainte injustifie et lui prfrera une libert moins lgale que systmatisera le libralisme .
" La conviction ordinaire du vulgaire semble tre autre. Car la plupart semblent croire qu'ils sont libres dans la mesure o il leur est permis d'obir leurs penchants, et qu'ils abandonnent de leur indpendance (suo jure) dans la mesure o ils sont tenus de vivre selon la prescription de la loi divine. La moralit donc, et la religion et, sans restriction, tout ce qui se rapporte la force d'me, ils les prennent pour des fardeaux qu'ils esprent dposer aprs la mort, pour recevoir le prix de la servitude, savoir de la moralit et de la religion ; et ce n'est pas cet espoir seul, mais aussi et surtout la crainte d'tre punis par d'horribles supplices aprs la mort, qui les poussent vivre selon la prescription de la loi divine, autant que le permettent leur petitesse et leur me impuissante." (Spinoza117)
Mais elle demeure en tout tat de cause la seule Ide d'une libert commune tous, sans laquelle faute d'une rgle commune, il n'y aurait place que pour l' anarchie , id est l'asservissement des uns par les autres et de tous leur nature.
" Lobissance la loi quon sest prescrite est libert. () Il n'y a donc point de libert sans lois. ... En un mot la libert suit toujours le sort des lois, elle rgne ou prit avec elles ;" (Rousseau118)
Reste que cette notion de Libert universelle bute sur la mme difficult que le concept de devoir, de la possibilit duquel Kant lui-mme finit par douter, allant jusqu' envisager lhypothse quil ne serait "quun idal", "une transcendante chimre" ou "une chimre de limagination".
113 114 115 116
117 118
Mnon 78 a et Euthydme 281 e Penses 347 F.M.M. 2 sec. p. 62 Principes de la nature et de la grce 15. et Principes de la philosophie ou Monadologie 85. ; cf. gal. Discours de mtaphysique XXXVI. et Systme nouveau de la nature 16. th. V. Prop. XLI Scolie pp. 594-595 ; cf. gal. Hegel, Ph.D. Introd. 15 R. et Esth. Id. B. chap. I. I. p. 147 C.S. I. IX. - Lettres de la Montagne VIII. ; cf. gal. Hegel, Esth. Introd. chap. I. 2 sec. 3. p. 52
26
En tout cas " il ny a point dexemples certains " dactions purement morales, tout acte pouvant dissimuler, sous lapparence dune louable intention, un mobile suspect.
" En fait, il est absolument impossible dtablir par exprience avec une entire certitude un seul cas o la maxime dune action dailleurs conforme au devoir ait uniquement repos sur des principes moraux et sur la reprsentation du devoir (...) mais en ralit nous ne pouvons jamais, mme par lexamen le plus rigoureux, pntrer entirement jusquaux mobiles secrets ; or quand il sagit de valeur morale, lessentiel nest point dans les actions, que lon voit, mais dans ces principes intrieurs des actions, que lon ne voit pas."119
Et peu importe ici que ce dernier soit su ou non par les sujet. Ses propres exemples dactes conformes au devoir (ne pas mentir, tenir ses promesses, rendre son bien ou dpt autrui, ne pas voler120) sont loin demporter lentire conviction, dans la mesure o ils ne sont gure eux-mmes labri du soupon de prserver des intrts particuliers, ceux des possdants, et de protger lordre tabli plutt quune loi universelle. Pour capitale quelle soit, lintention ne saurait suffire tablir la moralit dun geste quelconque, tant elle est entremle des circonstances indpendantes de la volont du sujet. Qui jugera alors de la bonne ou mauvaise intention (volont) et donc du (d)mrite dun tre, en faisant la part, dans une action, de ce qui revient ce dernier et de ce qui tient la multiplicit des conditions aussi bien sociales (famille, ducation, frquentations) que naturelles (climat, ressources, temprament) dans lesquelles il sinscrit et agit ? Pour le dire encore avec Kant :
" La moralit propre des actions (le mrite et la faute), celle mme de notre propre conduite, nous demeure donc entirement cache. Nos imputations ne peuvent se rapporter quau caractre empirique. Mais dans quelle mesure faut-il attribuer leffet pur la libert, dans quelle mesure la simple nature, aux vices involontaires du temprament, ou son heureuse constitution (merito fortunae), cest ce que personne ne peut approfondir, ni par consquent juger avec une entire justice."
Il faudrait pour cela tre " omniscient " (idem121), afin de pouvoir pntrer dans lintriorit de chacun, ce qui nest donn personne, pas mme lauteur de laction. Tranchera-t-on cette difficult, en sen remettant, contre tout usage philosophique, au "cur", sige de " la vraie morale "(Pascal), ou "la voix de la conscience" (Rousseau)122 ? Lauteur de la Critique de la Raison pratique, cdera parfois cette tentation et renverra la connaissance du bien lvidence ou "la raison humaine commune" plutt qu la "science [ou] philosophie".
" Mais si lon me demande quelle est donc proprement parler la pure moralit qui doit, comme une pierre de touche, servir reconnatre limportance morale de chaque action, je dois avouer quil ny a que des philosophes qui puissent rendre douteuse la solution de cette question ; car, dans la raison commune des hommes elle est, non sans doute par des formules gnrales et abstraites, mais cependant par lusage habituel, rsolu depuis longtemps comme la distinction de la main droite et de la main gauche."
Il ira mme jusqu' faire confiance au " jugement dun enfant de dix ans " voire " de huit ou neuf ans " et, plus radicalement et trangement encore pour un penseur philosophe, la dclaration dintention de chacun.
" Quelquun juge-t-il quil a agi suivant sa conscience, on ne peut rien lui demander de plus, en ce qui concerne linnocence ou la culpabilit."
Pourtant on oublierait alors quil ny a rien de plus trompeur que la conscience commune ou la conscience de chacun, toujours prompte charger les autres et se trouver des alibis ou excuses plus ou moins valables. Ny a-t-il pas " une certaine malice du cur humain (dolus malus) qui se dupe lui-mme sur ses bonnes et ses mauvaises intentions " (Kant123) ?
119 120 121
122 123
F.F.M. 2 sec. p. 68 ; 3 sec. pp. 73 et 84 ; 1re sec. p. 25 et 2 sec. pp. 35-36 ; cf. gal. Th. et Pr. I. p. 23 cf. F.M.M. 1re s. pp. 32-33 ; 2 s. pp. 50-52 ; C.R.pr. 1re partie L. Ier chap. I. 4 pp. 26-27 et Th. et Pr. I. C.R.P. Dial. transc. chap. II. 9 sec. III. p. 448 n. 1. et C.F.J. 86 p. 252 ; cf. gal. C.R.P. Mthod. transc. chap. II. 2 sec. p. 608 : M.M.D.V. Introd. VIII. 1. b. ; Fin pp. 220-221 et Religion 3 p. 1re sec. III. p.134 Pascal, Penses 4 et Rousseau, Discours sciences et arts 2 partie fin F.F.M. 1re sec. pp. 33-34 ; C.R.pr. 2 partie p. 165 ; Th. et Pr. I. p. 25 ; M.M.D.V. Introd. XII.b. et La Religion 1re partie III p. 59
27
Tout individu croit, souvent en toute bonne foi, avoir voulu le bien et tent tout ce qui tait en son pouvoir pour latteindre, et navoir chou voire obtenu le rsultat contraire qu cause de circonstances extrieures. LIdiot de Dostoevski fournit maints exemples dune telle duperie. Une bont ou vertu inconditionnelle qui ne sait pas se prmunir contre les consquences fcheuses de ses actes et opposer la mfiance voire la mchancet aux mchants, peut bien se croire innocente, on ne saurait sempcher de la suspecter dune certaine perversit ou complaisance au mal, comme la fait justement Sade dans Justine ou les Malheurs de la Vertu mais nest-ce pas lambivalence ou la richesse de toutes les grandes figures littraire ? Symtriquement les Provinciales de Pascal raillaient justement la casuistique jsuitique qui conduit pardonner tous les pchs. Mme les pires criminels peuvent toujours se prvaloir dune bonne intention et imputer leurs atrocits aux conditions indpendantes de leur volont.
" (car les volonts demeurent caches, et mme les gens injustes prtendent avoir la volont dagir avec justice) " (Aristote).
"La route de lenfer est pave de bonnes intentions" dit un clbre adage. Sen tenir exclusivement elles conduirait labolition de toute diffrenciation objective entre le Bien et le Mal et partant la ruine de la morale, au bnfice de la seule Bonne conscience subjective. On nvitera cette conclusion catastrophique quen tenant compte, dans le jugement thique, et de lintention et de lacte dans sa teneur concrte, ce qui complique certes les choses, mais est indispensable, si lon entend cerner pleinement la valeur dune action.
" On discute aussi le point de savoir quel est llment le plus important de la vertu, si cest le choix dlibr ou la ralisation de lacte, attendu que la vertu consiste dans ces deux lments. La perfection de la vertu rsidera videmment dans la runion de lun et de lautre, mais lexcution de lacte requiert de multiples facteurs, et plus les actions sont grandes et nobles, plus ces conditions sont nombreuses." (Aristote)
Cest dire la difficult de dterminer et daccomplir une bonne action et partant son prix ou sa raret, nullement inscrite dans la seule intention immdiate.
" Cest ce qui explique que le bien soit la fois une chose rare, digne dloge et belle." (idem)
On ne sparera donc pas intgralement celle-ci tout d'abord du dsir affectif ou effectif du sujet, sans lequel ce dernier ne pourrait au demeurant se dcider rien de concret.
" Mais il nous faut aller plus loin : ce n'est pas seulement la disposition conforme la droite rgle qui est vertu, il faut encore que la disposition soit intimement unie la droite rgle " (idem).
Contrairement Socrate et Kant, on reconnatra leur droit " la partie irrationnelle de l'me ... la passion et le caractre thique " (idem) -le pathologique en terminologie kantienneen matire de moralit, sans lesquels celle-ci demeurerait lettre morte. Puis on se gardera de dissocier la finalit vise du rsultat qui, sans se confondre avec elle, en vrifie la consistance et lempche de trop se leurrer sur sa vritable nature.
" La disposition du caractre se dfinit par ses activits et par ses objets. (...) Les actes en effet sont le signe de la disposition intrieure " (idem124).
Sil est certes exclu de sen remettre, en morale, aux seules suites relles dune action, il nest pas davantage tolrable de ne se fier qu une intention prsume.
" Le principe : dans laction, ne pas tenir compte des consquences et cet autre : juger les actions daprs leurs suites et les prendre pour mesure de ce qui est juste et bon, appartiennent tous les deux lentendement abstrait." (Hegel)
Force est donc de dpasser le strict point de vue kantien qui, tout en disant le juste, ne lexplicite pas suffisamment pour quon puisse en tirer un devoir praticable, cest--dire autre chose quun simple discours moralisateur incantatoire, soit une morale purement formelle.
124
.N. X. 8. 1178 a 30-1178 b 2 ; IV. 4. 1122 b 1 ; II. 9. 1109 a 28 ; VI. 13. 1144 b 27 ; M.M. I. 7. 1182 a 22 et Rht. I. IX. XXIII ; cf. gal. M.M.I.III.1184 b12 et XIX.1190b5
28
" Autant il est essentiel de faire ressortir lautodtermination pure et inconditionne de la volont comme racine du devoir et de rappeler que la connaissance de la volont na acquis quavec la philosophie kantienne son fondement solide et son point de dpart par la pense de lautonomie infinie de la volont, autant le point de vue purement moral, si lon sen tient lui, sans quil y ait de passage la vie thique, rduit ce gain un simple formalisme et la science morale des discours sur le devoir pour le devoir." (idem125)
Ainsi seulement on vitera de confondre " sermons " moraux ou pures " propositions tautologiques " et morale effective et de se rfugier constamment derrire " le mystre de la pierre philosophale " de la libert humaine ou " son incomprhensibilit " (Kant). Kant lui-mme devait bien avoir conscience de linsuffisance de sa propre position, car, chaque fois quil dduit un devoir concret, particulirement dans la Mtaphysique des murs, il le justifie autant par la ncessit de la vie sociale, quand ce nest pas par la contrainte biologique de la conservation de lespce humaine, que par le "principe suprme de la moralit" pos dans la Fondation, savoir lintentionnalit ou luniversalit. Mieux : ny dfinit-il pas bonne volont par la mobilisation effective des moyens destins laccomplir ?
" Je comprends par l, vrai dire, non pas quelque chose comme un vu, mais lappel tous les moyens dont nous pouvons disposer ".
Ailleurs il nhsitera pas inclure le "rsultat" voire le sentiment pathologique de "lamour"126 dans laccomplissement du devoir. Or seule laction relle pouvant tmoigner de ceux-ci, on nenvisagera pas la libert (volont) indpendamment dun contenu dtermin. Et puisque ce dernier a toujours t lobjet des lois concrtes ou positives rgissant la vie des hommes, lthique (morale) savre indissociable de la question juridique (droit). B. Droit (Justice) Il nest pas daction morale effective possible hors dun contenu positif vis.
" Il nest pas daction libre possible sans que lagent ne vise en mme temps une fin (comme matire du libre-arbitre) "
(Kant).
Et il appartient prcisment au Droit de dfinir ce dernier : tout droit se prsente sous la forme dun code de lois dfendant ou ordonnant un comportement lgard dautrui, directement (lois sur les personnes), ou indirectement (lois sur les biens), sous peine de sanctions. Vu la diversit des codes juridiques, chacun prtendant nanmoins la validit de ses rgles ngatives ou positives, la question se pose de savoir lequel incarne vritablement le Droit.
" Quest-ce que le droit ? Cette question pourrait embarrasser le jurisconsulte autant que le logicien est embarrass par la question : Quest-ce que la vrit ?- au cas o le premier ne veut pas tomber dans la tautologie et, au lieu de prsenter une solution gnrale, renvoyer aux lois dun certain pays une certaine poque." (idem)
Plus radicalement on se demandera " quel est le critre universel auquel on peut reconnatre le juste et linjuste (justus et injustus) " (idem127). Et puisque le droit nest rien dautre quun ensemble de prescriptions, on sinterrogera sur la lgitimit de celles-ci, en cherchant leur base ou principe mme, supposer quil y en ait un.
" Je veux chercher si, dans lordre civil, il peut y avoir quelque rgle dadministration lgitime et sre, en prenant les hommes tels quils sont, et les lois telles quelles peuvent tre." (Rousseau)
Pour rpondre une telle question, creusons simplement le sens du terme de loi.
" Mais quest-ce donc enfin quune loi ? (...) Ce sujet est tout neuf : la dfinition de la loi est encore faire." (idem)
vitons nanmoins demble lerreur de "lillustre Montesquieu" qui, faute de distinguer les "principes du droit politique" des lois telles quelles existent, "se contenta de traiter du droit positif des gouvernements tablis" (idem). Or pour connatre correctement celles-ci, il faut se mettre daccord sur ceux-l. Toute sociologie du droit requiert une philosophie pralable.
" Il faut savoir ce qui doit tre pour bien juger de ce qui est." (idem128)
125 126 127 128
Ph.D. 118 R. et 135 R. ; cf. gal. Phn. E. (A) III. t. 1 p. 134 L.. pp. 72 ; 104 et 131 ; F.M.M 3 sec. p. 89 ; R.L.S.R. Prf. 1re d.et F.T.C. Rem. M.M.D.V. Introd. VI et M.M.D.D. Introd. B C.S. I. dbut ; II. chap. VI.- mile L. 5 p. 605 et p. 600
29
Rgle de conduite ou relation institue entre des personnes (sujets) vivant ensemble, la loi en organise prcisment la coexistence, aussi bien au niveau de leur communication que de leur coopration, en substituant la justice (lat. jus, le droit) la force (nature). En tant quinstitution, elle renvoie, tout comme la communaut (socit), un accord ou une convention entre les hommes.
" La loi tire sa force de laccord du peuple (ex conventione populi)." (Leibniz129)
Or laccord ne pouvant tre envisag quentre des partenaires libres et gaux, sinon lon se trouverait face un diktat ou une violence et non une dcision consentie, toute loi repose ncessairement sur la Libert et lgalit.
" Ce quon entend par juste (...) En ralit, ce qui est droit doit tre pris au sens dgal " (Aristote130).
Mme les lois ingalitaires vrifient un tel fondement, tant du moins quelles ont cours, cest--dire tant que leur validit est reconnue. Lesclavage, le servage ou la monarchie de droit divin nont dur quavec lassentiment de tous, y compris de ceux qui en furent les victimes. On distinguera donc, au moins dans un premier temps, deux types dingalit, lun antcdent lhomme ou la loi et partant involontaire, et lautre voulu par ltre humain.
" Je conois, dans lespce humaine, deux sortes dingalit : lune, que jappelle naturelle ou physique, parce quelle est tablie par la nature, et qui consiste dans la diffrence des ges, de la sant, des forces du corps et des qualits de lesprit et de lme ; lautre quon peut appeler ingalit morale ou politique, parce quelle dpend dune sorte de convention, et quelle est tablie ou du moins autorise par le consentement des hommes. Celle-ci consiste dans les diffrents privilges dont quelques-uns jouissent au prjudice des autres, comme dtre plus riches, plus honors, plus puissants queux, ou mme de sen faire obir." (Rousseau)
A son propos ne se pose nulle question de lgitimit, la nature ignorant cette catgorie.
" On ne peut pas parler dune injustice de la nature propos de la rpartition ingale de la possession et de la fortune, car la nature nest pas libre et nest donc ni juste, ni injuste." (Hegel132)
A y regarder de plus prs, il ne forme pas une relle ingalit, les avantages et inconvnients procurs par la nature aux individus ou espces se compensant gnralement et ne se transformant jamais en privilges revendiqus par les uns ou prjudices rcuss par les autres. Souvent au demeurant, pour ne pas dire toujours, ce quon qualifie dingalit naturelle, masque en fait et multiplie lingalit sociale.
" En effet, il est ais de voir quentre les diffrences qui distinguent les hommes plusieurs passent pour naturelles qui sont uniquement louvrage de lhabitude et des divers genres de vie que les hommes adoptent dans la socit. Ainsi un temprament robuste ou dlicat, la force ou la faiblesse qui en dpendent, viennent souvent plus de la manire dure ou effmine dont on a t lev, que de la constitution primitive des corps. Il en est de mme des forces de lesprit, et non seulement lducation met de la diffrence entre les esprits cultivs et ceux qui ne le sont pas, mais elle augmente celle qui se trouve entre les premiers proportion de la culture ; car quun gant et un nain marchent sur la mme route, chaque pas quils feront lun et lautre donnera un nouvel avantage au gant." (Rousseau133)
On ne sintressera donc qu cette dernire qui savre du reste minemment problmatique, dans la mesure o elle contredit le principe mme du droit (jus) et que, bien quaccepte par les hommes un moment donn, elle peut parfaitement tre refuse un autre.
" Pour lingalit qui nat du hasard sans que nous y soyons pour rien, lingalit physique, la nature peut en assumer la responsabilit ; mais lingalit des positions sociales parat tre une ingalit morale ; son sujet, la question suivante se pose donc tout fait naturellement : de quel droit y a-t-il diffrentes positions sociales ?" (Fichte134)
Nouvelle mthode pour apprendre et enseigner la jurisprudence 70.in Le Droit de la raison p. 194 Pol. III. 9. 1280 a 7 et 13. 1283 b 40 D.O.I. dbut ; vide gal. Pascal, T.D.C.G. 1er D. p. 234 et 2 D. p. 236 Ph.D. 49 R. D.O.I.H. 1re partie pp.288-289 Confrences sur la destination du savant 1794, 3 Conf. pp. 55-56
30
A priori, et eu gard la dfinition dj nonce de la Loi, la rponse cette interrogation semble simple : rien ne saurait justifier durablement la moindre ingalit sociale, le pacte social lui-mme prsupposant lgalit.
" Je terminerai ce chapitre et ce livre par une remarque qui doit servir de base tout le systme social ; cest quau lieu de dtruire lgalit naturelle, le pacte fondamental substitue au contraire une galit morale et lgitime ce que la nature avait pu mettre dingalit physique entre les hommes et que, pouvant tre ingaux en force ou en gnie, ils deviennent tous gaux par convention et de droit." (Rousseau)
Et si certaines/toutes les socits lont cependant admise, voire persistent la tolrer, il appartient lhistoire de rtablir la vrit ultime de toute Lgislation : Libert et galit.
" Si lon recherche en quoi consiste prcisment le plus grand bien de tous, qui doit tre la fin de tout systme de lgislation, on trouvera quil se rduit ces deux objets principaux, la libert et lgalit. La libert, parce que toute dpendance particulire est autant de force te au corps de ltat ; lgalit, parce que la libert ne peut subsister sans elle." (idem135)
Et cest effectivement ce quelle a fini par faire, dans la Dclaration des Droits de lHomme et du Citoyen, prsente sinon rdige par La Fayette le 26 aot 1789, qui explicite en son article premier, le fondement implicite de toutes les lois. Ce dernier sera repris, de manire dulcore, en 1948 dans la Dclaration universelle des Droits de lHomme.
" Les hommes naissent et demeurent libres et gaux en droits." " Tous les tres humains naissent libres et gaux en dignit et en droits."
En fait lon na pas attendu la Rvolution franaise de 1789 pour affirmer ce Principe. Il fut connu des Grecs anciens.
" Dans les diffrends qui slvent entre les particuliers, tous sont gaux devant la loi." (Eschyle136)
Bien avant il figure dj dans la reprsentation symbolique de la Justice par la balance et tient la nature rationnelle de lHumanit.
" A ce quassurent les doctes, Callicls, le ciel et la terre, les Dieux et les hommes sont lis entre eux par une communaut, faite damiti et de bon arrangement, de sagesse et desprit de justice, et cest la raison pour laquelle, cet univers, ils donnent le nom de cosmos, darrangement, et non celui de drangement non plus que de drglement. Or, toi qui pourtant es un docte, tu me sembles ntre pas attentif ces considrations : il ta chapp au contraire que lgalit gomtrique possde un grand pouvoir, chez les Dieux aussi bien que chez les hommes. Mais toi, cest avoir davantage que lon doit, penses-tu, travailler, et tu es indiffrent la gomtrie !" (Platon137)
Science et Droit reposent sur le mme socle. Entre " le ciel toil au-dessus de moi et la loi morale en moi " (Kant138) il ny a nul hiatus. Tous deux renvoient la mme valeur dgalit. Sans elle, nulle justice civile ou pnale net jamais trouv place parmi les hommes. Faute dgalit on ne pourrait parler de commerce, contrat ou salaire, mais et seulement de vol, escroquerie ou exploitation ; et pas davantage de peine ou de sanction, mais et uniquement de rglement de comptes ou de vengeance qui tourneraient toujours lavantage des plus forts.
" On considre gnralement comme tant injuste la fois celui qui viole la loi, celui qui prend plus que son d, et enfin celui qui manque lgalit. Le juste, donc, est ce qui est conforme la loi et ce qui respecte lgalit, et linjuste ce qui est contraire la loi et ce qui manque lgalit." (Aristote139)
La justice rclame une galit de traitement de et par tous et ce tous les niveaux : conomique (salaire), politique (pouvoir) et juridique (sanctions), niveaux au demeurant lis entre eux, car on voit difficilement quon puisse parler dgalit politique ou juridique, en labsence dune galit conomique.
" Cest conformment cette galit des droits de chacun que le partage doit tre fait, de telle faon que tous et chacun puissent vivre de manire aussi agrable quil est possible lorsquautant dhumains doivent coexister dans la sphre dactivit leur disposition ; que tous vivent donc de faon peu prs galement agrable." (Fichte140)
135 136 137 138 139 140
C.S. I. chap. IX. et II. chap. XI. ; cf. Kant, M.M.D.D. 46 et Rflex. n 7548, XIX. 452 et Hegel, E. 539 R. Les Perses, marins de Salamine Gorgias 508 a C.R.pr. Conclusion ; cf. gal. H.G.N.T.C. Conclusion in Oeuvres I. p. 107 .N. V. 2. 1129 a 32 - 1129 b 1 .C.F. I. 1. II. p. 73 ; cf. gal. C..A. 10 le. p. 157 ; 11 le. p. 168 et 14 lec. p. 214
31
Une fois le Principe admis, comment le mettre en pratique, tant entendu que le concept dgalit nest pas univoque mais comporte plusieurs formes ?
" Tous les hommes sont davis que le juste consiste dans une certaine galit ... Mais quelle sorte dgalit et quelle sorte dingalit ? Cest un point qui ne doit pas nous chapper, car il contient une difficult fondamentale de la philosophie politique." (Aristote)
On peut en distinguer deux ou trois : lgalit stricte ou identit et lgalit proportionnelle ou quivalence, elle-mme divisible en deux, selon le type de proportion choisie : "la proportion arithmtique" et "la proportion gomtrique" ou, en termes moins techniques : "lgalit purement numrique, et lgalit daprs le mrite" (idem141). Pour le dire avec Platon, lune "se fonde sur la mesure, ou le poids, ou le nombre", lautre sur le "mrite ... attribuant aux uns et aux autres proportionnellement la part qui convient"142. On liminera demble lgalit-identit, dans la mesure o elle ne saurait donner naissance la moindre justice concrte. Nulle chose ou personne ntant absolument identique une autre, sinon elle en serait "indiscernable" (Leibniz143), et les circonstances dans lesquelles elles sinscrivent diffrant ncessairement, il est vain de rclamer pour tous des choses identiques. Des enfants, mcontents de navoir pas reu exactement la mme ration, rcompense ou punition que leurs frres ou condisciples peuvent bien protester, et Franois Ier, cet autre grand enfant, qui entendait, lors des Guerres dItalie, obtenir rigoureusement le mme avantage que son frre Charles Quint -" Ce que mon frre Charles veut (Milan), je veux aussi lavoir "144-, sobstiner dans sa requte, il ne leur reste comme solution qu senferrer dans leur contestation ou poursuivre leur conflit. Et il ne servirait rien de vouloir diviser les choses en parts gales, la mme difficult revenant, nulle portion ne sera purement identique une autre, et certains objets se montrant de toute faon inscables (cf. le jugement de Salomon dans la Bible ou lhistoire du Marchand de Venise de Shakespeare). Cest pourquoi lon rcusera, en matire de justice, "la rciprocit" (Aristote) ou la loi du talion, il pour il, dent pour dent -prne pourtant dans certains cas par une tradition de " l'Antiquit "145-, qui, en dpit de son progrs manifeste, mieux vaut rpondre un coup par un coup que par le pillage ou le ravage, nen relve pas moins dune logique absurde. Lil de mon agresseur nest pas identique au mien et ne me le rendra pas, sans compter quen lui enlevant le sien, je risque de le transformer en aveugle, si sa vue tait dj faible, alors que je ne suis devenu que borgne ; pareillement la mort du criminel ne ressuscitera pas la victime et ne me ddommagera pas de sa disparition, tout au plus satisferont-ils ma soif de vengeance (Vendetta). Mais le Droit, la Justice ou la Loi nont pas se situer au niveau de lintrt particulier ou familial mais celui de lIntrt gnral. Face la diversit voire lingalit des tres et des situations et limpossibilit de leur appliquer des rcompenses ou des peines strictement gales (identiques), on distribuera ou rpartira les avantages et les inconvnients de manire quitable ou quivalente, de sorte que ceux-ci soient dans le mme rapport entre eux que les sujets qui les peroivent ou subissent. Ceux qui sont de mme valeur obtiendront des valeurs gales et ceux qui sont de valeur ingale recevront des valeurs ingales, ce qui aurait pour vertu de mettre un terme aux disputes.
