Le naufrage de la fougueuse
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À propos de ce livre électronique
Une grande aventure romanesque sur fond de fresque historique
À PROPOS DE L'AUTRICE
Isabelle BERRUBEY est une auteure québécoise et pour cette douzième publication, elle se glisse dans la peau des marins du XVIII°siècle, faisant naviguer le lecteur entre la France et ses colonies sucrières, dans le contexte de la Guerre de Sept ans. Comme les équipages d’autrefois, montez à bord de l’un de ces grands vaisseaux de bois et hissez les voiles vers le large invitant.
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Aperçu du livre
Le naufrage de la fougueuse - Isabelle Berrubey
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada
Titre: Le naufrage de la Fougueuse : roman d'aventure / Isabelle Berrubey.
Noms: Berrubey, Isabelle, 1963- auteur.
Identifiants: Canadiana 20240028392 | ISBN 9782898093791
Classification: LCC PS8603.E7628 N38 2024 | CDD C843/.6—dc23
Auteure : Isabelle BERRUBEY
Titre : Le naufrage de la Fougueuse
Tous droits réservés. Il est interdit de reproduire cet ouvrage en totalité ou en partie, sous quelque forme et par quelque moyen que ce soit sans l’autorisation écrite préalable de l’auteure, conformément aux dispositions de la Loi sur le droit d’auteur.
©2024-Éditions du Tullinois
ISBN version papier : 978-2-89809-379-1
ISBN version Epub : 978-2-89809-380-7
Bibliothèque et Archives nationales du Québec
Bibliothèque et Archives du Canada
Dépôt légal version papier : 4e trimestre 2024
Dépôt légal version Epub : 4e trimestre 2024
Mise en page : Joanie Cyr-GRENIER Éditions du Tullinois
Illustration de la couverture : Mario ARSENAULT - Designgo
Imprimé au Canada
Première impression : Octobre 2024
Nous remercions la Société de Développement des Entreprises Culturelles du Québec (SODEC) ainsi que le Gouvernement du Québec pour son programme de crédit d'impôt et pour tous les soutiens accordés à nos publications.
SODEC - QUÉBEC
Dédicace
À Guy, qui a toujours été plus
un frère qu'un cousin
Remerciements
Merci à mon amie Johanne Lévesque pour la relecture et les commentaires judicieux.
Je me sens choyée de pouvoir compter sur
ton expérience de correctrice et de grande lectrice.
Isabelle
Le naufrage de la Fougueuse
Personnages historiques
- Philippe-François Bart : Petit-fils du célèbre corsaire Jean Bart, gouverneur de Saint-Domingue de 1756 à 1761.
- Jacques Bourdé de Villehuet : Né à Lorient, officier de la Cie des Indes, auteur d’ouvrages à caractère nautique.
- John Byron : Commandant de L’America 60 durant la guerre de Sept ans, navigateur, il devint gouverneur de Terre-Neuve.
- Abraham Gradis : Riche armateur, négociant aux Antilles et au Canada, fondateur de la maison Gradis à Bordeaux.
- François Thurot : Chirurgien de bord, puis matelot, il devint commandant du bateau corsaire La Friponne et remporta de nombreux succès durant la Guerre de Sept ans.
- François-Marie Peyrenc de Moras : Secrétaire d’État à la Marine.
- François de Beauharnais : Gouverneur de la Martinique pendant la Guerre de Sept ans.
- Jean-Jacques Rousseau : Philosophe des Lumières, auteur de plusieurs écrits.
- George II : Roi d’Angleterre.
- Louis XV : Dit Le Bien-Aimé, roi des Français, arrière-petit-fils de Louis XIV.
- Madame de Pompadour : Née Jeanne-Antoinette Poisson, maîtresse officielle du roi.
- William Pitt : Premier ministre anglais, conçut la guerre navale contre le commerce français.
- James Butler Harris : Planteur anglais qui exploita la plantation Brancker pendant quatorze ans après l’avoir acquise en 1753. Aucune épouse connue.
Personnages romanesques
- Gaston Mauriac : Corsaire français, capitaine de la frégate La Fougueuse.
- Henriette Bazinet : Son épouse. Leurs enfants : Gabriel-Olivier et Madeleine.
- Étienne Bournival : Parent d’un proche de Louis XV, second à bord de La Fougueuse, puis capitaine sur la frégate La Marie-Céleste.
