La Légende des siècles/Les Sept merveilles du monde

Les Sept merveilles du monde
La Légende des sièclesCalmann-Lévy1 (p. 279-312).

Calmes, et chacun d’eux semblait un personnage
Vivant, et se rendant lui-même témoignage.
Nulle rumeur n’osait à ces voix se mêler,
Et le vent se taisait pour les laisser parler,
Et le flot apaisait ses mystérieux râles.
Un soleil vague au loin dorait les frontons pâles.
Les astres commençaient à se faire entrevoir
Dans l’assombrissement religieux du soir.


I


Et l’une de ces voix, c’était la voix d’un temple,
Disait :

Disait : — Admirez-moi ! Qui que tu sois, contemple ;
Qui que tu sois, regarde et médite, et reçois
À genoux mon rayon sacré, qui que tu sois ;
Car l’idéal est fait d’une étoile, et rayonne ;
Et je suis l’idéal. Troie, Argos, Sicyone,
Ne sont rien près d’Éphèse, et l’envieront toujours,
Ô peuple, Éphèse ayant mon ombre sur ses tours.
Éphèse heureuse dit : « Si j’étais Delphe ou Thèbe,
« On verrait flamboyer sur mes dômes l’Érèbe,
« Mes oracles feraient les hommes soucieux ;

« Si j’étais Cos, j’irais forgeant les durs essieux ;
« Si j’étais Tentyris, sombre ville du rêve,
« Mes pâtres, fronts sacrés en qui le ciel se lève,
« Regarderaient, à l’heure où naît le jour riant,
« Les constellations, penchant sur l’Orient,
« Verser dans l’infini leurs chariots pleins d’astres ;
« Si j’étais Bactria, j’aurais des Zoroastres ;
« Si j’étais Olympie en Élide, mes jeux
« Montreraient une palme aux lutteurs courageux,
« Les devins combattraient chez moi les astronomes,
« Et mes courses, rendant les dieux jaloux des hommes,
« Essouffleraient le vent à suivre Corœbus ; —
« Mais à quoi bon chercher tant d’inutiles buts,
« Ayant, que l’aube éclate ou que le soir décline,
« Ce temple ionien debout sur ma colline,
« Et pouvant faire dire à la terre : c’est beau ! »
Et ma ville a raison. Ainsi qu’un escabeau
Devant un trône, ainsi devant moi disparaissent
Les Parthénons fameux que les rayons caressent ;
Ils sont l’effort, je suis le miracle.

Ils sont l’effort, je suis le miracle.À celui
Qui ne m’a jamais vu, le jour n’a jamais lui.
Ma tranquille blancheur fait venir les colombes ;
Le monde entier me fête, et couvre d’hécatombes,
Et de rois inclinés, et de mages pensifs,
Mes grands perrons de jaspe aux clous d’argent massifs.

L’homme élève vers moi ses mains universelles.
Les éphèbes, portant de sonores crécelles,
Dansent sur mes parvis, jeunes fronts inégaux ;
Sous ma porte est la pierre où Deuxippe d’Argos
S’asseyait, et d’Orphée expliquait les passages ;
Mon vestibule sert de promenade aux sages,
Parlant, causant, avec des gestes familiers,
Tour à tour blancs et noirs dans l’ombre des piliers.

Corinthe en me voyant pleure, et l’art ionique
Me revêt de sa pure et sereine tunique.

Le mont porte en triomphe à son sommet hautain
L’épanouissement glorieux du matin,
Mais ma beauté n’est point par la sienne éclipsée,
Car le soleil n’est pas plus grand que la pensée ;
Ce que j’étais hier, je le serai demain ;
Je vis, j’ai sur mon front, siècles, l’esprit humain,
Et le génie, et l’art, ces égaux de l’aurore.

La pierre est dans la terre ; âpre et froide, elle ignore ;
Le granit est la brute informe de la nuit,
L’albâtre ne sait pas que l’aube existe et luit,
Le porphyre est aveugle et le marbre est stupide ;
Mais que Ctésiphon passe, ou Dédale, ou Chrespide,

Qu’il fixe ses yeux pleins d’un divin flamboiement
Sur le sol où les rocs dorment profondément,
Tout s’éveille ; un frisson fait remuer la pierre ;
Lourd, ouvrant on ne sait quelle trouble paupière,
Le granit cherche à voir son maître, le rocher
Sent la statue en lui frémir et s’ébaucher,
Le marbre obscur s’émeut dans la nuit infinie
Sous la parenté sombre et sainte du génie,
Et l’albâtre enfoui ne veut plus être noir ;
Le sol tressaille, il sent là-haut l’homme vouloir ;
Et voilà que, sous l’œil de ce passant qui crée,
Des sourdes profondeurs de la terre sacrée,
Tout à coup, étageant ses murs, ses escaliers,
Sa façade et ses rangs d’arches et de piliers,
Fier, blanchissant, cherchant le ciel avec sa cime,
Monte et sort lentement l’édifice sublime,
Composé de la terre et de l’homme, unissant
Ce que dans sa racine a le chêne puissant
Et ce que rêve Euclide aidé de Praxitèle,
Mêlant l’éternel bloc à l’idée immortelle !

