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Guignefolle
Guignefolle
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Livre électronique341 pages4 heures

Guignefolle

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À propos de ce livre électronique

Longtemps abandonnés, les côteaux yonnais sont à nouveau recouverts de vignes et l’ouverture du Conservatoire de la Négrette redonne au terroir un peu de sa noblesse.

On randonne dans les vignes, à pied, à vélo, en automobile, jusqu’au moulin de pierre qui vire où l’on déguste les produits locaux. Le tourisme œnologique, en Vendée, connaît son apogée.

Une randonneuse suit un groupe sur les sentiers de Guignefolle. Quelque chose l’intrigue, la Négrette la hante, le territoire la happe, elle ne peut s’en dégager. Alors, elle se laisse enfermer dans le Conservatoire où elle passera la nuit. Dans son sommeil habité, elle comprendra l’histoire des deux frères traumatisés par l’accident mortel des vendanges de 1936. Au loin, des bruits de bottes, déjà, se font entendre. Avant, pendant et après la guerre sont les trois grandes étapes de ce roman qui évoque, tour à tour, le sort de deux hommes qui peinent à faire leur deuil.

Les histoires de Négrette traversent les générations, transportant avec elles tout leur lot de mal être. Il est temps que les choses soient dites !

À PROPOS DE L'AUTRICE

Danièle Bizet-Billaudeau - Née en 1949, l’auteure habite le marais poitevin où elle écrit ses romans historiques. Elle trempe sa plume aux sources généalogiques depuis des décennies. C’est avec les ateliers d’Aleph, qu’elle découvre l’écriture de création. "Guignefolle" est son quatrième roman, le deuxième publié chez Ex Aequo.
LangueFrançais
ÉditeurEx Aequo
Date de sortie30 oct. 2024
ISBN9791038809376
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    Aperçu du livre

    Guignefolle - Danièle Bizet-Billaudeau

    cover.jpg

    Danièle Bizet-Billaudeau

    Guignefolle

    Roman historique

    ISBN : 979-10-388-0967-6

    Collection : Hors Temps

    ISSN : 2111-6512

    Dépôt légal : octobre 2024

    © couverture Ex Aequo

    © 2024 Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction intégrale ou partielle, réservés pour tous pays.

    Toute modification interdite.

    Éditions Ex Aequo

    6 Rue des Sybilles

    88370 Plombières Les Bains

    www.editions-exaequo.com

    Écrire, c’est une liaison d’amour

    avec soi et les choses,

    et les moments et les gens.

    Écrire, c’est vivre une vie parallèle

    à sa vie de chaque jour ;

    C’est le vase purificateur

    de l’âme

    et de ses mouvances.

    Louise Portal

    (extrait de Jeanne Janvier)

    À la mémoire de mes oncles,

    à celles et ceux qui ont vécu des temps obscurs,

    pour que l’on se souvienne

    et que jamais ne reviennent…

    Mémoire de chai

    Guignefolle — 2019

    1 — LA NUIT DU CONSERVATOIRE !

    Lorsque les lumières s’éteignirent, je sus que l’idée était bonne.

    La randonnée touchait à son terme. C’était ma troisième participation au circuit accompagné qui allait, par les vignes, jusqu’au moulin de pierre qui vire, où se faisait une halte. Les éditions précédentes m’avaient restitué un peu de mon identité, mais je demeurais insatisfaite. Quelque chose d’indéfini manquait à ma quête et le besoin viscéral d’y retourner me tourmentait. J’y devinais comme un appel au secours, une urgence à régler, comme si j’étais passée à côté de l’essentiel. Le périple du jour affichait clairement son objectif : admirer, au soleil couchant, les rangées d’un patrimoine viticole inclus dans l’aire géographique des Vins de Loire méridionale. L’excursion s’achevait, à la nuit tombée, par une dégustation de produits du terroir dans les locaux du Conservatoire de la Négrette, un cépage qui avait failli disparaître et devait sa renaissance à une poignée de passionnés.

