Novalis
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À propos de ce livre électronique
Son enfance s’écoula dans un milieu sans lumière et sans joie.
Le château familial des Hardenberg était un vieux couvent du xiiie siècle, aux fortes murailles dominées par une tour massive, aux fenêtres cintrées entourées de vigne vierge, avec de grandes pièces hautes de plafond et de longs corridors sonores. Tout autour, un vaste parc, sévère et sans fleurs, ombragé d’arbres séculaires parmi lesquels dort un étang noir. C’est dans cette sombre et hautaine demeure, dans un rez-de-chaussée humide et sans jour, que se passent les premières années de Novalis.
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Aperçu du livre
Novalis - Henri Lichtenberger
CHAPITRE I
LA JEUNESSE DE NOVALIS
I
George Frédéric Philippe de Hardenberg, — ou pour le désigner par le pseudonyme sous lequel il est connu dans l’histoire littéraire, Novalis — naquit le 2 mai 1772 à Wiederstedt, dans le comté de Mansfeld, sur le bien patrimonial de son père, le baron Henri Ulric Erasme de Hardenberg.
Son enfance s’écoula dans un milieu sans lumière et sans joie.
Le château familial des Hardenberg était un vieux couvent du
xiii
e siècle, aux fortes murailles dominées par une tour massive, aux fenêtres cintrées entourées de vigne vierge, avec de grandes pièces hautes de plafond et de longs corridors sonores. Tout autour, un vaste parc, sévère et sans fleurs, ombragé d’arbres séculaires parmi lesquels dort un étang noir. C’est dans cette sombre et hautaine demeure, dans un rez-de-chaussée humide et sans jour, que se passent les premières années de Novalis.
Et l’athmosphère morale dans laquelle il grandit est également imprégnée d’austérité et de tristesse. Son père, Erasme, gentilhomme de haute culture et de caractère fortement trempé, s’était converti au piétisme le plus sévère après une jeunesse orageuse et une existence assez accidentée. La mort de sa première femme qu’il aimait passionnément, emportée après quelques mois de bonheur, au cours d’une épidémie de petite vérole, lui était apparue comme un avertissement du ciel. L’instinct de piété, héréditaire dans sa famille s’était brusquement éveillé en lui. Résolu à expier par une existence consacrée à Dieu les désordres de sa vie passée, il avait rompu avec le monde pour se vouer à la dévotion et au travail. Avec les années, il était devenu un solitaire misanthrope et autoritaire, tourmenté de scrupules religieux, hanté par une tristesse qu’il n’avait jamais réussi à secouer, cherchant l’oubli dans un labeur acharné, dur pour les autres et plus encore pour lui-même, distant envers tout le monde, sans tendresse même pour ses proches. La mère de Novalis était une timide et frêle créature, une cousine pauvre que Erasme de Hardenberg avait épousée en secondes noces. Humblement dévouée à son redoutable mari, épuisée par la naissance consécutive de onze enfants, il semble qu’elle ait glissé à travers la vie comme une ombre mélancolique, aimante et douce, mais sans joie ni gaîté, délicate et trop impressionnable, souvent malade, hantée parfois par des idées noires. Ainsi la jeunesse de notre futur poète s’écoula monotone et solitaire — car le vieux Hardenberg ne tolérait personne auprès de lui ni autour des siens, — entre ce père qui lui inspirait plus de respect que d’affections et contre lequel sa nature indépendante commençait à se révolter, cette mère résignée, lasse, effacée et ses frères qui étaient ses seuls camarades de jeux et qu’il aimait tendrement.
Au point de vue physique nul doute que Novalis n’ait hérité de ses parents et spécialement de sa mère un élément morbide. Toute cette génération de Hardenberg présente en effet des symptômes pathologiques irrécusables. Sur les dix frères et sœurs qu’avait Novalis, un seul survit à ses parents. Tous les autres meurent prématurément, les uns tout jeunes, les autres avant la trentaine. Plusieurs succombent aux atteintes de la tuberculose. Chez d’autres se manifestent des troubles nerveux, une tendance à l’hypocondrie, voire même à une sorte d’hystérie. Que des prédispositions héréditaires maladives aient existé aussi chez Novalis, cela n’est point douteux. Je n’ai pas l’intention de faire de lui un « anormal », de rééditer à son propos le thème rebattu de la parenté du génie et de la folie, d’expliquer son mysticisme comme un produit de la dégénérescence nerveuse et de jeter d’avance le discrédit sur ses idées en présentant le penseur comme un détraqué. Rien ne nous autorise à prétendre que le mécanisme psychique de Novalis ait été faussé d’une manière appréciable par des troubles morbides ayant leur source dans sa nature physique. Tout ce que je veux constater ici, c’est le fait indéniable qu’il porte, comme ses frères et sœurs, le poids d’une hérédité inquiétante, que son organisme renferme des germes de dissolution qui l’ont conduit de bonne heure à la mort. Ces conditions physiques ont eu évidemment une répercussion sur sa pensée. Mais dans l’état actuel de nos connaissances, c’est à peine si nous pouvons entrevoir dans quel sens s’est exercé leur action. Je ne chercherai donc pas à définir la personnalité ni à expliquer la pensée de Novalis par des considérations pathologiques. J’abandonne de parti pris cet ordre de recherches aux spécialistes qui possèdent en ces matières délicates des connaissances et une expérience pratique qui me font défaut. Et, après avoir signalé, comme il était indispensable, le fait qu’il y a eu probablement chez Novalis un élément morbide héréditaire, j’essaierai d’interpréter sa vie et son œuvre comme je le ferais pour une personne entièrement « normale », en insistant le moins possible sur les perturbations que la nature physique de Novalis a pu produire dans son évolution psychique.