Mon frontispice appuie au calme entablement
Ses deux plans lumineux inclinés mollement,
Si doux qu’ils semblent faits pour coucher des déesses ;
Parfois, comme un sein nu sous l’or des blondes tresses,
Je me cache parmi les nuages d’azur ;
Trois sculpteurs sur ma frise, un volsque, Albus d’Anxur,

Un mède, Ajax de Suze, un grec, Phtos de Mégare,
Ont ciselé les monts où la meute s’égare,
Et la pudeur sauvage, et les dieux de la paix,
Des Triptolèmes nus parmi les blés épais,
Et des Cérès foulant sous leurs pieds des Bellones ;
Cent-vingt-sept rois ont fait mes cent vingt-sept colonnes ;
Je suis l’art radieux, saint, jamais abattu ;
Ma symétrie auguste est sœur de la vertu ;
Mon resplendissement couvre toute la Grèce ;
Le rocher qui me porte est rempli d’allégresse,
Et la ville à mes pieds adore avec ferveur ;
Sparte a reçu sa loi de Lycurgue rêveur,
Mantinée a reçu sa loi de Nicodore,
Athènes, qu’un reflet de divinité dore,
De Solon, grand pasteur des hommes convaincus,
La Crète de Minos, Locres de Séleucus,
Moi, le temple, je suis législateur d’Éphèse ;
Le peuple en me voyant comprend l’ordre et s’apaise ;
Mes degrés sont les mots d’un code, mon fronton
Pense comme Thalès, parle comme Platon,
Mon portique serein, pour l’âme qui sait lire,
À la vibration pensive d’une lyre,
Mon péristyle semble un précepte des cieux ;
Toute loi vraie étant un rhythme harmonieux,
Nul homme ne me voit sans qu’un dieu l’avertisse ;
Mon austère équilibre enseigne la justice ;
Je suis la vérité bâtie en marbre blanc ;
Le beau, c’est, ô mortels, le vrai plus ressemblant ;

Venez donc à moi, foule, et, sur mes saintes marches,
Mêlez vos cœurs, jetez vos lois, posez vos arches ;
Hommes, devenez tous frères en admirant ;
Réconciliez-vous devant le pur, le grand,
Le chaste, le divin, le saint, l’impérissable ;
Car, ainsi que l’eau coule et comme fuit le sable,
Les ans passent, mais moi je demeure ; je suis
Le blanc palais de l’aube et l’autel noir des nuits ;
Quand l’aurore apparaît, je ris, doux édifice ;
Le soir, l’horreur m’emplit ; un sombre sacrifice
Semble en mes profondeurs muettes s’apprêter ;
De derrière mon faîte, on voit la nuit monter
Ainsi qu’une fumée avec mille étincelles.
Tous les oiseaux de l’air m’effleurent de leurs ailes,
Hirondelles, faisans, cigognes au long cou ;
Mon fronton n’a pas plus la crainte du hibou
Que Calliope n’a la crainte de Minerve.
Tous ceux que Sybaris voluptueuse énerve
N’ont qu’à franchir mon seuil d’austérité vêtu
Pour renaître, étonnés, à la forte vertu ;
Sous ma crypte en entend chuchoter la sibylle ;
Parfois, troublé soudain dans sa brume immobile,
Le plafond, où des mots de l’ombre sont écrits,
Tremble à l’explosion tragique de ses cris ;
Sur ma paroi secrète et terrible, l’augure
Du souriant Olympe entrevoit la figure,
Et voit des mouvements confus et radieux
De visages qui sont les visages des dieux ;

De vagues aboiements sous ma voûte se mêlent ;
Et des voix de passants invisibles s’appellent ;
Et le prêtre, épiant mon redoutable mur,
Croit par moments qu’au fond du sanctuaire obscur,
Assise près d’un chien qui sous ses pieds se couche,
La grande chasseresse, éclatante et farouche,
Songe, ayant dans les yeux la lueur des forêts.
Ô temps, je te défie. Est-ce que tu pourrais
Quelque chose sur moi, l’édifice suprême ?
Un siècle sur un siècle accroît mon diadème ;
J’entends autour de moi les peuples s’écrier :
Tu nous fais admirer et tu nous fais prier ;
Nos fils t’adoreront comme nous t’adorâmes,
Chef-d’œuvre pour les yeux et temple pour les âmes !


II


Une deuxième voix s’éleva ; celle-ci,
Dans l’azur par degrés mollement obscurci,
Parlait non loin d’un fleuve à la farouche plage,
Et cette voix semblait le bruit d’un grand feuillage :

— Gloire à Sémiramis la fatale ! Elle mit
Sur ses palais nos fleurs sans nombre où l’air frémit.
Gloire ! en l’épouvantant elle éclaira la terre ;
Son lit fut formidable et son cœur solitaire ;
Et la mort avait peur d’elle en la mariant.
La lumière se fit spectre dans l’Orient,
Et fut Sémiramis. Et nous, les arbres sombres
Qui, tandis que les toits s’écroulent en décombres,
Grandissons, rajeunis sans cesse et reverdis,
Nous que sa main posa sur ce sommet jadis,
Nous saluons au fond des nuits cette géante ;
Notre verdure semble une ruche béante
Où viennent s’engouffrer les mille oiseaux du ciel ;
Nos bleus lotus penchés sont des urnes de miel ;
Nos halliers, tout chargés de fleurs rouges et blanches,
Composent, en mêlant confusément leurs branches,
En inondant de gomme et d’ambre leurs sarments,
Tant d’embûches, d’appeaux et de pièges charmants,
Et de filets tressés avec les rameaux frêles,
Que le printemps s’est pris dans cette glu les ailes,
Et rit dans notre cage et ne peut plus partir.
Nos rosiers ont l’air peints de la pourpre de Tyr ;
Nos murs prodigieux ont cent portes de cuivre ;
Avril s’est fait titan pour nous et nous enivre
D’âcres parfums qui font végéter le caillou,
Vivre l’herbe, et qui font penser l’animal fou,
Et qui, quand l’homme vient errer sous nos pilastres,
Font soudain flamboyer ses yeux comme des astres ;

