Douze jours chez l’auteur
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À propos de ce livre électronique
À PROPOS DE L'AUTEUR
Ancien professeur d’Histoire et de Géographie, Jean-Marie Le Guévellou a écrit de nombreux ouvrages pour la jeunesse, ainsi que plusieurs romans d’espionnage. Sa plus grande satisfaction réside dans sa capacité à captiver et à éveiller la curiosité de ses lecteurs.
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Aperçu du livre
Douze jours chez l’auteur - Jean-Marie Le Guevellou
Le jour J
Il y a de l’électricité dans l’air, la chaleur est insupportable. On a ouvert en vain toutes les fenêtres du rez-de-chaussée : pas le moindre souffle d’air. Les visages luisent, l’assistance semble accablée ; dehors le ciel est noir. Par une des fenêtres, je vois, se découpant sur ce ciel d’encre, un châtaignier dont les feuilles vert-jaune brillent comme éclairées par un projecteur. L’orage va éclater d’une minute à l’autre ; il faut qu’il éclate, il est impossible qu’il n’éclate pas.
C’est l’inauguration de l’exposition. Je prononce une sorte d’allocution de circonstance dans laquelle je cite sans cesse Jacques Jore. Tantôt je l’appelle ainsi, tantôt je le désigne, comme le faisaient ses contemporains, par ses initiales : JJ.
Jacques Jore affectionnait l’art épistolaire. Le simple geste de tracer par écrit sa pensée installe une certaine distance entre cette pensée et le papier, mais cela vaut aussi pour les lettres sans doute encore plus chargées d’affectivité, de subconscient. Pense-t-on que des mots surgis du cœur, tracés à la main, puissent vraiment se comparer à des caractères anonymes fabriqués au clavier par « tac-tac-tac » ? Ou, pire, au clavier et avec un logiciel de traitement de texte ?
Avant la photocopieuse, à l’aide d’un carbone, Jacques Jore gardait un double de ses lettres.
Dans la correspondance ici réunie, vous trouverez peu de lettres ou documents dactylographiés. Il écrivait à la main, introduisant entre sa pensée et sa rédaction une fraction de temps, si minime soit-elle. Cet écart explique, sans doute, que certains originaux n’aient jamais été glissés sous enveloppe puis postés : nous restent donc parfois des lettres qui ne sont jamais parvenues à leurs destinataires…
Aujourd’hui, ici, dans sa maison, à La Lucerne, qui sait ? Certains, certains d’entre vous vont peut-être, découvrir ce que Jacques Jore voulait leur écrire et qu’ils n’ont jamais lu…
J’ai très chaud, comme tout le monde ; la peau me pique, je ne cesse de tapoter mes tempes avec mon mouchoir. Je prends la mine de celui qui pèse bien ses mots, peaufine ses phrases, est pénétré par ses paroles ; en réalité, je suis très mal à l’aise. Mon esprit est ailleurs : je regarde certains de mes auditeurs. Voilà douze jours que je suis à Sergnac, douze jours que je hante cette maison dans laquelle je parle en ce moment, douze jours que je suis à la recherche d’une vérité qui m’échappe toujours. Or, parmi toutes celles et tous ceux qui m’écoutent, peut-être quelqu’un la détient-il, cette vérité.
Pourquoi Jacques Jore a-t-il disparu brutalement en 1990 ?
Ce que j’ai pu découvrir en douze jours est souvent éclairant, mais ne lève pas le mystère : quelques pièces du puzzle ont commencé à s’abouter sans qu’aucune figure d’ensemble ne se laisse deviner.
Qui est responsable de la disparition de Jore ? Un paysan qui vend des abricots ? Un maire peu scrupuleux ? L’armée ? Un responsable éditorial ? L’éternel amoureux de son épouse ? Un amant consolateur ? Une femme jalouse ? Et, dans ce cas, laquelle ?
Et puis, surtout, qui était Jacques Jore ? La question n’est pas nouvelle : France Desroches a rédigé une monumentale biographie de l’écrivain. France Desroches (ou Mademoiselle Desroches, je me sers des deux appellations), parlons-en justement : elle se tient au premier rang, m’observe attentivement, ne perd pas un mot de mon allocution, comme si je pouvais, moi, au détour d’une phrase, faire surgir la vérité. Comme si après douze jours de recherches, j’allais soudain lever un pan du voile.