Sur le développement intérieur de Hardenberg pendant ses années d’enfance, nous sommes assez peu renseignés. Une tradition de famille veut qu’il ait passé ses premières années, jusqu’à l’âge de neuf ans, dans une sorte d’engourdissement intellectuel ; puis que, à la suite d’une crise physique, — une dysenterie compliquée d’atonie stomacale — il ait fait preuve brusquement et sans transition d’une extraordinaire vivacité d’esprit. L’examen des devoirs d’écolier de Novalis et le témoignage d’un de ses premiers maîtres semblent plutôt indiquer que son intelligence fut précoce et son esprit éveillé et original. Nul doute, d’autre part, que le sens religieux ne se soit développé de bonne heure chez lui, sous l’influence de l’éducation pieuse reçue d’abord à la maison paternelle, puis à la colonie morave de Neunietendorf où il commence son instruction en vue de se préparer au ministère évangélique. Notons aussi chez lui le développement précoce de la vie affective — à sept ans déjà « l’amour effleure son cœur d’une légère caresse », — la préoccupation de l’invisible qui se révèle dans ses jeux d’enfant ainsi que la faculté de se créer, à côté de l’existence réelle, une vie de rêve féerique et merveilleuse et nous aurons réuni les traits les plus frappants de la psychologie du jeune Hardenberg. C’est un enfant à l’imagination ardente, au cœur tendre, d’une sensibilité vibrante, d’une intelligence très compréhensive, un rêveur qui, dans le milieu austère et grave où il s’est développé, s’est un peu replié sur lui-même et n’a pu encore s’épanouir librement.
Son horizon cependant s’étend peu à peu. Un oncle paternel, le commandeur de Hardenberg, le « Grand-Croix », comme on l’appelait dans l’intimité, le tire d’abord de son isolement. Il avait cru discerner en son neveu des promesses de talent, et comme il n’avait pas d’enfants lui-même, il l’avait invité, à venir dans sa magnifique demeure de Lucklum, en Brunswick, pour le préparer à faire une carrière brillante. Mais ce grand seigneur d’ancien régime, très entiché de noblesse, étroit d’esprit et de cœur sec, assez borné malgré ses prétentions à l’infaillibilité, était au fond trop médiocre pour pouvoir exercer une influence durable sur une nature comme celle de Novalis. Celui-ci d’ailleurs ne resta pas longtemps dans ce milieu mondain et fort libre d’allures, qui pouvait être dangereux pour un adolescent à l’imagination ardente. On l’envoya terminer ses études secondaires au gymnase d’Eisleben où, sous la direction du recteur Jani, il s’enthousiasma pour l’antiquité classique et en particu¬ lier pour Horace, dont il traduisit de nombreux fragments en hexamètres allemands.