Les autres arbres, fils du silence hideux,
Ont la terre muette et sourde au-dessous d’eux ;
Nous, transplantés dans l’air, plus haut que Babylone
Pleine d’un peuple épais qui roule et tourbillonne,
Et de pas, et de chars par des buffles traînés,
Nous vivons au niveau du nuage, étonnés
D’entendre murmurer des voix sous nos racines ;
Le voyageur qui vient des campagnes voisines
Croit que la grande reine au bras fort, à l’œil sûr,
A volé dans l’éden ces forêts de l’azur.
Le rayon de midi dans nos fraîcheurs s’émousse ;
La lune s’assoupit dans nos chambres de mousse ;
Les paons ouvrent leur queue éblouissante au fond
Des antres que nos fleurs et nos feuillages font ;
Plus d’une nymphe y songe, et dans nos perspectives
Parfois se laissent voir des nudités furtives ;
La ville, nous ayant sur sa tête, va, vient,
Se parle et se répond, querelle, s’entretient,
Travaille, achète, vend, forge, allume ses lampes ;
Le vent, sur nos plateaux et sur nos longues rampes,
Mêle l’horizon vague et les murs et les toits
Et les tours au frisson vertigineux des bois,
Et nos blancs escaliers, nos porches, nos arcades
Flottent dans le nuage écumant des cascades ;
Sous nos abris sacrés, nul bruit ne les troublant,
Vivent le martinet, l’ibis, le héron blanc
Qui porte sur le front deux longues plumes noires ;
L’air ride nos bassins, inquiètes baignoires

Où viennent s’apaiser les pâles voluptés ;
Des bœufs à face humaine, à nos portes sculptés,
Témoignent que Belus est le seul roi du monde ;
À de certains endroits notre ombre est si profonde
Que la nuit en montant aux cieux n’y change rien ;
Nous avons vu grandir le trône assyrien ;
Nos troncs, contemporains des anciens jours de l’homme,
Ont vu le premier arbre et la première pomme,
Et, vieux, ils sont puissants, et leurs antiques fûts
Ont des rameaux si durs, si noueux, si touffus,
Et d’un balancement si noir, que le zéphyre
Épuisé s’y fatigue et ne peut leur suffire ;
Et leur vaste branchage est fait d’un tel granit
Qu’il faudrait l’ouragan pour y bercer un nid.

Gloire à Sémiramis qui posa nos terrasses
Sur des murs que vient battre en vain le flot des races
Et sur des ponts dont l’arche est au-dessus du temps !
Cette reine parfois, sous nos rameaux flottants,
Venait rire entre deux écroulements d’empires ;
Elle abattait au loin les rois moindres ou pires,
Puis s’en allait ayant l’homme jusqu’aux genoux,
Et venait respirer contente parmi nous ;
Gaie, elle se couchait sur des peaux de panthère ;
Quels lieux, quels champs, quels murs, quels palais sur la terre,
Hors nous, ont entendu rire Sémiramis ?
Nous, les arbres hautains, nous étions ses amis ;

Nos taillis ont été les parvis et les salles
Où s’épanouissaient ses fêtes colossales ;
C’est dans nos bras, que n’a jamais touchés la faulx,
Que cette reine a fait ses songes triomphaux ;
Nos parfums ont parfois conseillé des supplices ;
De ses enivrements nos fleurs furent complices ;
Nos sentiers n’ont gardé qu’une trace, son pas.
Fils de Sémiramis, nous ne périrons pas ;
Ce qu’assembla sa main, qui pourrait le disjoindre ?
Nous regardons le siècle après le siècle poindre ;
Nous regardons passer les peuples tour à tour ;
Nous sommes à jamais, et jusqu’au dernier jour,
Jusqu’à ce que l’aurore au front des cieux s’endorme,
Les jardins monstrueux pleins de sa joie énorme.


III


Une troisième voix dit :

Une troisième voix dit :— Sésostris est grand ;
Cadmus est sur la terre un homme fulgurant ;
Comme Typhon cent bras, Cyrus a cent batailles ;
Ochus, portant sa hache aux profondes entailles,

Du Taurus fièrement garde l’âpre ravin ;
Hécube est sainte ; Achille est terrible et divin ;
Il semble, après Thésée, Astyage, Alexandre,
Que l’homme trop grandi ne peut plus que descendre ;
La calme majesté revêt Belochus trois ;
Xercès, de Salamine assiégeant les détroits,
Ressemble à l’aquilon des mers ; Penthésilée
A sur son dos la peau d’une bête étoilée,
Et, superbe, apparaît tendant son arc courbé ;
Didon, Sémiramis, Thalestris, Niobé,
Resplendissent parmi les profondeurs sereines ;
Mais entre tous ces rois, entre toutes ces reines,
Reines au sceptre d’or qu’admire un peuple heureux,
Rois vainqueurs ou bénis, se disputant entr’eux
Ces fiers surnoms, le grand, le beau, le fort, le juste,
Artémise est sublime et Mausole est auguste.