Toute cette histoire a commencé par un appel téléphonique.
Je deviens secrétaire de l’Association
Le timbre représente une Marianne qui a les traits d’une « Femen ». L’enveloppe est cernée de noir. À l’intérieur, gansé de noir aussi, un faire-part : Léon Delbecq, de l’Académie Française, n’est plus.
Ce jovial et rondouillard immortel avait écrit la saga des Françoise en sept tomes, une illustration sans génie des transformations de la condition féminine au cours du XIXe et du XXe siècle. Ce pavé, peu lu, une fois adapté en feuilleton télé et servi par d’excellents acteurs, était devenu un succès populaire.
Hélas pour moi – vous allez bientôt comprendre – trop d’entrecôtes, de Bourgogne, de femmes et de cigares venaient de faire disparaître le prolixe académicien des salons et cénacles parisiens ! Son œuvre, selon moi, n’allait pas tarder à sombrer dans un oubli total.
Pourquoi m’avise-t-on de ce décès ? L’illustre homme de lettres avait aussi rédigé une biographie de Jacques Jore qui, aux dires mêmes de France Desroches, n’était pas si mauvaise que ça : Jore y apparaissait comme un digne successeur des fameux « Hussards », Roger Nimier, Jacques Laurent… En reconnaissance de cette étude, on avait offert à l’homme du Quai Conti la présidence de l’Association des Amis de Jacques Jore dont je suis membre.
La raison de mon affiliation ? Elle ne tient pas du tout, comme on pourrait l’imaginer, au fait que je suis un inconditionnel de Jore. La véritable explication est liée à mon ancien professeur de Lettres, France Desroches, avec laquelle je suis resté en relation après le lycée. Elle, oui, c’est une fanatique de Jacques Jore : elle se réveille avec lui, se douche avec lui, déjeune avec lui, ne jure que par le créateur de Mangareva, prix des Lices en 1966 et auteur d’innombrables romans, poèmes, pièces de théâtre, scénarios de films. En un mot, elle l’a spirituellement épousé !
En plus, France Desroches fait du prosélytisme : après le baccalauréat, elle m’a quasiment inscrit de force à l’Association des Amis de Jacques Jore. C’est tout juste si elle n’a pas réglé elle-même ma cotisation. Voilà pourquoi je reçois il y a un mois environ ce faire-part qui me laisse de marbre, mais me fait songer à mon ancien professeur.
Mademoiselle Desroches ressemble un peu à un animal de bande dessinée, une gentille petite souris qui porterait des lunettes. Elle s’exprime avec volubilité, douceur et répète : « en fait » au minimum une fois toutes les minutes. Déjà, au lycée, ses cours étaient ainsi régulièrement émaillés d’« en fait ». Consciente de ce tic d’expression, elle cherchait parfois à s’en débarrasser. S’il arrivait, au prix de violents efforts, que les « en fait » se raréfient, voire disparaissent, au bout de quelques instants, nous, ses élèves, ressentions vite un manque et nous étions perturbés par un vide inhabituel.
Je la réentends : « Comment faire quand se trouve fermée, pour cause de travaux, en fait, la voie naturelle qui mène de Sénèque et Euripide à Racine, de Sophocle à Giraudoux ? Jamais, en fait, les tragédies grecques n’ont été plus proches de nous, jamais la Grèce elle-même et ses temples, ses statues, ses lieux chargés d’histoire n’ont été, en fait, visités avec tant de zèle et de curiosité ? ».
Cheveux teints en châtain et un peu filasse, pas mal de rides, mais de l’éclat dans les yeux, telle nous apparaissait… déjà Mademoiselle Desroches. Je supposais qu’elle avait dû être fort mignonne et – intuition ou fantasme d’adolescent – certains de ses propos me laissaient souvent supposer que la gent masculine avait tenu une place non négligeable dans sa vie. Je lui prêtais même un grand amour, ce en quoi je ne me trompais pas, la suite me le prouva.