    Mon obsession de recommencement s’accompagnait d’une arrière-pensée : m’imprégner du lieu de manière non conventionnelle. J’avais besoin d’entendre autrement les murmures de l’Yon qui glissait entre les roches. Il me fallait scruter, contempler encore ces paysages changeants, respirer l’odeur particulière de la terre en vallée yonnaise, m’immerger au cœur du pays. J’espérais des informations complémentaires tout en recherchant la solitude propice à la création, les deux n’étant pas simples à concilier.

    Je me présentai donc au départ, équipée de bonnes chaussures, d’un sac à dos dans lequel j’avais glissé une bouteille d’eau, quelques fruits secs, deux ou trois pansements, une lampe torche et une couverture de survie. Malgré le nombre conséquent de participants, le départ eut lieu, comme prévu, à dix-sept heures précises et, pour rester dans le rythme, je calquai mes pas sur ceux du guide, afin de ne pas perdre une once de ses explications. J’espérais le mot, la phrase, l’indice qui pouvait m’être utile. De temps en temps, l’homme se retournait, pour vérifier l’étirement de son groupe. Avec ses yeux gris-bleu et ses cheveux châtain clair, à peine grisonnants, il possédait une jeunesse vigoureuse, une certaine élégance, bref, notre guide portait beau et l’homme était captivant. Aussitôt raccrochés les derniers retardataires, il nous contait, par le menu, la renaissance du vignoble tombé en désuétude après la Seconde Guerre mondiale et qui, depuis qu’il était hors de danger, s’inscrivait dans l’appellation d’origine contrôlée des Fiefs-vendéens. Je buvais ses paroles, mais n’apprenais rien de plus que je ne savais déjà sauf, peut-être, la notion d’atypique qui collait au territoire parce que la négrette en question se cultivait en principe plus au Sud.

    À la pause du moulin où nous suivions le passage progressif du soleil par-delà l’horizon, les conversations glissèrent vers la politique et la religion. Je n’avais pas la moindre envie d’y participer. Alors, je plongeai la main dans mon sac, en retirai un dépliant qui donnait l’intégralité du circuit en vantant ses mérites touristiques tous plus attrayants les uns que les autres, si l’on en croyait le concepteur du document. J’en faisais un semblant de lecture, lorsque mon regard s’arrêta sur un titre : Laissez libre cours à vos envies !

    Mes envies ! Ou plutôt l’envie du moment ! Je m’étais incluse dans ce groupe de marcheurs soi-disant passionnés par l’œnologie, dont les discussions partaient dans tous les sens, et j’avais du mal à les supporter. L’envie qui me taraudait, c’était bien plus que cela, un besoin irrépressible de trouver, coûte que coûte, le moyen de m’extraire de ce groupe, sans le quitter brusquement pour ne pas attirer l’attention et surtout parce que, entre les grivoiseries, deux ou trois personnes risquaient des observations pertinentes. Mes oreilles se faisaient traînantes. Et puis, il y avait ce guide qui me fascinait : sportif, érudit, d’excellente élocution. Ses paroles à lui, je les buvais à m’enivrer.

    L’idée lumineuse m’arriva sur la fin du parcours. Les sanitaires ! Il me suffisait de m’y laisser enfermer et de passer une nuit complète au Conservatoire de la Négrette ! Par un ami gardien de musée, je savais qu’avant de refermer les portes sur la nuit intérieure d’un établissement qui accueillait du public, une personne dédiée contrôlait l’espace de manière systématique avant de procéder à l’extinction complète des feux. Jamais elle ne s’avançait au fond du local, se contentant de vérifier l’entrouverture des portes. Il n’y avait aucune raison pour qu’en ce lieu, la clôture se passât différemment. Si l’affaire échouait, je ne risquais pas grand-chose de toute manière.