Je suis le monument du cœur démesuré ;
La mort n’est plus la mort sous mon dôme azuré ;
Elle est splendide, elle est prospère, elle est vivante ;
Elle a tant de porphyre et d’or qu’elle s’en vante ;
Je suis le deuil triomphe et le tombeau palais ;
Oh ! tant qu’on chantera ce chant : — Oublions-les,
Vivons, soyons heureux ! — aux morts gisant sous terre ;
Tant que les voluptés riront près du mystère ;
Tant qu’on noiera ses deuils dans les vins décevants,
Moi l’édifice sombre et superbe, ô vivants,

Je jetterai mon ombre à vos joyeux visages ;
Jusqu’à la fin des ans, jusqu’au terme des âges,
Jusqu’à ce que le temps, las, demande à s’asseoir,
Mes cippes, mes piliers, mes arcs, l’aube et le soir
Découpant sur le ciel mes frontons taciturnes
Où des colosses noirs rêvent, portant des urnes,
Mon bronze glorieux et mon marbre sacré
Diront : Mausole est mort, Artémise a pleuré.

Les siècles, vénérable et triomphante épreuve,
À jamais en passant verront la grande veuve
Assise sur mon seuil, fantôme saint et doux ;
Elle attend le moment d’aller, près de l’époux,
Se coucher dans le lit de la noce éternelle ;
Elle pare son front d’ache et de fraxinelle,
Et se parfume afin de plaire à son mari ;
Elle tient un miroir qui n’a jamais souri,
Et se met des anneaux aux doigts, et sous ses voiles
Peigne ses longs cheveux d’où tombent des étoiles.


IV


Quand cette voix se tut, à Pise, près de là,
Du haut d’une acropole une autre voix parla :

Je suis l’Olympien, je suis le Musagète ;
Tout ce qui vit, respire, aime, pense et végète,
Végète, pense, vit, aime et respire en moi ;
L’encens monte à mes pieds mêlé d’un vague effroi ;
L’angle de mon sourcil touche à l’axe du monde ;
La tempête me parle avant de troubler l’onde ;
Je dure sans vieillir, j’existe sans souffrir ;
Je ne sais qu’une chose impossible, mourir.
J’ai sur mon front, que l’ombre en reculant adore,
La bandelette bleue et rose de l’aurore.
Ô mortels effrénés, emportés, hagards, fous,
L’urne des jours me lave en vous noircissant tous ;
À mesure qu’au fond des nuits et sous la voûte
Du temps d’où l’instant suinte et tombe goutte à goutte,
Les siècles, partant l’un après l’autre, s’en vont,
Ainsi que des oiseaux volant sous un plafond,
Hébé plus fraîche rit en mes hautes demeures ;
Ma jeunesse renaît sous le baiser des heures ;
J’empêche, en abaissant mon sceptre lentement
Vers le trou monstrueux plein du triple aboîment,
Cerbère de saisir les astres dans sa gueule ;
La chaîne du destin immuable peut seule
Meurtrir ma main égale à tout l’effort des dieux ;
Mon temple offre son mur au nid mélodieux ;
Et c’est du vol de l’aigle et du vol de la foudre,
C’est du cri de l’enfer tremblant de se dissoudre,

C’est du choc convulsif des groupes des typhons,
C’est du rassemblement des nuages profonds,
Que le vieux Phidias d’Athènes, statuaire,
Composa, dans l’horreur sainte du sanctuaire,
L’immense apaisement de ma sérénité.
Quand, dans le saint pœan par les mondes chanté,
L’harmonie amoindrie avorte ou dégénère,
Je rends le rhythme aux cieux par un coup de tonnerre ;
Mon crâne plein d’échos, plein de lueurs, plein d’yeux,
Est l’antre éblouissant du grand Pan radieux ;
En me voyant on croit entendre le murmure
De la ville habitée et de la moisson mûre,
Le bruit du gouffre au chant de l’azur réuni,
L’onde sur l’océan, le vent dans l’infini,
Et le frémissement des deux ailes du cygne ;
On sent qu’il suffirait à Jupiter d’un signe
Pour mêler sur le front des hommes le chaos ;
Que seul je mets la bride aux bouches des fléaux,
Que l’abîme est mon hydre, et que je pourrais faire
Heurter le pôle au pôle et l’étoile à la sphère,
Et rouler à flots noirs les nuits sur les clartés,
Et s’entre-regarder les dieux épouvantés,
Plus aisément qu’un pâtre au flanc hâlé ne jette
Une pierre aux chevreaux broutant sur le Taygète.