En tous les cas, hyperactive secrétaire de l’Association des Amis de Jacques Jore, elle lui avait consacré en 1980 une thèse volumineuse d’où fut tiré un livre de 934 pages sous un titre qui se voulait prometteur : La silhouette du Lion. En couverture, l’éditeur avait placé une des photos les plus connues de JJ, une des meilleures aussi. Large front bombé, abondante crinière, rejetée en arrière, regard perçant : l’aspect léonin du personnage était indéniable.
Le décès de l’académicien Léon Delbecq passa relativement inaperçu, car un homme politique célèbre mourut au même moment. Peu de temps après, France Desroches me téléphona et me donna rendez-vous un matin dans la cafétéria de la Fac de banlieue où, devenue assistante, elle s’épuisait à expliquer les Belles Lettres à des étudiants chevelus, mollassons et souvent imbus de leur génie.
Je revois très bien ce sombre matin : le jour n’est pas encore levé, il fait un froid de chien dans cette immense salle humide aux murs verdâtres ; les lumières électriques se reflètent dans de grandes baies plus ou moins cassées qui n’ont pas été lavées depuis une éternité. Dans un coin, près d’un distributeur de boissons cabossé, couvert d’affiches et de graffiti, deux ou trois étudiants hirsutes qu’on pourrait prendre pour des SDF discutent en agitant des gobelets en carton.
France Desroches m’offre un café, prend pour elle un thé, et nous nous installons autour d’une petite table maculée de taches et jonchée de miettes. Pendant que je tente d’avaler le breuvage imbuvable – ça ne devrait pas être en vente libre ! –, elle me remercie abondamment d’être venu jusqu’à elle. Nous échangeons quelques banalités, elle se lamente comme elle le faisait souvent autrefois au lycée que plus personne ne connaît le grec… Enfin, elle m’explique pourquoi elle tient à me parler : elle vient de prendre la place de Léon Delbecq comme Présidente des « sectateurs » de JJ.
Je l’en félicite. Me fait-elle venir uniquement pour m’annoncer cette promotion ? J’en doute et j’ai raison. Soudain, elle me dit :
François, nous avons besoin que quelqu’un prenne le secrétariat de l’Association.
Vous imaginez ma réaction ? Après un instant de surprise, j’opère tout de suite un tir de barrage :
Je ne suis ni professeur ni chercheur. Et puis, surtout, j’ai honte, mais je connais assez mal l’œuvre de JJ. Vous m’avez fait découvrir : En mai, et puis aussi, Les Systalgies… J’ai bien aimé ces deux ouvrages, mais, sans parler de Cap au large, certains de ses autres romans ne m’ont pas enchanté.
À ces mots, France Desroches me jette un regard sévère. Elle est visiblement choquée comme si j’avais proféré une obscénité.
— Cap au large, vous parlez du roman ou du film qu’on en a tiré ?
— Je n’ai pas lu le roman, c’est juste, mais si le film lui est fidèle…
— Le film est médiocre ! tranche-t-elle sur un ton sans appel. Jacques a été trahi.
Le ton de sa voix est devenu très froid.
— Quel livre de Jore n’avez-vous pas aimé ?
Les traits tendus, elle attend une réponse. Je suis paralysé. Jamais, lorsque j’étais son élève, je ne l’avais entendu poser une question de cette façon. Adressant au ciel une rapide prière muette pour ne pas être foudroyé sur place, je hasarde :
— Eh bien, son Journal de la rue Vavin, par exemple…
Cette réponse ne semble pas du tout l’apaiser.
— Et pourquoi ?
Il faut que je m’explique et cette perspective me fait craindre le pire. Je vais perdre pied, c’est inévitable.
— C’est un peu… ennuyeux. Il s’amuse tous les soirs de la même façon, toujours dans les mêmes endroits. Les filles et les femmes qui se succèdent dans sa vie se ressemblent toutes…
Mademoiselle Desroches devient alors blanche comme un comprimé d’aspirine. D’une voix tremblante et solennelle à la fois, elle me coupe :
— Pas Nina !
Je l’observe, perplexe :
— Nina est très différente des autres femmes, renchérit-elle avec conviction.
Que lui répondre ? Aucun souvenir de cette « Nina » ! Pour moi, toutes les jolies filles peu farouches que Jore rencontrait – levait ! – à Paris dans les années 70 chez Régine, chez Castel ou au New Jimmy’s, s’avéraient interchangeables : pas grand-chose sur le dos, peu de vocabulaire, de notables aptitudes au déhanchement sur piste de danse et… hors-piste.