" Le juste implique donc ncessairement au moins quatre termes : les personnes pour lesquelles il se trouve en fait juste, et qui sont deux, et les choses dans lesquelles il se manifeste, au nombre de deux galement. Et ce sera la mme galit pour les personnes et pour les choses : car le rapport qui existe entre ces dernires, savoir les choses partager, est aussi celui qui existe entre les personnes. Si, en effet les personnes ne sont pas gales, elles nauront pas des parts gales ; mais les contestations et les plaintes naissent quand, tant gales, les personnes possdent ou se voient attribuer des parts non gales, ou quand, les personnes ntant pas gales, leurs parts sont gales." (idem)
141 142 143 144 145
Pol. III. 12. 1282 b 17-23 ; .N. V. 7. 1132 a 1 et Pol. V. 1. 1301 b 30 Lois VI. 757 bc Monadologie 8. et 9. cit par Kant in C.R. pr. 1re partie L. 1er chap. 1er 4. p. 27 vide Eschyle, Chophores, 313 et Platon, Lois X. 872 d - 873 a
32
Lon dfinira donc la justice par la proportion : "le juste est, par suite, une sorte de proportion" et de manire plus prcise par "la proportion gomtrique" (idem), la proportionnalit purement arithmtique revenant en fait l'galit-identit. Et puisque la valeur des tres se mesure au point de dpart la valeur de leurs actions, lon rtribuera ces derniers proportion de leurs contributions ou ralisations respectives, donnant plus celui qui a produit plus et moins celui qui a produit moins.
" En effet, le juste distributif des biens possds en commun sexerce toujours selon la proportion dont nous avons parl (puisque si la distribution seffectue partir de richesses communes, elle se fera suivant la mme proportion qui a prsid aux apports respectifs des membres de la communaut ; et linjuste oppos cette forme du juste est ce qui est en dehors de la dite proportion)." (idem)
Selon la mme logique, mais cette fois inverse, lon mettra davantage contribution par limposition ceux qui gagnent beaucoup que les mal rmunrs.
" Par exemple, il est proportionnel que celui qui a une grosse fortune paie une grosse contribution, tandis que celui qui a une petite fortune en paie une petite. Ou encore pareillement, que celui qui a beaucoup travaill gagne beaucoup alors que celui qui a peu travaill gagne peu." (idem146)
La contradiction entre nos deux exemples conomiques montre que la dite proportionnalit ne va pas cependant sans poser problme, comme le confirmera la suite de notre propos. De mme on sanctionnera les coupables ou criminels proportion de leurs fautes ou torts. Prenant la place dune identit vide, lgalit proportionnelle propose ainsi un idal accessible, " A chacun le sien " (formule du Droit romain) ou A chacun selon son mrite (ou dmrite), susceptible de structurer " la justice distributive ", celle-mme qui rgit les changes et en consquence la Cit ou Communaut des citoyens.
" Mais dans les relations dchanges, le juste sous sa forme de rciprocit est ce qui assure la cohsion des hommes entre eux, rciprocit toutefois base sur une proportion et non sur une stricte galit. Cest cette rciprocit-l qui fait subsister la cit : car les hommes cherchent soit rpondre au mal par le mal, faute de quoi ils se considrent en tat desclavage, soit rpondre au bien par le bien, -sans quoi aucun change na lieu, alors que cest pourtant lchange qui fait la cohsion des citoyens." (Aristote)
Au-del elle donne une assise aux gains/salaires qui sont laspect ultime des changes, tout salaire (lat. salarium : argent pour acheter le sel) reprsentant la contrepartie dun (temps de) travail. Mrite vient de merere : mriter, gagner un salaire. Encore faut-il sentendre sur le mode de calcul de ce dernier, ce qui nest nullement vident, car si tous invoquent le mrite, ils ne le dterminent pas la mme aune. Les uns le mesurent au travail -terme, nous le verrons, lui-mme minemment quivoque- les autres au capital (richesse) investi mais ce nest jamais que du travail pass, dautres enfin la vertu .
" Tous les hommes reconnaissent, en effet, que la justice dans la distribution doit se baser sur un mrite en quelque sorte, bien que tous ne dsignent pas le mme mrite, les dmocrates le faisant consister dans une condition libre, les partisans de loligarchie, soit dans la richesse, soit dans la noblesse de race, et les dfenseurs de laristocratie, dans la vertu." (idem147)
Loin de fournir une rponse dfinitive au problme de lgalit et/ou de la justice, le mrite ou la proportionnalit soulve son tour une difficult qui exige solution. Tout en la prfrant lgalit arithmtique, on lexaminera donc attentivement, pour en viter, dans la mesure du possible, les piges, contre lesquels Platon nous a dj mis en garde et que seul " le discernement de Zeus " est capable dapprhender correctement et totalement, mais que nous pouvons esprer approximer suffisamment.
" Il y a en effet deux espces dgalit, portant toutes deux le mme nom, mais qui en fait sont de nombreux gards presque opposs : lune peut tre employe par nimporte quel tat suffisamment organis et par nimporte quel lgislateur pour la promotion aux dignits, savoir en rglant la rpartition de celles-ci par le tirage au sort au sein dune galit qui se fonde sur la mesure, o le poids, ou le nombre. Quant lgalit la plus vraie et la meilleure, celle-l, ce nest plus nimporte qui quil est ais de lapercevoir ! Il y faut en effet, certes, le discernement de Zeus ;
u
146 147
.N. V. 8. 1132 b 22 ; 6. 1131 a 18-23 ; 1131 a 29 ; 7. 1131 b 13 ; 1131 b 27-33 et M.M. I. XXXIII. 1194a .N. V. 8. 1132 b 31-1133 a 3 et 6. 1131 a 25 ; cf. gal. Pol. III. 1280 a sq. et V. 1. 1301 a 27
33
bien faible est au contraire celui dont les hommes doivent se contenter, et cependant, tout autant quils en auront leur content, pour les tats et pour les particuliers ce sera en toutes choses une source de biens : plus grande en sera la part attribue qui vaut davantage, plus faible qui vaut moins, exactement proportionne pour lun ou pour lautre ce que vaut sa nature ; accordant toujours aussi, comme de juste, de plus grands honneurs ceux dont en mrite la valeur est plus grande, de moindres ceux qui au contraire ont moins de mrite et moins dducation ; bref attribuant aux uns comme aux autres proportionnellement la part qui convient." 148
Tant que lon naura pas prcis la notion de valeur , rien ne distinguera en effet cette vraie galit de la thse, fort ingalitaire elle, de Callicls ou de Nietzsche et nul ne pourra se prvaloir dune quelconque justice . Les changes ou relations conomiques, la base de toute vie sociale, ayant, semble-t-il, rsolu cette difficult, penchons-nous sur eux, avec lauteur de lthique Nicomaque149. Lchange simple implique une relation entre quatre termes diffrents, sinon aucune ncessit ne le justifierait, les deux changistes et les deux objets changs, fruits du travail des premiers. La commutation des produits revient ainsi une commutation des travaux.
" Soit par exemple A un architecte, B un cordonnier, une maison et une chaussure : il faut faire en sorte que larchitecte reoive du cordonnier le produit du travail de ce dernier, et lui donne en contrepartie son propre travail."
Et pour quune telle opration fonctionne, une condition est requise : que les objets changs soient entre eux dans le mme rapport que les travaux dont ils sont issus et que cette quivalence soit tablie et reconnue par les deux producteurs avant mme leur transaction.
" Si donc tout dabord on a tabli lgalit proportionnelle des produits et quensuite seulement lchange rciproque ait lieu, la solution sera obtenue ".
Faute de cette galisation pralable des produits et/ou travaux et sa reconnaissance par les deux protagonistes, nul change consenti ou social ne trouverait place.
" Car il faut mesurer selon la proportion tout comme lassociation des citoyens se mesure ; comment un cordonnier sassociera-t-il avec un fermier, si on ne rend pas leurs travaux quivalents par une proportion ?"150
Si les agents conomiques ne sappuyaient sur une commune mesure de leurs productions, ou si lun dentre eux venait estimer que son travail est incommensurable celui de lautre, il ne leur resterait qu sen remettre un change entirement ingal, soit au vol. Point de relations dchanges dignes de ce nom, sans galit reconnue de et par tous.
" Et faute dagir ainsi, le march nest pas gal, puisque rien nempche que le travail de lun nait une valeur suprieure celui de lautre, et cest l ce qui rend une prquation pralable indispensable."
Et cette quivalence sapplique de plein droit tous les mtiers, sinon certains dentre eux pricliteraient, dans lincapacit quils seraient dcouler leurs oeuvres.
" Il en est de mme aussi dans le cas des autres arts, car ils disparatraient si ce que llment actif produisait la fois en quantit et en qualit nentranait pas de la part de llment passif une prestation quivalente en quantit et en qualit."
Tout en tant diffrents, sinon nul change ne simposerait, chacun produisant alors ce dont il a besoin, les producteurs et leurs produits doivent tre galiss, ramens un dnominateur commun, car on ne saurait changer que des choses comparables ou quivalentes.
" En effet, ce nest pas entre deux mdecins que nat une communaut dintrts, mais entre un mdecin par exemple et un cultivateur, et dune manire gnrale entre des contractants diffrents et ingaux quil faut pourtant galiser. Cest pourquoi toutes les choses faisant objet de transaction doivent tre dune faon quelconque commensurables entre elles."
Quelles que soient la nature des tches et les proprits des objets auxquels elles donnent naissance, toutes doivent exprimer de " lquivalent " ou se prsenter sous " la forme valeur ".
" Ce qui montre le gnie dAristote, cest quil a dcouvert dans lexpression de la valeur des marchandises un rapport dgalit." (Marx)
148 149 150
Lois VI. 757 bc Texte in op. cit. V. 8. 1133 a 6 - 31 .E. VII. 11. 124 b 30
34
Or cela ne peut manquer darriver, ds lors quen dpit de leurs caractristiques spcifiques, tous les travaux traduisent le " travail humain en gnral " soit un travail signifiant ou valoris, promu demble la communication ou aux changes.
" Lgalit des travaux qui diffrent toto clo les uns des autres ne peut consister que dans une abstraction de leur ingalit relle, que dans la rduction leur caractre commun de dpense de force humaine, de travail humain en gnral " (idem).
Prsuppose ds le dbut de la production humaine, cette quivalence des produits trouve dans la monnaie, " lquivalent gnral " de toutes les marchandises (idem151) son expression la plus acheve , en permettant la fois la manifestation concrte et la mesure prcise.
" Cest cette fin que la monnaie a t introduite, devenant une sorte de moyen terme, car elle mesure toutes choses et par suite lexcs et le dfaut, par exemple combien de chaussures quivalent une maison ou telle quantit de nourriture. Il doit donc y avoir entre un architecte et un cordonnier le mme rapport quentre un nombre dtermin de chaussures et une maison (ou telle quantit de nourriture), faute de quoi il ny aura ni change ni communaut dintrts ; et ce rapport ne pourra tre tabli que si entre les biens changer il existe une certaine galit."
"Signe de convention destin lchange" (Platon), "moyen universel dchange" (Hegel)152, la monnaie est ainsi la condition de possibilit des changes en gnral, en constituant " un unique talon ". En rapportant tous les produits les uns aux autres, elle d-montre lgalit ou la relation existant entre des producteurs et des travaux naturellement diffrents et partant le caractre commun ou social des hommes et de leurs besoins qui les rend aptes commercer.
" Il est donc indispensable que tous les biens soient mesurs au moyen dun unique talon, comme nous lavons dit plus haut. Et cet talon nest autre en ralit, que le besoin, qui est le lien universel (car si les hommes navaient besoin de rien, ou si leurs besoins ntaient pas pareils, il ny aurait plus dchange du tout, ou les changes seraient diffrents) ".
Valant pour les besoins humains, largent garantit leur universalit et laccs en droit de tous ce qui les assouvit (marchandises). Avec lui chacun peut se procurer ce dont il manque et le payer, la longue, au mme prix quun autre. Effet de la convention ou "dcision (enomisan)", la "monnaie (nomisma)" permet de rgler les changes humains autrement que par la violence, en donnant ces derniers une assise lgale et conforte ainsi " la communaut politique "153.
" Mais la monnaie est devenue une sorte de substitut du besoin et cela par convention, et cest dailleurs pour cette raison que la monnaie reoit le nom de , parce quelle existe non pas par nature, mais en vertu de la loi (), et quil est en notre pouvoir de la changer et de la rendre inutilisable."
Loin dincarner fatalement le mal, largent ou la monnaie -Lge dOr- est le commencement de la Sagesse : substitution du Conseil (convention, parole) la permanente lutte pour la vie. Rien dtonnant que les Anciens aient fabriqu leur monnaie sous le patronage ou dans le temple de Junon moneta, Junon la conseillre (monere)154. Cest en ce sens que lon entendra ladage populaire, tout sachte et tout se vend, plutt que de sacqurir par la force.
" Nulle socit ne peut exister sans change, nul change sans mesure commune, et nulle mesure commune sans galit. Ainsi, toute socit a pour premire loi quelque galit conventionnelle, soit dans les hommes, soit dans les choses. ... Lgalit conventionnelle entre les choses a fait inventer la monnaie ; car la monnaie nest quun terme de comparaison pour la valeur des choses de diffrentes espces ; et en ce sens la monnaie est le vrai lien de la socit " (Rousseau155).
Certes cette sagesse conomique ou montaire est fort approximative et nexclut point les conflits ou " des dissentiments ", lorsquil sagit de fixer les prix exacts.
151 152 153 154 155
Le Capital I. 1re sec. chap. I. III. A. 3. pp. 70 et 73 et IV. pp. 86 et 88 ; vide Cours II. 4. Anthrop. II. 2. B. b. Platon, Rp. II. 371 b et Hegel, Ph.D. 204 ; cf. gal. Platon, Lois V. 742 a et Kant, M.M.D.D. I. II. III. M.M. I. XXXIII. 1194 a 22-25 cf. Hegel, Ph.R. II partie 4 sec. 3. p. 179 mile Livre 3 p. 245
35
" Mais auquel des deux [le vendeur ou lacheteur] appartient-il de fixer le prix ?"
Cest trop cher pour les uns, pas assez pour les autres. De tels conflits conduisent droit linflation ou la dprciation de la monnaie qui ne se rsorbe quau bout dun certain temps.
" La monnaie, il est vrai, est soumise aux mmes fluctuations que les autres marchandises (car elle na pas toujours un gal pouvoir dachat) ; elle tend toutefois une plus grande stabilit."
Comment du reste galiser parfaitement des objets matriellement si diffrents (disparates) ? La logique des changes nen fonctionne pas moins, peu prs correctement, dans la vie de tous les jours, sinon lactivit conomique se paralyserait sans cesse.
" Si donc, en toute rigueur, il nest pas possible de rendre les choses par trop diffrentes commensurables entre elles, du moins, pour nos besoins courants, peut-on y parvenir dune faon suffisante."
On peut galement reprocher lconomie mercantile (la chrmatistique) dengendrer des phnomnes susceptibles " de justes critiques ", comme dans le cas " du prt intrt ".
" Car la monnaie a t invente en vue de lchange, tandis que lintrt multiplie la quantit de monnaie elle-mme. Cest mme l lorigine du terme intrt : car les tres engendrs ressemblent leurs parents, et lintrt est une monnaie ne dune monnaie. Par consquent cette dernire faon de gagner de largent est de toutes la plus contraire la nature."156
Mais force est de remarquer que largent que lon prte est lui-mme le fruit dun travail antrieur et que savoir qui on le prte et en vue de quelle fin est aussi un travail qui en tant que tel mrite salaire, mme si on peut toujours contester lgitimement le niveau de celui-ci. De toute faon mieux vaut une rgle, ft-elle discutable, que pas de rgle du tout, ce qui nous ramnerait ltat de nature. Pour autant que tous acceptent de respecter la rgle du jeu conomique, chacun retirera des changes rigoureusement ce qui lui est d, id est un revenu proportionnel ce quil a produit, ni plus ni moins. Il suffirait donc dliminer les contrefaons, les fraudes ou les situations monopolistiques pour voir rgner une parfaite justice distributive : A chacun selon son travail. Cest dailleurs ce principe que sont adosses grosso modo toutes les conomies modernes, quoiquen aient certain(e)s qui revendiquent dtre pay(e)s autant que dautres - travail gal, salaire gal-, alors quils/elles travaillent de toute vidence moins, soit quils/elles produisent des objets de moindre valeur, soit quils/elles soient moins prsent(e)s leur poste de travail, produisant de facto en quantit moindre. Doit-on en conclure que "donner chacun la part proportionnellement gale qui lui revient" ou " la proportionnalit au mrite " est le dernier mot de lquit et/ou de la Justice, comme semble le conclure parfois Aristote.
" En effet, jamais personne, quand il sagit de distribuer un bnfice, ne voudrait donner part gale au meilleur et au moins bon, on donnera toujours plus celui qui est en position de supriorit. Cest cela lgalit proportionnelle. De fait, celui qui en tant moins bon que lautre, a un bnfice moindre est, en un certain sens, galit avec celui qui a plus et qui lui est suprieur."157
Verra-t-on dans le Stagirite un anctre du libralisme et donnera-t-on raison Callicls ? On oublierait alors que, pour lauteur de lthique Nicomaque, lgalit proportionnelle ne constitue quune forme de la justice, celle qui rgit les activits conomiques dans des socits historiques donnes et nullement la Justice en soi quil, voire elles, ne cessent de viser lhorizon de leur devenir. Ne distingue-t-il pas en permanence "le juste au sens absolu" et "le juste politique" et symtriquement l"injuste par nature ou par une prescription de la loi" ? Avec lui on se gardera donc de confondre le " juste et ... lquitable " ou " la justice non-crite et la justice selon la loi ". En effet la proportion qui rgle les changes nest pas telle quelle vraiment quitable ou juste en soi, masquant sous les apparences de lgalit, une fondamentale ingalit ou iniquit,
156 157
.N. IX. 1. 1164 a 13-22 ; V. 8. 1133 b 13-20 (cf. gal. Cours II.4. Anth. II.2.A.b.) et Pol. I. 9. - 10. 1258 b 1 .N. V. 9. 1134 a 5 ; VIII. 16. 1163 b 12 et M.M. II. XI. 1211 b 15 ; cf. gal. Pol. VII. 3. 1325 b 8
36
due une prconception fort partielle du travail . Car ce mot signifie aussi bien leffort, lnergie ou la peine dploye que le produit ou le rsultat auquel ils aboutissent. Or il est clair que la formule, chacun selon son travail, privilgie usuellement et quasi exclusivement le second sens et laisse de ct le premier. Ainsi comprise, elle veut dire finalement chacun selon ce quil a fait : qui que lon soit, on a produit tant, on sera pay autant. Pareillement, dans le cas de " la justice corrective " ou pnale, qui que lon soit, on a commis telle faute, on payera tant. Ainsi envisage, la proportion redevient arithmtique.
" Au contraire, le juste dans les transactions prives, tout en tant une sorte dgal, et linjuste une sorte dingal, nest cependant pas lgal selon la proportion de tout lheure, mais selon la proportion arithmtique. Peu importe, en effet, que ce soit un homme de bien qui ait dpouill un malhonnte homme, ou un malhonnte homme un homme de bien, ou encore quun adultre ait t commis par un homme de bien ou par un malhonnte homme : la loi na gard quau caractre distinctif du tort caus, et traite les parties galit, se demandant seulement si lune a commis, et lautre subi, une injustice, ou si lune a t lauteur et lautre la victime dun dommage. Par consquent, cet injuste dont nous parlons, qui consiste dans une ingalit, le juge sefforce de lgaliser "158.
La loi naurait pas tenir compte des circonstances ou contextes diffrents dans lesquels se trouvent les individus -" Lex est surda et inexorabilis " (Tite-Live)- ni des consquences des sanctions pour eux -" Fiat justitia, pereat mundus "159 mais et uniquement de la quantit ou gravit du produit ou forfait ralis. Qui ne voit cependant immdiatement quapplique, sans le moindre correctif, cette maxime dbouche sur la pire des ingalits. Vu les conditions naturelles (climat, sol, capacit etc.) et sociales (ducation, fortune, frquentations etc.) ingales dans lesquelles naissent les hommes, il favorise systmatiquement les forts (capables) et pnalise les faibles (incapables). A ce jeu, le fort (avantag) produisant plus, gagnera toujours davantage que le faible (dsavantag) et celui-ci tant plus tent de commettre des dlits sera puni plus frquemment. Le A chacun selon ce quil a fait savre rapidement un A chacun selon ce quil peut faire, selon sa capacit (force ou puissance) soit, simplement un A chacun selon sa naissance ou nature. Sous couvert de Justice, ce serait le rgne de la loi du talion : Tel (talis) tu es n, tel tu resteras et donc celui d" une galit de droit chimrique et vaine " (Rousseau).
" Sous les mauvais gouvernements, cette galit nest quapparente et illusoire ; elle ne sert qu maintenir le pauvre dans sa misre, et le riche dans son usurpation. Dans le fait les lois sont toujours utiles ceux qui possdent et nuisibles ceux qui nont rien." (idem)
Pire, en usant de la mme mesure pour des tres ingaux, on aggrave ou multiplie en ralit leur ingalit puisquon autorise ainsi un riche senrichir et possder toujours davantage, en creusant son cart avec le pauvre, au point que ce dernier, ne disposant progressivement plus de ressources suffisantes sera fatalement accul travailler pour lui.
" Je permettrai, dit le capitaliste, que vous ayez lhonneur de me servir, condition que vous me donniez le peu qui vous reste pour la peine que je prendrai de vous commander." (idem160)
En change il en recevra un salaire qui ne correspondra mme plus ce quil produit mais et seulement ce dont il a besoin pour " lentretien de sa force de travail " (Marx). A lorigine de lexploitation, ce droit dit gal ne saurait promouvoir la moindre galit et savre donc en fait un droit foncirement ingal.
" Le droit gal est ... le droit bourgeois (...) Ce droit gal est un droit ingal pour un travail ingal (...) Cest donc, dans sa teneur, un droit fond sur lingalit ". (idem)
Dans sa " Loi gnrale de laccumulation capitaliste ", Marx prcisera ce point :
158 159 160
.N. V. 10. 1134 a 25 ; 1135 a 10 ; 14. 1137 b 10 ; VIII. 15. 1162 b 22 et V. 7. 1131 b 33-1132 a 7 cit par Kant in La fin de toutes choses p. 232 et in P.P.P. App. I. p. 70 ; cf. gal. Fichte S.E. p. 335 mile L. IV. p. 307 ; C.S. L. I. fin note et Discours sur lconomie politique, cit par Marx in Capital L. 1er 8 sec. chap. XXX. N. 1. p. 188; cf. gal. Robespierre, Sur la proprit
37
" Cest cette loi qui tablit une corrlation fatale entre laccumulation du capital et laccumulation de la misre, de telle sorte que laccumulation de richesse un ple, cest galement accumulation de pauvret, de souffrance, dignorance, dabrutissement, de dgradation morale, desclavage, au ple oppos, du ct de la classe qui produit le capital mme."161
La division contemporaine internationale entre pays nantis du Nord et pays dmunis ou proltaires du Sud ne sexplique pas autrement. Hegel rendait dj la justice conomique responsable de " la diffrence des classes " et du foss qui les spare ? Livre elle-mme, celle-l est tout sauf juste, puisquelle encourage la plus criante des ingalits.
" Si la socit civile se trouve dans un tat dactivit sans entrave, on peut la concevoir comme un progrs continu et intrieur de la population et de lindustrie. Par luniversalisation de la solidarit des hommes, par leurs besoins et par les techniques qui permettent de les satisfaire, laccumulation des richesses augmente dune part, car cette double universalit produit les plus grands gains, mais dautre part, le morcellement et la limitation du travail particulier et, par suite, la dpendance et la dtresse de la classe attache ce travail augmentent aussi, en mme temps lincapacit de sentir et de jouir des autres facults, particulirement, des avantages spirituels de la socit civile." (Hegel162)
Au niveau pnal, sanctionner par une mme amende ou peine une faute commise par des individus aux revenus ingaux, revient en fait pnaliser bien plus celui qui gagne fort peu, comparativement celui qui bnficie de moyens substantiels, voire le condamner sans rmission, en le rduisant, lui et sa famille, lindigence ou la misre pure et simple. "Summum jus, summa injuria (Comble du droit, comble de linjustice)" (Cicron163). En labsence dune galit relle des moyens de faire valoir ses droits, nul droit ne mrite dtre qualifi dauthentiquement gal.
" Lgalit des moyens de revendiquer son droit fait partie de lgalit." (Kant164)
Si lon veut vritablement lgalit, et lon ne peut pas ne pas la vouloir, force est de calculer le mrite ou dmrite autrement que par le seul rsultat. Le vrai mrite doit en effet se mesurer en proportionnant le rsultat (r) la capacit (c) de lindividu, soit par le rapport r/c qui reprsente le travail (t) rel (nergie) dpens par le sujet. Quun homme deux fois plus fort quun autre ait produit le double de celui-ci nimplique nullement quil ait travaill deux fois plus que lui et quil mrite un salaire double. Les deux ayant pein ou travaill autant, mritent un salaire gal (quivalent). On comprendra donc le A chacun selon son travail non plus comme un chacun selon son produit (ou capacit) mais comme un chacun selon sa peine. Au lieu de se focaliser exclusivement sur les oeuvres (rsultats), on tiendra compte de leffort fourni. On compensera ainsi les ingalits naturelles par la considration du mrite authentique et, revenant linspiration profonde de la formule A travail gal, salaire gal, on restaurera la parit entre les privilgis et les dmunis. Plus gnralement on proportionnera les rcompenses et les sanctions non seulement laction ou au dlit mais lnergie ou la rsistance dploye pour la commettre ou lviter. Aussi on fera plus cas du bienfait dun tre dnu de moyens que de quelquun dais.
" Car il est impossible ou du moins malais daccomplir les bonnes actions quand on est dpourvu de ressources pour y faire face." (Aristote)
Et lon blmera davantage celui qui cause un prjudice un tre dj meurtri par lexistence qu un tre gt par le sort.