V


Les nuages erraient dans les souffles des airs,
Et la cinquième voix monta du bord des mers :

— Sostrate Gnidien regardait les étoiles.
De la tente des cieux dorant les larges toiles,
Elles resplendissaient dans le nocturne azur ;
Leur rayonnement calme emplissait l’éther pur
Où le soir le grand char du soleil roule et sombre ;
Elles croisaient, au fond des clairs plafonds de l’ombre
Où le jour met sa pourpre et la nuit ses airains,
Leurs chœurs harmonieux et leurs groupes sereins ;
Le sinistre océan grondait au-dessous d’elles ;
L’onde à coups de nageoire et les vents à coups d’ailes
Luttaient, et l’âpre houle et le rude aquilon
S’attaquaient dans un blême et fauve tourbillon ;
Éole fou prenait aux cheveux Neptune ivre ;
Et c’était la pitié du songeur que de suivre
Les pauvres nautoniers de son œil soucieux ;
Partout piége et naufrage ; il tombait de ces cieux

Sur l’esquif et la barque et les fortes trirèmes
Une foule d’instants terribles ou suprêmes ;
Et pas une clarté pour dire : Ici le port !
Le gouffre, redoublant de tourmente et d’effort,
Vomissait sur les nefs, d’horreur exténuées,
Toute son épouvante et toutes ses nuées ;
Et les brusques écueils surgissaient ; et comment
S’enfuir dans ce farouche et noir déchirement ?
Et les marins perdus se courbaient sous l’orage ;
La mort leur laissait voir, comme un dernier mirage,
La terre s’éclipsant derrière les agrès,
Les maisons, les foyers pleins de tant de regrets,
Des fantômes d’enfants à genoux, et des rêves
De femmes se tordant les bras le long des grèves ;
On entendait crier de lamentables voix :
— Adieu, terre ! patrie, adieu ! collines, bois,
Village où je suis né, vallée où nous vécûmes !… —
Et tout s’engloutissait dans de vastes écumes,
Tout mourait ; puis le calme, ainsi que le jour naît,
Presque coupable et presque infâme, revenait ;
Le ciel, l’onde, achevaient en concert leur mêlée ;
L’hydre verte laissait luire l’hydre étoilée ;
L’océan se mettait, plein de morts, teint de sang,
À gazouiller ainsi qu’un enfant innocent ;
Cependant l’algue allait et venait dans les chambres
Des navires roulant au fond de l’eau leurs membres ;
Les bâtiments noyés rampaient au plus profond
Des flots qui savent seuls dans l’ombre ce qu’ils font.

Tristes esquifs partis, croyant aux providences !
Et les sphères menaient dans le ciel bleu leurs danses ;
Et, n’ayant pu montrer ni le port ni l’écueil,
Ni préserver la nef de devenir cercueil,
Les constellations, jetant leur lueur pâle
Jusqu’au lit ténébreux de la grande eau fatale,
Et sous l’onde, et parmi les effrayants roseaux,
Dessinant la figure obscure des vaisseaux,
Poupes et mâts, débris des sapins et des ormes,
Éclairaient vaguement ces squelettes difformes,
Et faisaient sous l’écume, au fond du gouffre amer,
Rire aux dépens des dieux les monstres de la mer.
Les morts flottaient sous l’eau qui jamais ne s’arrête,
Et par moments, levant hors de l’onde la tête,
Ils semblaient adresser, dans leurs vagues réveils,
Une question sombre et terrible aux soleils.

C’est alors que, des flots dorant les sombres cimes,
Voulant sauver l’honneur des Jupiters sublimes,
Voulant montrer l’asile aux matelots, rêvant
Dans son Alexandrie, à l’épreuve du vent,
La haute majesté d’un phare inébranlable
À la solidité des montagnes semblable,
Présent jusqu’à la fin des siècles sur la mer,
Avec du jaspe, avec du marbre, avec du fer,
Avec les durs granits taillés en tétraèdres,
Avec le roc des monts, avec le bois des cèdres,

Et le feu qu’un titan a presque osé créer,
Sostrate Gnidien me fit, pour suppléer,
Sur les eaux, dans les nuits fécondes en désastres,
À l’inutilité magnifique des astres.


VI


Et ceci dans l’espace était à peine dit
Qu’une voix du côté de Rhodes s’entendit :

— Mon nom, Lux ; ma hauteur, soixante-dix coudées ;
Ma fonction, veiller sur les mers débordées ;
Le vrai phare, c’est moi.

Le vrai phare, c’est moi.Rhode est sous mon orteil.
Devant la fixité de mes yeux sans sommeil,
L’hiver blanchit les monts où le milan séjourne,
Le zodiaque vaste et formidable tourne,
L’homme vit, l’océan roule, les matelots
Débarquent sur les quais les sacs et les ballots,

Le jour luit, l’ouragan s’endort ou s’exaspère,
Et, gardien de l’eau bleue en son brumeux repaire,
Sentinelle que nul ne viendra relever,
Je regarde la nuit venir, l’aube arriver,
La voile fuir, le flot hurler comme un molosse,
Avec la rêverie immense du colosse.

Ô tristes mers, l’airain c’est l’immobilité ;
L’airain, ô large gouffre à jamais agité,
C’est la victoire ; il sort de la forge géante ;
Il a Vulcain pour père, ou Lysippe, ou Cléanthe,
Ou Phidias ; il sort, fier, vivant ; après quoi,
Il monte au piédestal comme à son trône un roi,
Et s’empare du temps et de la solitude ;
Et l’airain, c’est le calme, ô vaste inquiétude.