- Christian Collins : Alias Christian Le Quellec, écrivain de bord, naufragé anglais rescapé par Gaston Mauriac.
- Lucien Bazinet : Frère d’Henriette, commis à la maison Gradis à Bordeaux.
- Victor Chaussegros : Capitaine du navire marchand Don de Dieu.
- Loubier : Quartier-maître à bord du Don de Dieu.
- Maître Colart : Maître d’équipage à bord du Don de Dieu.
- Lieutenant Duncan : Second à bord de L’America 60.
- Pierre Pieuchot : Quartier-maître à bord de La Fougueuse, puis second maître sur La Marie-Céleste.
- Louis-Michel, François-Marie et Jean-Henri : Mousses à bord du Don de Dieu.
- Julius et Nana : Jeune esclave et sa grand-mère, au service de maître Xavier.
- Étienne Cabillot : Lieutenant à bord du Don de Dieu.
- Vacquier, surnommé Petun : Matelot à bord du Don de Dieu.
- Capitaine Vincent Jolivet : Propriétaire du caboteur Le Jolicoeur.
- Claire d’Ernouville : Veuve d’un riche négociant en Nouvelle-France, voyage avec son majordome Jérôme Grandmaison et sa dame de compagnie, Irène.
Lexique Le naufrage de la Fougueuse
Ajoupa : Cabane, case, petite maison
Albion : Autre nom de l’Angleterre
Amelotage : Appariement des matelots 2 à 2. Pendant que l’un dort, l’autre est de quart et vice-versa.
Balancine : Cordage qui permet de soutenir un espar, par exemple une vergue
Beaupré : Mât horizontal à l’avant d’un navire et qui porte les focs
Bière (Mettre en) : Coucher dans sa tombe. Le bois de sapin utilisé à cette fin se nommait bière.
Bosco : Maître des manoeuvres
Bossoir : Petite grue pour la manœuvre des ancres
Branle : Hamac, couchette des marins
Brigantine : Voile le plus basse sur le mât d’artimon
Commerce triangulaire : Échanges entre 3 lieux : France (outils, objets utilitaires, tissus, vaisselle, bétail), Canada (bois de construction, farines, pois, poissons séchés, fourrures) et Antilles (sucre, indigo, cacao, tabac) avec retour vers la France dans ce sens
Cabestan : Treuil servant à remonter une ancre
Caillebotis : Grille de bois permettant la circulation de l’air entre les ponts d’un navire
Cambuse : Magasin aux vivres sur un navire
Caraquin ou Caraque : Vêtement féminin ressemblant à une grande cape
Carène (Mettre en) : Coucher un navire sur des étais pour le réparer
Carreau de cannes à sucre : Champ carré ou rectangulaire sur une plantation
Chat à neuf queues : Fouet anglais comportant neuf lanières et des petites pièces métalliques
Coqueron : Lieu exigu sur un navire
Course : La guerre de course fait appel à des corsaires, navires solitaires qui s’en prennent aux bâtiments de commerce plutôt qu’aux vaisseaux de guerre. Le corsaire détient une autorisation écrite du roi (lettre de course) pour courir les navires ennemis.
Créole : Personne née aux îles
Espar : Vergue ou toute autre pièce de bois amovible dans le gréement
Frégate : Navire à trois mâts, élancé et bas sur l’eau
Filin : Cordage fait de fils tordus
Foc : Voile triangulaire
Gabier : Marin spécialisé dans le maniement et la réparation des voiles
Garcette : Bout de filin ou de câble servant à fouetter
Gréement : L’ensemble des cordages. On dit «gréer un navire» : le doter de ses cordages.
Herpes : Bois gracieusement courbé partant de la figure de proue d’un navire, formant une cage ajourée.
Hune (hunier) : Voile carrée
Largue : Allure la plus rapide d’un navire
Loch : Corde graduée pour calculer la vitesse d’un navire. Utilisée avec un sablier
Maistrance : État-major, ensemble des maîtres à bord
Mantille : Manteau de femme à capuchon
Marron : Esclave en fuite
Pacotilles : Marchandises de qualité (métaux, armes, outils, tissus, etc) offertes aux trafiquants d’esclaves sur le continent africain
Patache : Navire ressemblant à une goélette
Poulaine : Lieu d'aisance situé à l'avant du navire
Rade : Grand bassin naturel ou artificiel pour abriter les navires gagnant un port
Radoub : Réparation sur la coque d’un navire
Sabord : Ouverture sur le flanc des navires de guerre permettant de tirer du canon
Sentine : Égout d’un navire. Les liquides résiduels étaient régulièrement pompés dans la mer.