" Il est bien plus grave de faire tort un malheureux qu lhomme dans la prosprit." (idem165)
Dans le mme ordre dides, on punira plus svrement le mfait dun homme fortun que
161
Salaire, prix et profit ; Critique du projet du progr. de Gotha I.3. in Oeuvres I. pp. 510 et 1420 (Pliade) et Le Capital, Livre 1er, 7 sec. chap. XXV. IV. Ph.D. 201 et 243 ; cf. gal. 67 et Esthtique LIde du Beau chap. III. III. 2. p. 330 De Officiis I. 10. 32-33 Rflexions n 7522 XIX, 446 .N. I. 9. 1099 a 35 et Problmes XXIX. 2. ; cf. gal. Pol. VII. 1. 1324 a 1
38
dun pauvre, tant entendu quil est plus difficile de rsister la tentation lorsquon manque de tout que quand on a toujours vcu dans lopulence. Pondrant les sanctions par les moyens dont chacun dispose, on rtablira lquilibre entre les misrables et les nantis, faisant ainsi preuve dune vritable quit (justice), comme le rclame le symbole mme de la Justice, la Balance : A faute gale, peine gale. Tout bon juge ou jury naccorde-t-il pas des circonstances attnuantes certains, voire nabsout-il pas le coupable en cas de folie, de lgitime dfense ou de "droit de dtresse" (Hegel166) et le propre dune " me bonne " nest-il pas dtre " oublieuse " (Plotin167) ? De cette Justice du Pardon (par : prfixe intensif, compltement, donner), Partage ou Rconciliation, les vangiles offrent maintes illustrations, et en particulier lexemple extrme de la Parabole des ouvriers de la onzime heure. Il y est question dun matre de maison qui embauche, des moments diffrents de la journe, des ouvriers pour travailler sa vigne. Avec les premiers il convient dun clair salaire. Quant aux suivants qui navaient point trouv de travail jusqu' lors, il se contente de leur promettre un juste gain. Le soir venu, il les rtribue tous par un mme salaire, en dpit de leur temps de travail fort ingal, le montant de celui-l correspondant la somme fixe avec les premiers, qui ont pein tout le jour. Passant outre le mcontentement de ceux-ci, il argue de son respect du contrat pass avec eux, et de sa bont, en loccurrence, probablement, de sa volont de ne pas pnaliser une seconde fois ceux qui navaient pas eu dj la chance dtre embauchs en mme temps que les autres. Anticipant " le royaume des cieux ", il entend instaurer une parfaite galit entre les hommes.
" Ainsi les derniers seront premiers, et les premiers seront derniers."
On abolira ainsi toute hirarchie, ingalit ou privilge, en partageant les biens entre tous, comme lont essay les premiers chrtiens.
" Tous ceux qui taient devenus croyants taient unis et mettaient tout en commun. Ils vendaient leurs proprits et leurs biens, pour en partager le prix entre tous, selon les besoins de chacun."168
Passant " de chacun selon ses capacits, chacun selon ses besoins !" (Marx169), on ne lserait ainsi personne. A terme, et puisque les besoins eux-mmes sont destins devenir communs, les hommes appartenant la mme espce et chacun ayant le droit de prtendre profiter de tous les avantages matriels et culturels humains, le droit se rsumerait cette unique clause :
"A chacun la mme chose" (G. Babeuf170).
Reste quun tel partage galitaire ne va pas du tout de soi, comme latteste le caractre phmre des premires communauts chrtiennes. Les vangiles en rservent expressment la ralisation dans un futur hypothtique (" le royaume des cieux ") et prvoient les protestations que sa tentative dinstauration ici-bas provoquera. Celles-ci ne manquent pas dailleurs dune certaine lgitimit. Si lon mesure en effet le mrite la fraction r/c, comment dterminer exactement sa valeur ? Contrairement au rsultat (r), toujours donn et dterminable, la capacit (c) est une grandeur minemment variable et dpendante tout autant de la nature que du vouloir du sujet. Or si celle-l est dj difficilement mesurable -comment intgrer toutes les circonstances possibles ?- celui-l lest encore davantage : comment faire la part de ce qui lui revient et de ce qui tient ces dernires ? Ne dit-on pas couramment qui veut peut ? Rien ne permet de discriminer avec certitude volont vritable et simple vellit, nous lavons dj dit. Quest-ce qui garantit que les ouvriers embauchs aprs coup ont rellement cherch
166 167 168 169 170
Ph.D. 127 ; cf. gal. Kant, L.. p. 155 Saint-Mathieu 20. 1-16 et Actes des Aptres 2. 44-45 ; cf. gal. 4. 32-35 Critique du projet du programme de Gotha I.3. Le Manifeste des gaux
39
du travail et nen nont point trouv pour des raisons matrielles objectives et pas plutt par manque dempressement en demander ou accepter un ? Nulle loi a priori ne saurait trancher ce dilemme, la rponse diffrant selon les cas, vu la diversit des tres et des conditions. Ce qui vaut pour lun, ne vaut pas forcment pour lautre.
" Que jamais une loi ne serait capable dembrasser avec certitude ce qui, pour tous la fois, est le meilleur et le plus juste et de prescrire tous ce qui vaut le mieux. Entre les hommes en effet, comme entre les actes, il y a des dissemblances, sans compter que jamais, pour ainsi dire, aucune des choses humaines ne demeure en repos : ce qui ne permet pas lart, aucun art quel quil soit, de formuler aucun principe dont la simplicit vaille en toute matire, sur tous les points sans exception et pour toute la dure du temps." (Platon171)
La Loi ne peut noncer quun principe et ne porte pas sur tous les cas particuliers possibles.
" Comme dans les autres arts en effet, dans lordre politique aussi il est impossible de prciser par crit tous les dtails, car la loi crite a forcment pour objet le gnral, tandis que les actions ont un rapport aux cas particuliers." (Aristote)
Pas plus quen mdecine, " il ny a rien de fixe " en matire de justice et lapplication des "diverses prescriptions de la loi" surpassent mme en difficult la connaissance des "remdes qui procurent la sant", vu le "caractre dirrgularit" (idem172) des actions humaines. Il est vain, note justement Hegel, dattendre une mesure mathmatique prcise du mrite, le nombre de paramtres en cause tant indfini, et desprer juger avec une justice parfaite.
" Une lgislation parfaite est impossible, de mme quil est impossible un juge de rendre dans le concret une justice vraie correspondant la formule de la loi. En ce qui concerne la lgislation, labsolu qui est assujetti apparatre dans les dterminations finies ne peut tre que linfini. On pose alors la mme infinit empirique et la mme dtermination interminable que lorsquon pense comparer une mesure dfinie avec une ligne absolument indfinie, ou une ligne dfinie avec une mesure absolument indfinie, ce qui est la mesure dune ligne infinie ou la division absolue dune ligne finie."
Nul ne saurait trancher " la grande et importante question de la responsabilit " (idem173). Pourtant il faut bien dcider (juger) et sortir de lindcision, sous peine de laisser le cours des choses, autant dire le rapport de forces, rgler de lui-mme le problme. Seulement trop abonder, avec "le matre de la vigne", dans le sens des explications des sujets, on risque dexcuser tous les dfauts et mauvaises actions et de dresponsabiliser les individus. Confondant bont et btise (navet) ou comprhension et faiblesse (indulgence), lon encouragerait la paresse ou le crime, faute de les sanctionner suffisamment. Qui se priverait de se reposer plutt que de travailler ou de voler plutt que de gagner sa vie, sil tait par avance assur dtre rcompens ou de bnficier de limpunit, linstar du travailleur ou de lhonnte homme ? Si les hommes disposaient de "lanneau de Gygs" susceptible de les rendre invisibles et donc insouponnables, sen trouverait-il un seul "de nature assez adamantine pour persvrer dans la justice" (Platon) ? Sans un minimum de contrainte, cest--dire sans lespoir dune rcompense ou la peur dune sanction, la justice ressemblerait vite un tricherie permanente dont les plus malins sortiraient toujours vainqueurs. La pratique de la justice ne saurait se limiter la balance et se passer du glaive . Celui-ci ne contredit nullement celle-l mais en forme la suite logique. Chacun doit assumer les consquences de ses actes, sauf se contredire totalement.
" Commettre linjustice et, quand on la commise, nen point payer la peine, cest l le mal suprme." (idem174)
Il serait en effet contraire la volont mme des sujets quils ne reoivent point en retour pour ce quils ont fait le chtiment ou la rcompense quappellent leurs actions, comme lillustre admirablement Dostoevski dans Crime et Chtiment. En punissant un criminel on le traite donc comme un tre responsable .
171 172 173 174
Le Politique 294 ab Pol. II. 8. 1269a 10 ; .N. II. 2. 1104a 4 ; V. 13. 1137a 12 et 14. 1137b 15 ; cf. Cours I. 3. Biologie III. p. 49 Le droit naturel chap. III. p. 122 (cf. gal. Ph.D. 3 Marge p. 427) et H.Ph. 2. p. 261 Rp. II. 360 b et Gorgias 482 b
40
" En considrant en ce sens que la peine contient son droit, on honore le criminel comme un tre rationnel. () Le signe de la haute destination absolue de lhomme cest de savoir ce qui est bien et ce qui est mal et de vouloir soit le bien soit le mal, en un mot, dtre responsable -responsable non seulement du mal, mais aussi du bien, non seulement de ceci, de cela, de tout ce qui est et de tout ce quil fait, mais aussi du bien et du mal qui incombent son libre arbitre. Lanimal seul est irresponsable." (Hegel175)
Par le pardon systmatique, dans le style christique du " Pre, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce quils font ", on dnierait aux individus leur statut de sujets humains : pensants et agissants, pour les assimiler des btes : cratures inconscientes et passives. Pour assurer une justice concrte, on abandonnera la prtention une galit stricte ici-bas. Saint-Mathieu lui-mme ne corrige-t-il pas sa propre Parabole des ouvriers de la onzime heure par La parabole des talents dont la leon est rigoureusement inverse ?
" Car tout homme qui a, lon donnera et il sera dans la surabondance ; mais celui qui na pas, mme ce quil a lui sera retir."176
Toutes les socits ont fait leur cette ncessit. Les Rvolutionnaires franais, tout en clamant lgalit entre les hommes, nen ont pas moins accept la possibilit de distinctions dictes par limpratif social, dans larticle 1er de la Dclaration des droits de lhomme et du citoyen.
" Les hommes naissent et demeurent libres et gaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent tre fondes que sur lutilit commune."
Les communistes russes y auront galement recours plus tard, lors de la N.E.P. par exemple. Si le Droit ne doit pas pouser les intrts particuliers, il ne peut cependant ignorer compltement ceux-ci, sous peine de se condamner limpuissance.
" Le Bien-tre nest pas un bien sans le droit. De mme le droit nest pas le Bien sans lutilit (fiat justitia ne doit pas avoir pour suite pereat mundus)." (Hegel)
On reconnatra donc un certain droit lingalit en socit qui garde aprs tout en elle des "restes de l'tat de nature".
" LIde contient un droit objectif de la particularit de lesprit, et ce droit non seulement ne supprime pas dans la socit civile lingalit des hommes pose par la nature (lment dingalit), mais il la reproduit partir de lesprit et llve au rang dingalit des aptitudes, de la fortune, et mme de la culture intellectuelle et morale." (idem)
Sans lui nulle vie sociale relle ne serait envisageable, faute de motivation et/ou de dynamisme qui impliquent fatalement dpassement et diffrenciation hirarchise.
" Quand on dit, lhomme est naturellement libre, cest l un principe dune valeur infinie ; mais si lon sen tient cette abstraction, aucun organisme de la constitution politique ne peut stablir, car il exige une structure o devoirs et droits sont limits. Cette abstraction ne permet aucune ingalit qui doit cependant intervenir si lon veut tablir un organisme et par l quelque chose de vivant." (idem177)
A une justice idale mais impraticable, on prfrera une justice moins exigeante mais applicable qui tente de concilier le juste et leffectif.
" La justice sans la force est impuissante ; la force sans la justice est tyrannique. La justice sans force est contredite, parce quil y a toujours des mchants ; la force sans la justice est accuse. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force ; et pour cela faire que ce qui est juste soit fort, ou que ce qui est fort soit juste." (Pascal)
Cela tant admis, que sensuit-il ? Faut-il se rsigner lexistence des ingalits et sacrifier dfinitivement toute revendication la Justice (galit), en se satisfaisant de lordre rgnant ? Sous prtexte dimpossibilit et de ncessit conomique ou de " paix " (idem) sociale, on couvrirait alors les pires exploitations ou tyrannies.
" Il est ncessaire quil y ait de lingalit parmi les hommes, cela est vrai ; mais cela tant accord, voil la porte ouverte, non seulement la plus haute domination, mais la plus haute tyrannie." (idem178)
175 176
177
178
Ph.D. 100 R. - R.H. chap. II. 2. p. 131 ; cf. gal. Ph.R. III p. B. chap. III. 2 sec ; p. 105 et E. III. 422 add. vangiles Luc 23. 34 et Mathieu 25. 14-30 ; cf. gal. La parabole des mines in Saint-Luc 19. 12-27 et Pas de vraie foi sans les oeuvres in ptre de Saint Jacques 2. 14-18 Ph.D. 130 (cf. gal. Rosenkranz II. XVI p. 387) ; 200 R. et Ph.R. Ire p. chap. III.2 s. III.2. p. 255 ; cf. gal. II p. chap. 2. 2 s. c. . p. 70 ; Esth. t. 4. chap. 1er II. b) p. 65 et Kant, Conj. n.2. et Th. et Pr. II.2. Penses 298, 299 et 380
41
Et lon contreviendrait alors au Devoir humain le plus lmentaire : linstitution dun Ordre humain, en lieu et place du (ds)ordre naturel. Cest en vain de toute faon que lon se rsoudrait une telle solution qui finirait tt ou tard par engendrer un mcontentement populaire qui balayerait le dit ordre. Force est de pondrer lune par lautre les deux formes dgalit prcdemment distingues -lgalit stricte et lgalit proportionnelle- ou, ce qui revient au mme, les deux modes de calcul du mrite.
" Cest pourtant, il est vrai, une ncessit que ltat, dans son ensemble, ait parfois recours ces deux espces qui portent le mme nom, sil veut ne pas avoir un jour tre divis contre lui-mme dans une de ses parties : lquit et lindulgence, quand il y a place pour elles, sont une infraction, sachez le, la rectitude de la justice en ce quelle a de parfait et de strict ; et cest la raison pour laquelle on est forc davoir en plus recours lgalit du lot tir au sort, pour prvenir le mcontentement dans la masse du peuple, en invoquant, alors mme, dans nos prires la Divinit et la Bonne Fortune pour quelles redressent le sort dans le sens de ce quil y a de plus juste." (Platon)
Seulement dans cette pondration, on se gardera de privilgier, comme le fait le philosophe antique, dans son dernier ouvrage du moins, lgalit aristocratique, car elle pouse fidlement le cours naturel des choses, au lieu de le rectifier . Lui-mme ne lencadrait-il pas du reste, en rcusant par avance toute ingalit des revenus dpassant le rapport de 1 4179 ? Tout au contraire on lui prfrera lgalit dmocratique qui, en dpit de son caractre utopique et de ses dangers, est la seule conforme lexigence juridique authentique.
" Cette galit, disent-ils, est une chimre de spculation qui ne peut exister dans la pratique. Mais si labus est invitable, sensuit-il quil ne faille pas au moins la rgler ? Cest prcisment parce que la force des choses tend toujours dtruire lgalit, que la force de la lgislation doit toujours tendre la maintenir." (Rousseau180)
Trouvera-t-on nanmoins un tat qui voudra rellement delle ? Ou de quelle nature doit tre lautorit capable de la mettre uvre et de concilier ainsi les intrts de tous et de chacun ?
" La question de droit (quaestio juris) est la suivante : Dans quelle sorte dtat lintrt propre de chacun trouve-t-il la satisfaction conformment des rgles telles quelles valent galement pour lintrt propre de lautre et quelles conviennent donc ce dernier ? ... " (Kant181)
Les meilleures lois du monde risquent en effet dtre impuissantes, en labsence dun pouvoir veillant leur excution. Linterrogation juridico-morale rencontre ainsi la question politique. Lthique nest-elle pas aprs tout " une forme de politique " (Aristote182) ? C. Pouvoir (Politique) Si toute Cit est rgle par des lois, celles-ci requirent leur tour un organe, ltat ou le gouvernement, charg den assurer le respect et dviter quelles ne demeurent lettre morte :
" car il faut gouverner dans un tat ;" (Hegel)
Do la ncessit dinterroger le " concept de ltat " (idem183). Diffrentes formes dtat (Gouvernement / Pouvoir) se sont succdes sur la scne historique. On en dnombrera essentiellement trois, en fonction du nombre de ses reprsentants.
" Les termes constitution et gouvernement ont la mme signification, et le gouvernement est lautorit souveraine des tats, autorit souveraine qui est ncessairement aux mains soit dun seul, soit dun petit nombre, soit de la masse des citoyens." (Aristote)
On les nommera respectivement mon-archie (gouvernement dun seul individu) ou "royaut", olig-archie (gouvernement de plusieurs) ou "aristo-cratie" (gouvernement des meilleurs) et dmo-cratie (gouvernement du peuple ou de tous) ou "rpublique proprement dite" (idem). Toutes rpondant la mme exigence, garantir le bon fonctionnement de lordre lgal, on les comparera et lon se demandera, avec lauteur de La Politique, laquelle est la meilleure.
179 180 181 182 183
Lois 757 de e et 744 e C.S. L.II. chap. XI. Rflex. n 7708, XIX. 497 .N. I. 1 1094 b 11 Ph.H. p. 332 et Esthtique, LIde du Beau chap. 3. II. 1. a. p. 241
42
" Notre examen porte sur la constitution idale, cest--dire celle sous laquelle la cit serait suprmement heureuse "
Parmi les tats, y en a-t-il un qui soit " dune beaut parfaite " (idem184) ? Pour le savoir, cernons mieux lessence du pouvoir politique. La Politique/Rpublique de Platon -" le plus fameux des crits politiques de Platon, luvre politique la plus clbre de tous les temps " (L. Strauss185)- proposant une dfinition prcise de ce dernier, dans son " modle de bon tat " ou " tat de beaut (Callipolis) "186, aidons-nous du rsum quil en esquisse dans le Time -" le sommet de toute la philosophie "187-, pour rsoudre notre problme.
" Hier donc, les propos que jai tenus concernaient, pour lessentiel, la constitution politique, la sorte qui en tait mon avis la meilleure et la sorte dhommes quil y fallait."
Et pour cela il importe de remonter la gense mme de toute Cit. Runis " sur un mme lieu dhabitation " en vue de satisfaire leurs besoins rciproques, les hommes sont redevables de leur association la ncessit conomique, tout comme les animaux doivent la leur la contrainte biologique. A linstar de ceux-ci, ils se rpartiront entre eux les diffrentes tches et vivront " en communaut et entraide ". Mais si le rassemblement conomique, point de dpart chronologique de la socit humaine, repose sur la division technique du travail et lappropriation prive des moyens de production, soit sur des intrts particuliers, la "socit politique" proprement dite requiert un fondement ou intrt universel, afin de maintenir la cohsion densemble du corps ou du "tissu social"188, sans laquelle un tat se rduirait lunit instable dintrts contradictoires, toujours menace par les dissensions, les luttes ou les rivalits. Ceux qui reprsentent ltat ne doivent donc connatre aucune attache ou occupation dtermine susceptible de dtourner leur regard de leur unique tche : la dfense de la Cit. Aussi ils seront dispenss de toute activit conomique.
" Ne fallait-il pas que ltat de laboureur, et tous les autres mtiers, y fussent dabord, disions-nous, mis part de ceux qui doivent porter les armes."
Ce nest quainsi quils pourront se consacrer exclusivement et de manire dsintresse la Politique ou au Bien commun, soit la sauvegarde de la Collectivit.
" Et, comme le veut la nature, nous avons attribu chacun, individuellement approprie, une occupation exclusive, un seul mtier pour chacun ; ceux qui devaient pour tous les autres porter les armes, nous avons dit quil leur fallait tre les gardiens, sans plus, de la cit, contre quiconque de lextrieur, voire de lintrieur, viendrait en malfaiteur ; rendant la justice avec douceur leurs subordonns, qui sont par nature des amis, ils se montreraient intraitables, dans les combats, pour tout ennemi rencontr."
Toute entorse cette rgle risque de leur faire oublier leur fonction dunion, au profit de la recherche davantages conomiques, linstar des autres groupes sociaux. Or la seule raison dtre de la classe politique est prcisment de dpasser les clivages entre ces derniers et de permettre la constitution dun tout social qui ait gard pareillement au bien-tre de tous et non de tel clan ou corporation, au dtriment dun autre.
" Car lobjet que nous avons assurment en vue lorsque nous fondons cet tat, ce nest pas quune seule classe de nos citoyens soit privilgie dans la possession du bonheur, mais que celle-ci appartienne, au plus haut degr possible, ltat tout entier."189
La sparation des Gardiens du reste de la socit na rien voir avec la division entre les diffrentes catgories socio-conomiques, tant au contraire destine transcender celle-ci.
184
Pol. III.7.1279a 25-39 ; VII.9.1328b 35 et 4.1326a 35 ; cf. gal. II.1.1260b 27 ; IV.3.1290a 13 et 7.1293a 35 Kant, M.M.D.D. 51 et Hegel, E. III. 544 R. La Cit et LHomme p. 84 Rp. V. 472 e et VII. 527 c Texte in op. cit. 17 c - 18 d et 20 a Rp. II. 369 c ; 371 b et Le Politique 310 e Rp. IV. 420 b
43
Il est donc fort injuste didentifier la Cit platonicienne au rgime des castes gyptien.
" La Rpublique de Platon, en tant du moins que la division du travail y figure comme principe constitutif de ltat, nest quune idalisation du rgime des castes gyptiennes." (Marx190)
En vrit elle en est lexact oppos, son principe constitutif ntant nullement chercher du ct de lconomique mais du ct du politique qui en est indpendant. Une telle assimilation reviendrait rduire la politique un mtier ou une technique parmi dautres, et les gardiens ou politiciens une caste privilgie, avec ses prrogatives propres, alors quils sont expressment dsigns comme la classe universelle, celle qui ne doit point pouser tel ou tel intrt particulier, oblige quelle est de lutter " pour tous les autres ", afin de cimenter le tout social et de lui donner une base stable.
" Ces Gardiens qui ont t poss par nous comme la base de notre tat."191
Les gardiens ne forment donc pas une classe, avec des comptences particulires, superposable aux autres classes de la socit, mais sont la pure reprsentation ou le symbole du lien politique mme, qui nest inhrent aucun individu ou groupe, tant le bien de tous, la relation qui les fait co-exister ensemble. Du lien ou de luniversel ils partagent au demeurant les attributs, puisquils ne sidentifient pas des individus empiriques particuliers, qui seraient ncessairement pris dans les rets de leurs intrts personnels ; mais des individus universels ou des philosophes.
" Cest quil y a, je pense, une nature caractristique de lme des gardiens, disions-nous ; il faut quelle soit la fois pleine de fougue, la fois philosophe au suprme degr, afin que suivant le cas ils puissent, comme il se doit, se montrer doux ou intraitables."
A vrai dire ils nexistent pas de naissance mais adviennent, suite toute une ducation destine prcisment dvelopper la vertu de luniversalisation, sommeillant certes en lHomme, mais inoprante, tant quelle na pas t correctement exerce. Et pour ce faire on recourra toutes les disciplines physiques, esthtiques, pistmologiques, -dans tous les cas des activits rgles- qui sont aptes lveiller.
" Et leur ducation ? La gymnastique, la musique, ainsi que les sciences, toutes autant quelles conviennent leur condition, nest-ce pas en tout cela quil faut les lever ?"
Point en effet de Philosophes dignes de ce nom sans une instruction approprie. In-formant les Gardiens, lducation dcide de leur esprit ou manire de gouverner et partant de la direction que prendra la socit. Elle savre ainsi la condition de possibilit de la Cit.
" La formation des dirigeants appartient donc la partie la plus importante de lensemble, comme en tant la base." (Hegel192)
En regard delle, tout le reste, toute mesure disciplinaire ou lgislative concrte par exemple, est secondaire ou plutt subordonn.
" Tout cela, ce sont plutt de pauvres petites choses, pourvu que, comme on dit, ils prennent bien garde lunique chose importante ; importante ? disons plutt celle qui convient exactement ... linstruction et lducation."
Politique et Pdagogie sont intimement lies et la Rpublique peut tre considre comme "le plus beau trait dducation quon ait jamais fait" (Rousseau), tout, dans la Cit, dpendant troitement de la formation des citoyens et partant de la nature de leurs formateurs.
" Javais vu que tout tenait radicalement la politique et que, de quelque faon quon sy prt, aucun peuple ne serait jamais que ce que la nature de son gouvernement le ferait tre ; ainsi cette grande question du meilleur gouvernement
190 191 192 193
Le Capital L. 1er 4 sec. chap. XIV. V. t.2. p. 55 Critias 110 d H.Ph., Platon p. 488 Platon, Rp. IV. 423 e et Aristote, .N. II. 2. 1103 b 25
44
possible me paraissait se rduire celle-ci : Quelle est la nature du gouvernement propre former un peuple le plus vertueux, le plus clair, le plus sage, le meilleur enfin, prendre ce mot dans son plus grand sens ? " (idem194)
Or seuls des philosophes confirms peuvent se soucier du tout et solutionner le problme politique qui revient toujours et invariablement un conflit dintrts particuliers.
" Sil narrive pas, repris-je, ou bien que les philosophes deviennent rois dans les tats, ou que ceux auxquels on donne maintenant le nom de rois et de princes ne deviennent philosophes, authentiquement et comme il faut ; et que cet ensemble, pouvoir politique et philosophie, se rencontre sur la mme tte ; sil narrive pas, dautre part, quaux gens cheminant de nos jours vers lun de ces buts lexclusion de lautre (et le nombre est grand des gens qui sont ainsi faits), on ne barre de force la route,... alors, mon cher Glaucon, il ny aura pas de trve aux maux dont souffrent les tats, pas davantage, je pense, ceux du genre humain ! pas plus quantrieurement ne natra jamais, dans la mesure o il en sera capable, ce rgime politique dont aujourdhui nous avons fait la thorie ; pas plus quil ne verra auparavant la lumire du soleil !"
Car ils sont les seuls tres proccups explicitement par " une vision densemble " ou totale. Tel est le vrai principe constitutif de ltat platonicien et au-del de tout tat authentique. Dans " un tat bien gouvern ", peu importe finalement le nombre de ceux qui dirigent ; ne comptent que leur motivation et leur valeur dexemple, soit leur aptitude diriger sagement, cest--dire au nom du tout et non de leur profit personnel.
" Car cest seulement dans un tel tat que le pouvoir sera aux mains de ceux qui sont les vrais riches, non pas riches dor, mais de la richesse sans laquelle il ny a pas de bonheur : une vie bonne et sage."
Hors cette qualit, ltat se rduirait un groupement dintrts individuels qui sombrerait tt ou tard dans le chaos gnr par la guerre civile.
" Suppose au contraire que doivent venir aux affaires publiques des hommes qui, dans leur dnuement, ont faim de biens qui ne soient qu eux, convaincus que le pouvoir est lendroit voulu pour en arracher le bien comme un butin, cette possibilit disparat; car alors le pouvoir est devenu lenjeu dune lutte, et, comme une semblable guerre est congnitale et intestine, elle fait leur perte et celle du reste des citoyens."195
Ne correspondant plus l"lment substantiel et universel" (Hegel196) des activits humaines, il perdrait jusqu sa raison dtre : assurer le bien tre ou la co-existence de tous les hommes. Platon peut ainsi tre tenu pour un des prcurseurs de lIdal critique ou rvolutionnaire.
" La fin capitale, le bonheur universel." (Kant) " Le Bonheur [des peuples] est une ide neuve en Europe." (Saint-Just)197
Pour tre la hauteur de lIntrt gnral quils incarnent, les Gardiens Philosophes devront tre dnus de tout intrt particulier ou personnel qui les dtournerait forcment de leur tche universelle ; aussi ne possderont-ils rien en propre. Entre eux sera abolie la proprit prive. Purs fonctionnaires dtat, ils seront rmunrs par la collectivit et partageront tout, vivant sous le rgime de la proprit commune, avec pour unique proccupation l'tude et ladministration de la vertu civique.
