Khadidja
Par F. Jérusalemy
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Aperçu du livre
Khadidja - F. Jérusalemy
F. Jérusalemy
Khadidja
EAN 8596547431831
DigiCat, 2022
Contact: [email protected]
Table des matières
AU LECTEUR
I RAHMANIÉ ET SA MERVEILLE.
II
III LA DEMANDE EN MARIAGE.
IV LE CALENDER.
V L’AMPHITHÉÂTRE, LA MUSIQUE ET LA DANSE DES DERVICHES.
VI L’ADMISSION.
VI L’IMPRUDENCE.
VIII SAMRAD.
IX RUSE.
X SURPRISE.
XI LES EFFETS DU TALISMAN.
XII LA PORTE DU DJÉHÉNETT
XIII DÉSESPOIR!
XIV LA FAVORITE.
XV L’INVITATION.
XVI COMPLOT.
XVII L’HYÈNE ET LA BREBIS.
XVIII LES YEUX ET LES MAINS DE L’AMIE.
XIX SUBTERFUGE.
XX CHARITÉ!
XXI DOUBLE CHATIMENT.
XXII L’ANGE SAUVEUR
XXIII LA DÉLATION
XXIV LE COFFRET.
XXV LA FUITE.
XXVI LA RAGE DU TIGRE ET LA RUSE DU RENARD
XXVII PERPLEXITÉS!
XXVIII RESSAC APRÈS LA TEMPÊTE.
XXIX LE RÉPIT DU CONDAMNÉ.
XXX LE GRAND JOUR.
XXXI LES PLUS ÉPAISSES TÉNÈBRES DE LA NUIT PRÉCÈDENT L’AUBE
XXXII L’AURORE S’EST DÉJA LEVÉE; BIENTOT VIENDRA LE SOLEIL.
CONCLUSION
AU LECTEUR
Table des matières
Un travailleur à peu près inconnu se présente à toi avec un livre nouveau, nouveau de genre, nouveau de forme; un roman oriental raconté à la manière de l’Orient, beaucoup de détails mêlés à beaucoup d’images: autant de titres à ta défiance par ces temps de presse et d’activité, où le cœur et l’esprit veulent être émus, surpris, impressionnés avec la vitesse de l’électricité, où le récit, s’il veut être écouté, doit prendre l’allure d’une locomotive. Cependant le tourbillonnement des affaires a son temps d’arrêt, l’emportement des plaisirs a son heure de lassitude, et un moment arrive où l’homme cherche à se défendre contre l’ennui des loisirs inoccupés. Ouvré alors courageusement mon livre: ta curiosité y trouvera peut-être une pâture engageante, ton esprit un délassement et ton cœur des émotions auxquelles il ne s’attendait pas. Sans doute l’Orient n’est point aujourd’hui un monde inconnu. Des voyageurs de mérite l’ont visité, observé, et tout ce qu’ils y ont vu leurs livres l’ont dit à leurs compatriotes de l’Occident. Lecteur, si jamais tu les as suivis dans leur narration habilement colorée, n’as-tu pas regretté qu’ils n’aient pu soulever le rideau trop jaloux qui cache à l’Européen la vie, les secrets, les amours et le monde des harems? ni entr’ouvrir la porte fanatique des Tékièhs où s’accomplissent les mystères de l’Islam? Eh bien! je te le dis sans vanterie: lis ce roman, et le gynécée musulman et le couvent des sectateurs de Mahomet n’auront plus de secrets pour toi. Alors, te souvenant d’anciens et illustres exemples, tu ne désapprouveras pas l’auteur d’avoir fréquemment emprunté, pour donner plus d’intérêt à son récit, le langage des lieux et du monde nouveaux qu’il voulait te faire connaître, en même temps que des événements peu communs.
Et comme on ne saurait rien faire de bien et de bon sans l’aide du Très-Haut, je l’invoque ici et je commence.
I
RAHMANIÉ ET SA MERVEILLE.
