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Études de Théologie Moderne
Études de Théologie Moderne
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Livre électronique382 pages5 heures

Études de Théologie Moderne

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À propos de ce livre électronique

Au cours de sa brève vie, Gaston Frommel s'est principalement employé à sonder les rapports entre la pensée humaine et l'Évangile, autrement dit à essayer d'élaborer une philosophie véritablement chrétienne. Plusieurs jugeront d'emblée un tel projet inutile à l'Église et illusoire dans ses résultats. A ce compte, on pourrait aussi bien condamner tout effort du chrétien visant à développer une capacité inhérente à la nature humaine ; on récuserait par exemple le bien-fondé d'un art chrétien. Cependant l'existence et la persistance au sein de l'humanité du besoin de philosopher montre plutôt qu'il correspond à une aspiration qui doit un jour trouver sa satisfaction.

Pour Gaston Frommel la résolution ne se trouve qu'en Jésus-Christ parce qu'il est la Vérité, qui pénètre et s'assimile tout ce qui est humain. Ces Études de Théologie Moderne contiennent l'essentiel de son apport original de penseur. Par Théologie Moderne, il faut comprendre celle qui prend essor à partir de la Réforme, par opposition à la scolastique du Moyen-Age. Après une exposition particulièrement éclairante des mouvements philosophiques initiés par Kant, Hegel, Schleiermacher, l'auteur introduit ce qui dans son esprit fonde la différence entre Philosophie et Théologie :

La théologie suppose obligatoirement l'expérience de la conversion, parce que ses critères de vérité se trouvent dans la conscience humaine régénérée par l'Esprit Saint. Autrement dit le théologien peut comprendre le philosophe, tandis que le philosophe qui n'a jamais eu de rapport personnel avec Jésus-Christ, ne pourra jamais saisir le théologien. Pour Frommel, la théologie se rapproche plus d'une science biologique spirituelle que d'une dogmatique, et il en veut pour preuve les analogies que Christ lui-même a indiquées entre la naissance naturelle et la nouvelle naissance, entre le grain de blé et la résurrection. Cette numérisation ThéoTeX reproduit le texte de 1914.
LangueFrançais
Date de sortie21 juin 2023
ISBN9782322484263
Études de Théologie Moderne

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    Aperçu du livre

    Études de Théologie Moderne - Gaston Frommel

    Le volume que nous publions aujourd'hui servira d'introduction à l'œuvre systématique de Gaston Frommel. On y a réuni cinq études, écrites de 1887 à 1897, consacrées essentiellement à des questions de méthode, et dans lesquelles le jeune maître qui arborait à vingt-cinq ans le drapeau d'une théologie distincte, a marqué sa position par rapport aux diverses écoles contemporaines.

    Une seule de ces études est inédite ; c'est la plus longue. Toutes n'ont pu être reproduites intégralement, ni sous leur titre primitif. Lorsqu'on a eu la certitude d'obéir aux intentions de l'auteur, on a même en quelques endroits modifié légèrement le texte. Enfin, plusieurs fragments d'autres morceaux ont été ajoutés en note.

    ◊Les Initiateurs de la Théologie Moderne◊

    Si toute certitude est expérimentale, et si la pensée n'est que le prolongement de la vie, le problème des rapports de divergence ou d'identité que soutiennent ensemble la philosophie profane et la philosophie chrétienne ou théologie, se trouve intimement lié au problème de la vie chrétienne elle-même. Telle est la vie, telle sera l'expérience ; telle est l'expérience, telle sera la certitude ; telle est la certitude, telle sera la pensée. Une logique irrésistible conduit de l'une à l'autre.

    G. F.

    ◊Introduction

    a◊

    L'homme étant ce qu'il est : une créature libre engagée dans un double rapport, celui qu'il soutient avec Dieu et celui qu'il soutient avec l'univers, la vérité humaine est une vérité de relation ; et si l'on juge avec nous, et avec l'Evangile, que l'homme est avant tout un être moral, la vérité humaine sera avant, tout une vérité de relation morale. En d'autres termes, la vérité pour l'homme résidera essentiellement dans un rapport pratique de sa volonté avec la volonté divine et avec la volonté de ses semblables — et dans la vérité de ce rapport, c'est-à-dire dans la pratique d'un rapport conforme à la nature des choses (conforme à ce que Dieu est pour l'homme, à ce que l'homme est pour Dieu, et à ce que l'homme est pour l'homme, par le fait de la constitution morale de chacun de ces trois termes)b.

