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Une larme de Romanée-Conti
Une larme de Romanée-Conti
Une larme de Romanée-Conti
Livre électronique317 pages4 heures

Une larme de Romanée-Conti

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À propos de ce livre électronique

Philippe Gendry, professeur de droit à l’Université de Poitiers, est contraint de revenir à Dijon, la ville de ses jeunes années, pour secourir un ami d’autrefois. Ce retour imprévu le confronte à des démons qu’il croyait à jamais enfouis, réveillant des souvenirs et des secrets longtemps refoulés. Quel sacrifice exigera ce voyage au cœur de son passé ? Découvrez "Une larme de Romanée-Conti", où chaque révélation plonge Philippe dans une quête de vérité et de rédemption.

 À PROPOS DE L'AUTEUR

Pour Laurent Dupuit, l’écriture est à la fois un moyen de détente et un outil précieux pour clarifier sa pensée. La littérature devient alors son terrain de jeu favori, où l’imaginaire s’anime avec passion, lui permettant d’explorer les mystères et les profondeurs de l’âme humaine. 
LangueFrançais
Date de sortie29 oct. 2024
ISBN9791042247348
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    Aperçu du livre

    Une larme de Romanée-Conti - Laurent Dupuit

    1

    Yoko Ono

    Août 2000

    Je rentre des États-Unis, plus précisément de Los Angeles, où un ami universitaire m’a hébergé durant huit semaines. C’est pour cela que je suis fourbu. La raison de mon séjour en Californie était de comparer nos deux préceptes pénaux, français et anglo-saxons, dans l’optique d’un nouveau livre. Malheureusement, le soleil a tapé si fort sur la vallée de Santa Clara que j’ai passé la plupart de mon temps à la cafétéria du campus. Je n’y ai guère travaillé, la faute à une petite garce prénommée Waris. En plus d’être major de sa promotion et d’aspirer à être élue un jour à la Cour suprême, cette jeune texane utilise un fard à paupières blanc au coin interne de l’œil et s’échauffe avant de faire l’amour avec des étirements et des travaux d’abdos appris dans une salle de gym de Santa Monica. Je n’ai jamais été un grand sportif, elle m’a anéanti. Et quand elle s’absentait pour raisons familiales, elle demandait à son amie Clarisse de la remplacer. Clarisse est rousse, flamboyante et intense. Elle s’habille de cuir vintage et mâche son chewing-gum à la fraise tout en vous harponnant de ses yeux mirabelles ; surtout, elle est capable de vous relater la vie de Benjamin Franklin ainsi que son influence sur l’élaboration de la constitution américaine, tout en vous chevauchant. Je ne raconte pas ces histoires pour me vanter, mes aventures sexuelles ne regardent que moi et je n’ai pas l’ambition de vous les décrire en menus détails. Les seuls points à retenir pour comprendre mon état d’esprit sont que je viens de vivre des moments inoubliables et éreintants avec des demoiselles jeunes et jolies, que mes travaux sont au point mort et que je n’ai aucun plaisir à revenir en France.

    Mon avion atterrit sur le tarmac de Roissy avec six heures de retard, ce qui m’oblige à louer une voiture et à rouler sous la pluie. Cette histoire commence donc à mon désavantage : sale, mal rasé, les cheveux en bataille, laminé par les heures de vol, les bouchons sur la route et le décalage horaire, je n’ai d’autres envies que de me coucher et de ne pas quitter ma chambre de tout l’été. C’est la raison pour laquelle je reçois Isabelle de façon aussi confuse. Imaginez la scène : moi, épuisé par ce que je viens de vous raconter, ce à quoi il faut ajouter l’ascenseur en panne et trois étages montés avec deux valises pesant près de vingt kilos ; elle, fraîche et pimpante, patientant sur mon palier. Eût-elle été moins charmante que je l’en aurais chassée. (Une fraction de seconde, j’ai cru que c’était Waris qui lui avait donné mon adresse.)

    Je n’ai aucune envie de parler, c’est donc elle qui prend la parole.

    — Maître Gendry ?

    Mon nom est inscrit en lettres majuscules sous ma sonnette. Impossible de la convaincre qu’elle fait erreur.