    Une fois revenue au point de départ, j’observai attentivement les lieux, tout en participant à la dégustation organisée. Il me fallait définir et attendre l’instant propice. De fines tranches de jambon fumé sur canapé rivalisaient de saveur avec la brioche tartinée au miel d’acacia ou à la crème de châtaigne, le tout arrosé au cru local, soit un savant assemblage de cabernet, de pinot noir et de négrette dont le parfum fruité évoquait la cerise avant de nous livrer la senteur florale assez subtile, de la pivoine. Je me dérobai au plus fort de l’animation, en calculant que dans une trentaine de minutes, tout au plus, le Conservatoire fermerait ses portes. Tandis que le breuvage local produisait ses effets, je m’installai dans la dernière cabine, tout au fond de la pièce qui constituait l’ensemble sanitaire. J’accrochai mon sac à la cloison intérieure et me barricadai. Commençant par me soulager, je rabattis par la suite le couvercle sur la lunette, m’installai sur le trône, aussi confortablement que possible, afin d’y tester la position en tailleur qui avait pour mérite de soustraire aux regards les pieds sous la porte qui trahissaient une présence. La posture, peu confortable sur la durée, était à mon sens la seule compatible avec mon objectif. Qui veut la fin met les moyens, quitte à souffrir un peu !

    Les allées et venues des randonneurs s’espacèrent, m’indiquant par-là l’imminence de la fermeture. Tandis que j’attendais dans la position précédemment décrite, un dernier utilisateur actionna l’interrupteur, plongeant dans le noir l’ensemble sanitaire. Le geste d’un tiers contribuait à la bonne exécution de mon plan ! Cela me sembla de bon augure ! Qui suspecterait ma présence dans un local privé de lumière ? Plutôt satisfaite, je me levai, dégourdis mes jambes endolories en m’appuyant aux lavabos. J’étirai mon dos, respirai profondément. Puis j’entrouvris la porte de la cabine qui s’était refermée sur mon passage. Je repris ma position favorite. L’effort demandé à mes articulations ne dura pas trop longtemps, une dizaine de minutes tout au plus. Quelqu’un rétablit la lumière, vérifia sommairement l’ouverture des portes, puis éteignit, confiant à la nuit du Conservatoire le soin de satisfaire mon insatiable quête de je ne savais trop quoi. Pourquoi avais-je provoqué cette situation ?

    Rien dans mes aspirations profondes ne m’attirait dans l’histoire même du vin que l’on produisait ici, dans un pays où je n’avais même pas grandi, puisque mes grands-parents l’avaient quitté pour la Touraine quelques années avant la naissance de ma mère, laquelle ne vivait que pour sa bonne ville de Grenoble et les montagnes à l’entour. Étaient-ce leurs rêves à tous ou leurs cauchemars qui me poursuivaient ? En tout cas, j’étais bel et bien enfermée pour une douzaine d’heures, en tête à tête avec moi-même. Lorsque je pris conscience de l’incongruité de la situation, légèrement angoissante si l’on considérait la durée de l’isolement, la grandeur d’un bâtiment chargé d’histoire et peuplé de revenants, l’emplacement géographique totalement isolé dans la campagne vendéenne, j’aurais pu m’affoler. Je me retrouvai, au contraire, satisfaite et plutôt comblée. J’avais obéi à l’injonction publicitaire, laissé libre cours à mon envie !