    Ainsi définie, la vérité humaine et particulièrement la vérité religieuse peut être saisie sous l'angle du subjectivisme et sous l'angle de l'objectivisme. Quel est l'objet de la volonté humaine ? Où est-il ? Comment se comporte-t-il ? Quelle est son action, sa nature, son mode ? Quels sont ses droits ? — Et inversement : quel est le sujet du rapport avec l'objet ? Où est-il ? Comment se comporte-t-il vis-à-vis de la volonté divine ? Quels sont ses droits et ses limites, sa nature et son mode ? — On pourrait reconstruire toute l'histoire religieuse de l'humanité (c'est-à-dire toute l'histoire de la recherche de la vérité humaine) au point de vue des deux tendances antithétiques qui s'y font jour : la tendance subjective, qui accentue l'importance et la valeur du sujet ; et la tendance objective, qui accentue l'importance et la valeur de l'objetc. Et l'on verrait qu'au fond, toute l'histoire se ramène à la lutte entre ces deux tendances, à leur antithèse et à leur triomphe alternatif.

    C'est par ce côté-là que nous aborderons la matière. Il nous fera parvenir au centre des questions débattues et nous permettra de les examiner dans leur vrai jour. Notre étude y trouvera tout ensemble un principe d'unité et un critère : un principe d'unité, puisque nous dégagerons dans toute théologie la tendance (objective ou subjective) à laquelle elle appartient ; — un critère, car nous apprécierons toute théologie par la synthèse et la valeur de la synthèse qu'elle aura su opérer entre le sujet et l'objet.

    *

    Si nous remontons jusqu'au xvie siècle, c'est-à-dire jusqu'aux origines historiques et religieuses de la théologie moderne, la Réforme, dans son opposition au catholicisme, se caractérise immédiatement comme une réaction du subjectivisme religieux.

    Sans doute la réaction n'était pas absolue, autrement elle aurait cessé d'être religieuse et se serait perdue dans le vide. Elle ne se bornait pas (comme plus tard la Révolution française) à revendiquer les droits de la conscience. Elle affirmait un devoir, elle faisait dépendre les droits de la conscience du devoir de la conscience. Elle saisissait donc un objet ; elle était objective elle aussi. Et je n'ai qu'à rappeler que la doctrine du serf arbitre, de la prédestination divine absolue a été celle de toute la Réforme, pour montrer à quel point l'affirmation de l'objet était chez elle puissante et même écrasante. Mais il y avait subjectivisme en ceci : qu'elle faisait directement appel aux énergies individuelles de la personne humaine. Entre l'autorité d'une Église séculaire et dominante, et celle de Dieu dans l'Évangile et dans la conscience, il fallait choisir, il fallait se décider par un effort suprême de la volonté individuelle. Ce subjectivisme était la condition indispensable de la Réforme. Elle lui doit la vie, elle lui doit les grands caractères et les grandes personnalités qui l'ont illustrée alors ; elle lui doit aussi les mouvements anarchiques et révolutionnaires qui l'ont accompagnéed et dont la seule présence, les excès et le fait qu'ils se réclament de la Réforme et s'y rattachent intimement, montrent à quel point celle-ci était fondée sur une réaction du subjectivisme. La Réforme était le passage d'une fausse ecclésionomie à une théonomie spirituelle qui réclamait tout l'effort que pouvait fournir une volonté d'homme, donc un subjectivisme dont nous retrouvons aussitôt les manifestations dans la liberté (relative) et la diversité des doctrines religieuses qui apparurent à cette époque.