    — Je suis venue de loin pour vous rencontrer.

    Moi, j’arrive de Los Angeles. Je ne m’en vante pas.

    — Je ne suis plus inscrit au barreau. Si c’est un avocat que vous cherchez… dis-je.

    Ma mauvaise mine la déstabilise. Je lui demande de s’écarter afin que je puisse ouvrir ma porte, grave erreur de ma part puisqu’elle croit que je lui propose d’entrer. Je ne peux l’en empêcher. Le temps de déposer mes bagages dans ma chambre et de vider ma vessie, elle a investi mon salon.

    — C’est Guillaume qui m’envoie… insiste-t-elle.

    Guillaume ! Quel Guillaume ? Le premier Guillaume qui me vient en tête est un doctorant dont j’ai repoussé la présentation de thèse. Ce type ne sait ni raisonner ni écrire. A-t-il eu le culot d’envoyer sa mère dans mon lit afin de m’amadouer ?

    Je prends enfin le temps de l’observer.

    Je lui donne mon âge, pas plus, ce qui contredit l’idée qu’elle serait la « maman prête à tout » d’un étudiant de vingt-huit ans. Aux coins de ses yeux, quelques rides de sagesse ; contrairement aux Californiennes, elle ne saute pas en l’air en poussant des cris idiots dès que l’on s’intéresse à elle. Elle me laisse l’admirer en silence. Ce que je vois me plaît. Elle n’est pas grande, mais elle a gardé la ligne, une taille très fine et une allure svelte. Ses longs cheveux noirs ondulés, ses yeux amandes ainsi que son imperméable Burberry lui concèdent des faux airs de Lauren Bacall, en version moderne et eurasienne, qui évoquent en moi des souvenirs que je ne peux définir. Son parfum m’émeut : il est très typé, sans doute de la famille des chyprés, je présume l’odeur de la bergamote.

    — On se connaît ? dis-je.

    Elle ne répond pas.

    En temps normal, je lui aurais demandé si sa présence était d’ordre professionnel, elle m’aurait répondu oui, ou non, et ainsi les choses auraient été claires. Là, j’en suis incapable. À cause de la facilité avec laquelle j’ai séduit Walis, et aussi Clarisse, je suis persuadé que cette inconnue et moi allons coucher ensemble. Surtout, je sais qu’elle a deviné mes pensées, sinon, elle ne resterait pas à scruter le moindre de mes gestes en jouant bêtement avec son collier de perles.

    J’ai faim. Je n’ai rien mangé depuis près de vingt-quatre heures et ce n’est pas le moment de faire une crise d’hypoglycémie. Je trouve un paquet de cacahuètes dans le tiroir de la commode et me sers trois doigts de Jack Daniels. J’en bois une pleine gorgée avant de redevenir civil :

    — Vous buvez quelque chose ?

    — De l’eau plate, répond-elle d’une petite voix suave. À peine le temps d’ouvrir le robinet de la cuisine qu’elle a changé d’avis. Elle demande une vodka. Je lui en sers trois fois la dose convenable pour une dame de son rang, mais cela n’a pas l’air de la déranger. Elle s’est enfin assise sur mon canapé, mais je ne sais toujours rien de ses intentions.

    — Je suis certain de vous avoir déjà vue, dis-je sans conviction.

    — Nous nous sommes croisés un soir… répond-elle sans plus de précision. Je rougis. Des femmes, j’en ai croisé des dizaines ces dernières années. D’ordinaire, je fais tout pour ne plus les revoir.

    — C’était il y a longtemps, me rassure-t-elle.

    — Comment ai-je pu vous oublier ? minaudé-je.

    — Moi aussi, je ne vous reconnais pas. Vous étiez un gamin…

    — Gamin ? Ce devait donc être en Bourgogne ? m’inquiété-je.

    — Je suis venue de Dijon pour vous voir…

    Subitement, je ne supporte plus ce petit jeu. Me vient l’envie de chasser cette femme, de m’allonger sur mon lit et de dormir des journées entières. Je ne le fais pas parce qu’un je-ne-sais-quoi dans son regard m’interpelle. Cette femme n’est pas venue pour flirter, c’est maintenant une évidence. Me faire languir n’est pas un jeu, seulement une façon de juger si je suis digne de la mission qu’elle est venue me confier.