Tafia : Mauvais alcool, eau-de-vie
Tillac : Pont supérieur
Vaisseau de ligne : Vaisseau trois-ponts que l’on disposait en ligne serrée avec d’autres pour empêcher l’adversaire de passer
Vent de travers : Vent porteur, plus efficace qu’un vent direct s’engouffrant dans la voile
Avis aux lecteurs
Ce livre contient des termes anciens qui pourraient choquer certains lecteurs.
Prologue
En ce matin frisquet de janvier 1756, la brume était à couper au couteau sur les quais de Brest. Néanmoins, l’homme qui s’avançait vers la rade marchait d’un pas assuré. Ce n’était pas la première fois que Gaston Mauriac arpentait la longue allée qui longeait l’immense bassin creusé dans la ria de la Penfeld. Cependant, ce n’était pas non plus tous les jours qu’un capitaine, si expérimenté fut-il, découvrait un navire tout neuf, qui plus est, bientôt celui qu’il allait commander. La quarantaine proche, le Bordelais était impatient d’admirer l’élégante frégate, maintenant qu’elle était sortie de la cale de construction qui l’avait vu naître.
À mesure qu’il cheminait le long de la rade, le brouillard matinal se dissipait lentement. Un timide soleil se faisait jour, perçant le voile d’humidité engendré par la fraîcheur de cette nuit d’hiver. Alors que les premiers rayons doraient les mâtures des vaisseaux de guerre amarrés en une ligne continue, le cœur de Mauriac s’accéléra en reconnaissant la silhouette élancée de la frégate. Toutefois, on aurait dit que la belle tardait à se dévoiler, des pans de brume restant accrochés aux trois mâts légèrement inclinés sur sa poupe, encore non sertis de leur gréement.
Mauriac n’était point poète. Pourtant, en cet instant, des strophes naissaient en sa tête aux cheveux noirs et bouclés, coiffés d’un tricorne tout neuf. C’est que le capitaine avait tenu à être en grand apparat pour aller à la rencontre de celle qui partagerait ses jours et ses nuits au cours des prochains mois. Des sommets vertigineux qui avaient attiré son regard vert, celui-ci passa à la partie arrière du navire. Sous l’élévation de poupe, ornée des armes de son commanditaire, tout en haut de la galerie faisant saillie, s’affichait en lettres d’or le nom de la belle : La Fougueuse.
Le capitaine ressentit une bouffée de fierté en le découvrant. Ses yeux quasi-amoureux s’attardèrent aux cariatides qui prenaient place de chaque côté du balcon sculpté, lui-même surmonté de rinceaux ouvragés. Des pilastres de couleur claire encadraient les six fenêtres à croisillons, derrière lesquelles Mauriac devinait une salle du conseil aux riches boiseries. Puis, sous toutes ces merveilles dorées au jaune de Naples, se trouvait, caché en dessous de la ligne de flottaison, le gouvernail d’étambot, pièce maîtresse de l’œuvre.
Mauriac continua son examen attentif. D’un pas nonchalant, comme pour bien prendre le temps d’apprécier leur facture, il longea la rangée de treize sabords derrière lesquels autant de canons en bronze de cuivre attendaient de servir. En comptant ceux des deux gaillards et du flanc bâbord, c’était 32 bouches à feu que portait La Fougueuse. Alliés à sa maniabilité et à sa rapidité, ceux-ci en faisaient une redoutable machine de guerre, capable de tirer des boulets de douze livres.
De sa puissance de feu, Gaston passa bientôt à la proue gracieuse du bateau, dont l’étrave bleu azur s’avançait hardiment au-dessus de l’eau. Sous le Beaupré pointant haut vers le ciel encore gris, des herpes sombres, entrecroisées de jambettes de bois clair, formaient une sorte de filet, d’où s’échappait une gigantesque nymphe altière. Le visage à la grecque de la femme de chêne regardait droit devant, à la fois impavide et intrépide. Sans doute l’artiste avait-il voulu, par l’expression de ce visage féminin, faire valoir les qualités du navire corsaire aux yeux de tous.