    *

    La scolastique protestante du xviie et de la première moitié du xviiie siècle, prise en gros, est à cet égard la négation directe du mouvement réformateur. C'est un retour de la tendance objective, un triomphe du faux objectivisme (celui de la croyance) sur le vrai subjectivisme (celui de la foi). Il s'explique de bien des manières. D'abord par fatigue et lassitude : plus l'effort a été intense, plus l'épuisement est prompt à venir. Puis par réaction légitime contre le subjectivisme outré dont les querelles et les dissensions menaçaient la vie de l'Église et l'avenir de la Réforme. Enfin, par la proximité même du catholicisme et de l'éducation catholique avec lesquels on avait rompu, sans doute, mais dont l'influence et l'hérédité séculaire ne pouvaient être abolies par une simple révolution.

    Ne soyons d'ailleurs pas injustes. Il était légitime de constituer un système théologique protestant. Après une période aussi agitée que celle de la Réformation, aussi pleine qu'elle le fut d'affirmations religieuses isolées et fragmentaires, il était naturel que l'on tendît à classer ces affirmations, à les unifier, à les grouper. L'héritage du xvie siècle ne pouvait être retenu qu'à cette condition et par ce moyen. Ce qui est fâcheux, ce n'est pas la chose en elle-même, mais le mode par lequel on a prétendu l'établir. Ce mode fut le mode intellectuel, dogmatique et formaliste ; le même identiquement qui avait fondé autrefois l'orthodoxie et la scolastique catholiques. Les vérités religieuses s'incrustèrent, se cristallisèrent dans des propositions doctrinales fixes et rigides, qui devinrent rapidement, non par leur substance, mais en elles-mêmes, l'objet suprême de la religion. Elles rétablissaient du même coup la prépondérance et le régime de l'objectivisme faux contre lequel s'étaient élevés les Réformateurs. Le croyant ne participait point à l'élaboration de sa foi ; il la recevait toute faite des mains et sur l'autorité de la théologie. Celle-ci manquait totalement du sens de la relativité et de la progressivité des choses et en particulier de la connaissance religieuse. Elle tenait ses affirmations pour absolues et définitives. Elle condamnait tout écart de pensée comme une déchéance de la foi. Elle dominait, elle ligotait sans réserve les esprits et les cœurs. Bref, c'était du protestantisme catholique avec tout ce que la contradiction des mots a de scandaleux : une réforme irréformable, c'est-à-dire, se constituant en opposition à son principee.

    *

    Cette refloraison de l'objectivisme ecclésiastique et théologique ne pouvait durer longtemps. Les droits individuels se firent jour de nouveau, mais avec un caractère amoindri qu'ils n'avaient pas eu au xvie siècle. Revendiqués sur le terrain religieux, ils aboutirent au piétisme ; revendiqués en dehors de la foi positive et dans l'enceinte plus générale du droit de la pensée humaine, ils aboutirent au déisme philosophique. En Allemagne les deux courants se formèrent côte à côte et presque simultanément, jusqu'au moment où le second, renforcé de tout l'appui qu'il recevait de la pensée profane, finit par dominer seulf.

    Notre tâche n'est pas ici de faire l'histoire du déisme philosophique, ni même d'en esquisser les traits généraux. Notons seulement qu'en tant que réaction du subjectivisme (des droits individuels contre l'autorité collective) il a ses origines jusque dans la Renaissance — qui fut, elle aussi, à côté de la Réformation et dans un autre domaine, une revendication des prérogatives et des privilèges de l'individu, de la subjectivité humaine — et qu'il eut pour résultat la Révolution française (déclaration des droits de l'homme) avec toutes les conséquences qui en découlèrent pour l'Europe entière. Ce qui nous intéresse davantage, car nous la rencontrerons désormais constamment sur notre route, c'est la relation officielle qui se rétablit dans le déisme du xviiie siècle (surtout en Allemagne) entre l'élément philosophique et l'élément religieux. Puisque la question se présente d'elle-même à nous et qu'elle nous suivra tout le long de notre étude subséquente, il me semble opportun de chercher à la résoudre d'emblée.