" Et ceux quon aura levs de la sorte, il a t dit, nest-ce pas ? que ni or ni argent, ni jamais aucune autre richesse ne devrait tre rpute deux leur proprit ; mais, en tant que dfenseurs, ils recevraient le salaire de leur vigilance des mains de ceux qui sont placs sous leur sauvegarde ; modeste, comme il convient des gens sages, il serait dpens par eux en commun ; partageant le mme rgime et vivant en communaut, ils feraient de la vertu par-dessus tout leur tude, et toute autre occupation leur serait pargne."
Ils ne risquent pas ainsi de confondre le Bien de ltat avec leurs biens. Cette galit stendra aux hommes aussi bien quaux femmes. On nexclura celles-ci daucune fonction et noprera nulle discrimination positive ou ngative entre les deux sexes, entre lesquels on instaurera au contraire la plus parfaite parit.
" En ce qui concerne particulirement les femmes, nous avons fait observer que leurs facults naturelles doivent sur celles des hommes se rgler et sen rapprocher ; toutes les occupations doivent tre communes aux deux sexes, aussi bien la guerre que dans les autres circonstances de la vie, et il faut les faire partager toutes."
194 195 196 197
mile Livre 1er p. 40 et Confessions Livre 9 t. 2 p. 122 Rp. V. 473 cde ; VII. 537 c et 521 a ; cf. gal. VI. 499 d ; VII. 540 d et Lettres VII. 326 ab Ph.D. 258 R Kant, C.R.P. Mthod. transc. chap. III. p. 632 et Saint-Just,
45
Platon ira jusqu' prner la disparition de tous le liens familiaux particuliers, militant pour un communisme matrimonial et parental, susceptible de contrecarrer les prfrences ou la voix du sang et dassurer une vritable galit des chances ou de lducation.
" Et en ce qui concerne la procration des enfants ? est-ce que sur ce point, le caractre insolite de nos propos nen rend pas la remmoration aise ? Cest une communaut universelle des mariages et des enfants que nous avons tablie pour eux tous, avec des mesures pour que nul jamais ne puisse connatre en propre son rejeton, mais pour quils estiment tous quils sont tous de mme sang, reconnaissant des surs et des frres en tous ceux qui se trouvent dans des limites dge convenable, en ceux des gnrations antrieures et plus avances des parents et des grands-parents, en ceux des gnrations suivantes des enfants et des petits-enfants."
Pour "absurde" ou "stupide"198 que paraisse cette dernire clause, elle ne fait que tirer la consquence ultime du caractre spcifique de la procration humaine, qui saccomplit toujours dans un cadre lgal ou social, sans lequel nul ne saurait jamais qui sont ses parents.
" Nest-ce pas nous [les Lois], en premier lieu, qui tavons engendr ? nest-ce pas par nous que ton pre sest mari ta mre et quil ta donn le jour ?"
Avant dtre lenfant de tels individus, chacun est redevable de son statut sa " patrie ", qui peut tre considre comme le vrai pre de tous. Toute socit se rserve du reste un droit de regard sur les familles, tant au travers des rgles matrimoniales, que des devoirs parentaux quelle dfinit, pouvant mme dchoir certains de leurs droits de pre ou de mre.
" Ils [les enfants] appartiennent ltat plus qu ceux qui leur ont donn le jour."
Certes ce mode de vie ne sadresse, dans un premier temps, quaux Gardiens, mais dans la mesure o ceux-ci forment la base de la socit en gnral, il concerne finalement tout le monde, proposant le modle auquel chacun devrait se rfrer, sil entend prserver sa coexistence ou union avec les autres. Entre les Gardiens et les citoyens ordinaires, il ny a du reste nulle limite fixe infranchissable, mais " un chass-crois " permanent, les uns prenant la place des autres, selon les mrites ou dmrites respectifs de chacun. A terme, tous sont appels devenir responsables (chefs) et sujets (citoyens) politiques la fois.
" Le temps o nous serons devenus un citoyen accompli, sachant tre avec justice la fois chef et sujet."199
De vrais pasteurs du " troupeau danimaux bipdes " et partant la vritable " politique " ne font-ils pas du reste appel au " bon vouloir du troupeau ", instituant ainsi " lintrt commun de ltat dans son ensemble " et non "le bonheur dune seule classe privilgie de ltat"200 ? Aristote ne commettait pas derreur en considrant que les normes rgissant lexistence des Gardiens valaient pour " tous les citoyens ". On baptisera juste titre la thorie platonicienne de " communisme " et mme de communisme intgral :
" Ce qui caractrise PLATON, cest la communaut la fois des femmes, des enfants et des biens " (idem201).
Elle anticipe ainsi tous les programmes communistes, que ce soit celui des premires communauts chrtiennes -"La doctrine de Platon prpare celle de Jsus Christ" (E. Cabet202)ou celui du Manifeste du Parti communiste qui entend supprimer la division sociale, nonobstant l'interprtation errone propose par son auteur de la Rpublique.
" En ce sens, les communistes peuvent rsumer leur thorie dans cette formule unique : abolition de la proprit prive. (...) A la place de lancienne socit bourgeoise, avec ses classes et ses antagonismes de classes, surgit une association dans laquelle le libre dveloppement de chacun est la condition du libre dveloppement de tous."(Marx203)
On btirait donc une socit galitaire, communiste ou socialiste : sans classes ou ingalit.
Aristote, Pol. II. 4. 1262 a 33 et Marx, M. 44. XVI. p. 227 Criton 50d ; 51b ; Lois VII. 804d et I. 643e ; cf. gal. IV. 717bc ; XI. 923a ; Lettre IX. 358a et pin. 976d Le Politique 276e ; Lois IV 715b (cf. gal. IX 875a et Lettre VII 337a) et Rp. VII 519e (cf. gal. IV 420b) Pol. II. 1. 1261 a 5 ; II. 1-6 et 12. 1274 b 10 Voyage en Icarie 2 partie chap. XII. op. cit. II. et vide supra p. 42
46
Dfini par le lgislateur, le droit de proprit est un droit social, qui peut parfaitement tre remis en cause voire supprim par lui, si lintrt collectif le commande, comme cela arrive lors dune rforme agraire, de travaux dutilit publique ou de rquisitions en temps de guerre. Aucune cit ne se prive dailleurs de le contrler, veillant ce que lappropriation ne nuise pas trop la concorde ou la paix sociale, toujours menace par une ingalit excessive.
" Cest que, forcment, ltat qui est ainsi fait nest pas unique, mais forcment double : celui des pauvres et celui des riches, habitant sur le mme territoire et toujours complotant lun contre lautre."204
Lgalit juridique, garante de lunit du corps social requiert un pouvoir communiste, tous les niveaux, soit une dmocratie ou une rpublique fraternelle effective qui mettrait en pratique la devise " Libert, galit, Fraternit ", dont le rve ne date pas daujourdhui205.
" Ainsi, communaut des femmes, communaut des enfants, communaut de tous les biens sans exception, limination de notre existence, par tous les moyens et partout, de ce quon appelle proprit prive , que cela ait lieu quelque part actuellement ou que cela doive avoir lieu quelque part un jour ; mettre dautre part tout en uvre, autant quon le peut, pour faire que, dune manire ou de lautre, devienne commun, mme ce qui est personnel chacun de nous, que par exemple nos yeux, nos oreilles, nos mains semblent voir, entendre, faire quelque chose de commun tous ; que, encore, dans lloge et dans le blme, tous ensemble soient au plus haut point possible comme un seul homme, tous joyeux, tous affligs propos des mmes objets ; bref quelles que soient les lois par lesquelles, selon leur pouvoir, lunit sera au plus haut degr possible ralise dans la Cit, ces lois seront telles que, pour la supriorit dans lexcellence, personne jamais, dfinissant autrement cette supriorit, nen posera une dfinition qui soit plus juste, ni non plus meilleure."
Autrement, affirme seulement par le droit, lgalit se condamnerait ntre que postule et se rduirait un vu pieu, gure diffrent dun mensonge. En rsum, la Cit platonicienne sera qualifie indiffremment de communiste ou de philosophique, ces deux adjectifs vhiculant une connotation similaire : luniversalit. Il revient donc au mme dy souligner la ncessit de la communaut gnralise ou celle de ladministration par les philosophes.
"Pour quun tat soit minemment bien gouvern : communaut des femmes, communaut des enfants et de lducation tout entire ; semblablement occupations communes dans la guerre comme dans la paix ; la royaut aux mains de ceux des citoyens qui se sont rvls les meilleurs aussi bien dans la philosophie que par rapport la guerre."206
Toutes deux rpondent au rquisit fondamental de toute organisation politique : lalliance ou le lien universel des citoyens qui prsuppose, lencontre de la vision commune, la mise entre parenthses ou le sacrifice des individus dans leur singularit.
" Tels sont les traits fondamentaux de la Rpublique platonicienne. Elle a pour caractre essentiel la rpression du principe de la singularit ; et il semble que ce soit l que rside lopposition entre la philosophie en gnral et la reprsentation : celle-ci en effet valorise le singulier, ce quelle fait aussi dans ltat en tant quil est lesprit rel, droit de proprit, protection des personnes et de la proprit, le considrant mme comme la base de tout tat." (Hegel207)
Tel est le prix payer pour toute vie communautaire (sociale). Malgr sa virulente critique du communisme platonicien, dont nous dirons un mot ultrieurement, Aristote nen thorisera pas moins une semblable primaut et prvalence du "tout" sur "la partie", dans sa propre Politique.
" La cit est par nature antrieure la famille et chacun de nous pris individuellement."
Il retrouvera la stricte indpendance du politique, en charge du tout, par rapport lconomique, concern par les affaires particulires.
" Nous avons ainsi indiqu les lments sans lesquels un tat ne peut tre constitu, et combien il y a de parties dans un tat (laboureurs, travailleurs manuels, et la classe ouvrire en gnral, sont ncessaires lexistence des tats, mais les parties proprement dites de ltat sont la classe militaire et la classe dlibrante, et chacune de ces divisions est spare des autres soit dune faon permanente, soit tour de rle)."
204 205 206 207
Rp. VIII. 551 d ; cf. gal. IV. 422 e - 423 a ; Lois III. 679 bc ; V. 744 d et Phdon 66 c cf. R. von Phlmann, Geschichte der sozialen Frage und der Sozialismus in der antiken Welt Lois V. 739 cd et Rp. VIII. 544 a H.Ph., Platon p. 494
47
Envisageant la possibilit dun pouvoir partag, dans lequel " le citoyen est tour tour gouvernant et gouvern ", il conclura pareillement la ncessit dune "ducation ... une et identique pour tous", sous la responsabilit de " la communaut " et non des parents ou des individus et soulignera lentire subordination de ceux-ci ltat ou au Tout.
" Et en mme temps, il nest mme pas exact de penser quun citoyen sappartient lui-mme : en ralit, tous appartiennent ltat, car chaque citoyen est une partie de ltat, et le soin de chaque partie est naturellement orient vers le soin du tout."
LIdal de toute Cit ou Communaut humaine exigerait "lamiti", la concorde ou la fraternit des citoyens qui implique "lgal en quantit".
" En effet, en toute communaut, on trouve, semble-t-il, quelque forme de justice et aussi damiti coextensive ... En outre, le proverbe ce que possdent des amis est commun est bien exact, car cest dans cette mise en commun que consiste lamiti."
Avant Engels et sa notion de socit communiste primitive voque dans sa note du Manifeste communiste et dans Lorigine de la famille, de la proprit prive et de ltat, le philosophe grec pensait retrouver cet Idal dans les socits primitives qui auraient connu la communaut des biens.
" En effet, les membres de lassociation primitive possdaient toutes choses en commun " (idem208).
Ce qui est aprs tout une faon, ft-elle discutable, de marquer le caractre originaire et/ou prenne de l'Idal politique. Toute politique est ainsi en son fond totalitaire et/ou dmocratique , soumettant dlibrment lindividu la Cit (totalit). B. Constant pouvait bien voir dans ce trait la marque De la libert des Anciens, par opposition au rgime individualiste des Modernes, on voit mal comment un tat libral pourrait fonctionner en l'absence d'une Rgle commune. Loin de toute infamie, laquelle l'assigne toute l'idologie dmocratique contemporaine, le terme de totalitarisme exprime l'essence du politique bien compris en gnral. Quant au danger ventuel d'asservissement que celle-l ne cesse d'agiter, il importe exclusivement de savoir si la totalit, que chacun dfend, englobe en droit et en fait tout le monde, et au premier chef limmense majorit (le proltariat), cas du communisme russe par exemple, ou si elle ne concerne, par principe et en ralit, quune minorit (lite, nation, race), se rduisant alors une fausse totalit, cas du fascisme dont le nazisme, qui a rduit le tout aux dimensions dune partie mythique de lhumanit (les Aryens), contrevenant du coup la tche du politique. Rien d'tonnant que le premier ait connu une vie relativement longue et perdure encore dans maints esprits, alors que le second, aprs une existence fugitive, ait sombr corps et me, hormis dans la nostalgie d'une infime minorit d'attards. Bien que ou parce quelle mane du cerveau dun penseur idaliste -en est-il dautres ?-, la Rpublique nexprime pas le fantasme dun philosophe, mais traduit, jusque dans ses ultimes consquences, lexigence conceptuelle de la cohabitation humaine.
" La Rpublique de Platon est devenue proverbiale comme exemple prtendument clatant de perfection imaginaire qui ne peut prendre naissance que dans le cerveau dun penseur oisif, et Brucker trouve ridicule cette assertion du philosophe que jamais un prince ne gouverne bien sil ne participe pas aux ides. Mais il vaudrait mieux sattacher davantage cette pense et (l o cet homme minent nous laisse sans secours) faire de nouveaux efforts pour la mettre en lumire, que de la rejeter comme inutile, sous ce trs misrable et pernicieux prtexte quelle est impraticable. Une constitution ayant pour but la plus grande libert humaine daprs des lois qui permettraient la libert de chacun de pouvoir subsister de concert avec celle des autres (je ne parle pas du plus grand bonheur possible, car il en dcoulera de lui-mme), cest l au moins une ide ncessaire qui doit servir de fondement non seulement aux premiers plans que lon esquisse dune constitution politique, mais encore toutes les lois, et dans laquelle on doit faire ds labord abstraction de tous les obstacles prsents, lesquels rsultent peut-tre bien moins invitablement de la nature humaine que du mpris des ides vritables en matire de lgislation." (Kant)
208
Pol. I. 2. 1253 a 20 ; VII. 9. 1329 a 35 ; I. 12. 1259 b 5 ;VIII. 2. 1337 a 22-30 ; .N. VIII. 9. 1158 b 30 ; et 11. 1159 b 30 et Pol. I. 9. 1257 a 22 ; cf. gal. Pol. II. 5. 1263 a 30
48
Elle explicite " la norme ternelle de toute constitution politique en gnral " (idem) et tente de rsoudre la question sociale mme, autant dire la question de lhumanit.
" Le problme essentiel pour lespce humaine, celui que la nature contraint lhomme rsoudre, cest la ralisation dune Socit civile administrant le droit de faon universelle." (idem209)
Tous les modernes, du moins ceux qui comptent, niront-ils pas jusqu emprunter Platon une partie de sa terminologie ?
" Cette personne publique, qui se forme ainsi par lunion de toutes les autres, prenait autrefois le nom de cit, et prend maintenant celui de rpublique ou de corps politique, lequel est appel par ses membres tat quand il est passif, souverain quand il est actif, puissance en le comparant ses semblables. A lgard des associs, ils prennent collectivement le nom de peuple, et sappellent en particulier citoyens, comme participant lautorit souveraine, et sujets, comme soumis aux lois de ltat." (Rousseau210)
Reste interroger non point la ncessit idale dun tel concept, celle-ci ne faisant pas de doute, mais les conditions concrtes de sa ralisation qui, elles, posent minemment problme. Si " ltat de beaut (Callipolis) " prsuppose une formation adquate de ses Gardiens et/ou citoyens, comme celle-ci rclame son tour des Instituteurs ou Magistrats aptes la dlivrer, il semblerait quil ne puisse jamais commencer, sa condition de possibilit le condamnant tourner dans un cercle.
" Mais ici se prsente le cercle : la vie politique publique repose sur les murs, et inversement les murs reposent sur les institutions." (Hegel211)
On parlerait mme ici bon droit de cercle vicieux. Qui et en fonction de quelle loi choisira ceux-l mmes qui devront former les autres ?
" Ne comprenons-nous pas la ncessit dans les collectivits qui, comme celle-ci, se forment pour la premire fois, quil y ait des hommes dont la fonction prcderait la constitution de toutes les magistratures ? Assurment il en faut dune manire ou dune autre, et que ce ne soient pas des hommes sans valeur, mais au contraire les plus minents possibles : le commencement en effet, comme dit le proverbe, est la moiti du travail entier, et bien commencer nous vaut toujours un hommage universel ; la vrit pourtant cest qu mes yeux il y a l plus de la moiti, et personne na rendu lhommage qui convenait au commencement qui est bien russi."
O trouvera-t-on de tels " hommes extraordinairement minents "? Existe-t-il chez les humains un tre qui serait demble la hauteur de la tche politique : gouverner sagement ou vertueusement , sans se laisser corrompre par le pouvoir ?
" Aucun naturel humain nest apte, quand il est investi dun pouvoir personnel absolu, administrer en totalit les affaires qui sont du ressort de lhomme, sans sexposer regorger de dmesure et dinjustice. (...) La plupart des hommes au pouvoir, mon excellent ami, deviennent des mchants." 212
Y a-t-il un seul homme capable dune totale abngation et prt sacrifier ses propres intrts ou ne sommes-nous pas enclins privilgier ces derniers au dtriment de ceux dautrui ?
" Mais cest une exprience ternelle, que tout homme qui a du pouvoir est port en abuser ; " (Montesquieu213)
Tomberait-on par miracle sur l oiseau rare , que le problme du pouvoir ne serait pas pour autant rsolu. Car pour quune autorit sage puisse gouverner, il faudrait que les autres (les gouverns) reconnaissent sa sagesse et y obissent, et donc quils soient eux-mmes un tant soit peu sages ; hypothse encore plus improbable que la prcdente, vu " le mal radical de la nature humaine " (idem). A vrai dire si celle-l tait remplie, celle-ci deviendrait inutile, les hommes nayant alors nul besoin de chef, puisquils pourraient sauto-gouverner ou contrler leur conduite. Ils raliseraient ainsi immdiatement une politique morale.
209
C.R.P. Dial. transc. L. 1er 1re sec. p. 318 ; C.F. II sec. 8. et I.H.U. 5 prop. ; cf. gal. D. 1770 Sec. II. 9 ; vide gal. Hegel, Ph.D. Prf. ; 185 R. et H.Ph. Platon p. 476 C.S. L. I. chap. VI. p. 62 ; vide gal. Kant, F.M.M. 2 sec. p. 62 et Fichte, C..A. 10 le. p. 164 H.Ph., Platon p. 489; cf. gal. Rousseau, C.S. II. VII. et III. XVII. et Lettre Mirabeau 26/7/1767 Lois VI. 753 e ; Rp. V. 459 b et Lois IX. 875 a Gorg. 526 b ; cf. VI. 765 e ; 775 e ; VII. 809 a et XII. 946 e E.L. XI. IV
49
" Lide sublime impossible jamais raliser pleinement dune cit thique se rapetisse fort, dans les mains des hommes; elle devient alors en effet une institution qui en tout cas ne pouvant en reprsenter purement que la forme, se trouve fort limite quant aux moyens ddifier un pareil ensemble dans les conditions de la nature humaine sensible. Mais pourrait-on sattendre pouvoir charpenter avec un bois aussi tordu quelque chose de parfaitement droit ?" (idem)
Une Cit, o tous se comporteraient " en citoyens, dans un tat divin sur terre " (idem214), sapparenterait un rgime anarchique ou dmocratique authentique certes mais difficilement envisageable apparemment dans le monde effectif.
" A prendre le terme dans la rigueur de lacception, il na jamais exist de vritable dmocratie, et il nen existera jamais. (...) Sil y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait dmocratiquement. Un gouvernement si parfait ne convient pas des hommes." (Rousseau215)
LIdal politique humain serait condamn demeurer un idal jamais ralisable. Il ressortirait davantage d"un roman" ou d"un rve" (Platon216) que de la ralit, tant ses exigences seraient loignes des hommes tels quils sont.
" Connat-on une seule rpublique qui se soit gouverne par les lois de Platon ou dAristote, ou les enseignements de Socrate ?" (Erasme217)
Sobstiner en souhaiter la ralisation parmi les hommes nentranerait-il pas du reste plus dinconvnients que davantages ? Ceux-l ayant t dj recenss dans La Politique dAristote, lors de sa Critique du communisme de PLATON, rcapitulons-les avec lui. Tout dabord il est peu probable que, dans ltat actuel des choses mais il date depuis longtemps-, les tres se soucient autant du bien collectif que de leurs biens personnels.
" On prend, en effet, trs peu de soin de ce qui appartient en commun au plus grand nombre : car chacun se soucie au plus haut point de ce qui lui appartient en propre, mais quand il sagit de ce qui appartient tout le monde, on sy intresse bien moins, ou seulement dans la mesure de son intrt personnel."
Ne nous touche en effet directement que ce qui est proche de nous, et de manire moindre ce qui na quun rapport indirect notre personne ou celles qui nous sont apparentes. Un rgime communiste rel court le risque dun manque d investissement des individus qui y vivent et donc dun appauvrissement gnralis, comme ce fut, semble-t-il, le cas des socits qui en ont fait rcemment lexprience. Ensuite, les capacits des hommes tant pour linstant ce quelles sont : trs ingalement rparties et les humains ntant pas encore des anges, on voit mal comment ils accepteraient de tout partager ou dtre rtribus pareillement pour une production ingale. Comme dans la Parabole des ouvriers de la onzime heure, on y connatrait de constantes rcriminations.
" Les questions de proprit soulveront une foule de difficults : si, en effet, la jouissance et le travail ne sont pas rpartis selon la rgle de lgalit [proportionnelle au rsultat], mais dune faon ingale, des rcriminations slveront invitablement, lencontre de ceux qui jouissent ou reoivent beaucoup en change dun faible travail, de la part de ceux qui reoivent moins et travaillent davantage."
Seule une bureaucratie tatillonne pourrait arbitrer de tels conflits, par une surveillance permanente des faits et gestes de chacun et la peur quelle inspirerait tous. Ce qui se voulait le rgne de la Justice a de fortes chances de devenir le pouvoir de la contrainte.
" En politique quand seule la loi doit rgner, cest la violence, le caprice individuel qui gouverne." (Hegel)
Lidal de la libert et galit universelles immdiates ne peut dboucher que sur un rgime de Terreur expriment, bien avant la Rvolution russe, par les Rvolutionnaires franais.
" Lunique uvre et opration de la libert universelle est donc la mort " (idem218).
214 215 216 217 218
Ide dune Histoire universelle 6 prop. ; Religion lim. simple raison 1re p. III ; 3 p. 1re sec. IV et V C.S. III. IV. Rp. II. 376 d et III. 414 d ; cf. gal. Lois IV. 713 d et XII. 969 b Eloge de la folie XXII p. 35 Ph.R. II partie, chap. 2. 2 s. c. . p. 70 et Phn. E. (BB) VI. B. c. La libert absolue et la terreur t. 2 p. 136 cf. gal. E. Burke, Rflexions sur la Rvolution en France ; J. Necker, De la Rvolution franaise 3 partie et H. Taine, Les Origines de la France contemporaine I. III. IV. et III. I. III.
50
De manire plus gnrale, si tous doivent tre traits pareillement, si nul avis ne doit lemporter sur un autre, ne comptera que lopinion moyenne, celle qui est comprhensible par la majorit, sans gard pour sa valeur vritable. Le pouvoir du peuple se transforme ainsi en rgne de lopinion publique, autant dire en la tyrannie du plus grand nombre ou plutt en celle de ses porte-parole, soit de ceux qui ont les moyens et savent parler en son nom.
" Un peuple de ce genre, en monarque quil est, veut porter le sceptre du fait quil nest plus sous lempire de la loi, et devient un despote, de sorte que les flatteurs sont lhonneur et que cette sorte de dmocratie est aux autres dmocraties ce que la tyrannie est aux autres formes de la monarchie."220
Ce qui aurait d incarner la Libert ou la Loi ne reprsente en fait que la puissance de la foule. Platon dnonait dj un tel rgime et soulignait sa connivence secrte avec " une tyrannie ".
" Le trop de libert a bien lair de ne pouvoir changer en rien dautre quen un trop de servitude, tant pour un particulier que pour un tat."
Il le qualifiait joliment de " thtrocratie "221. Ultrieurement, Tocqueville le reconnatra luvre dans la dmocratie amricaine o il pointera "le despotisme", "lempire", "lomnipotence" ou "la tyrannie de la majorit" et voquera "lespce doppression", mieux "un pouvoir immense et tutlaire" qui slve "au-dessus" (nous soulignons) de la foule et veille sur le sort de chacun222. Ne rgne-t-il pas partout aujourd'hui ? Enfin, dans le cas o nulle majorit ne se dgagerait propos dune dcision prcise prendre, ne resterait qu sen remettre la loterie ou au sort et donc larbitraire le plus total.
" Mais si les deux totaux tombent galit, on doit estimer que cest l un problme dordre gnral et analogue celui qui se pose de nos jours quand, lAssemble ou au tribunal, le nombre de voix se partage en deux fractions gales : il faut alors recourir au tirage au sort ou quelque expdient de ce genre." (Aristote)
Aujourdhui mme nest-on pas frquemment, directement ou indirectement, confront de telles situations, vu l'inconsistance ou la versatilit de lopinion publique et de ses reprsentants, enclins changer d'avis au gr des influences diverses qu'ils subissent ? Rien d'tonnant que certains tats, telle la Sude, aient adopt le tirage au sort pour l'adoption de lois qu'aucun consensus ne vient valider. Le communisme ou la dmocratie authentique semble dcidment un rgime indfendable. Alors Que faire : labandonner purement et simplement et se rsigner au rgne de la force ? On reviendrait une position dont on a dj vrifi limpossibilit pour les hommes. Aussi on en conservera lobjectif, vu quil est le seul compatible avec lessence de lhumanit.
" Mais la conception suivant laquelle on doit confier le pouvoir souverain la multitude plutt qu une lite restreinte, peut sembler apporter une solution, dfendable dans une certaine mesure et sans doute mme rpondant la vrit." (idem)
Mais, tout en n'hsitant pas recourir la violence (rvolution) en cas de besoin, face une rsistance excessive des couches privilgies par exemple, on en amnagera les moyens, en fonction du contexte, cest--dire du niveau conomique, politique et culturel de la socit dans laquelle on se trouve. Car si tel peuple nest pas mr pour la Dmocratie authentique, tel autre peut y tre mieux prpar.