Le Bordelais sourit. Sans peur et à l’affût des ennemis du roi de France, tel était le beau défi qu’il allait relever à nouveau. Après avoir navigué sous les ordres d’autres capitaines et commandé lui-même un vaisseau de la Marine Royale, il allait désormais œuvrer à la fois à enrichir son souverain et l’armateur qui avait commandité ce navire léger et maniable, tout en assurant la protection des bateaux de commerce entre la France et ses colonies outre-Atlantique. Involontairement, Gaston Mauriac porta la main à l’intérieur de sa redingote bleu sombre où, sous le gilet de laine rouge, il savait trouver la lettre de course délivrée la veille à son nom.
Désormais corsaire du roi, il allait devoir se constituer un équipage et l’aguerrir. Cette dernière partie serait la plus longue et la plus délicate car, pour être efficace et éviter d’être elle-même la proie de la Royal Navy, La Fougueuse devait pouvoir compter sur des matelots et des officiers entraînés. Mauriac regrettait à ce moment de ne pas avoir à ses côtés François Thurot, un marinier hors pair, qui avait servi sous ses ordres jusqu’à tout récemment. Mais le jeune officier allait bientôt être nommé capitaine à son tour. Il fallait bien une relève pour damer le pion aux Britanniques. C’est que, depuis l’assassinat de l’ambassadeur Jumonville en Ohio, les relations n’avaient cessé de se détériorer entre l’Albion et la France. Même si la guerre n’était pas officiellement déclarée, des bâtiments marchands avaient été arraisonnés par la Navy. Le ministère de la Marine avait alors déployé plusieurs escadres afin de protéger les côtes du royaume de toute ingérence britannique.
Mauriac réfléchissait à la gravité de la situation, quand il vit venir à lui deux hommes marchant de concert. Le premier s’appelait Christian Collins et se trouvait être l’écrivain de bord de La Fougueuse. Né d’un père anglais et d’une mère française, le jeune homme mince de dix-neuf ans s’était réclamé de la nationalité maternelle, après avoir été rescapé, suite au naufrage du vaisseau anglais sur lequel il servait. Chose étonnante, Collins pouvait passer de l’anglais au français le plus pur sans accent, ce qui le relevait de dispenser toute explication à son patronyme. À Mauriac, il avait seulement raconté avoir vécu avec sa mère les onze premières années de son existence et chez ses grands-parents paternels les sept suivantes. Son entrée dans la Marine anglaise avait été forcée, d’où son revirement d’allégeance.
Après avoir salué le jeune homme, Gaston se tourna vers son compagnon qu’il ne connaissait pas encore. À ses galons, il reconnut un lieutenant de Marine. De belle prestance, le regard brun et intelligent, l’homme avait fière allure. Le capitaine jugea qu’il devait avoir entre 20 et 25 ans, ce qui était plutôt jeune pour le grade qu’il arborait. L’officier salua courtoisement avant de se présenter :
— Lieutenant Étienne Bournival, monsieur. Si vous le permettez, je serai votre second à bord de La Fougueuse. Voici, par ailleurs, mes lettres de recommandation.
L’officier avait l’accent de Saint-Malo. Il tendit les documents qu’il tenait à la main.
— Eh bien, lieutenant, déclara Mauriac après avoir jeté un coup d’œil sur les noms apposés au bas des deux écrits, je me verrais bien désobligeant de ne pas accepter votre candidature. Bienvenue à bord, monsieur.
Le visage juvénile du Malouin s’éclaira d’un bref sourire qui trahissait une certaine suffisance. Néanmoins, Mauriac n’y prêta pas trop attention. Les deux hommes se serrèrent la main.
— Très heureux, capitaine, de bientôt naviguer avec vous, ajouta Bournival. J’ai entendu dire beaucoup de bien de votre commandement.
— Méfiez-vous des louanges trop vives, lieutenant. Sait-on jamais, vous pourriez être déçu. Et vous, Christian, qu’en pensez-vous?
Le capitaine s’était tourné vers Collins, qui était resté en retrait. Le jeune homme, qui affectait ne pas avoir écouté la conversation, répondit pourtant sans hésiter :
— Je dirais, monsieur Bournival, que les louanges sont méritées. Si je suis devant vous à cet instant, c’est grâce au capitaine Mauriac, à qui je dois la vie.