    — Je me prénomme Isabelle. Je suis la femme de Guillaume Dufour, votre ami d’enfance. Nous avons échangé quelques mots le soir du mariage… avoue-t-elle enfin.

    Un poids m’écrase la poitrine, je me lève et ouvre la fenêtre afin de respirer. La nausée m’envahit, la faute à trop de fatigue, trop de jet-lag, trop d’alcool consommé à jeun, mais aussi et surtout la faute à trop de souvenirs revenus brutalement. Je n’étais pas en plus grande forme ce jour-là. J’étais volontairement arrivé après la fin de la messe et un je-ne-sais-quoi m’avait empêché de rejoindre le cocktail, j’avais passé la soirée accoudé à un bar et c’est complètement ivre, à deux heures du matin, que j’avais traversé la salle de bal pour éclater en sanglots dans les bras de Guillaume.

    — Je ne me suis pas bien comporté, arrivé-je à articuler.

    Elle ne me contredit pas. Elle n’a pas à le faire, ma gêne est tellement visible que cette femme a la délicatesse de ne pas en profiter. Je comprends alors qu’elle a quelque chose d’important à me dire et je crains ce qu’elle va m’apprendre. Je décide de prendre les devants.

    — Que lui est-il arrivé ?

    — Guillaume m’a suppliée de venir vous chercher.

    — Il n’est pas assez grand pour se déplacer ?

    — Guillaume est en prison…

    J’espère avoir mal entendu.

    — … Il est accusé de…

    Elle n’arrive pas à terminer sa phrase et j’en profite. Cela fait plus de vingt ans que j’ai effacé mes épopées dijonnaises de ma mémoire et il est impossible que je m’y replonge sans avoir la possibilité de me défendre. Cependant, je n’ai pas le droit de me défiler ; il me faut seulement gagner du temps…

    — Écoutez, Isabelle… Je n’ai pas dormi depuis plus de trente-six heures et je suis incapable de réfléchir. Je vous propose de discuter de tout cela demain matin à mon bureau, dis-je en lui tendant ma carte de visite. À ma grande surprise, ma proposition ne lui déplaît pas. Elle termine sa vodka et m’en redemande une autre. J’espérais qu’elle s’en aille, son comportement indique l’inverse. Je commande deux pizzas, elle acquiesce. Encore mieux, elle ôte son imperméable, ce qui m’autorise à admirer les courbes de sa silhouette habilement mises en valeur par une robe droite et pourpre à la coupe très simple, achetée certainement dans une grande maison. Je compte ses bijoux, elle détaille mon mobilier, ce qui me permet de voir en elle une grande bourgeoise et l’autorise à penser que je suis resté un étudiant attardé. Deux mondes nous séparent, comme vingt années plus tôt, ils me séparaient de Guillaume…

    J’ai connu Guillaume dans un internat à Beaune. J’allais avoir seize ans, il en avait encore quatorze, je fréquentais l’établissement depuis la classe de sixième quand ses parents l’avaient éloigné du lycée dijonnais où il s’était fait harceler. Enfant doué, il traînait son jeune âge et sa timidité comme autant de boulets l’empêchant de prendre son envol. Tout naturellement, je lui ai donné ma protection et en échange il m’a fait découvrir un monde dont j’ignorais l’existence. Il m’a tout appris, de la musique qu’il fallait écouter aux vêtements que je devais porter en passant par les films qu’il fallait voir. Surtout, il m’a présenté aux membres de son clan. À son frère aîné, Jean-Marc ; à son cousin Olivier, un éphèbe égaré dans un monde de brutes ayant encore plus de mal que moi à trouver son chemin ; à Martine et à Jacques ; elle, fille aînée de vigneron, un gros, un nom parmi les propriétaires de grand cru ; lui, héritier d’une famille illustre de négociants ; à Anne de je ne sais plus qui, avec rien que trois particules dans son nom ; à Marie, enfin, la douce et belle Marie. Des gens qu’en toute logique, je n’aurais jamais dû connaître. Trois années durant, pendant mes premières années de fac, nous avons été inséparables. Un pour tous, tous pour un. Et puis Guillaume a rencontré Isabelle et rien n’a plus été pareil.