Table des matières
La ville de Broussa (Brousse), capitale de l’Asie Mineure, se glorifie à bon droit de maints avantages spirituels et temporels qui font l’orgueil de ses habitants Osmanlis dont ils entretiennent l’exaltation religieuse, et procurent à tous, indistinctement, le bienêtre et l’abondance: elle a dans son voisinage des sources thermales diverses, qui sont autant de remèdes efficaces contre un grand nombre de maladies et dont on a tiré parti pour l’édification d’établissements de bains publics, monuments de marbre aux dômes constellés de cristal et aux vastes piscines, où les amateurs de natation se plaisent à faire montre d’adresse ou d’agilité; elle domine le bassin du Déré dont la séparent de vastes plaines couvertes en grande partie du verdoyant et fécond mûrier qui alimente dans chaque maison le ver précieux dont la soie va se transformer, sous d’innombrables métiers, en tissus des plus précieux; elle a été fort longtemps la capitale de l’empire ottoman avant le triomphe complet du croissant sur la Croix, elle en est encore aujourd’hui la seconde ville et la première peut-être de tout l’Anadol (Anatolie). Dans ses murs réside le gouverneur de la province, un pacha de première classe qu’une triple queue d’Att pur sang, emblème de haute puissance, escortait en tous lieux au temps où la coupable imitation de l’étranger infidèle n’avait pas encore proscrit ces beaux ornements de l’Islam: voilà pour la satisfaction du corps et de l’amour-propre.
Broussa possède de superbes mosquées du plus pur style byzantin-mauresque à rivaliser avec les plus fameuses de Stambol; plusieurs riches Turbé, mausolées resplendissants de mosaïques et de dorures, élevés à la gloire de sultans et de cheikhs-ul-islam de grande renommée; enfin elle est le siège d’un corps des plus distingués d’Uléma-u-Zarâ, interprètes habiles du Koran et distributeurs de sa justice. Mais par-dessus tout cela, Broussa s’enorgueillit de ses cheikhs morts en odeur de sainteté et de ses cheikhs vivants, objets de la vénération publique! de ses tékièhs ou couvents en grand nombre de derviches mevlévis ou tourneurs, et de zélés Bektachis au corps invulnérable, les mêmes que les Francks infidèles, avec l’irrévérence qui les caractérise, appellent derviches hurleurs! toutes choses qui attirent chaque année dans son enceinte des milliers de pèlerins à plus de cent lieues à la ronde, et sont une source d’attraits pour les yeux et pour l’âme des vrais croyants.
Parmi les couvents de Broussa, le plus célèbre, sans contredit, est celui de Rahmanié, c’est-à-dire de la Miséricorde. Outre la grandeur de ses bâtiments, la beauté et l’étendue de ses jardins, l’élégance et le luxe de son amphithéâtre pour le bal sacré; outre la légèreté et la grâce de ses derviches tourneurs, la régularité de leur danse et la supériorité de leur musique vocale et instrumentale, toutes choses dignes de considération, cheikh Abdoullah, le supérieur de la tékièh, ne connaît pas de rival en richesses, en dignité personnelle et en sainteté, non-seulement à Broussa, mais dans aucune ville de l’Asie Mineure. Vénéré du peuple à l’égal d’un prophète, les mollahs et les cheikhs de tout âge et de toute communauté n’hésitent pas à lui rendre hommage; enfin, pour donner une idée de sa réputation, il suffira de dire que le sultan Mahmoud lui-même, au comble de la puissance et du triomphe, voulut recevoir sa bénédiction et en grande pompe le manda auprès de lui. Cela explique le nombre considérable de fidèles des deux sexes qui accourent à son amphithéâtre le vendredi de chaque semaine, où il préside à l’exercice de la danse sacrée, à laquelle, parfois, il prend part de sa personne. Mais c’est surtout le jour de la fête commémorative de la fondation de l’ordre des derviches mevlévis par le saint kalif Mohamed-Sélim, que ce concours est immense, tant en citadins qu’en campagnards et pèlerins. La raison en est qu’à cette date, non-seulement les pieux exercices sont plus animés et plus longs, la musique plus variée et plus harmonieuse qu’en temps ordinaire, mais cheikh Abdoullah donne immanquablement des signes évidents d’inspiration et de sainteté, déploie à la vénération des croyants le Sandjak-i-Chérif auguste de Rahmanié qu’il a lui-même apporté de la Mecque, et, faveur insigne! il admet les fidèles au baisemain en son kiosck de réception.