Mademoiselle Desroches ajoute alors :
— Je sais de quoi je parle, croyez-moi, François : ne le répétez pas, mais…
Elle jette un rapide coup d’œil à droite et à gauche, comme pour s’assurer que personne n’écoute et, baissant la voix, me glisse :
— … Nina, en fait, c’est moi !
Une lumière rouge s’allume dans mon cerveau. Cette fois, c’est grave ! Avec l’énergie du désespoir, je traque de toute urgence, j’implore le moindre souvenir que le Journal de la rue Vavin aurait pu me laisser de cette « Nina », mais en pure perte !
Heureusement, France Desroches poursuit en se radoucissant :
— Lorsque j’ai fait la connaissance de Jacques, j’étais sous le coup d’une terrible rupture : un homme marié qui m’avait longtemps promis de quitter sa femme et qui venait de m’avouer qu’en fait, il ne la laisserait jamais. Enfin, bref, vous comprenez…
Elle reprend en scrutant mon visage comme pour s’assurer que ce qu’elle m’explique me pénètre pleinement :
— Suite à cette déception, je m’étourdissais. Jacques était un des rois de la nuit, chez Régine et ailleurs… Je savais qu’il avait une liaison avec l’actrice Annie Dumay et que, en plus, il ne se privait pas de papillonner avec des nymphettes, mais, que voulez-vous, je suis tombée sous son charme. Il était séduisant, et beau parleur, prévenant, charmeur…
Je repense au visage de JJ. C’est vrai que l’homme avait dû beaucoup plaire : le côté flamboyant, et puis une curieuse façon de parler à la fois douce et incisive, délicate et déterminée qui lui avait valu de vifs succès d’audience en radio et en télévision. Sans parler de ses « sorties » tout à fait surprenantes. Avec une politesse exquise faussement rassurante, il lui arrivait en direct de tirer soudain au lance-flammes : avait-on à faire à un diplomate ou à un boxeur ? Curieux, tout de même, d’imaginer Mademoiselle Desroches sortant en boîte de nuit avec ce condottiere surgi d’une autre époque.
Je bredouille :
— Mais vous…
Elle attend la suite.
Je trouve un biais :
— Vous avez bien tous les traits de Nina ? Il n’a rien retranché dans son journal ? Rien ajouté ? C’est bien vous ?
La question a l’heur de lui plaire. Elle se rengorge presque :
— On va dire que, dans l’ensemble, je dis bien dans l’ensemble, le portrait est fidèle. À quelques détails près, vraiment des broutilles… Par exemple, dans le journal, vous vous souvenez, je porte toujours des pantalons. En velours l’hiver, en lin l’été…
J’acquiesce alors que, bien sûr, je n’en sais rien du tout !
— … Et bien, à cette époque, en fait, précise France Desroches, je mettais surtout des mini-jupes.
Et d’ajouter :
— Ainsi que des pulls très courts. En fait, c’était déjà la mode des nombrils apparents.
Impossible de ne pas pouffer intérieurement en me représentant mon ancien professeur en mini-jupe et mini-pull !
Pendant qu’elle fait ainsi revivre devant moi son passé amoureux, et les folles nuits des années 60, le jour, lui, s’est péniblement levé, un jour blafard. France Desroches jette un œil aux vitres de la cafétéria et semble soudain revenir au présent.
— François, depuis que j’ai succédé à Delbecq, nous n’avons plus de secrétaire !
Je prends un air compatissant :
— C’est très ennuyeux !
L’attaque se précise.
— Il nous faut absolument quelqu’un !
Cette fois, je me tais. Pas décontenancée pour autant, elle pose sa main sur la mienne, approche son visage, et, les yeux dans les yeux, sur un ton suppliant, elle me décoche :
— Vous devez accepter le poste !
— Moi ?
— Mais oui, vous ! C’est un travail peu prenant : je sais, je l’ai fait. Quelques convocations, un ordre du jour à établir pour l’AG annuelle. Au jour dit, vous donnez la parole à ceux qui la demandent et puis vous rédigez le compte-rendu de la réunion. Le reste du temps, si un journaliste