    — Vous n’êtes jamais retourné à Dijon ? me demande Isabelle. Je ne réponds pas ; je ne peux pas répondre à une question que j’esquive depuis mon départ.

    — Nous vous avons invité après la naissance de Stéphane, insiste-t-elle, enfonçant son ongle acéré dans ma plaie. Guillaume n’a jamais compris pourquoi vous avez refusé d’être le parrain de notre fils…

    Je n’avais pas refusé, j’avais seulement omis de donner ma réponse…

    — C’était si commode de vous détester, avancé-je.

    — Pour vous avoir pris Guillaume ?

    — Pour avoir tordu le cou à mes meilleures années. Je n’étais pas préparé à vieillir aussi vite.

    — C’est pour cela que vous ne vous êtes jamais marié ? veut-elle savoir. Je comprends alors qu’elle en sait plus sur moi que j’en sais sur elle. Ce qu’elle dit ensuite le confirme.

    — Marie a lu tous vos livres.

    — Vous fréquentez Marie ?

    — Marie est ma belle-sœur. Elle a épousé Jean-Marc un an après votre départ. Vous le saviez ?

    Là encore, je me tais. J’ai faim. Il me tarde que le livreur de pizzas arrive et que manger m’empêche de réfléchir.

    — Vous voulez savoir ce que sont devenus les autres ?

    Je ne veux rien sinon que cette femme se taise. Je pars dans la cuisine. J’ouvre la seule bouteille de Chianti qu’il me reste, mais le vin s’avère imbuvable. Je me ressers un bourbon.

    — Anne s’est mariée avec Olivier et Martine avec Jacques. Nous nous rencontrons de temps en temps…

    Cette fois-ci, je ne peux rester sans rien dire.

    — Vous êtes beaucoup plus jolie que Yoko Ono.

    — Yoko Ono ? La femme de John Lennon ?

    — Exact ! Celle que l’on considère à l’origine de la séparation des Beatles. Longtemps, je vous ai surnommée ainsi.

    — Le groupe ne s’est pas séparé. Je vous l’ai dit, nous nous voyons encore. C’est vous qui êtes parti…

    Je ne peux la contredire, mais je n’ai pas envie de lui expliquer les raisons de mon départ. Je préfère flirter.

    — Vous croyez que nous aurions pu nous entendre ? dis-je tout en la regardant fixement, sans ambiguïté, comme si mon épuisement me permettait toute audace.

    Elle ne bronche pas : « Olivier dit que je suis votre copie conforme. Que c’est la seule raison pour laquelle Guillaume m’a épousée… »

    Bien que nous soyons assis de part et d’autre de la table basse, je penche mon visage vers le sien. Ma position est sans équivoque, mais Isabelle ne bouge pas d’un poil. Si elle n’avait été la femme de mon ami, je lui aurais déjà posé ma main sur sa joue.

    — Voulez-vous savoir ce que je pense ? demandé-je parce qu’à ce moment précis tout silence est devenu insupportable.

    — Je suis disposée à l’entendre, accepte-t-elle.

    — Je crois que les ennuis de Guillaume ne sont qu’un prétexte. Vous aviez à faire à Poitiers et vous avez trouvé amusant de voir à quoi je ressemblais. Ça va ? Vous n’êtes pas trop déçue ?

    Elle hésite.

    — Je vous imaginais moins séduisant…

    C’en est trop. Je veux lui caresser la main, mais elle m’en empêche, pas méchamment, puisque pendant tout ce temps son sourire ne s’écarte pas du mien, mais assez brusquement pour que le diamant de sa bague (de fiançailles ?) égratigne ma peau. La larme de sang sur la table évoque une perle de vin précieux, nous avons l’un comme l’autre envie de la lécher.

    — Il vaut mieux que je parte, dit-elle.

    — Demain, vous me direz tout… supplié-je.