Cependant cette affluence à Rahmanié ne fut jamais aussi empressée, ni aussi remarquable, par le nombre et la distinction des personnages, qu’à la fête commémorative de l’année1190de l’hégire, 1826des chrétiens, Tout ce que le monde religieux comptait dans le pachalik de plus illustre en cheikhs de toutes communautés, de plus renommé en mollahs, en ulémas et en derviches à tous les degrés, étaient accourus en foule innombrable, parés de leurs plus riches vêtements et escortés de leurs corporations, sandjaks et barbes au vent; sans compter une nuée de croyants séculiers de toutes les classes, habitants des villes et des campagnes environnantes, en habits de baïram: telles, au retour de la chaleur et de la verdure, on voit les oiseaux voyageurs arriver par bandes serrées et se répandre dans les cités des hommes. Les chambres et mêmes les galeries des khanns ou caravansérails de la ville, et les cellules des couvents laissées à la disposition des derviches et des calenders avaient été insuffisantes pour héberger tous les visiteurs religieux ou séculiers, si bien qu’un grand nombre des uns et des autres se trouvaient sans gîte. Mais le musulman est hospitalier, ainsi le commande le Koran. Les pèlerins frappent hardiment, les hommes à la porte des sélamliks, les femmes à la porte des harems; les uns et les autres s’ouvrent cordialement pour les recevoir.
Quelle est la raison de cette affluence inaccoutumée? Je la ferai connaître en son lieu. Cependant, lecteur, écoute avec patience le récit des événements à travers lesquels tu arriveras à cette connaissance. Mais, dès à présent, je te dirai: la dévotion des choses saintes n’était pas le seul mobile de ce zèle; les attraits d’une fête mondaine, et les excitations de la curiosité avaient une large part dans l’empressement de la partie séculière de cette foule immense de visiteurs.
II
Table des matières
Cheikh Abdoullah avait épousé plusieurs femmes dont le sein avait été frappé de stérilité. Dans sa douleur amère, il ne cessait de supplier avec ferveur la clémence d’Allah de retirer de lui cette malédiction. Le maître de la vie eut enfin pitié de ses larmes et favorisa de fécondité la dernière compagne de son serviteur, celle qu’il chérissait au-dessus des autres, la jeune Fatimâ, belle comme une houri! Elle mit au monde une fille qu’Abdoullah nomma Khadidja, en l’honneur de la première compagne de Mohammed. Qui pourrait exprimer le bonheur et la joie du saint cheikh! Pendant trois heures entières, il soupira des louanges au Tout-Puissant, le front incliné sur le tapis de la prière, et jamais aumônes plus abondantes n’avaient été distribuées aux pauvres, ni fêtes plus brillantes offertes au peuple de Broussa, qu’à l’occasion de cette naissance. Mais, hélas! hélas! combien cette faveur du ciel devait coûter bientôt de larmes amères à ce père reconnaissant! Pareille au simoun qui ravage et détruit en quelques minutes les verts épis, espoir et récompense du laboureur, la mort sans entrailles emporta dans la tombe la pauvre Fatimâ peu de jours après son accouchement, et mêla ainsi le fiel d’un deuil affreux à la douceur de la paternité dans le cœur du cheikh! 0Allah! qui oserait pénétrer les décrets de ta volonté souveraine? Et c’est en ton nom que Mohammed s’est élevé contre les Arabes qui regardaient la naissance d’une fille comme un malheur!