    Le christianisme en soi prétend être indépendant de toute philosophie, ou du moins posséder une philosophie, une sagesse distincte de toutes les autres, parce qu'il fait réaliser au chrétien un rapport avec Dieu en Jésus-Christ unique et spécial, auquel l'homme ne peut parvenir en dehors de l'Evangile. Or il est évident que si ce rapport existe et s'il est susceptible d'une interprétation intellectuelle, la théologie chrétienne est une philosophie spéciale, en d'autres termes : une explication de l'homme, de Dieu et de l'univers fondée sur ce rapport. Et en effet nous trouvons la conscience de cette prétention plus ou moins accentuée tout le long de l'histoire de l'Église et surtout dans les périodes où la vie chrétienne est intense. Pour nous en convaincre il suffit de regarder à saint Paul et à Luther. Paul établit la plus complète et la plus rigoureuse antithèse entre la sagesse humaine (φιλοσοφια) et la prédication de son Évangile : « C'est pour annoncer l'Évangile que Christ m'a envoyé et cela sans la sagesse du langage, afin que la croix de Christ ne soit pas rendue vaine. Car la prédication de la croix est une folie pour ceux qui périssent, mais pour nous qui sommes sauvés, elle est une puissance de Dieu… Car puisque le monde dans sa sagesse n'a point connu Dieu dans la sagesse de Dieu, il a plu à Dieu de sauver les croyants par la folie de la prédication… Nous prêchons Christ crucifié, scandale pour les Juifs et folie pour les Grecs, mais puissance de Dieu pour ceux qui sont appelés » (1Cor.1.18,20). « Prenez garde que personne ne fasse de vous une proie, par la philosophie, s'appuyant sur les rudiments du monde et sur les vaines traditions des hommes » (Col.2.8). De même Luther dont le principal souci et l'un des plus salutaires efforts a été de désolidariser l'Évangile de la tutelle philosophique de l'époque, qui était celle d'Aristote, et de le constituer sur ses propres bases, celles de l'Écriture et de l'expérience chrétienne. Il faut lire ses premiers ouvrages et ceux de ses amis et collègues dans l'œuvre de la Réformation, pour constater quelle haine vigoureuse il voue à la sagesse humaine et à quel point il y voyait un danger mortel pour l'Église. Et cependant, ni Paul, ni Luther ne réussirent à en préserver l'Église. A peine la rupture consommée, le lien se rétablit, subtil et inconscient d'abord, puis de plus en plus sensible, parfois jusqu'à l'identification absolue de la théologie chrétienne et de la philosophie. L'histoire du dogme grec en est une preuve éloquente. Celle de la théologie protestante du xviie siècle et du xviiie siècle en est une contre-épreuve non moins significative. Aristote détrôné reprend le sceptre dans la scolastique du xviie siècle, et le passe à Descartes qui règne en maître sur le déisme du xviiie .

    D'où vient cela ? Lesquels ont tort et lesquels ont raison, des représentants du christianisme qui veulent en écarter la philosophie, ou de ceux qui constamment l'y réintroduisent ? Lequel a tort et lequel a raison, du principe formulé par Paul et Luther, ou du fait qui invariablement et, semble-t-il, nécessairement nie le principe ? Il vaut la peine de nous en enquérir, car, je le répète, ce mélange de la philosophie et de la théologie, cette influence que les deux facteurs exercent l'un sur l'autre, et parfois cette identification de l'un avec l'autre, nous allons les retrouver constamment sur notre route. Il faut donc nous rendre compte si c'est là un phénomène normal ou anormal, essentiel ou accidentel, tenant à la nature même des choses ou à leur déformation.

    Qu'est-ce que la philosophie (non pas telle ou telle philosophie, mais la philosophie) ou du moins que veut-elle être ? Quel est son but et son idéal ? Elle est l'explication universelle. Elle est la science des sciences, la science absolue ; ou encore l'unité et l'harmonie de toutes les sciences, coordonnées entre elles et subordonnées au principe premier de tout être et de toute connaissance. La philosophie, c'est tout le réel devenu connaissable ; la reproduction théorique (intelligible) de la réalité universelle ; l'explication de tous les effets par la cause unique et première.