Vers l’automne de 1790, enfin, il se rend à l’université d’Iéna où il doit faire ses études de droit. Mais il y trouve comme professeurs Reinhold, le vulgarisateur de Kant et surtout Schiller qui excite à ce moment l’enthousiasme le plus profond parmi la jeunesse universitaire. Et aussitôt ses projets de travail régulier s’en vont à vau-l’eau. Schiller incarne désormais à ses yeux, l’idéal de beauté poétique et de beauté morale, de liberté et de pureté qui flottait devant son imagination de jeune homme. « Son regard, écrivait-il plus tard, me prosterna dans la poussière et puis me redressa de nouveau ». Il lui inspire dès le premier moment une confiance absolue et sans limite. Il le tient pour son maître et son guide, et déclare que si jamais il produit une œuvre de valeur c’est à l’inspiration de Schiller qu’il le devra. Et au lieu de piocher son droit, le voilà qui s’adonne à la poésie, compose une petite élégie qui paraît sous ses initiales dans le Mercure allemand, et esquisse même un drame intitulé Kunz de Stauffungen. Son père s’inquiète de le voir ainsi se dissiper ; il s’ouvre de ses préoccupations à un ami d’Iéna. Prévenu par celui-ci, Schiller s’empresse de réparer le mal qu’il a commis sans le vouloir. Il fait venir le jeune étudiant, lui remontre la nécessité de se préparer à une carrière régulière et lui fait sentir l’intérêt supérieur de ces sciences austères, dont le premier aspect l’avait rebuté. Aisément convaincu par la parole entraînante du maître aimé, Novalis s’incline. Il quitte non sans regrets mais sans révolte l’université d’Iéna, où il avait goûté pour la première fois les douceurs de la liberté complète et se rend à Leipzig où il doit, en compagnie de son frère Erasme, étudier les mathématiques, le droit et la philosophie.
II
À Iéna Novalis avait pris contact avec le classicisme allemand et l’idéalisme kantien. À Leipzig il se trouve en présence du romantisme naissant : il rencontre Frédéric Schlegel et se lie avec lui d’une étroite amitié.
Ce furent, on le sait, des personnalités singulièrement complexes, mobiles et déconcertantes que ces premiers romantiques allemands. Lorsque, au cours des dix dernières années du siècle finissant, on les vit surgir à l’horizon littéraire, ils apparurent tout à la fois comme des révolutionnaires effrénés, des décadents blasés, des apôtres enthousiastes.
Des révolutionnaires : car ils affichaient le radicalisme le plus subversif en philosophie comme en politique, glorifiant hautement la Révolution française, dénigrant avec passion la sagesse terre à terre de « l’ère des lumières », la prudente médiocrité des idées rationalistes sur l’art, la morale, la religion, prêchant la révolte contre la tyrannie de la froide raison au nom des droits supérieurs de l’imagination et du cœur, accablant de leurs railleries et de leurs sarcasmes les philistins effarouchés ou les défenseurs de l’ordre établi.
Des décadents : car ces contempteurs de la société et de la culture du temps sont en même temps des blasés rongés par le spleen, sceptiques jusqu’au complet nihilisme moral, déprimés par l’abus de l’analyse dissolvante d’eux-mêmes et de l’ironie corrosive, destitués de toute énergie pour l’action virile ; ce sont des acteurs qui jonglent avec les mots et les sentiments, qui se composent des attitudes théâtrales, qui sont devenus incapables, finalement, de discerner au juste où finit chez eux la sincérité et où commence le cabotinage.
Des apôtres pourtant : car ces comédiens annoncent avec une assurance imperturbable et une superbe grandiloquence, un renouveau de la culture européenne, ils se posent en réformateurs de la littérature, de la philosophie, de la science, des mœurs publiques, de la religion elle-même ! Ils rêvent une vaste synthèse où viendront se fondre tous les intérêts sociaux et moraux, religieux et artistiques de l’humanité et se tiennent pour les prophètes chargés d’annoncer aux hommes cet évangile nouveau.
Frédéric Schlegel, lorsqu’il débarque à Leipzig, en 1791, âgé de dix-neuf ans comme Novalis, résume en sa personne tous les traits du romantique tel que nous venons de le dépeindre. Destiné par sa famille d’abord aux affaires, puis, aux études juridiques, il ressent une aversion décidée pour les unes comme pour les autres et débute ainsi dans la vie par une crise pénible d’incertitudes et de stériles agitations. Le commencement de son séjour à Leipzig marque précisément le point culminant de ses désordres et de sa détresse matérielle et morale. Incapable de s’imposer à lui-même une discipline stricte, il vit au hasard, dispersant ses efforts et gaspillant son temps, se partageant entre l’étude et la société s’appliquant volontairement à devenir un homme du monde accompli et accumulant entre temps d’immenses lectures qui embrassaient tout à la fois l’histoire et le droit, la politique et la poésie ancienne, la littérature et la philosophie contemporaines. C’est un dilettante intellectuel perpétuellement occupé à s’analyser lui-même, plein de mépris pour le « vil troupeau », gonflé de « l’aspiration vers l’infini », ballotté entre l’enthousiasme et le dégoût, persuadé qu’il est « unique » au monde, que nul ne le comprend, qu’il n’est pas fait pour être aimé, assoiffé néanmoins d’amour et d’amitié en dépit (ou peut-être à cause) de son égoïsme profond et de sa sécheresse de cœur, accablé du sentiment de son isolement, hanté par des idées problablement sincères de suicide, affichant d’ailleurs un athéisme provoquant et décrétant comme Stirner ou Nietzsche, que l’homme supérieur doit être son propre Dieu. Son héros favori c’est à ce moment Hamlet en qui il voit une âme sœur de la sienne : Hamlet meurt victime de sa raison infinie ; si elle était moindre, il agirait en héros ; son essence intime est « un effroyable néant, le mépris du monde et de soi-même », sa destinée, la tragédie du désespoir héroïque. Et la vie extérieure du jeune Schlegel est aussi désordonnée que sa vie intérieure. Il se lie d’amitié avec Hardenberg ou encore avec un certain comte de Schweinitz dont il a fait la connaissance dans le monde où l’on s’amuse. Mais il met une telle passion dans ces amitiés orageuses qu’il ne tarde pas à se brouiller avec ceux qui en sont l’objet, ce qui provoque chez lui de véritables accès de désespoir. En amour il est plus malheureux encore. Il s’éprend d’une coquette à la fois provoquante et froide, se conduit vis-à-vis d’elle avec une insigne maladresse, témoignant tantôt d’une timidité déplacée, tantôt affectant au contraire une assurance plus déplacée encore ; et il réussit à faire ainsi d’une aventure qui pour un autre eût été une expérience peut-être intéressante, une espèce de drame d’amour bizarre, ridicule et pourtant douloureux. Dans sa vie comme dans ses idées il se montre encore tout à fait incapable de bon sens, de logique, de mesure.