" Mais pour telle multitude dtermine rien nempche la vrit de ce que nous avons soutenu." (idem223)
219 220 221 222 223
loge de la folie XXI p. 33 op. cit. II. 3. 1216 b 35 ; 5. 1263 a 10 et IV. 4. 1292 a 15 ; cf. gal. V. 10. 1312 b 5 Rp. VIII. 564 a et Lois III. 701 a De la dmocratie en Amrique I. 2. 7. ; et 8. et II. 4. 6. Pol. VI. 3. 1318 b 1 ; III. 11. 1281 a 40 et 1281 b 20
51
A vrai dire il est peu probable quil sen trouve dores et dj un seul parfaitement prt en assumer pleinement tous les rquisits, nulle foule ntant labri des dmagogues. Pour parer ce danger, on remplacera la dmocratie directe par une dmocratie reprsentative.
" En un mot, cest lordre le meilleur et le plus naturel que les plus sages gouvernent la multitude, quand on est sr quils la gouvernent pour son profit, et non pour le leur." (Rousseau224)
Loin de tout dogmatisme, la politique doit savoir sadapter aux circonstances, tout nest pas possible nimporte o et nimporte quel moment, les lieux et les temps ne s'quivalant pas, ni du point de vue de leur nature, ni du point de vue du stade, conomique, social ou mental, que les hommes, qui y habitent, ont atteint225. En la matire on fera donc preuve dun certain pragmatisme et/ou ralisme comme le recommandait Marx tant dans le Manifeste que dans ses conseils aux rvolutionnaires russes :
" Ces mesures, bien entendu, seront diffrentes selon les diffrents pays."226
Dans Les Lois, o il distingue " lorganisation politique de premier rang, celle du second, celle du troisime ", soit lIdal, le Possible et le Rel, Platon ne disait pas autre chose. Revenant sur son rigorisme de La Rpublique, il y proposera un programme de rduction, et non de suppression, de lingalit des revenus, programme drastique certes, puisquil voudrait ramener celle-ci un rapport de 1 4228. Mais en acceptant, ft-ce titre provisoire, cela mme quon est cens combattre : la force et lingalit, ne sexpose-t-on pas une grave contradiction ou inconsquence et au risque de prenniser le mal que lon prtend radiquer ? Une Cause / Fin juste peut-elle saccommoder et saccomplir par des moyens injustes ? Telle est lantinomie laquelle nous confronte toute morale et/ou politique relle, problme plus connu sous la forme du rapport que devraient entretenir la Morale et la Politique et qui na cess de diviser apparemment les penseurs en deux camps inconciliables. 3. Morale - Justice et Politique En principe Morale, Justice et Politique sont normes par la mme exigence : la constitution dun ordre humain commun/quitable, seul conforme lessence communautaire de lHomme. Elles poursuivent donc la mme Fin : substituer la Loi (galit) aux rapports de force naturels. La difficult commence lorsquil sagit de se mettre daccord sur les moyens qui y conduisent. Car a priori il semblerait impossible de vouloir le rgne de la justice et duser en mme temps de moyens de contrainte (Force) pour le raliser, limpuret mme de ceux-ci rejaillissant directement sur celui-l. La contradiction saute immdiatement aux yeux et rvulse dans un premier temps la conscience.
" La fin de toutes choses qui ont passer par les mains humaines tourne en folie, mme quand les buts des hommes sont bons ; la folie qui consiste dans lemploi, en vue de ces fins, de moyens qui leur sont diamtralement contraires." (Kant)
Nulle fin, si noble soit-elle, ne saurait justifier lemploi de moyens immoraux . Le moindre manquement ce principe ouvrirait la porte tous les dbordements et pervertirait, quand il ne ruinerait pas purement et simplement, la moralit. Pour demeurer fidle son objectif, la politique sen tiendra rigidement aux prescriptions juridico-morales, sans en droger dun iota, et ce nonobstant les consquences ou le cot dune telle attitude.
224 225 226 227 228
C.S. III. V. vide Cours I. 1. Anthropologie III. 3. p. 65 op. cit. II. et Brouillon de la rponse de Marx Vra Zassoulitch in Oeuvres II conomie p. 1565 (Pliade) E.L. XXXII. II op. cit. V. 739 b et 744 e ; vide supra p. 41
52
En toute circonstance, laction politique devra se rgler sur les devoirs et les droits de lhomme qui seront tenus pour sacrs ; ce faisant elle gagnera ses lettres de noblesse.
" La vraie politique donc ne peut faire aucun pas, sans rendre dabord hommage la morale ; et bien quen soi la politique soit un art difficile, ce nen est pas un cependant de la runir la morale, car celle-ci tranche le nud que la politique ne peut trancher ds quelles sont en conflit. Le droit de lhomme doit tre tenu pour sacr, dt-il en coter de gros sacrifices la puissance souveraine. On ne peut ici user dune cte mal taille et inventer le moyen terme dun droit pragmatiquement conditionn (qui tiendrait le milieu entre le droit et lintrt) ; bien au contraire la politique doit plier le genou devant le droit ; mais elle peut esprer en revanche, parvenir lentement il est vrai, un degr o elle brillera avec clat dune manire constante." (idem)
Aussi on sy interdira de se "rvolter", trahir une "promesse", d"opprimer" ou de "soumettre" et, de manire gnrale, de recourir la "rvolution" ou la violence, mme pour se dfendre.
" Il nest absolument pas permis au sujet de rsister en opposant la violence la violence." (idem229)
Qui veut authentiquement le Bien rcusera tout compromis et compromission avec le mal, et commencera par donner lexemple du premier. Au lieu de rpondre au mal par le mal, perptuant ainsi ce dernier, on sefforcera donc dy rpliquer par le bien.
" Vous avez appris quil a t dit : il pour il et dent pour dent. Et moi je vous dis de ne pas rsister au mchant. Au contraire, si quelquun te gifle sur la joue droite, tends lui aussi lautre."230
En combattant la mchancet par la rpression, ne redouble-t-on pas la premire ? Mieux vaudrait lui opposer des moyens pacifiques.
" Faut-il tuer pour empcher quil ny ait des mchants ? cest en faire deux au lieu dun : Vince in bono malum. [St Aug.] " (Pascal231)
Plutt que de commettre linjustice et de sen rendre coupable, on se rsignera la subir, prservant ainsi son innocence ou vertu, soit la beaut de son me.
" Pour ma part je naimerais mieux ni lun ni lautre. Mais si, forcment, il devait y avoir ou injustice commise ou injustice subie, je choisirais de la subir plutt que de la commettre. (...) Commettre linjustice est pire que de la subir, dans la mesure prcise o cela est plus laid." (Platon232)
Peu importerait si ce faisant on essuie un chec, ne compterait que la sauvegarde de sa puret. Une politique ne se jugera pas ses succs ou revers mais et uniquement son respect ou non de rgles thico-juridiques intangibles.
" Fais ce que dois, advienne que pourra " (proverbe franais).
On dnoncera donc loisir toute politique impure, autant dire toutes les politiques, nulle ne se privant davoir recours la force. La politique sappuie en effet constamment sur la police (forces de lordre) -ces deux termes nont-ils pas la mme origine tymologique ?- et larme. Ninvoque-t-elle pas souvent la Raison dtat (secret), pour masquer ses basses manuvres ? De tout temps le moraliste a reproch au politicien son immoralisme.
" On a, pendant un temps, beaucoup parl de lopposition de la morale et de la politique et de lexigence que la premire commande la seconde." (Hegel233)
Ce blme sonnerait cependant plus juste, si celui qui lnonce tait lui-mme indemne de tout reproche. Or il nen est rien. En se dsintressant des consquences pratiques de ses actes, pour ne se focaliser que sur le principe formel qui les guide, le moraliste se rend coupable dinconsquence. On ne peut en effet souhaiter une chose et se montrer indiffrent au rsultat rel quon a produit, surtout lorsque ce dernier savre contraire ce que lon prtend avoir voulu. Car, dans un monde o tous ne respectent pas linjonction morale, sinon le problme ne se poserait mme pas, nopposer au mal que lexemplarit du bien est non seulement dune efficacit douteuse mais savre franchement contre-productif long terme. A-t-on dj vu des criminels endurcis samender sous le seul effet dadmonestations ?
229
Fin p. 228 ; P. p. App. I. p. 74 ; II.1.et 2. pp.77 et 80-81 ; M.M.D.D. 2 p. 1re s. R. A. et Th. et Pr. II.3. Cor.; cf. gal. M.M.D.D. 52 ; M.M.D.V. Introd. IX. p. 66 ; Droit de mentir p. 72 ; Nachlass VIII, 294 sq. ; Rfl. n 7680 et 8045 et Hegel, H.Ph. 2. p. 330 vangiles, Saint Matthieu, 5. 38-39 Penses 911 et Saint Paul, Rom., XII. 21. Gorgias 469c - 508b Ph.D. 337 R.
53
Une politique judiciaire par trop clmente, laxiste, aggrave coup sr linscurit dune socit et pnalise ainsi toute la collectivit, et particulirement ses membres les plus faibles. Pareillement se montrer gnreux indistinctement avec tous ou porter secours tout le monde, y compris ses ennemis, cest renforcer ces derniers et sexposer davantage leurs coups. La bont ou solidarit humaine doit se montrer plus circonspecte et slective, si elle ne veut pas contribuer augmenter le mal quelle est cense soigner .
" Une charit qui serait apolitique serait celle dun homme perverti " (Saint Thomas234).
Telle est la limite de toute politique humanitaire qui, prner, sans discernement, lentraide entre les hommes, oublie quils ne la mritent pas tous au mme degr et, force danglisme, finit par pactiser avec le diable. " Qui veut faire lange, fait la bte ".
" La puret ne se trouve quau paradis ou en enfer " (Saint Franois d Sales235).
Historiquement une classe sociale ou une nation domine ne sest jamais libre de ses chanes ou na vu ses conditions de vie samliorer autrement que par la grve, linsurrection, ou la rvolution, etc. Quiconque rcuse de tels moyens, au prtexte de leur immoralit, se fait donc le complice dun un ordre social inique, refusant aux hommes le droit de le changer.
" Que tout homme soit soumis aux autorits qui exercent le pouvoir, car il ny a dautorit que par Dieu et celles qui existent sont tablies par lui. (...) Esclaves, obissez vos matres dici-bas avec crainte et tremblement, dun cur simple, comme au Christ, non parce que lon vous surveille, comme si vous cherchiez plaire aux hommes, mais comme des esclaves du Christ qui sempressent de faire la volont de Dieu." (Paul236)
Il peut bien arguer de sa volont du juste, il se situe objectivement du ct de linjuste, contre lequel il ne fait rien ou presque. A lillogisme, il ajoute ainsi lhypocrisie, prfrant sa bonne conscience la Cause de la Justice proprement dite. En refusant de transiger sur les principes, on couvre les violences rgnantes, quand on ne les encourage pas purement et simplement. Quon le veuille ou non, on nchappe pas limmoralisme. C'est dire le caractre intenable de l'attitude purement morale, de " la moralit " ou de " la vision morale du monde ", si prise de nos jours et dont l'unique but ne peut tre que le salut de " la conscience morale (ou la bonne conscience), la belle me " (Hegel237), au dtriment de la ralisation effective de tout objectif rellement moral. Applique telle quelle ce monde-ci, notre monde, le seul que nous habitions, elle le conduirait en effet droit sa ruine, faute de prendre en compte les conditions concrtes et donc les effets rels de l'action qui ncessitent parfois des accommodements avec des principes trop rigides238. Pour assume que soit par ses partisans, la posture rigoriste n'en est pas moins moralement inacceptable.
" Il faut que la vrit soit dite, le monde dt-il se briser en mille morceaux." (Fichte239)
Ces derniers se contredisent ainsi pleinement eux-mmes, comme il en a t souvent fait grief, avec de bonnes raisons, mais non sans quelque excs parfois, au philosophe de Knigsberg240. Car, en dpit de sa condamnation de la force, Kant lui ne sest jamais dparti de sa "sympathie" ou de son "enthousiasme" pour la Rvolution Franaise et ne sest pas rang parmi ses calomniateurs. Tout en prchant "une politique morale" et en dnonant la figure d"un moraliste politique qui se fabrique une morale la convenance des intrts de lhomme dtat", il na point mis sur le mme plan "les moralistes despotiques" [les Rvolutionnaires] qui, bien quils violent le droit existant, visent nanmoins une amlioration de lordre tabli et "les politiques moralisateurs" [les Contre-rvolutionnaires/Ractionnaires] qui le prennisent.
234 235 236 237 238 239 240
ptre aux Romains 13.1. et aux phsiens 6.5-6 Phn.E. (BB) VI. C. a) et c) vide Platon, Rp. I. 331 c, 335 e, II. 382 c, III. 389 b, V. 459 cd et Xnophon, Les Mmorables IV. II. 14-18 vide Constant, Schopenhauer, et Pguy,
54
" Il peut donc se faire que les moralistes despotiques (qui pchent dans la pratique) se trompent maintes fois au point de vue politique (du fait de mesures htivement prises ou prconises), lexprience toutefois doit, quand ils violent ainsi la nature, les ramener ncessairement peu peu dans une voie meilleure ; au contraire, les politiques moralisateurs, en fardant (Beschnigung) des principes politiques, opposs au droit, en invoquant le prtexte que la nature humaine est inapte au Bien daprs lIde que prescrit la raison, rendent impossible, dans la mesure de leur force, toute amlioration et ternisent la violation du droit."
Avec lui on passera donc outre les exigences moralisatrices strilisantes en politique. L'impratif catgorique n'exclut d'ailleurs nullement que l'on se serve l'occasion de l'homme comme d'un moyen, il interdit seulement qu'on le traite "simplement comme un moyen"241. A de belles mais improductives et trompeuses injonctions, on substituera des conseils la fois plus prosaques et plus efficients, plus propices en tout cas, en dpit de leur immoralit apparente, promouvoir une action relle et partant une morale et/ou une politique effective. Et puisquils ont dj t fort prodigus "dans le clbre ouvrage de Machiavel, Le Prince", rappelons ici lessentiel de la pense "dune tte vraiment politique et marque par le plus noble et le plus vaste des esprits." (Hegel242) ; chose d'autant plus indispensable que celle-ci a donn lieu moult malentendus.
Le Prince "Auteur des plus perspicaces" (Spinoza), "ce grand homme" (Montesquieu), "profond politique" (Rousseau), "matre" (Marx)243, Machiavel a donn lieu de multiples commentaires ou interprtations fort contrasts. Il est vrai que ni lobjet ni la mthode de son Prince ne sont dtermins de manire univoque, ce dernier oscillant en permanence entre le plus plat des empirismes ou ralismes et un idalisme consquent. Rien dtonnant quil ait t applaudi et honni par des politiques diamtralement opposs, chacun y pouvant retrouver sa thse. Adress un prince rel, " Au Magnifique Laurent [II] de Mdicis ", louvrage entend lui enseigner lart de gouverner, prsupposant que celui-ci, n'tant pas connu de tous, ncessite une thorie qui lclaire. " Discourir du gouvernement des princes et en donner les rgles " (Ddicace). Il partage donc le postulat de toutes les philosophies politiques : pas de pratique politique possible sans une connaissance pralable de ses lois ou des " vrais principes du gouvernement "244. Mais pour que ceux-ci bnficient rellement de ce statut : rgles universellement valables et applicables par toutes les politiques, et ne se rduisent point des desiderata propres des individus particuliers, encore faut-il quelles sappuient sur un concept adquat de lhumaine nature. Autrement on se condamne linefficacit, autant dire une politique imaginaire ou vide. " Mais tant mon intention dcrire choses profitables ceux qui les entendent, il ma sembl plus convenable de suivre la vrit effective de la chose que son imagination." (chap. XV) Bref le penseur florentin se propose d'laborer une doctrine politique libre, non asservie des illusions ou des prsupposs thiques ou religieux qui ne conviennent qu' " la politique des anges " : " une thorie d'une politique sans Dieu, sans providence, sans religion " (E. Quinet245). Libre en effet certains dimaginer une politique propre ou pure, dnue de tout mal (mensonge, trahison, violence), adapte une socit vertueuse, mais les socits relles ne correspondant point ce portrait idyllique, les hommes ntant pas demble ce quils devraient tre, sinon le problme politique serait par avance rsolu, ceux qui pratiqueraient une telle politique courraient droit lchec. " Mais il y a si loin de la sorte quon vit celle selon laquelle on devrait vivre, que celui qui laissera ce qui se fait pour cela qui se devrait faire, il apprend plutt se perdre qu se conserver ; car qui veut faire entirement profession dhomme de bien, il ne peut viter sa perte parmi tant dautres qui ne sont pas bons." (ibidem) Sans compter avec la perte laquelle ils conduiraient la socit qu'ils ambitionnent de diriger. Un politique consquent, soucieux de la russite de son entreprise, ne se laissera pas arrter par des considrations morales et si celle-l limpose, il transgressera celles-ci. " Aussi il est ncessaire au prince qui se veut conserver, quil apprenne pouvoir ntre pas bon, et den user ou nuser pas selon la ncessit." (ibidem)
241 242 243 244 245
C.F. 2 sec. 6. p. 101 ; P.p. App. I. pp. 59 et 61 et F.M.M 2 s. p. 57 (nous soulignons); vide supra 2. A. p. 24 Ph.H. 4 partie 2 sec. chap. III. p. 310 et La constit. de lAllemagne 2 partie 8. in crits politiques p. 119 Spinoza, T.P. V. 7 et X. 1 ; Montesquieu, E.L. VI. 5; Rousseau, C.S. III. 6. (a) et Marx, Discours sur les dix premiers livres de lHistoire de Tite-Live I. XXIV.
55
Il sinspirera " de trs grands exemples ... des grands hommes " (VI) ou de " modles " (VII), particulirement de celui de Csar Borgia qui, grce ses mthodes trs rudes et sans scrupules, a su pacifier la Romagne. " Csar Borgia fut estim cruel : toutefois sa cruaut a rform toute la Romagne, la unie et rduite la paix et fidlit. Ce que bien considr, il se trouvera avoir t beaucoup plus pitoyable que le peuple florentin qui, pour viter le nom de cruaut, laissa dtruire Pistoa." (chap. XVII) La rfrence ce personnage est dailleurs une constante chez Machiavel : " Le duc de Valentinois, dont jimiterais toujours la conduite, si je devenais prince."246 Pour choquantes que paraissent ces propositions et les exemples qui les tayent, elles forment le strict corollaire dune politique qui nentend pas se payer de mots mais veut vraiment voir sa Cause triompher et qui, pour ce faire, accepte de se situer hauteur de lhumanit, soit ni trop bas, dans la nature o lart politique nexiste mme pas, ni trop haut, l o ce dernier naurait plus de raison dtre. Tout en visant un objectif purement humain, un politicien qui se respecte se servira, en cas de besoin, de procds inhumains . " Il faut donc savoir quil y a deux manires de combattre, lune par les lois, lautre par la force : la premire sorte est propre aux hommes, la seconde propre aux btes ; mais comme la premire bien souvent ne suffit pas, il faut recourir la seconde. Ce pourquoi il est ncessaire au prince de savoir bien pratiquer la bte et lhomme." (XVIII) De la bte, il " doit choisir le renard [la ruse] et le lion [la force] ", et surtout le premier, car " ceux qui veulent faire les lions, ils ny entendent rien ". En temps normal la politique nest-elle pas foncirement une affaire de stratgie ou de stratagmes plutt que daffrontement direct ? Lhomme politique saura donc ruser et nhsitera pas trahir sa parole, ntant point tenu "garder sa foi si cette servance lui tourne rebours", dautant que ses adversaires ne se gneraient nullement pour le faire. " Dautant que si les hommes taient tous gens de bien, mon prcepte serait nul, mais comme ils sont mchants et quils ne te la garderaient pas, toi non plus tu na pas la leur garder." (ibidem) Sauf parier sur une chimrique bont naturelle de lhomme -mais dans cette hypothse la question politique ne se poserait mme pas-, le Prince postulera que ceux quil gouverne sont des tres faibles , toujours enclins faillir, et que, pour les diriger, "les bons conseils" ne suffisent pas, sils ne saccompagnent de la coercition. " Car les hommes toujours se dcouvrent la fin mchants, sils ne sont par ncessit contraints dtre bons." (chap. XXIII) 247 " La sagesse du prince " ne se fondera pas sur la seule Loi, mais admettra que limposition de celle-ci passe par un moment de contrainte. " Le principe fondamental de la politique machiavlienne et qui -nous lajoutons sans honte- est aussi la ntre, ainsi qu notre avis le principe de toute thorie cohrente de ltat, est contenu dans ces paroles de Machiavel (Discours, Livre I, chap. 3) : Quiconque fonde une rpublique (ou en gnral un tat) et lui donne des lois, doit prsupposer que tous les hommes sont mchants, et que sans aucune exception ils donneront libre cours leur mchancet intrieure ds quils trouveront pour cela une occasion sre. " (Fichte248) Entendons bien ce principe: il ne sagit pas daffirmer que lhumanit se limite la mchancet, -auquel cas on ne comprendrait rien linstitution des lois-, ni, en consquence, que la violence soit lunique instrument du politique, mais, et cest dj norme, quelle lui est indispensable et quil appartient ce dernier den user bon escient, selon la conjoncture. En temps normal par contre, il ne sappuiera que sur des forces de lordre lgales voire morales, et non plus sur la pure violence, conformment lessence institutionnelle de toute politique. " Un geste d'humanit et de charit a parfois plus d'emprise sur l'esprit de l'homme qu'une action marque du sceau de la violence et de la cruaut ". Et comme la conjoncture est alatoire -"parce que le temps chasse devant lui toutes choses" (III)-, nulle situation ne sidentifie une autre en "cette matire, car elle change selon le sujet" (XX) -" les choses de ce monde nayant point la stabilit en partage "249-, il sera prt tout, y compris au pire, en endossant " les caractristiques du tyran et les artifices dont il use pour prserver son pouvoir " (Aristote). Hostile la politique d'assimilation des Perses, mene pourtant par son lve Alexandre, le Stagirite n'aurait-il pas exhort ce dernier la dportation massive des populations perses et leur anantissement par la faim250 ? " Et il faut noter quun prince, surtout quand il est nouveau, il ne peut bonnement observer toutes ces conditions par lesquelles on est estim homme de bien ; car il est souvent contraint, pour maintenir ses tats, dagir contre sa parole, contre la charit, contre lhumanit, contre la religion. Ce pourquoi il faut quil ait lentendement prt tourner selon que les vents de fortune et variation des choses lui commandent, et, comme jai dj dit, ne sloigner pas du bien, sil peut, mais savoir entrer au mal, sil y a ncessit."
246 247 248 249 250
Lettre F. Vettori 31 janv. 1515 cf. gal. Discours sur les dix premiers livres de lHistoire de Tite-Live I. III. Sur Machiavel crivain in Machiavel et autres crits philosophiques et politiques de 1806-1807 pp. 55-57 Histoire de Florence Pol. V. 11. 1314 a 13 et Lettre Alexandre ; vide Plutarque, et Strabon,
56
Quest-ce qui garantit nanmoins quil sagit bien dune ncessit relle et non du simple caprice dun tyran ? Faute de valorisation a priori possible des actes, on ne jugera une politique qua posteriori, ses effets. Selon quelle a russi ou chou, elle sera qualifie de bonne ou mauvaise et les moyens utiliss de lgitimes ou non. " Et pour les actions de tous les hommes et spcialement des princes (car l on nen peut appeler autre juge), on regarde quel a t le succs. Quun prince donc se propose pour son but de vaincre et de maintenir ltat : les moyens seront toujours estims honorables et lous de chacun ; car le vulgaire ne juge que de ce quil voit et de ce qui advient ; or, en ce monde il ny a que le vulgaire ; et le petit nombre ne compte point, quand le grand nombre a de quoi sappuyer." (XVIII)251 Mais puisque la russite elle-mme nest jamais dfinitivement assure, vu la variabilit des circonstances, ne reste lhomme politique qu sadapter ces dernires, non pas en en suivant servilement le cours mais en tchant den tirer le profit maximum, en choisissant le moindre mal. Pour cela il devra faire preuve la fois de prudence -"la sagesse politique et la prudence sont une seule et mme disposition" (Aristote252)- et de "virt", cest--dire dnergie virile ou de la capacit de prendre une dcision ou de trancher, sachant que nulle nest certaine, et den assumer les consquences. " Or, que nul seigneur ne pense pouvoir jamais choisir un parti qui soit sr, quil estime plutt quil faut quil les prenne tous incertains : car lordre des choses humaines est tel que jamais on ne peut fuir un inconvnient sinon pour en encourir un autre. Toutefois la prudence gt savoir connatre la qualit de ces inconvnients et choisir le moindre pour bon. Outre ces choses, un prince doit montrer quil aime la virt " (chap. XXII). Au total on rsumera le machiavlisme par "le principe connu : la fin justifie les moyens", principe somme toute "trivial", dans la mesure o il se contente de rappeler quun moyen nest quun moyen et na pas de vrit en soi, indpendamment du but quil sert. " La vrit dun moyen consiste dans son adquation au but." (Hegel253) Il sagit, proprement parler, d"un truisme" (E. Weil254) que nul nignore, sous peine de se contredire et de ne rien vouloir du tout : "Qui veut la fin veut aussi les moyens" (Rousseau255). Kant lnonce galement, tout en le rservant aux "impratifs de lHABILET" ou "techniques". " Qui veut la fin veut aussi (en tant que la raison a sur ses actions une influence dcisive) les moyens dy arriver qui sont indispensablement ncessaires, et qui sont en son pouvoir."256 Le caractre tautologique de cette affirmation ne doit pas cependant masquer le problme quelle soulve, ds lors quon lapplique la politique. Si, en celle-ci, cest la fin qui ordonne, encore faut-il quelle soit elle-mme juste / justifie, sinon la politique ne diffrerait gure dune technique quelconque, et, tolrant tout, sidentifierait "lArt de tromper les hommes" (dAlembert), soit la tyrannie pure et simple. Daucuns ont cru pouvoir retenir cette leon de Machiavel, gnralement en la rejetant. " Espce de politique dtestable quon peut rendre en deux mots par lart de tyranniser." (Diderot) 257 Dans une lettre une princesse dchue, Descartes stait insurg contre ce quil considrait comme "des prceptes trs tyranniques"258 et le futur Frdric II, Roi-philosophe, a commis un Anti-Machiavel dont se gaussera justement Hegel, vu l'action et les manigances ultrieures du dit monarque. " Souvent on a rejet ce livre avec horreur en prtendant quil tait rempli des maximes de la tyrannie la plus cruelle "259. Parfois certains, adversaires politiques pourtant tels Mussolini et Gramsci, lont approuve260. Tous deux ont-ils cependant parcouru entirement Le Prince ? Il est permis den douter. Pour tre correctement interprt, louvrage doit en effet tre lu rtroactivement, partir du chapitre final, Exhortation prendre lItalie et la dlivrer des Barbares. Seule la fin quil y assigne au Responsable politique, donne un vrai sens aux leons quil sautorise lui dlivrer. Or que signifie prcisment lexhortation en question ?