    Qu'est-ce que la théologie ? Quel est son but et son idéal ? (Je parle ici de la théologie, non pas telle que je la conçois, mais telle qu'elle a été généralement conçue, telle qu'elle a existé empiriquement, car il s'agit d'expliquer un fait empirique.) La théologie (à ce point de vue) a le même but, le même idéal que la philosophie. Elle veut être, elle aussi, l'explication universelle, la science des sciences, la science absolue, l'explication de tous les effets par leur cause, la reproduction théorique de toute réalité empirique, tout le réel devenu connaissable. A cet égard, comme but et fin dernière, comme méthode aussi, la théologie est identique à la philosophie.

    Il y a une différence cependant, et cette différence est dans le point de départ. Le philosophe doit construire son système avec des données contrôlables par tout homme (autrement son système cesserait d'être universellement vérifiable). Le théologien construit son système avec des données contrôlables par tout chrétien (autrement il cesserait de se légitimer aux yeux des chrétiens). Or, si tout homme est homme par le seul fait qu'il naît au monde, tout homme, de ce seul fait, n'est pas chrétien. On ne naît pas chrétien ; il faut le devenir ; on le devient par un phénomène que l'Evangile appelle une nouvelle naissance. En d'autres termes, la philosophie (une philosophie que je suppose la philosophie idéale) prend son point de départ dans le rapport normal, idéal, où tout homme se tient avec Dieu et l'univers ; tandis que la théologie (idéale) prend son point de départ dans le rapport normal, idéal, que le chrétien soutient avec Dieu et l'univers. Ce rapport est un rapport nouveau, institué par Christ, et que réalisent ceux-là seuls qui sont en communion avec Christ. Il y a donc, entre la théologie (idéale) et la philosophie (idéale) une identité et une différence. Identité de but et de méthode, différence de point de départ.

    Cette identité formelle et finale explique les incessantes et intimes relations que soutiennent ensemble la philosophie et la théologie, les emprunts réciproques qu'elles se font si facilement. Elles s'occupent toutes deux du même objet : la réalité totale. Elles travaillent au même but : l'explication universelle. Elles couvrent le même champ : la totalité de l'être et de la connaissance. La théologie et la philosophie ne peuvent donc se rencontrer (et elles se rencontrent partout où elles existent) sans reconnaître entre elles une certaine affinité et une certaine identité bien propre à les unir.

    Mais d'autre part elles ne peuvent se rencontrer sans reconnaître entre elles une différence profonde qui est dans leur point de départ. Cette différence sera d'autant plus profonde qu'elles seront plus fidèles, l'une à l'expérience humaine générale, l'autre à l'expérience chrétienne spécifique. Cette différence est donc principielle, normale et constitutive. Elle est et elle doit être. Paul et Luther avaient raison contre les faits. Et les faits ne prouvent qu'une chose : c'est que la théologie est tellement liée à la foi qu'elle tombe ou subsiste avec elle ; c'est que dans la mesure où la foi (c'est-à-dire l'expérience pratique et la réalité du rapport établi par Christ entre Dieu et l'homme) diminue, la théologie s'affaisse avec elle et se mélange de philosophie ; et que, quand la foi est morte, il ne reste plus qu'une philosophie qui se souvient peut-être encore d'avoir été chrétienne, qui en porte encore le nom et la trace, mais dont les bases se confondent avec celles de l'expérience naturelle. Or, c'est là exactement ce qu'a été, à la fin du xviiie siècle, en France et en Allemagne, le déisme philosophique.