— Tut-tut-tut! le réprimanda le principal intéressé. Tout chrétien qui se respecte aurait agi de même que je l’ai fait, monsieur Collins. On ne laisse aucun naufragé, fut-il anglais, à son triste sort, quand on a la possibilité de le recueillir à son bord. Et puis, vous devez davantage à notre bon ami Thurot, qui vous a recousu correctement.
Comme Bournival fronçait les sourcils, le Bordelais s’expliqua :
— Monsieur Collins avait été transpercé par de nombreux éclats que notre chirurgien hésitait à lui retirer. Or, se trouvait sur le vaisseau que je commandais un ancien praticien, reconverti au service de pont, et qui a fait mieux que la meilleure des couturières. Donc, le mérite ne me revient qu’à moitié. Mais, monsieur Collins a dû vous mettre au fait de ses origines.
— En effet, monsieur, confirma Bournival. J’ignorais seulement les détails dont vous m’avez gratifié.
— Très bien. Alors, ne ressassons point le passé, messieurs, voyons l’avenir. La Fougueuse sera prête dans quelques semaines et nous avons un équipage à engager. Allons plutôt de ce pas voir l’agent chargé du recrutement. Je vous paie ensuite un pot chacun.
Sur ces mots, Mauriac entraîna ses deux aides avec lui, vantant les qualités de la frégate sur laquelle ils allaient naviguer durant plusieurs mois sans voir la terre. Pendant que le Bordelais s’enthousiasmait, Bournival observait Collins à la dérobée, s’étonnant que le ministre de la Marine ne se soit pas objecté à son engagement.
-o0o-
Juillet 1756, Baie de Samanã, au nord de l’île de Saint-Domingue
La nuit était claire et la mer apparaissait d’un calme plat. Aux abords de la frégate, les seuls bruits audibles provenaient du clapotis de l’eau noire contre la coque. Ancrée à quelque distance de la côte, La Fougueuse aurait été invisible, si ce n’était de ses feux qui trouaient l’obscurité. À l’entrepont, les hommes se reposaient après des exercices de canonnade qui s’étaient prolongé. Si la moitié de l’équipage dormait à poings fermés, il n’en était toutefois pas de même de l’autre quart. En dépit du silence relatif, si on remontait jusqu’au bordage, l’on entendait percer des éclats de voix sur le pont, où les matelots affectés au service s’occupaient à passer le temps, qui à lancer les dés, qui à jouer aux cartes. Leur barouf n’affectait toutefois pas le sommeil de leurs confrères, serrés les uns les autres dans leurs branles de toile, étant donné l’épaisseur de bois qui les en séparaient. Pourtant, tous ne profitaient pas d’un juste repos.
Monté en douce sur le gaillard d’arrière, un homme épiait la scène, semblant attendre quelque chose ou quelqu’un. Immobile, sa silhouette mince se confondait avec l’obscurité complice. Seul le rougeoiement du fourneau de sa pipe pouvait trahir sa présence. Cependant, les joueurs paraissaient trop pris par leur occupation pour le remarquer. Soudain, le regard de l’homme se figea comme une ombre silencieuse s’avançait le long des canots arrimés sur le pont. Un sourire furtif apparut sur ses lèvres, quand la lueur d’un fanal se mit à danser dans la noirceur.
L’inquiétant personnage se dirigea aussitôt à pas de loup vers un pot à poix qui traînait intentionnellement. D’un geste preste, il y laissa tomber sa pipe incandescente. En quelques instants, le cœur rougeoyant du tuyau alluma le combustible. Disposé près des câbles menant à la mâture, le feu enflamma bientôt les haubans, gagnant la bôme de brigantine et la voile qui y était attachée. Sans plus attendre, l’incendiaire redescendit l’échelle avant d’emprunter la descente du carré, où il se tint quelques minutes, l’oreille aux aguets. Son attente ne se prolongea guère. Réveillé par le crépitement au-dessus de sa tête, l’homme de barre se précipita sur la cloche qu’il fit tinter avec vigueur. Ses cris traversèrent le plafond de la pièce où dormaient les officiers.
Alertés à leur tour, les hommes de quart se levèrent d’un seul tenant, éparpillant dés et cartes dans leur précipitation. Bientôt rejoints par quelques dormeurs de l’entrepont, tous se demandaient ce qui se passait.
— Le feu! Il y a le feu! s’égosilla le timonier en les apercevant.