    De ma carrière d’avocat, j’ai retenu deux choses. La première est que toute affaire criminelle ne peut être abordée qu’à partir de l’étude des faits, la seconde est l’importance de la manière avec laquelle ces faits vont être décrits à celui qui devra les analyser. Le problème récurrent avec les proches, parents, époux, enfants, de la victime ou de l’accusé, est qu’ils se laissent la plupart du temps déborder par leurs sentiments, s’appuient sur des convictions profondes ou sur des intuitions plutôt que sur la réalité, et surtout qu’ils refusent (ce en quoi je peux les comprendre) de prendre le temps de la réflexion et de la mémoire. La difficulté de l’avocat est alors de sortir son client de la sphère émotionnelle.

    Aucun risque de ce genre avec Isabelle.

    Au vu de son comportement, je suis prêt à parier qu’elle n’est pas trop inquiète pour son mari. Il s’est fourré dans de sales draps, elle profite de l’occasion afin de demander le divorce et en compensation, elle lui rend un dernier service. Or, je n’ai pas envie de retourner à Dijon. Pour être précis, cela fait exactement vingt ans et un mois que j’évite cette ville. Ce n’est pas normal, j’en suis conscient, mais c’est ainsi. Je ne sais pas de quoi est accusé mon ancien pote, s’il a détourné l’argent de sa société ou s’il a harcelé sa collaboratrice, mais à vrai dire, je n’en ai que faire. Cela aussi n’est pas normal. Comme il est anormal que nous nous soyons comportés, Isabelle et moi, comme deux adolescents jouant avec le feu.

    ***

    L’université de Poitiers tombe en ruine, mais je m’y sens bien. Mon bureau au quatrième étage d’un bâtiment vieillot mesure moins de douze mètres carrés, sa décoration date des années soixante-dix et son mobilier menace de s’écrouler sous le poids des dossiers, mais mon travail y est plus efficace qu’en Californie. Ma secrétaire, Josiane, y est pour quelque chose ; elle est secrètement amoureuse de moi et déteste quand je reçois en privé de jeunes étudiantes, d’où sa politique des portes ouvertes et du manque de place. C’est donc de mauvaise humeur qu’elle m’aide à libérer une chaise. Je lui ai pourtant expliqué que je recevais pour une affaire grave l’épouse de mon meilleur ami, mais cela ne l’a pas rassurée.

    Isabelle arrive en retard, je suis exaspéré.

    Elle aussi est de mauvaise humeur. Le fait de s’être perdue dans le campus y est sans doute pour quelque chose, mais moins que l’accueil glacial de la part de Josiane. Je me sens fautif : j’aurais dû prévenir mon invitée de ne pas venir en tailleur Chanel et en chaussures à talon aiguille Louboutin. Je suppose que comme moi, elle a mal dormi. Grognon, elle refuse le verre d’eau que je lui tends et, scrutant sa montre (Cartier, bien sûr) m’indique qu’elle n’a qu’une heure à me consacrer. Elle entre donc directement dans le vif du sujet.

    — Guillaume a été mis en détention provisoire pour enlèvement, séquestration, viol et assassinat d’une jeune fille mineure.

    Je ne m’attendais pas à ça.

    — Pouvez-vous être plus précise ? la prié-je, afin de me donner le temps de reprendre mes esprits.

    — Il a tout avoué.

    Il ne me faut que quelques secondes pour redevenir professionnel.

    — Dites-moi ce dont vous êtes absolument certaine. Rien que les faits ; vous comprenez ?

    Elle acquiesce d’un signe de tête.

    — Il y a jour pour jour une semaine, le 27 juillet, un jeudi, comme aujourd’hui, jour où les interventions chirurgicales les plus sérieuses sont programmées, Guillaume, pour la première fois de sa vie, ne s’est pas rendu à l’hôpital. Des heures durant, ses collègues ont essayé en vain de le joindre. Ils m’ont appelée, mais je n’ai vu leurs messages que tard dans la soirée. Je n’ai pas eu le temps de m’inquiéter. À vingt heures précises, j’ai reçu un coup de fil du commissariat central de Dijon m’informant que mon mari venait de s’accuser du meurtre d’une adolescente. La police s’est rendue sur les lieux, c’est-à-dire à notre domicile, où elle a découvert le cadavre atrocement mutilé d’une jeune fille n’ayant pas donné de ses nouvelles depuis plus d’une semaine. Voilà pour l’essentiel…

    Je suis abasourdi, ma gorge est sèche. Vider mon quart Évian m’offre quelques minutes de répit.