    Au bout de longues minutes d’attente supplémentaires visant à me garantir une entière sécurité, j’abandonnai ma station douloureuse, me détendis en remuant les jambes. Puis, à tâtons, je gagnai la porte de sortie, retrouvai la poignée providentielle qui menait à la délivrance. Je me souvenais qu’elle ouvrait sur un couloir que j’empruntai en prenant soin de ne rien faire chuter qui me blessa ou déclenchât une alarme. Tout au bout se trouvait une deuxième porte qui permettait l’accès au grand hall où s’était déroulée la manifestation. À travers un rideau métallique aux lamelles trouées, la nuit vendéenne diffusait une pâle lumière bleutée, suffisante pour constater que chaque chose se trouvait à sa place, soigneusement rangée. S’habituant peu à peu à la pénombre, mes yeux distinguaient sur les rayonnages un nombre impressionnant de bouteilles recouvertes de jolies étiquettes et devant moi, disposés à même le sol, une dizaine de tonneaux en bois sur lesquels avaient été servis les toasts tout à l’heure. Plus loin, un immense comptoir et, sur une rangée de tables alignées, toutes sortes de babioles indispensables au bon fonctionnement du commerce œnotouristique. Je n’étais pas confinée dans un conservatoire traditionnel où la musique, par exemple, aurait eu droit de cité. La grande pièce ressemblait plutôt à un sanctuaire, un temple dédié à Bacchus, le dieu qui délivre l’esprit. C’était l’endroit idéal pour satisfaire mes envies. Je ne savais pas comment, mais j’en étais certaine.

    En appuyant ma main sur la pierre rugueuse du mur, je me lançai dans l’exploration de l’espace, avec d’infinies précautions, ce qui ne m’empêcha pas de heurter un osbstacle. L’alarme ! Mon cœur cognait à se rompre, je n’entendais que lui. J’attendais le pire ! Il ne se passa rien. Une fois mes émotions maîtrisées, je compris que l’objet sur lequel j’avais buté n’était autre qu’un banc de pierre recouvert d’un coussin en toile feuilles de vigne, posé là à l’intention des visiteurs. Puisqu’il incitait au repos, je m’y assis, respirai profondément et évacuai les derniers relents de ma frayeur.

    Je me mis aux aguets, à l’écoute de mon environnement nocturne. Un vent léger s’était levé, provoquant des bruits étranges. Une branche trop longue frottait les tuiles par intermittence et la charpente, qui travaillait un peu, craquait de temps à autre. Le cri d’une hulotte déchira la nuit tandis qu’une odeur particulière chatouillait mes narines, celle de n’importe quel lieu de vinification, fut-il récemment rénové. Un faisceau de lumière soutenue entrait par l’oculus au-dessus de la porte. Il formait un cylindre caressant le comptoir, une mouvance liée à la lune qui jouait à cache-cache avec le feuillage d’un chêne séculaire. J’étais fascinée par ce cercle en mouvement. Je le fixai un long moment. Au fur et à mesure que l’astre nocturne s’élevait dans la nuit, le faisceau lumineux perdait de sa rondeur et glissait imperceptiblement, jusqu’à me révéler une œuvre d’art déposée sur le comptoir que je n’avais pas remarquée jusqu’alors, pas même au cours de la soirée qui avait précédé et pendant laquelle j’avais, comme les autres, déambulé. Œuvre aérienne aux contours surprenants. Intriguée, je m’en approchai.

    J’aurais dû le deviner ! Il ne pouvait s’agir, en ce lieu, que d’un vieux cep de vigne inséré dans un socle de tuffeau. Quatre branches puissantes, suffisamment torsadées, pelées, grattées, sculptées, polies et lasurées pour y reconnaître comme des formes humaines. Je me souvins du sac à dos resté dans les toilettes. Il contenait une lampe torche utile pour étudier les détails les plus infimes. Le diable se nichait dans les détails, l’histoire était connue ! Je repris donc la direction des toilettes, retrouvai au fond de mon sac suspendu au crochet, l’objet adéquat en pareille circonstance à condition que la pile ne fût pas hors d’usage. Un clic me permit de vérifier son fonctionnement. Je pris la torche allumée dans ma main droite et enfilai le sac sur mon épaule. Ainsi équipée, je regagnai mon observatoire.