251 252 253 254 255 256 257
cf. gal. Discours sur les dix premiers livres de lHistoire de Tite-Live I., propos du crime de Romulus .N. VI. 8. 1141 b 24 Ph.D. 140 R. d. et Droit naturel chap. IV. p. 179 Machiavel aujourdhui in Essais et Confrences II p. 209 C.S. II. 5. F.M.M. 2 sec. pp. 44-46 DAlembert, et Diderot, art. Machiavlisme in Encyclopdie ; cf. M. Joly, Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu et R. Aron, Machiavel et les tyrannies modernes 1re partie 1. pp. 61 et 76 Lettre lisabeth sept. 1646 in Oeuvres p. 1237 Ph.H. 4 partie 2 sec. chap. III. p. 310 cf. Mussolini, Prlude Machiavel et Gramsci, Note sur Machiavel, sa politique et son tat moderne cf. gal. L. Althusser, Machiavel et nous in crits philo. et politiques t. II et Solitude de Machiavel 14. et J. Derrida, Sminaire La bte et le souverain vol. I
57
Divise lintrieur delle-mme et enjeu de multiples convoitises barbares (trangres), franaises, espagnoles et germaniques, lItalie nexistait pas lpoque en tant qutat unifi et tait le thtre de guerres constantes. Le propos du livre est donc clair : (re)constituer lunit de la socit italienne, sous lgide dun pouvoir italien, ce qui consonne parfaitement avec le but de la politique en gnral : Auto-nomie, cest--dire Loi commune (galit), dicte par Soi (Libert). Son auteur a toujours t partisan de " la rpublique " contre " la tyrannie ... [ou] la terreur ", la premire uniquement mritant le nom d" un bon gouvernement " et allait jusqu crire que "la multitude est plus sage et plus constante quun prince"261. Mais un objectif nest rien sans sa mise en uvre. Qui souhaite la libration de son pays dune mainmise trangre doit sen donner les moyens, commencer par une rsistance arme et nergique contre les occupants. " Les principes fondamentaux quaient tous les tats, tant nouveaux quanciens ou mixtes, sont les bonnes lois et les bonnes armes " (chap. XII). Dans un monde pacifi, la guerre ne simposerait pas, mais notre plante tant ce quelle est, dchire par des conflits, refuser dutiliser les armes contre une agression, serait contrevenir au dessein que lon sest fix, en faisant le jeu des agresseurs ou conqurants. Il est donc inutile voire immoral de condamner in abstracto la guerre, celle-ci est absolument " commune " (Hraclite262) et a parfaitement sa raison dtre et/ou sa lgitimit dans des cas dtermins. " Ce n'est pas la violence qui rpare, mais la violence qui dtruit qu'il faut condamner. (...) Ici est grande la justice : La guerre est juste pour ceux qui elle est ncessaire, et les armes sont saintes ds quil nest plus despoir ailleurs quen elles. "263 Quest dautre au demeurant la guerre sinon un des moyens de la politique ? " La guerre nest quune simple continuation de la politique avec dautres moyens." (Clausewitz) Son bien ou mal fond ne saurait se dcrter a priori mais se mesure laune de la politique quelle soutient.
" La guerre ne peut pas suivre ses propres lois, mais doit tre regarde comme partie dun autre tout et ce tout est la politique." (idem264)
Cela vaut mme pour la guerre extrme. Sans " la dcouverte [et l'usage] de la poudre canon " l'Europe ne serait-elle pas tombe sous le joug " des Ottomans " (Leibniz265) ? Et que dire du rle de la bombe atomique ? Le terrorisme inter ou intra tatique trouve l en tout cas une bonne partie de sa justification et/ou lgitimit. Plus radicalement, cest la morale ou la conscience subjective qui doivent plier devant la politique ou la conscience collective, et non linverse, la socit primant lindividu. " Quand il sagit du salut de la patrie, il ne doit tre tenu compte ni de justice ni dinjustice, ni de piti ni de cruaut, ni de louanges ni dopprobres ; mais, laissant de ct toute autre considration, il faut que la patrie soit sauve avec gloire ou avec ignominie."266 Au bout du compte il nest nullement question de faire lapologie de la guerre, de la ruse ou de la tromperie pour elles-mmes, mais de rappeler une vidence trop souvent occulte : une fin, lorsquelle est juste, na pas le droit dignorer ses conditions de possibilit, soit de mconnatre le monde dans lequel elle a se raliser. " Le but que Machiavel propose, savoir dlever lItalie au rang dtat, se trouve dj mconnu par tous les gens aveugles qui ne voient dans luvre de cet auteur quune justification de la tyrannie et un miroir dor pour un despote ambitieux. Mais mme lorsque ce but est reconnu, alors ce sont les moyens, dit-on, qui sont dtestables, et l, la morale a tout le loisir de dbiter ses platitudes, par exemple, que la fin ne justifie pas les moyens, etc. Or il ne saurait tre question ici du choix des moyens : on ne gurit pas des membres gangrens avec de leau de lavande ; un tat o le poison et lassassinat sont devenus des armes courantes nadmet que des remdes nergiques ; aprs un temps de corruption, la vie ne peut tre rorganise que par la force et la contrainte." (Hegel) Tel est le " sens profond ... [du] Prince de Machiavel " (idem267). Loin de former un brviaire pour les tyrans, son livre sadresse tous les progressistes rels. " En feignant de donner des leons aux rois, il en a donn de grandes aux peuples. Le Prince de Machiavel est le livre des rpublicains (a) (a) ... ce profond politique na eu jusquici que des lecteurs superficiels ou corrompus..." (Rousseau)
261 262 263
264
Discours sur les dix premiers livres de lHistoire de Tite-Live I. X. et LVIII Frag. 80 Discours I. IX. - Tite-Live, Histoire de Rome IX. I. in Le Prince, chap. XXVI. ; cf. gal. Hegel, C.A. 2 partie 8. p.117 De la guerre II. 24. et VIII. 6 B ; cf. gal. Fichte, La thorie de ltat, II p. De lide dune guerre lgitime ; Sun-Tsu et Machiavel, L'Art de la Guerre D.T.M.C.A.I. Gerhardt t. VII. p. 175 ; vide Cours I. 2. Physique III. pp. 61-62 Discours III. XLI. La constit. de lAllemagne 2 partie 8. in crits politiques p. 118 et Realphilosophie, Ph.E. (1805) III. p. 90
58
Rconciliant morale et politique, il montre leur insparabilit, la premire seule quivalant une exigence vide et la seconde une pratique vide de tout sens humain. " Il faut tudier la socit par les hommes, et les hommes par la socit : ceux qui voudront traiter sparment la politique et la morale nentendront jamais rien aucune des deux." (idem268) Pour le dire mieux, il jette les bases "dune philosophie politique raliste " (L. Strauss269). Les grands politiques ne sy sont point tromps, en se rclamant de lui. " Tacite a fait des romans, Machiavel est le seul livre quon puisse lire." (Napolon270) Il nest pas duvre historique digne de ce nom, cest--dire ayant contribu la libration ou progression des hommes, qui ne sinspire de ses principes. Nulle ne sest en effet accomplie sans lutte violente contre le droit, lui-mme violent, qui prvalait alors. " Et, en effet, la force est laccoucheuse de toute vieille socit en travail. (...) Les rvolutions sont les locomotives de lhistoire." (Marx271) Le peuple franais vivrait encore sous lAncien Rgime, celui des privilges, sans la Rvolution et son complment incontournable, la Terreur. " Toutes ces choses-l taient illgales, aussi illgales que la Rvolution, que la chute du trne ou de la Bastille, aussi illgales que la libert elle-mme. On ne peut vouloir une rvolution sans rvolution." (Robespierre272) Lunit allemande et t inconcevable sans la dtermination et la poigne dun Bismarck qui nentendait pas voir son projet lgitime, frein par des considrations lgales de lpoque et a su opposer aux diktats (lois) de ses opposants, une dictature ou contre-force suprieure. " La force prime le droit."273 Enfin la socit russe ne serait jamais sortie de loppression tsariste et de son arriration sculaire, sans la volont de fer de ceux qui furent la tte de sa Rvolution et en ont consolid les acquis, envers et contre tous, quitte en rabattre sur ses idaux et retourner contre ses ennemis leurs propres mthodes (police secrte, dportation, bagne etc.). Gouverne-t-on autrement quavec les moyens de son poque et en tenant compte du niveau alors atteint ? " La politique cest la politique, les enfants de chur nont rien y faire." (Staline274) Que ce faisant, tous trois, Robespierre, Bismarck, Staline, aient galement assouvi leur ambition personnelle ou volont de puissance est certain. Mais le leur reprocher et dvaloriser leur uvre cause de cela, reviendrait condamner toute lHistoire, rien ne sy tant accompli, sans " lintrt " ou la passion de ses auteurs. Rclamer quils soient totalement dsintresss quivaudrait vouloir quils ne fassent rien. " Rien de grand na t accompli sans passion ni ne peut tre accompli sans elle. Cest seulement une moralit morte, voire trop souvent hypocrite, qui se dchane contre la forme en tant que telle de la passion." (Hegel) Sauf sombrer dans " la psychologie des matres dcole ", des "valets de chambre" ou "des politiciens de caf" (idem), on napprciera pas la valeur dun acte historique laune de ses mobiles subjectifs prsums mais lintrt gnral quil incarne ou non et qui autorise quelques injustices. " Pourtant il est fort possible que lindividu subisse une injustice -mais cela ne concerne pas lhistoire universelle et son progrs, dont les individus ne sont que les serviteurs, les instruments." (idem) Il n'y a et ne saurait y avoir de politique pure ou propre chez les hommes. " Toutes les passions, l'apptit de dominer, la cupidit, la fourberie, la violence, la rapine, le meurtre, l'envie, la haine, tous ces vices de la grossiret ... appartiennent de mme au pouvoir politique." (idem275) Libre certains de dnigrer un tel point de vue, arguant dune contradiction intenable, et de vituprer contre la pense de lauteur florentin, en lassimilant lamoralisme ou au cynisme :
" Lopinion selon laquelle la fin sanctifie les moyens est une expression relativement parfaite de limmoralisme." (Strauss276)
Mais on leur fera remarquer que le paradoxe quils dnoncent est consubstantiel laction politique en tant que telle et qu vouloir lviter tout prix, en refusant de se salir les mains, ils renforcent la salet existante. Machiavel aura toujours lavantage dtre consquent.
268 269 270 271 272 273 274 275
C.S. III. 6. et mile L. 4 p. 306 ; cf. gal. A. Comte, C.P.P. 60 L. p. 536 Droit naturel et Histoire V. A. p. 193 ; cf. gal. Penses sur Machiavel Le Capital L. I. 8 sec. chap. XXXI. p. 193 - Les Luttes de classes en France 1848-1850 III. p.110 condens par un dput dune formule de Bismarck E. III. 474 R. et 475; R.H. II. 2. pp. 126-127; C.A. 2 p. 7. p. 105; R.H. 1. p. 98 et H.Ph. Ph.M.A. p. 1051 ; cf. gal. R.H. I. p. 68 : II. 2. pp. 108-109 ; Ph.D. 124 R. ; E. II 359 Add. p. 670 ; Kant, A.P.V.P. 81 p. 1083 (O. ph. III) et E.M.T. p. 121 in .C.E. Sur le nihilisme allemand 7. in Nihilisme et Politique p. 57
276
59
" Il y a une manire de dsavouer Machiavel qui est machiavlique, cest la pieuse ruse de ceux qui dirigent leurs yeux et les ntres vers le ciel des principes pour les dtourner de ce quils font. Et il y a une manire de louer Machiavel qui est tout le contraire du machiavlisme puisquelle honore dans son uvre une contribution la clart politique." (Merleau-Ponty)
A langlisme pervers et paralysant dun Camus (Les Justes) ou Koestler (Le zro et linfini), on prfrera le ralisme -mais ne faudrait-il pas plutt le qualifier didalisme ?consquent de Sartre (Le Diable et le bon Dieu et Les mains sales) ou de Merleau-Ponty :
" Nous navons pas le choix entre la puret et la violence, mais entre diffrentes sortes de violence. La violence est notre lot en tant que nous sommes incarns. Il ny a pas mme de persuasion sans sduction, cest--dire en dernire analyse, sans mpris. La violence est la situation commune tous les rgimes. La vie, la discussion et le choix politique nont lieu que sur ce fond. Ce qui compte et dont il faut discuter, ce nest pas la violence, cest son sens ou son avenir." (idem277)
Jusquo peut-on nanmoins pousser ce ralisme, sans crainte de le voir virer au cynisme le plus brutal et cruel, tel celui de Hitler ? Car aprs tout, les individus humains ne se limitent pas leurancragesocialet aucun rgime historique ne peut prtendre incarner dfinitivement lUniversel. Nul na donc le droit de faire fi sans scrupule de la vie des autres, ses semblables, qui, comme lui, reprsentent lHumanit (l'Esprit), cest--dire une valeur plus que mondaine.
" Ce centre intrieur, cette simple rgion o rgne le droit de la libert subjective, ce foyer do mane la volont, la dcision et laction, ce contenu abstrait de la conscience morale o se trouvent enfermes la responsabilit et la valeur de lindividu reste intact et chappe la clameur de lhistoire : il chappe non seulement aux changements externes qui arrivent dans le temps, mais aussi ceux-l quentrane la ncessit absolue du concept de libert. Toute grandeur dans le monde a au-dessus delle-mme quelque chose de plus lev : voil ce quil ne faut jamais perdre de vue." (Hegel)
En exigeant limpossible : que lon respecte tout homme comme fin en soi, Kant nous mettait en garde contre le danger quil y aurait rduire le Droit au droit politique ou positif, alors quil a une destination plus haute, ce dont convient parfaitement Hegel :
" Dans ce monde divin, cest avant tout de lindividu quil sagit : dans ltat, il peut bien tre sacrifi au bien gnral, au salut de la communaut, mais devant Dieu et dans le royaume de Dieu il est une fin en soi."279
Dans ce monde-ci, le seul qui nous intresse lorsque nous agissons, on nliminera jamais le crime, la faute ou le mal sans lequel du reste le bien lui-mme naurait pas de sens.
" Il nest possible toutefois, Thodore, ni que le mal sabolisse, car il est forc quil y ait toujours quelque chose qui soit lencontre du bien, ni quil ait chez les Dieux son sige ; mais cest ncessairement lentour de la nature mortelle quil circule, ainsi que du monde ici-bas." (Platon)
Que signifierait du reste un monde bon , en labsence de tout mal , dont la prsence seule permet lapprciation ou lvaluation ? Il y a donc une connivence du Bien et du Mal, marque de leur co-appartenance la Raison. Celui-ci a aussi son droit ou sa raison dtre.
" Mais sur ce, ne nous accorderons-nous pas forcment dire que lme est la cause du bien comme du mal, du beau comme du laid, du juste comme de linjuste, bref de tous les contraires, sil est vrai du moins que nous devions voir en elle la cause universelle ?" (idem280)
Et cela interdit toute solution exclusive/ manichenne des problmes thiques et/ou politiques, ce qui ne veut aucunement dire tout jugement ou dcision un tant soit peu raisonne. Partant entre les deux cueils sus-cits, limmoralit et limpuissance, la voie est troite et difficile mais cest lunique possible, celle du milieu, par opposition aux extrmes.
" La vertu est donc une sorte de mdit, en ce sens quelle vise le moyen." (Aristote)
277
Note sur Machiavel, Conclusion in loge de la philosophie et Humanisme et Terreur 2 partie, chap. I. ; cf. gal. G. Sorel, Rflexions sur la violence Les Phniciennes v. 527-528 in Cicron, De Officiis III. 21. 82 R.H. chap. II. 2. p. 133 et Esth., La Posie chap. I. II.a. t. 8 p. 42 ; cf. Id. B. chap. III. p. 255 et Ph.D. 132 Thtte 176 a et Lois X 896 d
60
On abandonnera donc toute posture unilatrale, pour " choisir le moindre mal ", " la position moyenne " ou " le juste milieu et le bien ". Plutt que de sarc-bouter sur des principes absolus et par l mme dangereux, on acceptera le compromis. Pour contradictoire ou instable quil savre, il vaut toujours mieux que lintransigeance morale ou politique, lorigine de tous les extrmismes ou fanatismes, eux-mmes la source de " linjustice ".
" Le mesur et le juste milieu est ce quil y a de mieux (...) Lquilibre et le juste milieu (cest l en effet que rsident lessence et la raison, et non dans chacun des extrmes pris part)" (idem).
Sa contradiction ne fait dailleurs que traduire celle de la condition humaine mme, forcment partage entre lIdal et le Possible. Loin dtre accidentelle et contournable, elle traduit lambivalence ou lquivocit de tout choix humain.
" Et lexistence de cette contradiction est tout fait rationnelle " (idem).
Et, comme pour toutes les contradictions, il faut assumer celle-ci et nattendre point de salut ailleurs que dans la synthse.
" Au fait, cest dans la ligne de la synthse, la comparaison tant vraie, que se trouve la solution " (idem281).
Comment oprer cette synthse et trouver le point dquilibre du juste milieu : la "mesure [ou] raison" correspondant adquatement " lhumaine condition " (Sophocle282) ? Il est impossible de se prononcer ici et maintenant, avec prcision, sur cette question, les consquences et/ou le sens dune action ntant mesurables quavec le temps, dans le futur. Or la dcision doit tre prise dans le prsent et comporter pourtant dj une justification.
" La force, pour avoir le droit de saffirmer et de simposer, doit avoir un caractre rationnel." (Hegel)
Cest dire le caractre risqu voire tragique de laction humaine, dont " lAntigone de Sophocle (...) une des oeuvres dart les plus sublimes et, sous tous les rapports les plus parfaites, de tous les temps " -" lexemple de tragdie pour moi, de valeur absolue " (idem283)forme le paradigme par excellence, et auquel la politique est en permanence confronte.
" La politique est la tragdie moderne." (Napolon284)
LHistoire en fournit certes une solution, mais forcment historique, cest--dire provisoire. Avant de nous pencher nanmoins sur celle-ci, rappelons lenjeu de cette fameuse tragdie, frquemment rcrite, plus rarement comprise.
Antigone La pice de Sophocle met en scne le conflit entre deux figures, Antigone, la fille dOedipe et de Jocaste et Cron, son oncle, devenu roi de Thbes, suite la lutte fratricide que se sont livrs, la mort dOedipe, ses descendants mles, tocle et Polynice. Le premier, le plus jeune, stait empar injustement du pouvoir qui revenait normalement au second, par le droit danesse et par le pacte volontaire dalternance qui les liait, et lavait chass de la ville. Pour rcuprer ce quil considre lgitimement comme son bien, ce dernier na pas hsit trahir sa Cit, en salliant avec ses ennemis. S'ensuit une guerre au cours de laquelle ils prissent tous deux. Pour chtier celui-ci, Cron dfend, par dit et sous peine de mort, de lui rendre les honneurs des funrailles, alors quil accorde ce droit celui-l, estimant, pertinemment, que leur faute, trahison pour lun, dloyaut ou manquement sa parole pour lautre, nest pas de mme gravit. " La communaut cependant honorera celui qui se trouvait de son ct ; mais le gouvernement, la simplicit restaure du Soi de la communaut, punira, en le privant du suprme honneur lautre qui dj proclamait sa destruction sous les murs de la cit. Qui vient violer lesprit sublime de conscience, lesprit de la communaut doit tre dpouill de lhonneur d son essence intgrale et accomplie, lhonneur d lesprit dcd." (Hegel) Ne pouvant ou voulant accepter cette dcision qui heurte son devoir de pit familiale, contract, indistinctement, envers tous les membres de sa phratrie, Antigone outrepasse lordre et ensevelit en cachette le corps de Polynice, afin quil ne soit pas expos aux oiseaux de proie. La contradiction entre les personnages incarne donc le dilemme entre une loi ou un ordre politique et une exigence ou une norme morale voire
281
.N. II. 5. 1106b 27 ; 9. 1109a 35 ; 1109b 6 et 26 ; 1133b 33 ; Pol. IV 11. 1295b 5 - Parties an. II. 7. 652b ; .E. VII. 12. 1246a 14 et 1245b 14 ; cf. gal. II. 5. 1222a 10 ; M.M. II. III. 1200a 30 et Pol. IV. 9. 1294a 34 Ajax vers 757-760 Esth. Id. B. chap. III. II. 3.a. p. 285 - Art class. chap. I. II.b. t. 4 p. 67 et Ph.R. II p. II. 3 s. 3.a. . p. 127
61
religieuse, celle-ci tant logiquement reprsente par une femme, jeune de surcrot, plus idaliste, celui-l, non moins consquemment, par un homme, plus g, plus sensible des considrations pragmatiques. " Tout se tient dans cette tragdie : la loi publique de ltat se trouve en opposition avec lamour familial intime et le devoir envers le frre, les intrts de la famille ayant pour dfenseur une femme, Antigone ; les droits de la collectivit un homme, Cron." (idem) Parce quelle concerne les cadres fondamentaux de la vie des hommes (famille et socit) et leurs convictions les plus intimes et profondes (religieuses et politiques), cette opposition savre la plus profonde qui soit et par l mme la plus tragique. " Cette opposition constitue lopposition thique suprme et, par consquent, lopposition au plus haut degr tragique, celle qui sindividualise dans lopposition entre la virilit et la fminit ; cf. Phn. de lEsprit, (BB) VI. a. et b." (idem). Les deux protagonistes du conflit ont tous deux raison, chacun dfendant une cause parfaitement estimable, la justice ou prservation de la Cit pour le Roi, lamour des siens et le respect que lon doit aux morts pour sa nice. En mme temps pourtant ils ont galement tort de ne point comprendre le droit de lautre qui nest dailleurs pas si tranger que cela au leur. Nest-ce pas par droit familial que Cron a t nomm roi de Thbes ? Mais que serait son tour ce droit, sans une Cit qui le dfinit et garantit ? Quoi quen pense Antigone, il nest pas de droit intangible, non soumis la discussion humaine. " Pour lAntigone de Sophocle elles valent comme le droit divin, le droit non-crit et infaillible. Non pas maintenant, et hier, mais toujours - Ce droit vit, et personne ne sait quand il se manifesta. " (idem) Absolutisant leur propre point de vue, ils ne peroivent dans celui de lautre quun obstacle arbitraire, quil importerait de surmonter. " Lopposition se manifeste donc comme une collision malheureuse du devoir seulement avec leffectivit dpourvue de droit. La conscience thique est comme conscience de soi dans cette opposition, et, comme telle, elle entreprend dassujettir par la force la loi laquelle elle appartient cette effectivit oppose, ou de la tourner par la ruse. Puisquelle voit seulement le droit dun ct, le tort de lautre, celle des deux qui appartient la loi divine naperoit de lautre ct que lexplosion dune violence humaine contingente, tandis que celle qui est affecte la loi humaine naperoit de lautre ct que lenttement et la dsobissance de ltre-pour-soi intrieur ; les commandements du gouvernement sont en effet le sens public universel expos la lumire du jour, mais la volont de lautre loi est le sens souterrain, renferm dans la profondeur intrieure, qui dans son tre-l se manifeste comme la volont de la singularit et qui, en contradiction avec la premire loi, est la malice criminelle." (idem285) Sobstinant orgueilleusement dans leur dcision respective, ils courent ainsi droit et d'eux-mmes leur perte. Certes, suite aux prdictions menaantes du devin Tirsias, Cron finira par flchir et reviendra sur son dcret, allant jusqu promettre de " respecter, jusqu la fin de ses jours, les lois fondamentales ", ouvrant ainsi la voie un compromis possible, mais ce sera trop tard. Anticipant sa condamnation, Antigone, " malheureuse, digne fille du malheureux dipe "286, -ne, lencontre de la loi mme de la naissance humaine (Anti-gone), dune union incestueuse-, sest dj pendue ; et lui-mme perdra dans lhistoire, non seulement sa nice, mais son propre fils Hmon, fianc de celle-ci, qui, ne supportant pas sa disparition, se poignarde sur son corps, et sa femme Eurydice qui, en apprenant la mort de Hmon, se tue, en se plongeant une pe dans le sein ; il devient ainsi un tre malheureux voire un mort-vivant. " Quand on a prouv des infortunes pareilles aux siennes [celles de Priam] et quon a fini misrablement, personne ne vous qualifie dheureux." (Aristote287) Le destin fatal des hros de la pice ne doit pas cependant nous faire oublier que, bien quils aient eux-mmes cherch cette fin, par leur attitude exclusive, ils nen reprsentent pas moins chacun une position juste, comme le souligne Hegel, et quils auraient donc pu se rconcilier, moyennant une intransigeance moins grande. " Dans lexemple de tragdie, pour moi de valeur absolue, dans Antigone, lamour familial, la saintet, lintriorit, ce qui est sentiment qui pour cette raison sappelle aussi loi des dieux infrieurs, entre en conflit avec le droit de ltat. Cron nest pas un tyran mais reprsente une chose qui est aussi une puissance morale. Cron na pas tort, il soutient que la loi de ltat, lautorit du gouvernement doivent tre respectes et que le chtiment est la consquence de la violation. Chacun de ces deux cts nen ralise quun, nen na quun comme contenu ; cest l le ct exclusif et pour lternelle quit des deux cts se trouve le tort parce quils sont exclusifs, mais tous deux ont aussi raison. Dans le cours non troubl de la moralit tous deux sont reconnus, ils y ont leur valeur, mais concilie (ausgeglichen). La justice ne slve que contre le caractre exclusif."