Les cris de l’homme de barre rameutèrent les matelots vers l’arrière où les flammes avaient déjà pris de l’ampleur. Pendant que ceux-ci tentaient d’abattre les filins et de jeter la toile enflammée à la mer, Gaston Mauriac et les maîtres se rejoignaient dans le carré. Chacun s’était habillé à la hâte et finissait de se boutonner. Les cheveux en bataille, Étienne Bournival faisait semblant d’avoir, lui aussi, été tiré de sa couchette. L’apercevant au milieu des autres officiers, Mauriac alla directement à lui :
— Que se passe-t-il?
— Je l’ignore, mon commandant, mentit Bournival. Comme tous ici, la cloche m’a réveillé.
— Alors, courons y voir! répliqua Mauriac en se dirigeant rapidement vers l’escalier.
L’un à la suite de l’autre, les deux hommes grimpèrent les échelons quatre à quatre, suivis du reste de la maistrance. Quand ils parvinrent sur le pont supérieur, l’intense chaleur du brasier les fit reculer. Cependant, quelques dizaines de marins se relayaient déjà pour combattre l’élément destructeur, formant une chaîne de seaux d’eau de mer. En dépit de leurs efforts, les flammes couraient maintenant sur le bordage, léchant les cordages et la voilure basse du mât d’artimon. Avisant le timonier, Mauriac alla à lui :
— Monsieur Maginel, comment est-ce arrivé? cria-t-il pour dominer le grondement de l’incendie et les cris des hommes au-tour de lui.
— Je ne sais pas, capitaine. J’ai dû m’assoupir sur la roue…
Mauriac tiqua. Cependant, l’heure n’était pas aux réprimandes. Il fallait maîtriser le feu avant qu’il ne brûle les planchers et n’atteigne la soute aux poudres en-dessous. Mauriac dispensa des ordres, repris par ses officiers. Dans l’émoi du moment, il avait toutefois oublié son second et le chercha des yeux.
Pendant que l’on s’activait à maîtriser les flammes, le Malouin était descendu au niveau inférieur. S’introduisant dans la chambre du capitaine, il avisa une petite armoire. L’ouvrant, il s’empara d’un trousseau de clefs avant de prendre le chemin de la Sainte-barbe. Outre que ce lieu donnait accès à la soute aux poudres, on y entreposait les mousquets, fusils et pistolets, déjà chargés et, donc, tous prêts à servir. Alors que le lieutenant mettait la main sur la crosse d’une première arme, des pas précipités dans son dos le firent se retourner. Bournival reconnut le quartier-maître. L’homme était suivi d’une douzaine de matelots.
— Vite, Pieuchot, il ne faut pas perdre une minute! lança-t-il, s’effaçant pour leur laisser la place.
Après avoir fait main-basse sur les armes à poudre et les épées, les mutins reprirent le chemin en sens inverse. Une fois sur le pont, ils distribuèrent leur butin à d’autres qui les y attendaient. D’abord requis pour assurer le transport des baquets d’eau, ceux-ci se retournèrent contre leurs compagnons qu’ils firent reculer à la pointe des canons de leurs armes. Pendant ce temps, le brasier reprenait de la vigueur, s’en prenant aux rinceaux de la poupe et rongeant les cadres des fenêtres. Du gaillard, des tisons, traversant le plafond, étaient tombés dans la salle du conseil, léchant les boiseries vernissées. S’il gagnait les ponts inférieurs, c’en serait terminé de la frégate.
Pressentant le danger, Mauriac voulut redescendre y voir avec quelques hommes. Ils se retrouvèrent nez à nez avec les mutins.
— Par le sang Dieu, s’écria-t-il en reconnaissant son second parmi eux, qu’est-ce que cela signifie?
Bournival, un pistolet chargé dans chaque main, se mit à rire.
— Cela signifie que je prends le commandement de ce navire et que je vous relève de vos fonctions.
Incrédule, Gaston ouvrit de grands yeux.
— Quoi? Qu’est-ce que c’est que cette histoire, lieutenant? Abaissez vos armes, je vous l’ordonne.
— Non, monsieur. Vous êtes soupçonné de haute trahison à l’endroit de notre sire le roi Louis.
— Trahison? Êtes-vous devenu fou, Étienne?
Tenant toujours le capitaine en joue, Bournival se tourna à demi vers ses partisans.
— N’est-il pas vrai que le capitaine héberge un aristocrate d’origine britannique à bord de ce navire? Un Anglais dont il fait grand cas, et dont il a caché la véritable identité?