A partir de ce moment fatal, toutes ses affections, toutes ses tendresses, toutes ses ambitions, cheikh Abdoullah les concentra sur la tête de son enfant unique. Par la volonté du Créateur, les vierges de l’Empirée accoururent au berceau de Khadidja, et chacune d’elles dota son corps et son esprit du don céleste dont elle est l’éternelle dépositaire: et son père se mit à l’aimer comme la prunelle de ses yeux; il l’idolâtrait presque à l’égal de l’Envoyé; elle était la joie et l’espérance de sa vie; et quand, la voyant grandir, l’idée de se la voir ravir par un époux se présentait à son esprit, son cœur frémissait de jalousie, comme un amoureux à l’approche d’un rival, et volontiers il eût donné les trois quarts de ses biens pour avoir le droit de conserver toujours pour lui seul l’affection et les caresses de sa Khadidja. Mais toutes les précautions qu’il prit dans ce but furent illusoires: en vain l’avare cache son trésor au plus profond de sa demeure, en vain il se proclame plus pauvre qu’un fellah de l’Inde; tout le monde sait qu’il possède un riche trésor et le lui envie... Personne dans tout le pachalik de Broussa n’ignorait que cheikh Abdoullah avait une fille, seule héritière de ses grands biens, tentation immense! Et en dépit de tout le mystère dont il l’environnait depuis sa onzième année, afin de la soustraire aux regards calculateurs de la convoitise et de l’ambition, la Renommée proclamait Khadidja une merveille de beauté, de grâces et de talents, car rien n’est caché pour la Renommée; le harem le mieux gardé ne saurait avoir pour elle des mystères. Invisible et curieuse, elle pénètre jusqu’aux margelles de marbre où les hanoums et les vierges musulmanes baignent leurs beaux corps sans voiles; son œil voit et son oreille entend toute chose, et tout ce qu’elle voit, et tout ce qu’elle entend, là Renommée s’en va le crier en tous lieux, et les contrées les plus éloignées entendent sa voix retentissante, plus prestigieuse que la réalité. Alors, les imaginations s’exaltent, les cœurs battent fortement dans les poitrines, les désirs s’enflamment pour la mystérieuse beauté qu’elle proclame.
Or, depuis quelques années, voici une faible partie de ce que la Renommée disait de Khadidja, fille du cheikh Abdoullah: La neige qui couronne le sommet du mont Olympe n’est pas plus blanche que son corps virginal, et l’aile du corbeau plus noire ni plus luisante que les tresses innombrables de ses longs cheveux; ses yeux sont semblables à deux lacs limpides où se reflètent la splendeur et la pureté du firmament; le soleil du printemps réchauffe et réjouit moins que le sourire de Khadidja à travers le corail de ses lèvres, et les yeux qui la contemplent sont éblouis comme à l’aspect d’un astre lumineux! Si quelque chose peut égaler la beauté de son corps, c’est la grâce de son esprit merveilleux, c’est la majesté de son port, c’est le charme indicible de ses manières, c’est la perfection de ses talents les plus variés. Le kiatip (scribe) le plus habile de Médine ou la brodeuse la plus renommée de Stambol s’épuiseraient en vains efforts pour imiterles dessins et les arabesques étonnants que sa main de sultane sait composer avec un verset du Koran ou les lettres d’un nom, et quand sa voix s’élève dans la solitude de ses jardins ou à l’ombre de ses galeries pour chanter les amours ou les malheurs de quelque princesse enchantée ou persécutée, les rossignols et les fauvettes se taisent dépités, et l’homme au cœur de pierre se met à pleurer de tendresse. Et son caractère? et son cœur? la douceur de l’un n’est comparable qu’à celui de l’agneau et la bonté de l’autre aurait fait d’elle une vierge folle si elle fût née dans la religion de Jésus. En un mot, Khadidja était un trésor sans pareil, Khadidja était une houri incarnée, Khadidja était une merveille d’Allah!.
III
LA DEMANDE EN MARIAGE.
Table des matières
Ainsi parlait l’indiscrète et juste Renommée, troublant les cœurs paisibles, enflammant les imaginations, réveillant les désirs... Khadidja était devenue le rêve des âmes exaltées, l’idéal chanté par les poëtes, l’espoir des ambitieux. Elle n’était pas encore âgée de quatorze ans que déjà une foule de brillants partis avaient brigué l’honneur de l’épouser; tout ce que le pachalik comptait de jeune, d’élégant, de riche, de haut placé et de puissant sollicitait à l’envi auprès de cheikh Abdoullah le bonheur de devenir son gendre, car le père seul, de par la loi et les mœurs, règle le sort de son enfant, fille ou garçon, sans que la pensée seulement de consulter ses goûts et ses inclinations se présente à son esprit: étant le maître de sa vie, n’est-il pas inclusivement le meilleur juge de ce qui peut faire son bonheur? Ainsi pensaient jadis les pères de l’Occident, ainsi se pratique encore au pays de l’Islam.