    Parfaitement équilibrée, l’œuvre en quatre branches évoquait pour l’une, un visage énigmatique et plutôt juvénile, au bout d’un long cou penché vers la terre comme s’il en attendait du secours. Frôlant délicatement le visage adolescent, on devinait une tête canine. La branche du milieu était double, tortueuse et puissante, avec des veines bicolores en évidence. Une partie représentait le buste d’une femme aux seins nus, portant visage rond et plat qui respirait la plénitude. Ma lampe torche ne masquait pas entièrement l’ombre mouvante. Ensemble, elles jouèrent avec les yeux clairs, leur donnant une semblance de mouvement. Ce regard féminin paraissait tellement vivant ! La tête était coiffée d’un chapeau foncé, lisse et rond possédant un rebord de fourrure bien moutonnée. Le bras gauche, un peu décharné, supportait une tête barbue, très proche de la sienne. Pour un peu, on aurait entendu les mots tendres qui glissaient à l’oreille attentive. L’illusion du bonheur était parfaite. Un couple avait dû se former quelque part dans ces vignes ! Je m’attardai sur le rameau de gauche, plus étrange encore. Mon index suivit les contours d’une forme animale. Deux sarments, sectionnés, évoquaient les pattes avant d’une bête debout sur ses pattes arrière. Cette partie de l’œuvre suggérait un cheval ailé, qui, bien qu’amputé, tentait de prendre son envol. Pégase aux muscles tendus par l’effort, mais aux pattes brisées. Qui lui avait brisé les ailes ? De son frère Chrysaor, né comme lui du sang de la Méduse, il ne restait que la tête. Grand chamboulement du mythe grec ! Si le combat ici ne faisait aucun doute, la Gorgone n’était point décapitée. Qui avait eu la tête tranchée ? Où se trouvait le héros Persée dans l’histoire ? Pourquoi Poséidon n’était-il pas intervenu en bon père de famille ? Il devait y avoir du bouillonnement dans la cervelle de l’artiste pour que semblable violence passât par ses yeux et ses mains ! Quel message convenait-il de lui attribuer ?

    Je revins m’asseoir sur le banc, sans perdre du regard ce pied de vigne sur le comptoir qui m’attirait comme un aimant. J’avais beau faire, je ne parvenais pas à m’en défaire. Entre lui et moi, aucune odeur parasite, pas le moindre bruit ni même un souffle de vent, rien que moi-même et la beauté de l’œuvre, avec un je-ne-sais-quoi fluide, indescriptible et hypnotisant à la fois. Combien de temps restai-je plantée là ?

    Entre ma lampe torche et le cercle mouvant qui peu à peu délaissait le comptoir, j’instaurai un nouveau jeu de lumière. Une fois abandonné par son partenaire, le rai de ma lampe éclaira un point brillant qui m’avait échappé, sur la paroi latérale gauche du socle. Un éclat de mica ou de cristal de roche ? Une étoile, en quelque sorte, qui brillait au firmament des imaginations. Qui réalisa l’œuvre ? Qui l’avait installée là et pourquoi ?

    La fatigue avait raison de ma résistance. Le sommeil me gagnait. Lorsque la lutte devint trop pénible, je m’allongeai sur le banc, remettant mon sort entre les mains du dieu de la nuit. Morphée se prit au jeu et m’accompagna sur le chemin des rêves qu’il peupla sans retenue. Tant et si bien que les premières lueurs d’une aube naissante me surprirent allongée sur le banc, la tête posée sur un sac à dos et les jambes emmaillotées dans une couverture de survie. De ma nuit insolite, habitée de personnages et d’histoires invraisemblables, il me restait quelques bribes, mais il devenait urgent de les fixer, sinon ils s’en retourneraient au néant d’où ils venaient d’émerger. Cela eût été dommage ! Tandis que je luttais pour maintenir ouvertes mes paupières alourdies, que j’employais mes forces restaurées à retenir les débris d’un passé qui s’effilochait, l’œuvre, sur son comptoir, me regardait fixement. Il n’y brillait plus d’étoile, mais ma tête endolorie fourmillait des événements entrevus.