    Je n'examinerai pas ici la question de savoir s'il y a deux vérités : une vérité théologique et une vérité philosophique. Posée dans ces termes, la question est mal posée. La concevoir de la sorte, c'est déjà partir d'une fausse prémisse : celle de l'identité de nature entre les certitudes et les connaissances de la philosophie et celles de la théologie. Non, il n'y a pas deux vérités, il n'y en a qu'une. Mais il y a deux points de vue pour connaître la même réalité : le point de vue purement et universellement humain et le point de vue spécialement chrétien. La question se pose alors, non plus entre le choix de deux vérités, mais entre le choix de deux points de vue primitifs. Elle se résout par des raisons entièrement étrangères à la philosophie et à la théologie, savoir des raisons morales et religieuses, celles-là mêmes qui déterminent la conversion d'un homme au christianisme ou qui y font obstacle. — Ce que je viens de dire rend compte de tous les malentendus et de toutes les contradictions qui règnent entre les théologiens et les philosophes. Le philosophe, s'il est sincère et s'il veut rester fidèle à la certitude et à la connaissance humaine générale que lui fournit son expérience, ne peut comprendre, ni même admettre les résultats de la théologie. Ils sont nécessairement pour lui de pures imaginations, des chimères, parce qu'ils ne correspondent à rien de réel, à rien dont il ait la certitude expérimentale. D'autre part le théologien, s'il est sincère et fidèle à la certitude et à la connaissance spéciale que lui fournit l'expérience chrétienne, ne doit pas et ne peut pas non plus admettre et utiliser tels quels les résultats de la philosophie, parce qu'ils ne découlent pas du même point de départ original. Mais l'avantage du théologien, c'est qu'il pourra comprendre et apprécier la légitimité relative de la vérité philosophique, dont la base ne lui a point été toujours étrangère ; tandis que le philosophe ne pourra faire de même à l'égard de la théologie, dont l'élément fondamental lui manque. Par contre le désavantage du théologien sera de ne pouvoir légitimer ses affirmations que devant les chrétiens (qui partagent les mêmes prémisses), tandis que le philosophe légitimera les siennes devant tout homme ; je parle idéalement.

    *

    Mais revenons à notre sujet. Nous avons dit qu'à côté du déisme philosophique, et dans l'enceinte même du christianisme positif, la réaction contre l'orthodoxie protestante fit naître le piétisme. Le piétisme était une revendication légitime des droits de la foi individuelle contre la croyance collective (ecclésiastique), des droits de la vie chrétienne contre l'orthodoxie chrétienne.

    A la vérité, ses fondateurs — Philippe-Jacques Spenerg et Auguste-Hermann Francheh — ne l'entendaient pas ainsi. La seule idée d'une opposition à l'orthodoxie régnante les eût épouvantés. Ils ne voulaient à l'origine qu'un réveil de la vie religieuse dans l'Eglise. Mais la position même qu'ils prirent d'emblée et que prirent surtout leurs successeurs ; la respectueuse défiance qu'ils nourrissaient à l'égard de l'orthodoxie morte, avec laquelle ils ne voulaient pas rompre mais à laquelle ils ne pouvaient se confier ; l'écart où ils se tenaient ; la séparation excessive et timorée qu'ils établissaient entre le christianisme et le monde ; leur dédain mélangé de crainte à l'égard de tout ce qui était officiel et public ; leur stérilité scientifique (qui provenait d'une incapacité de maîtriser les principes mêmes du christianisme et de rendre justice à l'objet chrétien) ; l'importance exclusive qu'ils attachaient à la piété intime, — tout cela ne fit qu'accentuer leur tendance première et précipita le mouvement dans un subjectivisme pieux, sans doute, mais incapable de se reproduire, incapable de lutter efficacement avec les forces nouvelles qui se répandaient dans le monde. Bref, tout cela devait faire du subjectivisme religieux piétiste une proie facile pour un autre subjectivisme : le rationalisme qui sévissait alors. A part quelques centres isolés dans les campagnes, le piétisme, à la fin du xviiie siècle, n'exerçait plus en Allemagne aucune influence. Il avait presque cessé d'exister.

    Et cependant il ne devait pas disparaître sans influer à sa manière sur les destinées de la théologie moderne. Pour s'en convaincre il suffit de se souvenir que Kant avait été élevé dans le piétisme et qu'en s'en affranchissant, il en gardait néanmoins beaucoup plus qu'il ne le pensait lui-même : son respect pour la morale et son attention tournée vers les phénomènes intérieurs de la conscience. Tel fut aussi le cas de Schleiermacher ; son éducation dans une communauté morave décida dans une large mesure de sa théologie tout entière.