Mais cheikh Abdoullah, dont on connaît la jalouse affection, n’avait garde, comme on le pense bien, d’user d’un droit si contraire à ses intérêts égoïstes: pareil au débiteur avare qui n’a point le courage de livrer son argent et cherche à temporiser pour le conserver le plus longtemps possible, cheikh Abdoullah usait de mille subterfuges, employait mille ruses pour éloigner et décourager les prétendants. Hélas! c’était peine perdue: leur nombre ne faisait, au contraire, qu’augmenter tous les jours, et leurs demandes et leurs sollicitations devenaient de plus en plus pressantes et obstinées: ainsi l’herbe qu’on a fauchée repousse plus vigoureuse et plus épaisse que jamais. Et il n’avait pas à lutter seulement contre les prétendants de Broussa et du pachalik; des personnages d’importance, habitant des pays éloignés, lui demandaient aussi sa Khadidja, soit pour eux-mêmes, soit pour leurs fils, tant grande et répandue était la réputation de sa beauté.
Ainsi, dix-huit ou vingt mois avant l’époque où commence la présente histoire, cheikh Abdoullah reçut un message d’un ancien vizir qui avait été fort puissant, mais qui était tombé en disgrâce et exilé depuis quelques années dans la ville de Bagdad. Accusé en secret par des ennemis jaloux et perfides, il avait été soupçonné de janissairisme, peu après le triomphe du sultan Mahmoud sur l’Odjak, l’audacieuse et terrible corporation guerrière, moment très-dangereux, moment de fureur et de sang, épouvante et carnage de l’Islam! où ce seul soupçon eût coûté la tête au vizir, si des services très-importants rendus précisément à la cause du padischah n’eussent plaidé en sa faveur. 0 Allah! que ne donnes-tu pas la science de la vérité à ceux que tu investis de la souveraine puissance sur la terre; peut-être leurs mains seraient-elles pures d’injustice et leurs cœurs exempts d’ingratitude.
Dans ce message, qu’un tatar exprès avait apporté avec de riches présents, Sépher-Pacha (ainsi se nommait l’ancien vizir) faisait connaître au cheikh, que son dernier fils, âgé de vingt ans, beau comme un séraphin, savant comme un Éminn et qu’il aimait comme la lumière du jour, ayant entendu de la bouche d’un derviche ambulant les éloges de la fille du cheikh, avait conçu pour elle un amour des plus profonds, des plus tendres, dont il n’avait d’abord fait part à personne, le concentrant et le nourrissant dans le mystère de son cœur, comme un enfant qui cache la blessure qu’il s’est faite en jouant, de peur qu’on ne se moque de lui où qu’on ne l’empêche de continuer ses ébats. Tandis que ses frères et ses sœurs se livraient aux plaisirs et aux jeux auxquels se plaît la jeunesse, lui, Rachib (c’était le nom de l’amoureux), fuyant toute compagnie, triste et rêveur, le front courbé vers la terre, il s’enfonçait des journées entières dans les bosquets les plus écartés et les plus solitaires des jardins paternels, sans souci de la faim ni de la soif, de la chaleur ni de la pluie, comme un homme frappé d’une immense douleur qui oublie les choses de ce monde, ou comme un déli mélancolique. Quelquefois dans le calme d’une journée d’été ou le silence d’une nuit éclairée par les tristes rayons de la lune, on entendait sa voix douce et attendrie, chantant une romance amoureuse ou quelque ballade d’un amant infortuné. Naturellement bon et aimant, rien n’égalait maintenant ni sa sensibilité, ni sa tendresse pour tout ce qui est sorti de la main du Créateur. Souvent de profonds soupirs agitaient sa poitrine ou des larmes silencieuses coulaient sur ses joues pâles et amaigries; et si sa mère, inquiète, lui demandait l’explication de tant de tristesso, il se contentait de se jeter à son cou et de sangloter amèrement