285
286 287
Phn. E. (BB) VI. b. t. II. p. 40 ; Esth. LArt classique. I. II. b. t. 4 p. 67 ; Ph.D. 166 R. ; Phn. E. (C, AA) V. C. c. t. 1. p. 354 (cf. H.Ph. 2. p. 275 et Sophocle, vers 456-457) et (BB) VI. b. t. 2. p. 32 Sophocle, v. 1113 et 380 .N. I. 10. 1100 a 9
62
Ils finissent dailleurs par reconnatre leur faute, puisque, prcdant Cron, Antigone, non seulement assume sa mort, mais se dpartit de sa croyance rigide en linviolabilit de la Loi morale ou divine, acquiesant ainsi la lgitimit de la loi politique, ds lors quelle en excute elle-mme la sentence. " En vertu de cette effectivit et en vertu de son opration, la conscience thique doit reconnatre son oppos comme leffectivit sienne ; elle doit reconnatre sa faute. Parce que nous ptissons, nous reconnaissons que nous avons failli. " Loin de se poser en simple victime innocente de la tyrannie du Prince, comme le veut une certaine tradition, par son aveu et son suicide, elle acquiert la stature dune vraie hrone tragique, qui, dans sa dfaite mme annonce ou laisse la trace dune solution possible. " Ainsi chez Sophocle, voyons-nous aller la mort la cleste Antigone, la figure la plus magnifique qui ait jamais apparu sur la terre " Son sort rejoint celui de Socrate qui, tout en rcusant ses juges, nen a pas moins accept leur verdict et na pas entendu sy drober. " Le destin de Socrate est donc authentiquement tragique. Ce qui constitue justement le destin tragique dans son universalit sur le plan moral, cest quun droit en affronte un autre, -non pas comme si lun seulement tait un droit, et lautre un non-droit ; au contraire tous deux sont des droits qui sopposent, et lun se dtruit dans lautre ; tous deux vont leur perte, et tous deux sont donc justifis lun vis--vis de lautre." Tout comme lui, elle connatra un destin posthume peu commun, continuant inspirer maints crivains qui, avec plus ou moins de bonheur, se sont rclams de la pice de Sophocle. " De tous les chefs-duvre de lantiquit et du monde moderne (je les connais peu prs tous, et chacun peut et doit les connatre), Antigone me parat le plus parfait, le plus apaisant." 288 Rien d'tonnant qu'elle ait fascin autant de penseurs ou de potes diffrents289. Reste que lapaisement du conflit ou la rconciliation est seulement affirm et naura eu lieu pour les sujets, quune fois ceux-ci dfaits : eux-mmes nen bnficieront donc point ici-bas, exception faite de la "sage" Ismne, la sur dAntigone qui, bien que profondment malheureuse, a finalement " opt pour la vie ". Seuls leurs successeurs en profiteront peut-tre, sils savent tirer la leon de lchec de leurs prdcesseurs, ce qui de toute faon ne se fera pas sans mal /sacrifice pour eux galement. En dpit de son caractre merveilleux, nul homme nchappe au dchirement du dilemme et nen dtient prsentement la solution parfaite. " Entretantde merveillesdu monde, lagrande merveille cest lhomme. (...) Et demain comme hier - et toujours prvaudra - cette loi : nul mortel natteint lextrme du bonheur quil ne touche sa perte. (...) A leur lot de malheur les mortels ne peuvent rien changer." Les individus, tous enclins la prcipitation / la prsomption, naccderont la sagesse que dans laprs-coup, lorsque la passion se sera calme et que le sens de leurs actes apparatra. " Ce qui compte avant tout, pour tre heureux, cest dtre sage. Et surtout il ne faut jamais manquer la pit. Les prsomptueux, de grands coups du sort leur font payer cher leur jactance et leur enseignent, mais un peu tard, la sagesse."290 Car ce nest quavec le temps, que les passions sassagissent et que la vrit se manifeste ; celle-ci ne se rvlera donc pleinement qu la fin des temps, comme le signalait Aristote. " Et cela dans une vie accomplie jusqu' son terme , car une hirondelle ne fait pas le printemps, ni non plus un seul jour : et ainsi la flicit et le bonheur ne sont pas davantage luvre dune seule journe, ni dun bref espace de temps."291
Autant dire que la sagesse ou le juste milieu ne saccomplira sur terre compltement, les passions humaines ne steignant, Dieu merci, jamais, et le mal demeurant le lot de notre condition, tant du moins que nous restons ici, au lieu de rsider l-bas, dans la sphre de la pure pense. Le mal ne s'abreuve-t-il pas du reste la mme source que le bien, auquel il est donc forcment li ? Quel sens aurait un monde totalement pur, pur de toute passion humaine ? En pratique, on peut bien tendre vers la rconciliation finale, et lHistoire humaine se confond, nous le verrons, avec cette tentative, on ne saurait la raliser hic et nunc, autrement que sur une scne de thtre, cest--dire dans lArt voire la Philosophie qui, tout en appartenant aussi au genre des pratiques humaines, transcendent les limites temporelles de
288
Ph.R. II p. II. 3 s. 3.a. . p. 127 ; Phn. E. (BB) VI. b. II. t. II. p. 37 (Sophocle, v. 926) ; H.Ph. t. 2, Socrate pp. 332 et 336 (cf. p. 278) et Esth. Posie chap. III. C. III. c. t. 8 p. 407 ; cf. pp. 401-403 vide Aristote, Rht. ; Hlderlin, L'Antigone de Sophocle ; Kierkegaard, Ou bien ... ou bien ; Lacan, Sm. VII Sophocle, v. 557-559 ; 333 ; 611-614 ; 1336-1337 et 1348-1353 ; cf. gal. Oedipe Roi v. 1526-1530 .N. I. 6. 1098 a 18
63
celle-ci, tmoignant d'une vritable surhumanit de l'Homme, mille lieues nanmoins de celle prne par Nietzsche.
" L'homme est plus grand que l'homme. " (Erasme292)
Sur les planches du monde, les conflits entre les devoirs et/ou les individus ou peuples qui en sont les hrauts demeureront jamais lis qu'ils sont la discordance entre l'inconditionnalit affiche des impratifs moraux et leur relativit ou variabilit relle.
" Les prtendus conflits ne consistent pas en autre chose que ceci : le devoir qui est nonc comme absolu se rvle comme non absolu ; c'est dans cette contradiction permanente que se dbat la morale." (Hegel293)
Telle est la limite de lthique en gnral dont la vise, le Bien, ne spanouit pleinement que dans le Beau -" le Beau est la fin de la vertu " (Aristote)- et plus encore dans le Vrai, ces dernires valeurs dpassant le monde temporel. La vertu morale trouve ainsi sa vrit dans lEsthtique ou " la kalokagathie " : beaut-bont, dont le contenu idel, tout en tant apparent au juste : "Est beau en effet ce qui est juste" (idem), sen loigne nanmoins par son aspect contemplatif. Au-del, cest dans lpistm ou le Savoir que s'accomplit le projet d'un Idal ternel, non soumis, comme les idaux moraux ou politique aux alas circonstanciels, sociaux, culturels, voire subjectifs.
" Maintenant on raconte quAnaxagore rpondit qui lui dveloppait de telles difficults et lui demandait pour quelle raison on choisirait de natre plutt que de ne pas natre : pour connatre dit-il, le ciel et lordre de lunivers entier. Pour lui donc ctait en vue dune certaine science qutait prcieux le choix de la vie." (idem)
Et puisque la Science sachve dans la Philosophie, seule cette dernire mrite pleinement lappellation de " la science suprme et architectonique ".
" Il est absurde, en effet, de penser que lart politique ou la prudence soit la forme la plus leve du savoir, sil est vrai que lhomme nest pas ce quil y a de plus excellent dans le Monde." (idem)
Contrairement au caractre dsintress, thorique ou libre de celle-ci, lthique ou la Politique reste en effet asservie, comme toutes les pratiques, une fin externe lEsprit en tant que tel, la Vie avec ses multiples contraintes. " Et lactivit de lhomme dtat est elle aussi trangre au loisir " (idem). Elle ne peut donc chapper aux particularits et vicissitudes qui sy attachent, pour former un royaume vraiment autonome et prenne.
" Or sur le terrain de l'action et de l'utile, il n'y a rien de fixe " (idem294).
Plus qu un choix personnel, on rapportera la prfrence des philosophes pour lactivit thorique une vrit humaine lmentaire, selon laquelle l'esprit trouve une satisfaction plus accomplie en elle que dans tout autre pratique.
" Dmocrite disait quil aimerait mieux trouver une seule explication par les causes () que possder le royaume de Perse."295
Il s'y retrouve lui-mme, plutt que de courir aprs un bien finalement externe. Quoi quon en ait, la politique nest pas le but ultime de lhomme, mme si nul ne saurait sy soustraire, dans la mesure o nous vivons tous obligatoirement en socit.
" Assurment, les affaires humaines ne valent pas quon les prenne au srieux ; mais nous y sommes forcs, et cest l notre infortune." (Platon)
Il existe " un genre de vie qui vaut mieux que la vie politique " (idem) : le plus beau des tats, se nommt-il Callipolis, linstar de la Cit platonicienne, ne sera jamais lquivalent dune uvre dart, faute den connatre lharmonie et lternit au moins potentielle ; encore moins sidentifiera-t-il un systme philosophique, dont il ne partage pas la vrit .
292 293 294
295
H.Ph. 2. p. 313 M.M. I. XIX. 1190 a 29 ; II. IX. 1207 b 20 (cf. gal. .E. VII. 3. 1248 b 10) ; .E. VIII. 3. 1249 a 7 ; I. 5. 1216 a 12-15 ; .N. I. 1. 1094 a 27 ; VI. 7. 1141 a 20 ; X. 7. 1177 b 12 (cf. gal. I. 2. 1095 a 6 et Protreptique 40 42) et II. 2. 1104 a 4 ; cf. supra 2. B. p. 39 Frag. 118.
64
Alcibiade, le politique, peut bien samouracher et se lancer dans un vibrant "loge de Socrate", le philosophe, il ne le suit pas, lorsque ce dernier dcide de quitter, en compagnie de son invit, le Symposium consacr lAmour. Le politique ne participe pas du reste du savoir pur mais de " l'opinion vraie ... du bonheur dans l'opinion " ou de la " temprance " (idem296). La thorie hglienne de ltat dbouche sur la mme conclusion.
" Ltat nest pas une uvre dart ; il est dans le monde, par suite dans la sphre de larbitraire, de la contingence et de lerreur ; des mesures fcheuses peuvent le dfigurer par plusieurs cts."
Tout en voquant le caractre divin ou rationnel de linstitution tatique, elle ne lidentifie point la Connaissance ou la Raison dont elle ne partage pas la rflexivit ou systmaticit. Pour en rendre compte ne faut-il pas sortir de la sphre politique, pour en faire la thorie ?
" Car ltat lui-mme, les lois et les devoirs sont dans leur ralit quelque chose dtermin, qui passe dans une sphre plus leve et y trouve son fondement (cf. Encyclopdie des Sciences philosophiques 553)."
Et si celle-ci prouve que ltat, comme toute uvre humaine, nest pas dnu de rationalit, elle prouve galement quil nen tmoigne que dune manire partielle et partiale et ne constitue ainsi quune image ou incarnation temporelle de la Raison et non sa figure mme.
" Ce nest que par elle [lautodtermination du concept] que lorganisation de ltat est ce qui est rationnel en soi et constitue limage de la raison ternelle."
Certes et en tant quappartenant au monde de lesprit, la structure tatique est suprieure et plus divine et/ou respectable que les configurations faisant partie du monde de la nature, strictement physique ou plus finement biologique.
" Que de fois ne parle-t-on pas de la sagesse de Dieu qui se manifeste dans la nature ! Il ne faut pas pourtant simaginer que le monde de la nature physique est quelque chose de plus lev que le monde de lEsprit. Car, autant lEsprit est au-dessus de la nature, autant ltat est au-dessus de la vie physique. Il faut donc vnrer ltat comme un tre divin-terrestre, et savoir que, sil est difficile de comprendre la nature, il est infiniment plus ardu de bien concevoir ltat."
Investie dj en soi dun sens, elle est cependant incapable de rflchir correctement pour soi ce dernier qui ne se rvle pleinement que " dans la science ". Lthique bien comprise se transcende ainsi elle-mme en une Tho-Logique.
" Le Bien, tout en tant valable en soi et pour soi, nen constitue pas moins un but particulier, qui, loin de recevoir la vrit de sa ralisation, est dj le Vrai pour soi."
Dans l'action le sujet ne saurait trouver la pleine satisfaction, prisonnier qu'il y demeure de conditions locales et temporelles qui lui chappent et partant incapable d'y accomplir pleinement ses buts.
" L'agir implique toujours quelque chose d'tranger, l'opposition de soi et d'une ralit effective, le travail, la peine y tant plutt le ct de la conscience de l'opposition que celui de l'tre ralis."297
Il importe donc non point d'abandonner intgralement celle-ci mais de la relativiser et de faire droit l'impratif humain ultime qui s'nonce logiquement : Connais !
" Le souverain bien de lesprit est la connaissance de Dieu, et la souveraine vertu de lesprit est de connatre Dieu." (Spinoza)
Loin de reposer en elle-mme, lthique renvoie une Science suprieure qui en forme la fois le fondement et la fin.
" Lthique, qui, on le sait, a son fondement dans la mtaphysique et la physique." (idem298)
La fin dernire de lHomme, poursuivie le long de lHistoire, ne peut donc que concider avec celle de la Philosophie, celle-ci rgissant celle-l, consciemment, lorsque la pense des philosophes a inspir des actions historiques, ce qui est plus frquent quon ne croit, ou inconsciemment, les actes des hommes ntant jamais vierges de prsupposs philosophiques, quand bien mme ils ne les exprimeraient que partiellement.
296 297
298
Lois ; Rp. VII. 521b et 527 c ; Banquet 215a sq. ; Mnon 99 ab et Phd. 82 b Ph.D. 258 add.; 270 R.; 272 R. et add. ; 360 (cf. Esth. Id. B. I. 1. p.148 ; II. 3 p. 208 ; Art cl. III. II. c. p.140) et R.H. chap. II. 4. p. 170) ; S.L. L. 3 3 sec. chap. II B. p. 542 et H.Ph. 4. p. 726 . IV. XXVIII (cf. gal. II. XLIX Scolie ; V. XXVII Dm. ; Lettre XXIII p. 1164) et Lettre XXVII p. 1170
65
" Vue sous ce jour, lhistoire apparat donc comme une suite dactions politiques guides plus ou moins directement par lvolution de la philosophie." (A. Kojve299)
Il suffit den survoler le cours pour se rendre compte que la Morale, tout en se cherchant dans lHistoire, ne parvient son terme que dans la Philosophie. III. thique et Histoire Domaine du devoir-tre, c'est--dire de ce qui n'est pas mais doit advenir, la Morale ne saurait cependant demeurer ternellement trangre ce qui se produit effectivement au cours du temps, soit l'Histoire, sous peine de se condamner n'noncer que des impratifs impossibles ou vides. Sa propre sauvegarde ncessite donc que l'on puisse retrouver dans ce que les hommes ont fait, ce qu'ils auraient d faire, au lieu de se contenter de proclamer des exigences seulement idales et jamais ralises.
" Ce qui est valable universellement, vaut aussi en fait universellement ; ce qui doit tre est aussi en fait, et ce qui seulement doit tre sans tre na aucune vrit. (...) Comme lempirisme, la philosophie elle aussi ne reconnat ( 7) que ce qui est ; elle na pas savoir de ce qui doit seulement tre et par consquent nest pas l." (Hegel300)
Pour saisir correctement cela, encore faut-il se dpartir de la posture critique ou ironique qui consiste juger en permanence ngativement les actions humaines, au lieu d'essayer de les comprendre positivement.
" Ceux qui prfrent har ou railler les sentiments et les actions des hommes plutt que de les comprendre. (...) J'ai pris grand soin de ne pas tourner en drision les actions humaines, de ne pas les dplorer ni les maudire, mais de les comprendre. " (Spinoza301)
Plutt que de railler vainement ce que les hommes font, on adoptera l'attitude philosophique pour laquelle rien n'est mprisable "Je ne mprise presque rien" (Leibniz302)-, et l'on interprtera les actes de ses semblables pour ce qu'ils sont, savoir des tentatives, plus ou moins heureuses et russies mais coup sr estimables, d'incarner prcisment leurs aspirations et donc leurs normes morales. Alors et rciproquement on se donnera une chance de concevoir les faits et gestes humains comme l'expression du devoir-tre et l'on cessera d'incriminer ou de se plaindre constamment de la marche du monde. Du mme coup on reconnatra que ce dernier n'est pas rgi par le hasard mais rpond bien une logique ou rationalit.
" Car ce nest pas ce qui est qui nous rend vhments et nous fait souffrir, mais le fait que cela ne soit pas tel que ce devrait <soll> tre. Mais si nous reconnaissons que cela est comme il faut <muss> que ce soit, donc que cela nest pas le fait de larbitraire et du hasard, alors nous reconnaissons aussi que cela doit <soll> tre ainsi." (Hegel)
Que pourrait du reste signifier d'autre l'Histoire de l'Homme cet animal dot de raison-, sinon une histoire rationnelle : raisonne / raisonnable ? Il y a une " Raison [Sens] dans l'Histoire " (idem), telle est l'unique postulation possible d'une science de l'Histoire. Quiconque refuse cette prmisse historique minimale s'interdirait l'tude sense du Pass, toute explication des phnomnes, quels qu'ils soient, requerrant la prsupposition d'un ordre lgal les rgissant, et dans le cas de l'Humanit, celle d'une lgislation morale (libre), voulue par les sujets eux-mmes, par opposition la lgalit naturelle, subie par les tres auxquels elle s'applique. Le Bien (Devoir-tre) ne nous a pas attendu, pas plus qu'il ne compte sur l'arrive de quelque Bon Gnie, Messie, Sauveur ou Homme providentiel, pour exister. Il a toujours dj oeuvr ici-bas, faute de quoi, ne se concrtisant jamais, il se rduirait un idal seulement espr, autant dire un mot creux.
299 300 301 302
Tyrannie et Sagesse in L. Strauss De la tyrannie p. 276 Phn. E. (C. AA.) V. A. a. I. b. t. I. p. 211 - E. I. 38 R. th. III. Prf. p. 412 - T.P. ch. 1er 4 p. 920 ; cf. th. IV. L. Sc. p. 532 et L. XXX. Old. sept. 1665 p. 1175 cit. in Nietzsche, P.D.B.M. 6 partie 207
66
" Le Bien, ce qui est absolument bon, saccomplit ternellement dans le monde et le rsultat en est quil est dj accompli en et pour soi et quil na pas besoin de nous attendre." (idem)
Loin de l'injonction ou du jugement moralisateur, si pris de nos jours, ou de la prophtie, il appartient l' observateur attentif et scrupuleux de reprer dans le dveloppement mme des vnements le cheminement continment actuel de la fin thique.
" La philosophie ne soccupe pas de prophties. Sous le rapport de lhistoire nous avons affaire ce qui a t et ce qui est, mais en philosophie, il ne sagit pas seulement de ce qui a t ou de ce qui devra tre, mais de ce qui est et qui est ternellement : il sagit de la Raison, et avec elle nous avons assez de travail. " (idem)
En tant que connaissance, la philosophie n'a pas se proccuper de ce que de tant de bons esprits voudraient qu'il soit, et qui ne reflte que leurs propres chimres, rves ou cauchemars, mais elle se doit de focaliser son regard sur ce qui est le prsent-, et qui concorde fatalement avec ce qui aurait d ou devrait tre, puisque celui-ci se rflchit immanquablement celui-l, dans la mesure o tous deux manent du mme esprit (raison) qui, en tant que celui dun tre rationnel ne peut vouloir finalement que le raisonnable.
" A savoir que la philosophie, prcisment parce qu'elle est la dcouverte du rationnel, est aussi du mme coup la comprhension du prsent et du rel et non la construction d'un au-del qui serait Dieu sait o (...). Ainsi, dans la mesure o il contient la science de l'tat, ce trait ne doit tre rien d'autre qu'un essai en vue de concevoir et de dcrire l'tat comme quelque chose de rationnel. En tant qu'crit philosophique, il doit se tenir loign de la tentation de construire un tat tel qu'il doit tre." (idem)
Les belles mes pourront protester l contre, et persister sparer les deux, en dnonant dans le cours du monde l'uvre plutt du Mal et en se rservant l'exclusivit du Bien, elles n'empcheront pas qu'entre le monde rel et le monde idal, il n'y a nul hiatus, sauf dnier de quel droit ?-, tous les (autres) hommes qui ont labor le premier, toute notion du second. Certes cette matrialisation du But moral ne s'accomplit point entirement et parfaitement hic et nunc, soumise qu'elle est en l'occurrence au processus temporel, mais sa progression mme marque encore la diffrence entre la non-histoire naturelle, contrainte par le retour de cycles identiques et l'histoire humaine, obissant l'auto-nomie ou l'auto-dtermination, id est la Loi de la Raison ou Volont elle-mme.
" Cette concordance de ltre et du devoir-tre nest cependant pas une concordance fige et dpourvue de processus ; car le Bien, le but final du monde, nest quen tant quil se produit continuellement, et entre le monde spirituel et le monde naturel subsiste alors encore la diffrence consistant en ce que, tandis que celui-ci ne fait que retourner constamment en lui-mme, dans celui-l, sans conteste, a lieu aussi une progression." (idem303)
A dfaut de s'identifier, Libert et Histoire convergent l'une vers l'autre, celle-ci tendant vers celle-l, conformment la fin vise de tout temps par les humains, une Reconnaissance sociale perptuellement accrue. Aussi rsumons, grands traits, les tapes essentielles du Progrs historique de la Libert. Mais plutt que den proposer un expos purement philosophique, dj abrg par ailleurs dans lAnthropologie304, on en esquissera ici, avec Platon, la version mythique de son dbut qui forme le stade le plus difficile et partant le plus rvlateur/significatif de lHistoire. Terminons donc notre dveloppement philosophico - thique par un excursus littraire portant sur le fameux rcit de lAtlantide305, o le pre de la philosophie illustre et confirme sa thorie de la Cit et/ou de lHistoire et plus particulirement de son moment antique.
" Critias devant exposer lhistoire de la civilisation humaine (histoire philosophique) sous la forme de lhistoire ancienne des Athniens, telle quelle stait conserve chez les gyptiens." (Hegel306)
Sa dimension potique ne jure nullement avec l'enseignement thorique, condition quon ne se laisse point piger par celle-l.
303
in Rosenkranz II. XVI. p. 389 ; E. I. 212 Add. p. 614 ; R.H. chap. IV. 2. p. 242 ; Ph.D. Prface pp. 54-57 et E. I 234 Add. p. 622 vide Cours II. 4. Anthropologie III. in Time 17 a-27 b et Critias H.Ph. Platon t. 3 p. 496
67
Histoire / Mythe de l'Atlantide Dans sa narration et exgse que nous limiterons au raccourci du Time-, on se gardera bien nanmoins de toute tentation raliste, pour se concentrer exclusivement sur sa vrit, conformment au dessein de Platon : " un rcit fort trange, et cependant absolument vrai ... ce n'est pas une fable invente mais une histoire vraie "307. " Au lieu de spculer propos dune nouvelle Atlantide " (Husserl308), on ne s'intressera qu' la gographie mentale de son le, c'est--dire la place et la fonction qu'elle occupe dans la philosophie politique platonicienne, et, au-del, dans la philosophie de l'histoire en gnral. On vitera ainsi tous les malentendus voire les fantasmagories qui ont de bonne heure accompagn et continuent escorter ce texte strictement platonicien. Commence dans le Time, dialogue consacr au dveloppement de la philosophie positive de Platon et en ce sens le " sommet de toute la philosophie ", cette histoire en tire d'emble une importance fondamentale. Le fait qu'elle y figure tout de suite aprs le rappel par Socrate de " la constitution politique " labore " hier " dans La Rpublique, lui confre de surcrot le rle d'une mise l'preuve ou " en mouvement " de la Cit idale, soit de sa confrontation avec " la vrit de l'histoire ", autant dire de sa vrification historique. Quant son mode imag, il correspond au statut de l'ensemble de l'ouvrage : cosmologique ou psychologique, notre discours ne peut se prsenter que sous la forme d'" une vraisemblable histoire ", la Vrit absolue relevant de la Thologie. De quoi au demeurant parle-t-elle au juste ? Rapport Solon par un " prtre " gyptien, le rcit voque l'antique Athnes datant de " neuf mille ans ", aux " lois " semblables celles de "l'tat de beaut (Callipolis)", doue pour les "choses de la guerre ... [et] la vie intellectuelle", et dont les citoyens arrtrent " l'norme puissance ... qui envahissait la fois l'Europe et l'Asie ". Situ " dans la Mer Atlantique ... devant le dtroit [de Gibraltar] ... les Colonnes d'Hercule ", cet empire, " plus grand que la Libye [l'Afrique] et l'Asie ensemble ", se nommait l'" le Atlantide " et formait une monarchie. Rgnant " sur la Libye jusque vers l'gypte, sur l'Europe jusqu' la Tyrrhnie ", ses matres entreprirent d'asservir la rgion du Nil, la Grce et " tout l'espace compris en de du dtroit ", c'est--dire le reste de l'Europe. C'est alors que les Athniens qui avaient " le premier rang pour le moral ainsi que pour les arts qui servent la guerre, ... l'emportrent finalement sur leurs agresseurs ", en dpit de leur infriorit numrique manifeste. " Mais dans le temps qui suivit, il se fit des tremblements de terre violents et des cataclysmes ", entranant la disparition " sous la terre " du " peuple entier " d'Athnes et l'immersion " sous la mer " de la patrie des Atlantes309. Rien d'tonnant que, prise la lettre, une telle histoire ait donn naissance un vritable dlire d'interprtation. Il suffit pourtant de la lire contextuellement pour y dceler un enseignement clair et intelligible. Ainsi sa source, sa datation et ses protagonistes cessent d'apparatre comme des nigmes, si on les corrle d'autres passages platoniciens et la reprsentation gographique des Anciens. En effet l'gypte tant le pays d'origine de "l'criture" condition mme de la Mmoire collective- et Solon, un anctre direct du philosophe et un des plus marquants personnages athniens, ils orientent d'emble ce discours dans une direction historiographique. Les "neuf milliers d'annes" indiquant la priode d'errance ou de "draison" qui prcde, pour une me ordinaire, " ce voyage de mille annes " qui lui symbolise le temps de la rminiscence ou de la rsurrection et donc de l'Histoire, confirment l'allure de chronique historique prise par cette narration. Celle-ci n'est-elle pas in fine dnomme " le rcit et la loi de Solon " ? Ses hros ne dmentent pas ce point de vue, car si l'Athnes antique consonne, par ses institutions et ses activits, avec l'Athnes classique, l'Atlantide ne se confond nullement avec une Cit d'un lointain et merveilleux pass, sise qu'elle est dans l'Atlantique, qui ne renvoie pas une mer parmi d'autres, mais l'"Ocan ... qui coule le plus extrieurement en dcrivant une circonfrence" autour de la Terre, elle-mme une le " au centre du monde et avec la forme d'une sphre ". Vu sa localisation , ses dimensions et son nom, qui provient d'"Atlas", symbole du Ciel ou de l'Univers, l'le Atlantide ne saurait tre cherche sur un globe physique mais elle schmatise celui-ci en son entier, tel que se le figuraient les Grecs310. Et comme Athnes fait partie de la sphre terrestre, sa lutte et son triomphe contre la puissance atlante souffre ncessairement d'une double interprtation, comme guerre externe entre deux ennemis dont l'un signifie un empire quasi universel, et comme guerre interne la Cit attique mme. Une victoire sur un adversaire tranger n'implique-t-elle pas obligatoirement une victoire intrieure pralable sur soi-mme, conditionnant la premire ? Quant la disparition finale des deux protagonistes, suite des cataclysmes, on notera que les " branlements " et les " dluges " divisent les grandes priodes historiques, selon Platon. Leurs consquences ne sont nanmoins pas similaires pour les deux belligrants, seule la population athnienne, et non Athnes, s'enfouit sous la terre, soit l'lment dont on renat, car c'est aprs "leur voyage sous terre (c'est un voyage de mille ans !)" et une bonne
307 308 309 310
Time 20 d 26 e Postface mes Ides 5. in Ides III p. 200 Tim. 20a ; 17c ; 19b - 26c ; 29d ; 23de ; 24a ; Rp. VII. 527c (vide supra II. 2. C. p. 41) et Tim. 24b 26d Phd. 274 c ; 257 a ; Rp. X 621 d ; Tim. 27 b ; Phd. 112 e ; 108 e (cf. gal. Tim. 62 d) et Critias 114 a ; cf. gal. Homre, Hsiode, Hrodote, Pythagore, Aristote et Strabon
68
traverse du " fleuve de la plaine de Lth [l'Oubli]" que les mes ressuscitent ; alors que l'Atlantide, contre et habitants ensemble, sombre sous la mer, soit l'lment dont on ne revient jamais, " la mer infinie de la dissimilitude ... de l'coulement et du mouvement ".