    *

    La fin du xviiie siècle, le commencement du xixe fut dans l'Europe entière et particulièrement en Allemagne, une période lamentable au point de vue religieux. Ce qui se passait en France se reproduisait un peu partout. Le dédain qu'affichaient les Encyclopédistes et les Voltairiens à l'égard du christianisme, on le retrouvait en Allemagne, moins justifié (car le christianisme ne s'y confondait pas avec le catholicisme clérical), mais tout aussi prononcé et tout aussi général. On sait la position que prirent à l'endroit du christianisme des hommes comme Gœthe, Schiller, Kant, Lessing, Frédéric le Grandi. Ce dernier professait un mépris souverain (c'est le cas de le dire) pour tout ce qui de loin ou de près appartenait à l'Eglisej  ; et ce mépris était partagé par tout ce que la nation possédait alors d'hommes distingués dans tous les domaines. L'art, la littérature, la science, la philosophie, tout était ou indifférent ou hostile. Il faut dire que ce mépris, l'Église le méritait largement. La prédication chrétienne, la morale chrétienne, le ministère pastoral étaient descendus à un niveau incroyable de terre à terre, de platitude et de vulgarité. Dans beaucoup d'endroits on ne prêchait même plus sur des textes évangéliques, mais sur les lieux communs de la morale, ou sur des sujets scientifiques et littéraires. Aussi les églises étaient-elles généralement vides, et les orateurs les plus renommés se battaient les flancs pour retenir, à force de rhétorique, les auditoires qui leur échappaient.

    Que s'était-il passé ? — Une chose très simple et très naturelle. Le subjectivisme rationaliste avait succédé dans l'Église au subjectivisme piétiste.

    C'était la même tendance psychologique, portée par d'autres facteurs moraux, et qui se laissait envahir et gagner à son tour par le courant plus général du déisme philosophique. Le piétisme, échappant à la domination du collectivisme ecclésiastique et théologique, avait été une émancipation du moi humain sous la forme des droits de la piété ; le rationalisme en fut l'émancipation sous la forme des droits de la raison. Le second était l'héritier naturel du premier. Pour qu'il prît sa place, il suffisait que la vie religieuse faiblît ; que l'objet de l'expérience chrétienne, insuffisamment affirmé, médiocrement vécu, se voilât et s'éloignât davantage encore. L'individu laissé à lui-même devenait aussitôt la seule mesure de l'être et de la connaissance. Il rapportait tout à soi, et prenant conscience de soi par l'exercice de sa raison, il faisait ou croyait faire de sa raison l'instrument suffisant de toute connaissance ; il tirait des principes de la raison les principes mêmes de l'être, trouvait dans ses limites celles de la idéalité. C'est ainsi que s'établit le règne de l'Aufklärungk

    Le rationalisme a si bien ses origines psychologiques dans le piétisme, le passage de l'un à l'autre est si bien celui que nous avons indiqué, que le père de la théologie rationaliste allemande, Semlerl en a lui-même parcouru les étapes successives. Après avoir fréquenté comme étudiant, à Halle, les cercles piétistes et moraves, il s'affranchit peu à peu de leur influence et donna de plus en plus libre cours à une tendance critique qui, sous une apparence scientifique, ne faisait à vrai dire que réaliser les prémisses internes du subjectivisme rationaliste. Je n'énumère pas ici les théologiens qui appartiennent à cette école et à cette période. A part Semler, Eichhorn et quelques autres dont les œuvres ont eu une certaine importance, ils sont tombés dans le plus profond oubli. Je me borne à indiquer la direction que prit dès le début le rationalisme théologique et à fixer quelques-uns de ses résultats.