Qu’est-ce qui pouvait attirer Hardenberg vers cet anarchiste de lettres décadent et un peu bohème et quel avantage a-t-il retiré d’une semblable amitié ?
Constatons d’abord que rien ne nous permet de supposer que Novalis ait été même temporairement gagné par le nihilisme intellectuel et moral de son ami. Il ne semble pas qu’il ait traversé une crise religieuse, ni que la foi chrétienne qu’il tenait de l’enseignement familial et de son éducation piétiste ait jamais vacillé en lui. Il a pu lui arriver de protester contre l’austérité un peu morose de la religiosité paternelle. Mais il n’a jamais été gagné ni par le scepticisme, ni par l’esprit de révolte. Dans ses premiers essais poétiques, qui datent de cette époque, on trouve çà et là des accents nettement chrétiens et d’une évidente sincérité. Relisez plutôt la pièce intitulée Contentement, où Novalis exhorte l’homme à « ne pas maudire cette vie du pèlerin terrestre ». Sans doute, conclut le poète, il y a des heures douloureuses dans la vie où le spectacle de la nature et du printemps, où l’amitié et la philosophie ne sauraient vous préserver contre l’assaut de la mélancolie : « C’est pourquoi réfugie-toi, ô homme, auprès du Livre de la très divine religion, près du Livre très saint ; là seulement cherche la consolation qui t’avait fui. De là coulera à flots en ton cœur la paix bénie, l’intime félicité et, sur ton rude sentier, te sourira le divin contentement ». Plus concluants encore sont les passages nombreux qui attestent l’effort passionné du jeune homme vers un idéal moral supérieur, où il confesse humblement les défauts qu’il se reconnaît et aspire ardemment à se rapprocher de la perfection qu’il entrevoit. « Sans force, je me vois condamné par le sort à la jouissance indigne d’un homme ; je frémis lâchement devant le danger. La destinée m’a donné une éducation efféminée. Je suis non pas son favori mais son esclave ». Et il conclut : « Prends-moi donc, ô Parque, ce que des milliers d’êtres implorent, ces dons que ta bonté m’a si généreusement départis ; donne-moi les soucis, la misère, les tourments ; mais en échange donne de l’énergie à mon esprit. » Ce ne sont point là les accents d’une âme blessée par le doute. L’adolescent qui écrivit ces vers n’a pas vu se dresser devant son imagination la vision inquiétante de la « mort de Dieu ». C’est un croyant qui a foi en Dieu, qui sait où est le bien et le mal, et qui, conscient de sa faiblesse et de ses imperfections, voudrait se rapprocher de l’idéal qui flotte devant son imagination.
La religiosité très sincère du jeune Hardenberg n’a d’ailleurs rien d’ascétique ni de chagrin. Il aime la vie, il veut en jouir largement et c’est sans remords, en bonne conscience, qu’il aspire au plein épanouissement de sa personnalité. L’enfant rêveur et replié sur lui-même est devenu un élégant cavalier qui se flatte de « jouer un rôle brillant sur la scène du monde », qui mène gaiement la vie pittoresque d’étudiant allemand, qui se bat en duel, qui a le sang chaud et le cœur inflammable, fréquente volontiers le monde où l’on s’amuse et s’éprend à Leipzig, d’une certaine Julie qui figure plus tard dans la société berlinoise sous le nom de Mme