    Le bruit d’un rideau métallique me fit sursauter. Je repliai ma couverture à la hâte, la rangeai dans mon sac, effaçai sur le coussin feuilles de vigne la moindre trace de mon passage et regagnai mon espace favori. Il était sept heures du matin. Les premiers utilisateurs n’apparaîtraient guère avant dix heures. Il me restait, au minimum, trois heures d’attente avant de pouvoir quitter le Conservatoire sans risquer d’être démasquée. Pourvu qu’un nettoyage en bonne et due forme ne vînt pas troubler la quiétude du lieu !

    À défaut de café, je bus au goulot le contenu de ma gourde, grignotai quelques fruits secs, me passai de l’eau fraîche sur le visage et remis de l’ordre dans ma chevelure. Je me souvins alors qu’un carnet à spirales et son crayon dédié séjournaient en permanence dans la poche intérieure de mon sac, afin d’y capter au vol les idées qui, chez moi, surgissaient naturellement à l’issue d’une marche soutenue d’une trentaine de minutes. Je vérifiai sur-le-champ. Ils étaient à leur place. Alors, assise, confortablement cette fois-ci, sur le couvercle rabaissé, j’entamai trois heures d’écriture ininterrompue sans être dérangée. L’essentiel était fixé. Ainsi prit forme l’histoire qui va suivre.

    AVANT LA GUERRE

    Guignefolle — 2019

    2 — LE CHAI

    Je suis le chai et c’est moi qui raconte !

    Parce qu’un soir d’automne, alors que le rideau métallique à lamelles trouées venait d’être baissé, j’entendis un bruit, puis un cri suivi d’un silence oppressant. Le site déserté baignait dans le repos complet, à peine caressé par un rayon de lune. Tout me semblait en place. J’avais beau scruter l’espace, je n’y remarquais rien d’anormal. Jusqu’au moment où je devinai, près du banc, une silhouette féminine qui avançait à tâtons.

    Qui était-elle ? Que faisait-elle en ce lieu ? Allait-elle passer la nuit ici, dans un confort rudimentaire ?

    La devinant encore jeune à son allure, j’imaginais un téléphone portable, quelque part, qui la tirerait du mauvais pas où elle s’était mise. Il n’en fut rien. Après un temps de déambulation, elle vint s’asseoir sur le banc où elle passa en revue tout ce qui meublait les alentours.

    Enfermée de la sorte, elle aurait dû paniquer. Elle me semblait, au contraire, plutôt sereine, satisfaite d’être seule en ce lieu isolé, à peine troublée de temps à autre par le cri d’une chouette qui poursuivait ses proies favorites. S’habituant peu à peu à la pénombre, elle se levait, se rasseyait, se levait de nouveau, allant du banc au comptoir et vice versa. Son étrange manège m’intriguait. Quel forfait s’apprêtait-elle à commettre ?

    Puis je la vis s’amuser avec le halo lunaire. À un moment, sa lampe torche s’attarda sur l’œuvre exposée : un vieux cep de vigne habilement exhumé des décombres au cours des travaux de rénovation. Il avait été nettoyé, restauré, avait retrouvé sa beauté originelle. Trônant depuis sur le comptoir, il flattait l’orgueil du nouveau propriétaire. L’Inconnue, de sa main droite, caressait les contours du pied de vigne, s’attardant sur la rugosité du socle. Elle me semblait songeuse. Cherchait-elle, derrière l’œuvre, le personnage qui l’avait façonnée, le message qu’il voulait faire passer ?

    Lorsqu’elle s’abandonna au sommeil, il se produisit en moi comme un déclic : la famille était de retour ! Celle dont j’avais, à Guignefolle, accompagné les péripéties. Le temps avait érodé les personnages, mais la ressemblance était troublante : mêmes cheveux noirs, raides comme baguettes de tambour, allure et corpulence similaires. Je doutais sur l’identité de la personne, mais pour la famille, j’étais formel. Même dissimulés au milieu d’une foule, je les reconnaissais tous.