Lui l’immuable, il fut à son heure orageux ;
Dans tes fixes écueils, dans tes rapides jeux,
Tu ne lui montres rien, ô mer, qu’il ne connaisse ;
Il t’égale en durée, il t’égale en jeunesse ;
Il a rongé la cuve ainsi que toi les ports ;
Étant le bronze, il est rocher comme tes bords,
Et flot comme ton onde, ayant été la lave.
Il est du piédestal le triomphal esclave,
Et le piédestal morne et soumis est son chien.

Le ciel auteur de tout, du mal comme du bien,
Amalgame, construit, veut, rejette, préfère,
Et seul crée, et seul fait ce que l’homme croit faire ;
Le ciel, — sans demander si c’est à l’immortel
Ou si c’est au tyran qu’on élève un autel,
Sans s’informer à qui la foule prostitue
Ou consacre l’airain, le marbre, la statue, —
Anime l’ouvrier, fondeur ou forgeron,
Et sur le moule obscur, béant comme un clairon,
Où l’artiste sculpta Cécrops ou Polyphonte,
Penche et fait basculer les chaudières de fonte ;
Eh bien, ce ciel sacré, pur, jamais endormi,
Qui donne au combattant le cheval pour ami,
Au laboureur le bœuf ruminant dans l’étable,
Ô mer, c’est lui qui veut que, saint et respectable,
Le bronze soit formé d’or, de cuivre et d’étain ;
Comme un sage, envoyé pour vaincre le destin,
Étant la souveraine et grande conscience,
Est composé de foi, d’honneur, de patience ;
L’un affronte les ans, et l’autre les bourreaux ;
Et le ciel fait l’airain comme il fait le héros.

C’est ainsi que je fus créé comme un athlète ;
Aujourd’hui ta colère énorme me complète,
Ô mer, et je suis grand sur mon socle divin
De toute ta grandeur rongeant mes pieds en vain ;

Nu, fort, le front plongé dans un gouffre de brume,
Enveloppé de bruit et de grêle et d’écume
Et de nuits et de vents qui se heurtent entr’eux,
Je dresse mes deux bras vers l’éther ténébreux,
Comme si j’appelais à mon aide l’aurore ;
Mais il se tromperait s’il croit que je l’implore,
Le matin passager et court du jour changeant ;
Le soleil large et chaud et la lune d’argent
Pour mon sourcil profond ne sont que des fantômes ;
L’étincelle des cieux, l’étincelle des chaumes,
Étoile ou paille, sont pour moi de la lueur ;
La goutte de l’orage est ma seule sueur ;
Je ne suis jamais las ; et, sans que je me courbe,
Vainqueur, je sens frémir sous moi l’abîme fourbe.
Parfois l’aigle, évadé du désert nubien,
Au-dessus de mon front plane, et me dit : C’est bien.
Stable, plus que le gouffre éternel mais mobile,
Plus que les peuples, plus que l’astre, plus que l’île,
Je regarde errer l’eau, l’ombre, l’homme, et Délos ;
J’ai sous mes yeux l’amas mystérieux des flots,
Image des humains, des songes et des nombres ;
Le vaisseau convulsif passe entre mes pieds sombres ;
Le mât frissonnant bat ma cuisse ou mon genou ;
Et l’on voit s’engouffrer, fuyant l’aquilon fou,
Sous l’arc prodigieux de mes jambes ouvertes,
La flotte qui revient du fond des ondes vertes.
Ma droite élève au loin sur ma tête un flambeau ;
La tempête, vautour, le naufrage, corbeau,

Viennent autour de moi s’abattre, et mon visage
Les effraie, et devient sévère à leur passage ;
Le salut me connaît, moi le grand chandelier,
Ainsi que le chameau connaît le chamelier,
Le char Automédon et l’esquif Palinure ;
De même que la scie agrandit la rainure,
La proue en me voyant fend l’eau plus fièrement ;
Comme une fille craint son redoutable amant,
La mer au sein lascif, cette prostituée,
A peur de m’apporter quelque barque tuée ;
Et le flot, dont le pli roule un pauvre nocher,
En s’approchant de moi, tâche de le cacher ;
Je suis le dieu cherché par tout ce qui chancelle
Sur le frémissement de l’onde universelle ;
Le naufragé m’invoque en embrassant l’écueil ;
La nuit je suis cyclope, et le phare est mon œil ;
Rouge comme la peau d’un taureau qu’on écorche,
La ville semble un rêve aux lueurs de ma torche ;
Pour les marins perdus, c’est l’aurore qui point ;
Et je règne ; et le gouffre inquiet ne sait point
S’il doit japper de joie ou rugir de colère
Quand, jusqu’aux profondeurs les plus mornes, j’éclaire
L’immense tremblement de l’horizon confus.