    Sa direction fut surtout critique et morale. C'était une réaction inévitable contre la théologie piétiste qui était morale sans doute, et même ascétique, mais manquait totalement de critique, et contre la théologie orthodoxe qui manquait à la fois de l'un et de l'autre élément. Mais quelle morale et quelle critique ! Si elles eurent l'avantage tout négatif d'achever la rupture avec l'ancien dogmatisme, d'en faire table rase et de permettre un commencement nouveau, c'est vraiment le seul privilège qu'on puisse de bonne foi leur reconnaître. — La critique rationaliste brise nettement avec tout ce qui dépasse les limites, non de la raison seulement, mais du sens commun dans ce qu'il a en effet de plus commun. Au pragmatisme divin que l'ancienne orthodoxie avait démesurément accentué dans l'histoire, particulièrement dans l'histoire biblique, elle substitue un pragmatisme humain, exclusif de toute révélation, de tout miracle, de tout surnaturel, d'une mesquinerie, d'une étroitesse inqualifiables. En sorte que les plus grands événements de l'histoire religieuse, ceux dont dépendent en réalité les destinées spirituelles du monde, sont réduits, quant à leur cause et à leur origine, à des rivalités cléricales ou politiques, à des actes d'intérêt personnel ou de passion déterminés eux-mêmes par des motifs de la plus basse vulgarité, les seuls apparemment que pût découvrir le sens commun de l'époque et qui lui fussent encore accessibles. Car on juge volontiers les autres d'après soi-même. Tout cela est d'une petitesse extraordinaire et l'on s'étonne que des hommes sérieux aient cru sérieusement expliquer l'histoire par de si frivoles considérations. — De même pour la morale. On ne conteste pas qu'elle ne doive être religieuse. Mais quel idéal religieux ! Le déisme dans toute sa fadeur. Et quel idéal moral ! L'eudémonisme, la morale du plaisir, de l'intérêt, de l'égoïsme à peine déguisé. Au lieu de la charité, la plus vague et la plus creuse des philanthropies ; au lieu du sacrifice et du don de soi-même, les plus révoltants calculs ; au lieu de la discipline austère des sentiments et des mobiles intérieurs, de belles phrases sur la vertu et un relâchement total des mœurs. Cela sue la médiocrité. Il est impossible aujourd'hui de relire ces ouvrages sans répulsion. Ils manquent de tout : de poésie, de sens historique, de sens religieux, de profondeur morale ; en un mot, ils manquent de compréhension des choses et de toutes choses ; ils manquent de tout, sauf de suffisance et de prétention. Le sentiment de tenir enfin l'énigme du monde, de posséder la sagesse, la vérité parfaite, déborde de partout et ajoute à l'ennui qu'inspire la médiocrité le dégoût qu'inspire une vanité sottement satisfaite.

    Telles étant les tendances directrices du rationalisme, que faut-il penser de ses résultats dogmatiques et de ses procédés exégétiques ? Le rationalisme, nous l'avons vu, ne voulait pas être irréligieux. Il n'excluait pas la religion, il ne prétendait pas même exclure le christianisme ; il se vantait d'être chrétien. Mais il prétendait appliquer au christianisme et au dogme chrétien le même principe qu'il appliquait partout : la suprématie de la raison. Et comme la raison elle-même n'était pas définie, comme elle était une quantité variable et que cependant on y voulait trouver un élément universel et fixe, il fallut la prendre aussi bas que possible. Ici, comme ailleurs, on prit pour mesure les limites du sens commun. On partait donc de cette base et de cet a priori que tout ce qui dépassait le sens commun, tout ce qui lui était, ou inaccessible, ou incompréhensible, n'était pas réel dans le dogme, et conséquemment pas légitime. Les doctrines de l'incarnation, de la rédemption, du Saint-Esprit aussi bien que celle de la Trinité, furent rejetées dès l'abord, sans qu'on s'enquît même de leur signification possible, sans qu'on se demandât comment elles avaient pu se légitimer autrefois à la raison humaine de ceux qui les avaient crues et formulées. On était convaincu de l'universelle imbécilité de tous les prédécesseurs et qu'il n'y avait qu'une raison, celle que l'on possédait soi-même.

    La doctrine à laquelle le rationalisme fut le plus sévère (sans doute parce qu'elle tenait à toutes les autres, et aussi parce que, s'il fallait l'écarter, on n'y réussissait pourtant jamais complètement

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