    Vu le temps qui s’était écoulé depuis leur départ, il devait s’agir d’une petite-fille plus que d’une fille. Mais à qui ? Au Cadet, à la Cadette ou à la Benjamine ? Si on me l’avait demandé, j’aurais parié sur le premier.

    Tandis que le banc et moi scrutions l’endormissement progressif de l’Intruse, nous nous posions les mêmes interrogations. À la première inspiration profonde, nous ne pûmes résister au plaisir d’évoquer nos souvenirs, de les revisiter, même si la plupart d’entre eux s’avéraient douloureux.

    Depuis qu’ils avaient restauré la métairie et redonné la vie au cépage en péril, j’étais rebaptisé du titre pompeux de Conservatoire de la Négrette. Un nom qui, en réalité, s’appliquait à l’ensemble du territoire concerné, mais les nouveaux propriétaires ne s’embarrassèrent point avec l’usurpation d’identité, pas plus que de ma double identité et encore moins de savoir si j’en étais contrarié. À aucun moment ils n’essayèrent de comprendre pourquoi j’avais été affublé d’un nom pareil, que je m’étais pourtant approprié. Conservatoire de la Négrette fut décrété commercialement plus porteur que Guignefolle, mon identité première, et pour eux, c’était là l’essentiel.

    Le nom me venait du lieu, tout simplement. Parce qu’ici, tout était folie ! À commencer par les pierres abandonnées çà et là par on ne savait quel géant. Deux d’entre elles encadraient l’entrée du chemin qui reliait la départementale à la rivière en longeant le corps de ferme. Tout le monde les désignait ici par pierres folles ! Folle aussi la vigne que les spécialistes appelaient folle blanche, laquelle, après les avoir désertés, envahissait de nouveau les coteaux en compagnie de la négrette, du pinot noir et de l’othello. Quant à la guigne, cette petite cerise dont raffolaient les oiseaux, elle poussait ici comme du chiendent, de manière incontrôlable, totalement folle. Guignefolle résultait donc de ces trois éléments. Mais la guigne, c’était aussi la poisse, la dèche, la calamité, la déveine, la fatalité, l’infortune, la malédiction et la malchance, autant de composantes à s’attarder en ce coin de pays, jusqu’à ce que naquît entre les lignes une histoire familiale aussi folle que les pierres, la vigne et les cerises.

    Ma construction primaire se perdait dans la nuit des temps. Elle était trop ancienne pour que je m’en souvinsse, mais mon sol de terre battue et mon volume ne varièrent pas d’un pouce en dépit des générations qui s’y succédèrent.

    À cause du sol rocheux sur lequel j’étais implanté qui n’autorisait pas de fondations profondes, à cause encore de ma fonction qui exigeait l’accès périodique à des engins agricoles, je fus construit de plain-pied et mes murs faits de schiste. Quant à ma couverture en tuiles, elle se trouvait soutenue par une charpente traditionnelle d’énormes poutres noircies, des troncs mal équarris sur lesquels on accrochait pêle-mêle la civière, les pilons, quelques baquets, des sécateurs et vendangettes, des serpettes, des paquets rouges, des paquets jaunes contenant des mèches soufrées pour la stérilisation des barriques.

    Malgré mon âge avancé et l’abandon dont je souffris à diverses reprises, je possédais, presque intacte, une porte de bois avec une imposte arrondie et un double vantail à loquet. L’un d’eux, muni d’une entrée plus étroite, autorisait l’accès pour une seule personne à la fois. L’ouverture était suffisamment large dans son ensemble pour que passât, aux vendanges, le charreteau empli des raisins fraîchement cueillis. Entourée d’un parement de briques jointoyées à la chaux, elle participait à l’harmonie du corps de ferme qui surplombait la vallée yonnaise.

    L’un de mes murs s’appuyait sur la maison d’habitation, laquelle me dominait de son grenier. Nous cohabitions, sans gêne, parce que nos fonctions s’avéraient complémentaires. Le mur opposé bénéficiait d’une porte latérale, également à loquet, le plus souvent fermée, sauf au temps des

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