Tais-toi, mer ! Je serai toujours ce que je fus.
Car il ne se peut pas qu’en ma sombre aventure
J’aie à combattre rien dans toute la nature

De plus fort que ton flot terrible dont je ris ;
Car il ne se peut pas, ô gouffre aux tristes cris,
Qu’après avoir fondu les briques des fournaises,
Après s’être roulé sur la pourpre des braises,
Après avoir lassé les soufflets haletants,
Mon fauve airain soit tendre aux morsures du temps ;
Que moi qui brave, roi des vagues éblouies,
Le ruissellement vaste et farouche des pluies,
Moi qui l’été, l’hiver, me dresse sans savoir
Si la bourrasque est dure et si l’orage est noir,
Qui vois l’éclair à peine, ayant pour ordinaire
D’émousser sur ma peau de bronze le tonnerre,
Je sois vaincu, détruit, aboli, ruiné,
Par l’heure, égratignure au sein blanc de Phryné ;
Que jamais rien m’ébranle, et que, parce qu’il passe
Des astres au zénith, des zéphyrs dans l’espace,
Mes muscles, enviés par le granit souvent,
Se déforment ainsi qu’une nuée au vent ;
Et qu’une vaine année arrivant acharnée,
Et rapide, et prodigue, après une autre année,
Une saison venant après une saison,
Janvier remplaçant mai dans le vague horizon,
En soufflant sur les nids et sur les fleurs, dissipe
L’ouvrage de Charès, élève de Lysippe.

Je suis là pour jamais ; lève les yeux et vois
Sur ton front le colosse, ô mer aux rudes voix !

Que m’importe ! rugis, tonne, éclabousse, gronde,
Je suis enraciné dans le crâne du monde,
Comme le mont Ossa, comme le mont Athos ;
Et la seule statue ayant deux piédestaux,
C’est moi ; je brave Hadès et je vaincrai Saturne ;
On m’a nommé Soleil, mais le bronze est nocturne ;
Vulcain forgea de l’ombre et fit l’airain ; j’ai beau
Jeter sur l’océan le frisson d’un flambeau,
J’ai beau porter au poing une flamme qui guide
L’homme, battu des mers, dans cette nuit liquide,
Autour de moi, sur l’île et sur l’eau, clair miroir,
L’aube a beau resplendir, je suis le géant noir ;
J’ai la durée obscure et lourde des ténèbres ;
Je sens l’énigme en moi liée à mes vertèbres,
Et Pan mystérieux met sa force en mes reins ;
Je vis ; les ténébreux sont aussi les sereins ;
Puissant, je suis tranquille ; et la terre âpre ou blonde,
Le bouleversement tumultueux de l’onde,
Les races succédant aux races, les tribus
Et les peuples changeant de lois, de mœurs, de buts,
La transformation lente des destinées,
La déroute effarée et sombre des années,
Tous les êtres du globe ou du bleu firmament,
Entrant, sortant, flottant, surgissant, s’abîmant,
Sur mon front, qui domine et la vague et la plage,
Sont de la vision, mais ne sont pas de l’âge ;
Les siècles sont pour moi, colosse, des instants ;
Et, tant qu’il coulera des jours des mains du temps,

Tant que poussera l’herbe et tant que vivra l’homme,
Tant que les chars pesants et les bêtes de somme
Marcheront sur la plaine, usant les durs pavés,
Mes deux pieds écartés et mes deux bras levés,
Devant la mer qui vient, s’enfle, approche et recule,
Devant l’astre, devant le pâle crépuscule,
Sembleront au passant vers ces rochers venu
Le grand X de la nuit debout dans l’inconnu.


VII


Et, comme dans un chœur les strophes s’accélèrent,
Toutes ces voix dans l’ombre obscure se mêlèrent.
Les jardins de Bélus répétèrent : — Les jours
Nous versent les rayons, les parfums, les amours ;
Le printemps immortel, c’est nous, nous seuls ; nous sommes
La joie épanouie en roses sur les hommes. —
Le mausolée altier dit : — Je suis la douleur ;
Je suis le marbre, auguste en sa sainte pâleur ;
Cieux ! je suis le grand trône et le grand mausolée ;
Contemplez-moi. Je pleure une larme étoilée.

— La sagesse, c’est moi, dit le phare marin ;
— Je suis la force, dit le colosse d’airain ;
Et l’olympien dit : — Moi, je suis la puissance.
Et le temple d’Éphèse, autel que l’âme encense,
Fronton qu’adore l’art, dit : — Je suis la beauté.
— Et moi, cria Chéops, je suis l’éternité.

Et je vis, à travers le crépuscule humide,
Apparaître la haute et sombre pyramide.

Superposant au fond des espaces béants
Les mille angles confus de ses degrés géants,
Elle se dressait, blême et terrible, étagée
De plus de plis brumeux que l’âpre mer Égée,
Et sur ses flots, jamais par le vent secoués,
Avait au lieu d’esquifs les siècles échoués.
Elle était là, montagne humaine ; et sa stature,
Monstrueuse, donnait du trouble à la nature ;
Son vaste cône d’ombre éclipsait l’horizon ;
Les troupeaux des vapeurs lui laissaient leur toison ;
Le désert sous sa base était comme une table ;
Elle montait aux cieux, escalier redoutable
D’on ne sait quelle entrée étrange de la nuit ;
Son bloc fatal semblait de ténèbres construit ;
Derrière elle, au milieu des palmiers et des sables,