"
Tout concourt au bout du compte voir dans ce rcit une authentique Histoire, et de surcrot une Histoire universelle, Il est du reste plac sous le signe " Mnmosyne " : " c'est en effet de cette Divinit du souvenir que relve presque entirement ce qu'il y a de plus important dans les propos que je vais tenir ;" A quelle trame historique concrte, et susceptible de nous instruire sur le Sens ou la Valeur idale de l'action humaine, convient cependant cette Geste du Time ? Y en et-il seulement dans l'Antiquit, et dans une antiquit connue du Philosophe, digne d'une telle transposition potique ? En d'autres termes, que furent rellement cette premire guerre mondiale et cette guerre civile dont la Cit de Platon aurait t le protagoniste principal, voil ce qu'il importe maintenant de remmorer. Et puisque le fondateur de l'Acadmie avait dj clbr "les hauts faits" d'Athnes dans un dialogue antrieur, le Mnexne, il suffit de commenter l'un par l'autre311. Le premier et le plus remarquable des exploits militaires de la Cit attique "aux temps qu'on appelle historiques" (Hrodote) fut sans conteste la ou plutt les batailles, connues sous le nom de Guerres mdiques, qu'elle livra aux Perses dont elle arrta l'irrsistible expansion. Au V sicle avant Jsus Christ, ceux-ci avaient tendu, sous le rgne des Achmnides, leur domination sur l'Asie, l'Afrique et une partie de l'Europe. Il ne leur manquait que la Grce pour prtendre au titre d'empire universel, rgi par la thocratie et l'asservissement gnralis. Eux-mmes ne cachaient gure leur projet d'hgmonie sur la totalit du monde, soit leur volont de construire une relle Atlantide - un Atlas go-politique oriental unique. Darius et son fils Xerxs en formulaient expressment le dessein, particulirement dans l'exhortation adresse par ce dernier ses chefs militaires. " Si nous soumettons ce peuple [les Athniens] et ses voisins qui habitent le pays du phrygien Plops [Sparte], nous donnerons pour bornes la terre des Perses le firmament de Zeus : le soleil ne verra plus une seule terre limiter la ntre, et, avec vous, je rduirai tous ces pays n'en plus former qu'un seul lorsque j'aurai parcouru l'Europe entire." (idem312) Or leur rve se brisa prcisment Marathon (dfaite de Darius en 490), Salamine et Plates (revers de la flotte et de l'infanterie de Xerxs en 480 et 479) contre la rsistance des Hellnes, emmens essentiellement par les Athniens, qui dfendaient leur Idal de libert. " Les Perses, alors qu'ils imposaient leur hgmonie l'Asie et bientt asservissaient l'Europe, ce sont les fils de ce pays-ci qui les ont arrts, nos pres nous, dont il y a justice et obligation, en les mentionnant les premiers, de louer la vaillance ! (....) Or, ces grands hommes, je l'affirme moi, ils ont t les pres, non pas seulement de nos personnes physiques, mais encore de notre libert, de la ntre comme de tous les hommes qui vivent sur ce continent-ci." 313 Au-del d'un affrontement physique, il s'agissait d'un conflit entre deux modles politiques qui s'est sold par la victoire de la Dmocratie sur l'Autocratie, tmoignant de la supriorit de l'Auto-nomie sur l'Htro-nomie. Le succs des Grecs mit un terme la fois la suprmatie des Perses et l'" tat despotique " (Montesquieu314) comme mode universalisable du pouvoir et ce fut au tour de la Grce et de la discussion libre d'inspirer la politique mondiale. La position du royaume achmnide l'est du monde grec ne contredit nullement la localisation platonicienne de l'le l'ouest de l'Europe, pour peu qu'on raisonne dans les catgories de la gographie grecque. La sphricit de la terre cense tre ceinte par l'unique Mer Atlantique et l' absence de l'Amrique conduisaient tout voyageur hellne imaginer qu'en navigant " devant le dtroit " vers l'Ouest, on aborderait fatalement l'Asie, le territoire des Perses, par l'Est. Bien plus tard, Christophe Colomb, sur la foi d'un crit aristotlicien, pensera atteindre les Indes, lorsqu'il accostera en Amrique. " C'est pourquoi ceux qui croient qu'il y a continuit de la rgion avoisinant les Colonnes d'Hercule et de la rgion de l'Inde, et que, de cette faon, il n'y a qu'une seule mer, ne semblent pas professer une opinion tellement incroyable." (Aristote315) Avec les Guerres mdiques, 1re Guerre mondiale relle de par le nombre et l'importance de leurs participants, une page de l'Histoire se tournait. Le changement de paradigme historique qu'elles ont induit mritait assurment des bouleversements gographiques, en contrepoint aux variations sociales. Mais il faut croire que la leon de ces dernires n'a pas t correctement tire, y compris par leurs bnficiaires, ceux-ci cdant peu aprs, l'instar des Perses, au dmon de l'imprialisme au dtriment des autres Cits grecques (empire maritime athnien), quoique dise cette fois de cet pisode Platon, fort partial en la matire, il est vrai.
311 312 313 314 315
Pol. 273 a ; Lois III. 677 a ; Rp. X 615 a ; 621 c ; Pol. 273 d Tht. 152 e ; Critias 108 d et Mnex. 239 c Histoire III. 122 p. 271 et VII. 8. p. 464 Mnex. 239 d (cf. gal. Lois III. 692 e-693 a) et 240 e E.L. XI. 9. Trait du Ciel II. 14. 298 a 10
69
" Mais, la paix venue et notre Cit au pinacle, voil que fondit sur elle l'infortune laquelle sont communment en butte de la part des hommes ceux d'entre eux qui ont russi : d'abord une rivalit, puis de la jalousie en consquence de la rivalit. C'est mme l ce qui mit cet tat-ci, sans qu'il le voult, en tat de guerre avec les Grecs." Puis ils entamrent la dvastatrice guerre contre Sparte (Guerre du Ploponnse), guerre au cours de laquelle les Lacdmoniens n'hsitrent pas s'allier l'ennemi d'hier des Grecs, comme le remarque, toujours dans sa version trs partisane, le philosophe. " Or, c'est l, selon mon expression, le caractre terrible et inattendu de cette guerre : on en vint, veux-je dire, un tel degr d'envie querelleuse chez le reste des Grecs l'gard de notre patrie, qu'ils eurent l'audace d'envoyer des ngociateurs leur pire ennemi, le Grand Roi, celui qu'en commun avec nous ils avaient chass, de l'amener nouveau contre notre Cit, lui un Barbare contre des Grecs, et de faire par une action particulire un bloc totalisant Grecs et Barbares ! " Cette lutte fratricide entranera finalement l'extnuation de l'ensemble des Grecs auxquels Philippe, le roi de Macdoine, un demi-grec, n'aura plus qu' imposer sa loi. Toutes ces vicissitudes rendent compte de l'clipse, ft-elle temporaire, " sous la terre ", des Athniens, leur Cit demeurant en revanche un exemple encore aujourd'hui pour la culture occidentale voire universelle. Par contre l'empire perse ayant fait son temps, non sans avoir, son poque, t l'origine de ralisations estimables, il ne pouvait que disparatre dfinitivement, corps et biens, " sous la mer ". L'expdition des Dix Mille et surtout les foudroyantes conqutes ultrieures du successeur de Philippe, Alexandre le Grand -duqu, par Aristote, un Grec et mme un Athnien d'adoption-, en Asie, ne feront que souligner la dliquescence du Royaume achmnide ou son manque d'avenir. Le destin d'un peuple se dcidant en lui-mme, avant mme de se jouer sur un champ de bataille, il est logique de s'interroger sur l'histoire interne d'Athnes pour y dceler les conditions de possibilit et de sa Victoire et de ses dfaites postrieures : celles-ci traduisent dans l'extriorit la vertu ou les vices propres aux belligrants. " Mais c'est grce nos propres divisions que l'on a triomph de nous, non grce la supriorit d'autrui ; car ce n'est pas, aujourd'hui encore, ces adversaires qu'est vraiment due notre dfaite : c'est sur nous-mmes que nous avons remport la victoire, notre dfaite est notre oeuvre nous !" Selon qu'ils sont habits par " la concorde " ou " une dissension ", ils seront unis et capables de triompher d'un adversaire, ft-il plus imposant en apparence, ou dchirs entre eux, menacs par " une rvolution " ou une " sdition "316 et inaptes se dfendre. De fait si les Athniens ont pu montrer un front commun contre les Perses, c'est bien qu'ils ont su auparavant surmonter leurs divergences grce leur constitution dmocratique qui, mille lieues de l'absolutisme oriental, reposait sur le principe de l'galit de " tous ... devant la loi " et sur " un esprit de libert ". " La constitution qui nous rgit n'a rien envier celles de nos voisins. Loin d'imiter les autres peuples, nous leur offrons plutt un exemple. Parce que notre rgime sert les intrts de la masse des citoyens et pas seulement d'une minorit, on lui donne le nom de dmocratie." (Thucydide317) Pour partielle que ft cette dernire, les esclaves en tant exclus, elle n'en constitua pas moins la premire forme historique et le modle de nos dmocraties futures. Et qui remonte ses institutions galitaires sinon Solon, " notre Solon " originaire de Salamine-, qui fut " un bon lgislateur ", et sa clbre Rforme ? Suite aux "troubles civils"318, conscutifs l'endettement abusif des pauvres et l'arrogance goste des riches, il entreprit de doter Athnes d'une nouvelle lgislation avec pour base " des lois gales " pour tous, selon ses propres paroles, rapportes par Aristote, et en prenant soin d'viter tout la fois un ingalit excessive et dangereuse et un galitarisme non moins extrme et improductif. " La troisime [rforme de la constitution athnienne] se produisit aprs la guerre civile, sous Solon ; c'est avec elle que commence la dmocratie. (...) Quant SOLON, certains pensent qu'il a t un excellent lgislateur qui mit fin une oligarchie sans frein, affranchit le peuple de l'esclavage, et fonda la dmocratie de nos pres, avec un heureux mlange des diffrents pouvoirs " (Aristote319). Il renoua ainsi, pour un certain temps, le tissu de la cohsion sociale et le respect de la Loi. Son descendant, Platon, ne manqua pas de souligner l'effet positif de la rforme solonienne et le service qu'elle rendit aux Athniens, " au temps o les Perses s'attaqurent aux Grecs ". Oubliant par aprs sa leon, et confondant libert et licence (plaisir) ou, ce qui revient au mme, sparant libert et loi, rien d'tonnant que ceux-ci n'aient pas su tirer l'enseignement adquat de leur victoire sur ceux-l et aient fini par connatre presque le mme sort qu'eux. Car une libert sans limite (loi) tourne forcment l'asservissement des autres comme de soi-mme, prisonnier que l'on devient de ses forces, opinions ou passions, en l'absence de toute rgle rationnelle accepte et reconnue par chacun.
316 317 318 319
Mnex. 242 a ; 243 b ; 243 d ; Rp. VIII 545 d et Lois I. 628 b ; cf. gal. III. 683 e et Spinoza, T.P. VI 6 G.P. II. I. 37. p. 811 ; vide gal. Hrodote, H. VII. 102-104 ; Hippocrate, A.E.L. 16. et Eschyle, Perses v. 242 Prot. 343 a ; Rp. X 599 d ; Tim. 21 c C.A. XII. 4. ; XLI. 2. Pol. II. 12. 1273 b 37-38 ; cf. gal. Hegel, Ph.H. 2 partie chap. III. pp. 193-194
70
" Vous le voyez, nous n'avons pas eu, en un certain sens, un autre sort que les Perses eux-mmes, ceux-ci pour avoir rduit leur peuple une totale servitude, nous, inversement, pour avoir au contraire pouss les masses une totale libert (...). Le trop de libert a bien l'air de ne pouvoir changer en rien d'autre qu'en un trop de servitude, tant pour un particulier que pour un tat." Renvoyant dos dos les antagonistes des guerres mdiques, on serait donc enclin conclure toute cette histoire par la sentence banale et souvent juste des Sept Sages dont Solon : " Ce n'est pas en effet d'aujourd'hui que le dicton Rien de trop passe pour juste." Mais ce serait cder trop rapidement au mirage de la symtrie, en omettant que l'idal d'Athnes et son devenir ne furent pas strictement identiques ceux de l'empire perse, la dcadence de l'une ne signifiant point l'anantissement ou l'extinction complte de ses valeurs, Libert et/ou galit preuve tous les Modernes qui se rclament encore d'elles-, alors que la dfaite de l'autre se traduit par la mort ou la ruine irrversible des siennes, le Despotisme qui oserait aujourd'hui se revendiquer d'elles ?-, malgr ses mrites historiques indniables, aux dbuts de l'Histoire. On n'assimilera pas le dvoiement d'une Ide avec sa fausset. Bref, dfaut d'avoir toujours t la hauteur de l'Idal thico politique par excellence, dont elle avait dj explicit les prmisses, la Cit athnienne a montr la premire la voie suivre. Mieux, elle a dmontr / illustr dans ou par les faits que celle-ci est celle emprunte par l'Histoire vritable, pour peu qu'on interprte cette dernire ou les faits prsums historiques. Et si elle s'est elle-mme arrte en cours de route mais c'est le lot de toute socit-, elle a laiss en hritage aux autres Cits son Rve dmocratique. Les Rvolutionnaires franais seront habilits s'inspirer des idaux antiques grecs. Entre les deux passe un fil continu dont " le rcit et la loi de Solon " marque une tape d'autant plus importante, qu'elle en forme un des nuds initiaux qui, en tant que tel, valait parfaitement une Geste. Le pass qui compte ne passe au demeurant jamais totalement, mais se prolonge toujours dans et par le prsent, qui en retour l'claire, faute de quoi nous ne connatrions point d'Histoire, mais des pripties incohrentes. Au total l'histoire de l'Atlantide ne relve ni de la pure affabulation ni d'un rcit simplement raliste mais rflchit " effectivement des vnements qui sont, semble-t-il bien, historiques ... des vnements qui se sont passs, qui sont authentiques "320. L'authenticit ou la vrit de ces vnements ne se mesure pas cependant leur seule facticit, mais leur signification, c'est--dire leurs consquences ou leur capacit s'insrer dans "l'intelligence thorique de l'ensemble du mouvement historique" (Marx), seule en mesure de dcrter justement ce qui mrite ou non pleinement le qualificatif d' historique . Et puisque tel est le cas, nous venons de le voir, du Rcit platonicien, on n'hsitera pas dire de lui, ce que l'auteur du Capital, crivait du sien, en reprenant le mot du pote latin Horace, et en s'adressant ses lecteurs du XIX : " De te fabula narratur (C'est de toi qu'il s'agit dans cette histoire)." (idem321) Entre une fiction et une thorie historique il n'y a nulle csure, pour peu que toutes deux concernent l'essentiel et ne se contentent pas de narrer des pisodes sans lien. Et on prfrera lgitimement une relation, ft-elle potique, de l' esprit global des faits, leur simple narration historiographique. " Aussi la posie est-elle plus philosophique et dun caractre plus lev que lhistoire ; car la posie raconte plutt le gnral, lhistoire le particulier." (Aristote322) La premire prsente l'avantage de rvler un sens, que la seconde noie sous un dluge de dtails insignifiants.
L'histoire ou la sociologie moderne aboutira une conclusion identique, sur la base d'une tude d'un pass plus rcent o elle reprera pareillement une marche graduelle vers l'galit.
" Lorsquon parcourt les pages de notre histoire, on ne rencontre pour ainsi dire pas de grands vnements qui depuis sept cents ans naient tourn au profit de lgalit. () Le dveloppement graduel de lgalit des conditions est donc un fait providentiel, il en a les principaux caractres : il est universel, il est durable, il chappe chaque jour la puissance humaine ; tous les vnements, comme tous les hommes, servent son dveloppement. () Si de longues observations et des mditations sincres amenaient les hommes de nos jours reconnatre que le dveloppement graduel et progressif de lgalit est la fois le pass et lavenir de leur histoire, cette seule dcouverte donnerait ce dveloppement le caractre de la volont du souverain matre. Vouloir arrter la dmocratie paratrait alors lutter contre Dieu mme, et il ne resterait aux nations qu saccommoder ltat social que leur impose la Providence." (Tocqueville)
Se dbarrassant de ses prjugs habituels, elle envisagera du coup le socialisme et/ou le communisme comme des thories dignes d'intrt voire comme " lobjet le plus srieux que les philosophes et les hommes dtat puissent regarder " (idem323).
320 321 322 323
Lois III. 698 b ; 699 e Rp. VIII 564 a ; Mnex. 247 e et Lois III. 683 e-684 a Manif. com. I. p. 61 et op. cit. Prf. 1re d. allde ; vide Cours II. 4. Anthropologie III. 1. p. 58 et 2. p. 63 Potique 9. 1451b De la dmocratie en Amrique Introduction et Lettre 1848 in Lettres choisies (Gall. Quarto)
71
Fidle aux intentions de son rdacteur, Hegel avait gratifi la Narration platonicienne du titre d'" histoire philosophique ". Conformment la fin d'une Philosophie de l'Histoire, bien que sur un mode potique , elle entend dgager les lignes de force historiques, en ne retenant que les actions signifiantes, celles qui correspondent vritablement au Sens global de l'Histoire, lui-mme prdtermin par le But (Devoir-tre) mme de l'Humanit : la Libert, et en en montrant la progressive ralisation dans le monde.
" L'histoire universelle est le progrs dans la conscience de la libert progrs dont nous avons reconnatre la ncessit."
Et c'est trs exactement ce qu'elle fait, ft-ce en se limitant une poque historique, pas n'importe quelle poque cependant, mais une priode suffisamment significative et de porte universelle, la priode grecque, de sorte qu'elle nous concerne encore.
" Chez les Grecs nous nous sentons aussitt chez nous, car nous nous trouvons sur le terrain de l'esprit et si l'origine nationale et la diversit des langues peuvent se poursuivre plus haut jusque dans l'Inde, l'ascension proprement dite cependant et la vritable renaissance de l'esprit doivent tre cherches d'abord en Grce." (idem)
D'ailleurs si l'Histoire vise effectivement la Libert / galit, soit la rconciliation de tous les hommes, aucune de ses priodes, pas mme la ntre, ne peut se targuer d'en avoir fini avec cette tche qui demeure un " problme ... rsoudre dans les temps venir " (idem). Cette difficult, qui se rsume au rapport entre la Libert et la Loi (l'Ordre social), ne se rsoudra ni par un " libralisme " (idem) dbrid ni par un lgalisme ou juridisme abstrait. Le premier aurait tt fait de conduire la socit sa dsagrgation, comme le pronostiquait Platon, le second, fort la mode aujourd'hui et qui voudrait imposer indistinctement et d'emble les mmes lois tous, sans tenir compte de leurs diffrences historiques, dboucherait sur une uniformit vide le vide des droits de l'homme-, incompatible avec la vie sociale concrte, celles-ci ncessitant un minimum de particularits.
" Il y a toujours un dsaccord de lesprit absolu et de sa figure. Mais pour atteindre cette figure absolue, la philosophie ne peut pas se rfugier dans linformel du cosmopolitisme, ni dans le vide des droits de lhomme ou dans le vide tout aussi grand dune fdration des peuples et dune rpublique universelle. Ces abstractions formelles contiennent le contraire de la vie thique et eu gard lindividualit, elles sont protestantes et rvolutionnaires." (idem)
Tout en admettant certes le principe recteur de l'galit entre les hommes et sa mise en oeuvre dans et par l'Histoire, on ne s'en prvaudra point pour critiquer systmatiquement les agissements particuliers des individus ou des tats, sous peine de sombrer dans un cosmopolitisme formel et improductif.
" Lhomme vaut (comme personne) parce quil est un homme et non parce quil est juif, catholique, protestant, allemand, italien, etc. Cette conscience, pour laquelle la pense vaut est dune importance infinie. Elle ne devient insuffisante que si elle se fixe sous la forme du cosmopolitisme pour sopposer la vie concrte de ltat." (idem324)
La diversit des tats se trouve certes l'origine de leurs dissensions ou divergences (guerres), chacun n'ayant d'gards que pour ses intrts spcifiques.
" Il ny a pas de vritable amiti ENTRE LES TATS." (Leibniz325)
Comme le proclamait un homme d'tat amricain, avec une brutalit ou une franchise typiquement amricaine : " Les tats-Unis n'ont pas d'amis, ils n'ont que des intrts "326. Sans ces derniers nanmoins l'Histoire stagnerait faute de mobiles sensibles pour l'animer, la seule motivation thique-rationnelle ne suffisant pas pour faire avancer les hommes. Il appartient du reste l'Histoire elle-mme, soit au Genre humain en son ensemble, et non l'arbitraire de certains, d'effacer progressivement, sans les effacer jamais entirement,
324
325 326
H.Ph. Platon t. 3 p. 496 (vide supra p. 66) ; Ph.H. Introd. II. p. 28 ; 2 p. p. 171 ; 4 p. 3 s. chap. III. p. 343 (vide Cours II. 4. Anthrop. III. 2. p. 62 et 3. p. 64) ; D.N. chap. IV. p. 181 et Ph.D. 209 R. ; cf. Rousseau, C.S. 1re vers. I. II. ; contra Kant, M.M.D.D. 62 ; P.P.P. 2 sec. et Fichte, F.D.N. 2 Ann. II. 21-24) ; Specimen demonstrationum politicarum pro eligendo rege Polonorum Prop. XLII
72
les disparits entre les figures sociales singulires ; ce qu'elle ne manque pas de faire, en condamnant les unes comme primes et en louant ou prservant les autres.
" Au cours de cette dialectique se produit lEsprit universel, lEsprit du monde, Esprit illimit qui exerce son droit et ce droit est le droit suprme- sur ces esprits finis dans lhistoire du monde, qui est aussi le tribunal du monde. (...) La parole de Schiller, lhistoire du monde est un tribunal du monde est la chose la plus profonde quon puisse dire [sur lhistoire] "(idem327)
On n'escomptera donc point d'un Projet de Paix perptuelle (Kant), d'une Socit des Nations ou d'une Organisation des Nations Unies, germs dans le cerveau de quelques esprits nafs ou cyniques, l'Harmonie entre les peuples, mais plutt du Jugement historique lui-mme, id est de la mondialisation des moyens (armes) qui rendront la Guerre impossible, par la Terreur partage qu'elle provoquerait. Et si ce dernier ne va jamais jusqu'au bout de son Oeuvre, il faut en voir la raison dans le fait que, bien que rationnel en son point de dpart, il se meut, tout au long de son parcours, sur le sable mouvant de l'Esprit mondain, o logent le contingent et le relatif, et non sur le sol ou le terrain ferme de l'Esprit absolu ou de la Pense pure, confront qu'il est, tout comme les jugements des sciences naturelles, une dtermination indfinie.
" Dans ce champ de la variabilit et de la contingence on ne peut faire valoir le concept, mais seulement des raisons." (idem)
Rien d'tonnant que thique et Histoire se rapprochent l'une de l'autre, mais qu'aucune ne traduise pleinement l'Ide ou la Volont humaine.
327
Ph.D. 340 - LDN (Heidelberg 1817-818) p. 278 (cf. gal. Ph.D. 30 R. ; 345 ; E. 548 et pour Schiller, Rsign. in Pom. philo., Paris 1954, p. 67) et E. I. 16 R. ; cf. Cours I. 2. Phys. II. 2. A. p. 20
73
CONCLUSION
L'thique, sphre du Devoir-tre (le Bien), ne se limite pas noncer des normes arbitraires ou variables selon les lieux ou les poques, ce qui reviendrait sa ngation mme ou sa rduction l'arbitraire, ou au plaisir individuel ou collectif. Surmontant les simples rapports de violence et s'adossant la Raison, elle prescrit au contraire une Rgle (Loi) universelle, la seule compatible avec la condition humaine : le respect de l'Humanit de chacun, c'est--dire la Reconnaissance de la Libert (Auto-nomie) et/ou de l'galit de tous, autant dire la Relation des hommes entre eux. Elle vise ainsi l'advenue d'une com-munaut humaine juste ou vritable. En quoi elle rpond la fois la dtermination essentielle de la Loi , comprise comme accord (convention) entre des partenaires forcment gaux, et la nature com-municative (parlante) des tres auxquels elle s'adresse. Cet impratif fonde d'ailleurs toute Cit (Polis) authentique qui s'abolirait sinon en tant que telle. Sans une Loi interne, spcifiquement humaine, structurant leurs rapports, les individus ne pourraient plus en effet s'en remettre qu'au besoin et la force pour rgler leurs relations, et, leur coexistence ressemblant alors celle des tres naturels, la Politique perdrait toute signification propre. Morale et Politique sont ainsi toutes deux sous-tendues par une exigence similaire : la constitution d'une socit de semblables (gaux), en lieu et place d'un agrgat d'organismes diffrents (ingaux) et indpendants, souds uniquement par des contraintes biologiques externes eux. Et si on les oppose nanmoins souvent, c'est qu'on oublie prcisment l'a priori universel commun qui les ordonne et partant la ncessit de dpasser la soi-disant morale subjective vers une morale objective, susceptible de donner un contenu concret la moralit, qui autrement ne formulerait que des principes formels. Car pour raliser la fin thique et l'on se doit d'extrioriser celle-ci, si l'on ne veut pas qu'elle demeure un Idal creux (vide)-, il faut se donner les moyens effectifs de sa ralisation. Or ceux-ci relvent immanquablement du politique (tat) -soit de la volont gnrale et non du dsir des uns ou des autres-, seul en mesure de dfinir de manire prcise et impersonnelle ce qu'il convient ou non de faire et de veiller, ft-ce par la contrainte mais une contrainte lgitime, ce que cela soit excut. Loin de contredire la Politique et de pouvoir s'en passer ou la subordonner lui, le Devoir rel trouve dans et par elle son accomplissement. Il appartient l'tat (Pouvoir politique) de mettre en uvre l'Impratif de la Libert/l'galit et de dcider jusqu'o il peut tre pouss sans qu'il dbouche sur une uniformit antithtique la vie sociale elle-mme. Et c'est quoi il s'est toujours dj employ, tout au long de l'Histoire, sauf postuler que les hommes aient un jour vcu sans Morale, Droit ou Loi. Le procs historique tmoigne pourtant aussi bien de la permanence de la revendication thique (galit) que du progrs de son effectuation. Inutile donc de conseiller le Prince, il suffit de l'tudier correctement, pour comprendre comment l'on doit agir ou (se) gouverner.
" Si ce trait contient un enseignement, il ne se propose pas toutefois d'apprendre l'tat comment il doit-tre, mais bien plutt de montrer comment l'tat, cet univers thique, doit tre connu." (Hegel328)
Seulement si les socits tendent bien vers l'galit ou la Rconciliation universelle, elles ne sauraient l'atteindre pleinement dans le champ du politique, celui-ci ne pouvant pas chapper totalement la contingence des caprices ou intrts particuliers, sans laquelle du reste aucune oeuvre concrte ne verrait le jour, tout individu ne crant que sous l'effet conjugu d'un motif rationnel (universel) et d'un mobile sensible (particulier). L'thique / La Politique ou l'Histoire n'incarne que partiellement le But humain par excellence dont on cherchera la manifestation subsquente dans une com-munication plus idale, l'Art, la Religion et la Science. Tout en continuant tre concerns par les affaires de la Cit et y prendre activement part, nous tournerons notre regard vers le Beau, Dieu et le Vrai, pour y dceler et pourquoi pas trouver ?l'expression mme de la Relation, vainement poursuivie dans le Bien, c'est--dire le tmoignage de ce que l'Humanit entend par essence s' approprier : l'Absolu.
328
Ph.D. Prface p. 57