Du groupe de mutins, des huées et des exclamations se firent entendre.
— Christian est à moitié français par sa mère, protesta Mauriac. De plus, il a prêté serment à la couronne française bien avant que la guerre avec l’Angleterre ne s’officialise.
— Que vous dites, capitaine! le contredit son second. Aucun des hommes ici présents n’en a été témoin. Vous seul l’affirmez. Or, moi, je dis que vous vous êtes laissé corrompre par l’Albion et que vous vous êtes fait le complice de cet homme. En fait, vous travaillez pour le compte de George II, sous couvert d’être corsaire du roi de France. J’en veux comme preuve que La Fougueuse n’a donné la chasse à aucun navire britannique depuis son départ de Brest!
Le lieutenant avait parlé avec autorité et le Bordelais voyait avec effarement l’impact de ses fausses affirmations sur les visages tout à coup méfiants des autres officiers. Cependant, il était bien décidé à rétablir les faits.
— Comment osez-vous douter de mon allégeance? s’offusqua-t-il. Bien avant que vous ne gagniez vos galons, j’ai combattu en Gascogne aux côtés des plus valeureux commandants français, et sous les ordres du Marquis de L’Étenduère au large du Cap Finistère. J’ai même été décoré par le roi pour bravoure!
Cherchant le regard des marins derrière Bournival, le capitaine de La Fougueuse les harangua :
— Vous tous qui m’écoutez, vous devez savoir que pour être efficace dans la guerre de course qui nous a amenés jusqu’ici, il faut un équipage entraîné. Or, j’estime qu’il faut encore un peu de temps avant que ce navire ne se lance dans la chasse aux bâtiments ennemis. Et, encore, faut-il que La Fougueuse croise leur route, ce qui n’a pas été le cas jusqu’à présent.
Bournival, qui sentait que la situation pouvait tourner à l’avantage de son rival, s’empressa de le faire taire.
— Trêve de bavardages, jeta-t-il en donnant du menton vers ses partisans. Qu’avons-nous à écouter ce traître? Ne vous laissez pas endormir par ses belles paroles. Et vous, capitaine, dites-moi plutôt qui a mis le feu à ce bateau, sinon un homme qui ne voulait pas que l’on combatte ses compatriotes ? L’Anglais est de mèche avec vous! En attendant que je vous livre au gouverneur de Saint-Domingue, vous serez tous deux consignés à votre cabine.
Déboussolés par les attaques du second à l’encontre de leur capitaine, aucun des officiers ne réagit immédiatement. Mesurant enfin la portée des accusations, ils allaient se saisir de lui, quand le Malouin s’avisa que l’écrivain de bord n’avait pas paru encore.
— Où est Collins? s’écria-t-il en regardant autour de lui. Il doit se cacher quelque part! Cherchez-le!
Les mutins se dispersèrent pour exécuter l’ordre. Or, pendant l’échange entre Mauriac et son second, profitant que l’attention de tous était tournée vers les deux hommes, Christian s’était faufilé en douce, tenant sous le bras le livre de bord et le cylindre de plomb contenant les documents légaux du navire, et dont il avait la responsabilité. Dès le déclenchement de l’alarme, il avait gagné la chambre du conseil pour les récupérer. Au moment où il allait en sortir, Bournival quittait celle du capitaine. Méfiant, le jeune homme l’avait suivi en bas, se dissimulant derrière l’échelle menant à la Sainte-barbe, alors que le lieutenant s’escrimait à trouver la clef ouvrant l’armurerie. Quand Pieuchot et les autres l’avaient rejoint, Christian était discrètement remonté sur le pont, désireux de prévenir le capitaine de ce qui se tramait. Toutefois, constatant que d’autres partisans de Bournival y attendaient leur meneur, il s’était retranché dans la salle du conseil.
Dès que les mutins avaient quitté la Sainte-barbe, le jeune homme s’était glissé derrière eux, portant toujours son précieux fardeau. Après avoir entendu les attaques verbales à son sujet, il ne donnait toutefois pas cher de sa peau. Déjà mal aimé de par sa fonction à bord, l’intendant n’avait eu d’autre choix que de se terrer dans la pénombre en attendant que les esprits se calment. Constatant que Mauriac était également pris à parti, il jugea qu’il valait peut-être mieux se découvrir et affronter ensemble leurs accusateurs.
— Il est là! lança un matelot en tendant le