On en voyait surgir deux autres, formidables ;
Mais, comme les coteaux devant le Pélion,
Comme les lionceaux à côté du lion,
Elles restaient en bas, et ces deux pyramides
Semblaient près de Chéops petites et timides ;
Au-dessus de Chéops planaient, allant, venant,
Jetant parfois de l’ombre à tout un continent,
Des aigles effrayants ayant la forme humaine ;
Et des foules sans nom éparses dans la plaine,
Dans de vagues cités dont on voyait les tours,
S’écriaient, chaque fois qu’un de ces noirs vautours
Passait, hérissé, fauve et sanglant, dans la bise :
— Voilà Cyrus ! Voilà Rhamsès ! Voilà Cambyse ! —
Et ces spectres ailés secouaient dans les airs
Des lambeaux flamboyants de lumière et d’éclairs,
Comme si, dans les cieux, faisant à Dieu la guerre,
Ils avaient arraché des haillons au tonnerre.
Chéops les regardait passer sans s’émouvoir.
Un brouillard la cachait tout en la laissant voir ;
L’obscure histoire était sur ses marches gravée ;
Les sphinx dans ses caveaux déposaient leur couvée ;
Les ans fuyaient, les vents soufflaient ; le monument
Méditait, immobile et triste, et, par moment,
Toute l’humanité, comme une fourmilière,
Satrape au sceptre d’or, prêtre au thyrse de lierre,
Rois, peuples, légions, combats, trônes croulants,
Était subitement visible sur ses flancs
Dans quelque déchirure immense des nuées.

Tout flottait sur sa base en ombres dénouées ;
Et Chéops répéta : — Je suis l’éternité.



Ainsi parlent, le soir, dans la molle clarté,
Ces monuments, les sept étonnements de l’homme.

La nuit vient, et s’étend d’Elinunte à Sodome,
Ouvrant son aile où vont s’endormir tour à tour
L’onde avec son rocher, la ville avec sa tour ;
Elle élargit sa brume où le silence pèse ;
Les voix et les rumeurs expirent ; tout s’apaise,
Tout bruit s’éteint, à Rhode, en Élide, au Delta,
Tout cesse.




Tout cesse.Alors le ver du sépulcre chanta :


*


Je suis le ver. Je suis fange et cendre. Ô ténèbres,
Je règne. Monuments, entassements célèbres,
Panthéons, Rhamséïons,
Façades de l’immense orgueil humain, si fières,
Que l’homme devant vous doute s’il voit des pierres
Ou s’il voit des rayons,

Sanctuaires chargés d’astres et d’empyrées,
Splendides profondeurs de colonnes dorées,
Vaste enceinte d’Assur,
Mur où Nemrod cloua l’hippanthrope Phœanthe,
Et dont la ronde tour, sous les oiseaux béante,
Leur semble un puits obscur,

Terrasses de Theglath, avec vos avenues
Augustes par deux rangs de sphinx aux gorges nues,
Cirque d’Anthrops-le-Noir
Si beau que, résistant à l’heure qui s’arrête,
Les chevaux du soleil, cabrés, baissent la tête
Pour tâcher de te voir !

Jardins, frontons ailés aux larges envergures,
Portiques, piédestaux qui portez des figures
Au geste souverain,
Et qui, du haut des caps que votre masse encombre,
Ajoutez à la mer vaste et sinistre l’ombre
Des déesses d’airain,

Acropole où l’on vient des confins de la terre,
Tour du Bœuf, où Jason, raillant le Sagittaire,
Vint sonner du buccin,
Qui fais aux voyageurs, vains comme les abeilles
Et vivants par leurs yeux avides de merveilles,
Braver le Pont-Euxin,

Ô temple Acrocéraune, ô pilier d’Érythrée,
Fiers de votre archipel, car c’est la mer sacrée,
La mer où luit Pylos,
Ses vagues ont noyé la horde massagète,
Et, comme le vent vient de la montagne, il jette
Des plumes d’aigle aux flots,

Chéops bâtie avec un art épouvantable,
Si terrible qu’à l’heure où, couché dans l’étable,
Le chien n’ose gronder,

Sirius, devant qui toute étoile s’efface,
Est forcé de tourner vers toi sa sombre face
Et de te regarder !

Édifices ! montez, et montez davantage.
Superposez l’étage et l’étage à l’étage,
Et le dôme aux cités ;
Montez ; sous votre base écrasez les campagnes ;
Plus haut que les forêts, plus haut que les montagnes,
Montez, montez, montez !

Soyez comme Babel, âpre, indignée, austère,
Cette tour qui voudrait échapper à la terre,
Et qui dans les cieux fuit.
Montez. À l’archivolte ajoutez l’architrave.
Encor ! encor ! Mettez le palais sur la cave,
Le néant sur la nuit !

Montez dans le nuage, étant de la fumée !
Montez, toi sur l’Égypte, et toi sur l’Idumée,
Toi, sur le mont Caspé !
Pleurez avec le deuil, chantez avec la noce.
Va noircir le zénith, flamme que le colosse
Tient dans son poing crispé.

Ne vous arrêtez pas. Montez ! montez encore !
Moi je rampe, et j’attends. Du couchant, de l’aurore,
Et du sud et du nord,
Tout vient à moi, le fait, l’être, la chose triste,
La chose heureuse ; et seul je vis, et seul j’existe,
Puisque je suis la mort.

La ruine est promise à tout ce qui s’élève.
Vous ne faites, palais qui croissez comme un rêve,
Frontons au dur ciment,
Que mettre un peu plus haut mon tas de nourriture,
Et que rendre plus grand, par plus d’architecture,
Le sombre écroulement.