    — Qu’attendez-vous de moi ? dis-je sottement. J’aurais dû demander : « Qu’attend Guillaume de moi ? » puisque cette femme m’est devenue insupportable. Je réagis alors tel qu’on me l’a enseigné lors de ma formation d’avocat, à savoir que je cherche les prétextes afin de refuser un dossier dans lequel j’ai beaucoup plus à perdre qu’à gagner.

    — Je connais des confrères spécialisés dans ce genre d’affaires. Souhaitez-vous que je les contacte ? proposé-je.

    — Guillaume a reconnu sa culpabilité. Il ne souhaite pas être défendu, seulement vous parler en tête-à-tête avant d’être jugé et de purger sa peine.

    — C’est impossible !

    — Qu’est-ce qui est impossible ? Qu’il soit coupable ou que vous répondiez à la volonté d’un ancien ami ? me demande-t-elle froidement. Je suis surpris par son aplomb.

    J’étais connu au barreau pour travailler avec ordre et méthode. Je décide donc de me retrancher derrière ces habitudes protocolaires et sors d’un tiroir une chemise cartonnée, une feuille blanche et un crayon de papier, puis je crie à Josiane de venir et d’assister en tant que témoin à notre entretien. Isabelle ne s’y oppose pas.

    J’explique le plus clairement possible la situation aux deux femmes.

    — Un ami très cher me demande d’intervenir dans une triste affaire, ce que je ne peux faire officiellement, puisque je ne suis plus avocat, encore moins de façon amicale et anonyme, puisque ma célébrité éclairera obligatoirement d’une façon ou d’une autre cette triste affaire. Je ne sais pas quelle décision prendre.

    — Quels sont les faits ? demande Josiane. Je prie Isabelle de répondre. Celle-ci feint de ne pas l’entendre et continue son exposé.

    — Guillaume et moi, nous avons acheté il y a six ans une villa dans l’arrière-pays niçois, à quelques kilomètres de Vence. Chaque été, je m’y rends avec Stéphane dès le début des vacances scolaires. Guillaume nous y rejoint début août.

    — Stéphane, c’est votre fils ? Quel âge a-t-il ? demandé-je afin que Josiane n’ignore aucun détail.

    — Quinze ans. Cette année, il n’était pas avec moi. Il est parti à Londres en voyage linguistique…

    — Alors vous étiez seule ?

    — Non. La villa est grande et en juillet j’y reçois beaucoup de monde. Ma sœur, mes parents, mes amis d’enfance, des relations professionnelles…

    — Vous travaillez ? m’étonné-je.

    — Je suis critique d’art. J’écris dans des revues spécialisées…

    — Vous voyagez souvent ?

    — Je me rends à Paris au moins une fois par semaine… En quoi cela a-t-il de l’importance ?

    — Si je fais le compte, vous vous absentez de votre foyer près de soixante-dix jours par an. Et depuis six ans, Guillaume reste seul tous les mois de juillet. Savez-vous comment il occupe son temps ?

    J’ai dû dire une bêtise puisque je perçois dans le regard d’Isabelle un soupçon d’agacement.

    — Que faisait-il, autrefois, quand vous n’étiez pas ensemble ? me demande-t-elle.

    — Il bossait.

    — Mais encore ?

    — Au lycée, il préparait son bac ; à la fac, son concours d’entrée en médecine ; une fois reçu, il ne pensait qu’à ses cours… me souviens-je.

    — Il n’a pas changé !

    Un point pour elle. Je me concentre afin de reprendre les rênes de notre conversation.

    — Quand vous vous êtes quittés, début juillet…

    Elle devance ma question.

    — Il était impatient de venir me rejoindre… La Poutargue, c’est le nom de la villa, est le seul endroit où il arrive à se détendre. Il adore faire la sieste près de

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