sans rien articuler. Cependant, pressé de questions affectueuses par les auteurs de ses jours, il avait fini par leur confesser qu’un mal inconnu, terrible et brûlant comme une flamme, lui consumait le cœur depuis qu’il avait entendu parler de la merveille de l’Asie Mineure, de l’incomparable fille du cheikh Abdoullah. De ce moment il se sentait mourir et n’avait pas osé le dire. «Le repos, le bonheur, peut-être la vie du fils de ma prédilection (et partant les miens propres) sont entre tes mains, cheikh mevlâna (notre maître),» ajoutait en finissant l’ancien vizir, «toi seul, tu possèdes le remède unique au mal qui le dévore, le baume qui seul peut guérir les brûlures de son cœur: ai-je besoin de les nommer? Allah ne veut pas que rien de ce qui a vie ici-bas périsse par notre faute; ce ne sera point le saint en Mohammed, le favori du Tout-Puissant, rabbi (grand) cheikh Abdoullah qui souffrira que Benjamin soit enlevé au vieux Jacob et que le sabre d’Azraïl (l’Ange de la mort) les atteigne tous les deux, quand il peut l’en détourner, quand il a le pouvoir de rendre à l’espérance et à la joie le fils et le père.»
Pauvre vieux Jacob! s’il était naturel qu’il ne soupçonnât point l’égoïsme d’Abdoullah à l’endroit de sa fille, ne devait-il pas savoir que le cœur d’un cheikh, fût-il un saint, n’est pas exempt d’ambition? Les cheikhs sont des hommes. Et ne devait-il pas prévoir que l’adjectif ancien qui précédait son titre de vizir, n’était point fait pour flatter les oreilles d’un bon musulman? Autant vaudrait prétendre éblouir avec de faux diamants. –Pauvre Benjamin amoureux! le retour du messager de ton père n’apportera point l’espérance à ton cœur, le sourire sur, tes lèvres, la sérénité sur ton front! Cheikh Abdoullah daigne accepter les présents de ton vieux père, mais il te dénie absolument le trésor qu’il lui demandait pour toi! Pauvre rêveur! tes yeux ne seront plus que deux fontaines de larmes brûlantes, et ta poitrine n’exhalera désormais que des soupirs douloureux!...
Cheikh Abdoullah avait la ruse du renard. Il s’était dit: «Allah a mis la curiosité et le désir dans le cœur de la femme. Si je refuse toujours de mon chef tous les partis qui se présentent pour ma fille, elle pourrait m’accuser intérieurement de la sacrifier à mon propre bonheur, d’user de tyrannie et, qui sait? maudire peut-être même ma tendresse jalouse! M’en préserve Allah!. En lui faisant part des propositions qui ne peuvent flatter ni ses illusions, ni sa vanité de kiz, comme, par exemple, celles des vieux agas au cœur desséché, ou des jeunes gens sans beauté ni agréments d’aucune sorte, et en lui laissant la liberté de se prononcer, j’échappe à cet affreux danger, sans crainte de me la voir ravir.»
Cette pensée lui parut une inspiration du Prophète; incontinent il la mit en pratique et s’en trouva comme il le désirait: Khadidja refusait sans peine tous les partis qu’il lui proposait. Le cheikh en bénissait le Très-Haut! Or, le portrait que le vieux pacha traçait dans son message de la personne, des qualités et des sentiments de son fils, sembla au cheikh de nature à impressionner l’imagination et à réveiller la curiosité d’une jeune fille; la proposition était une des plus dangereuses qu’il eût jamais reçues. Suivant sa prudente habitude, il éconduisit ce nouveau prétendant sans en dire un mot à Khadidja. Les sages de ce monde applaudiront à sa prudence et les jeunes amoureux honniront son ambition et son égoïsme: Allah seul est le grand juge!
Plusieurs années s’étaient écoulées ainsi en sollicitations pressantes de la part d’une foule de prétendants à la main de la belle Khadidja, en subterfuges et faux-fuyants de la part du cheikh pour les évincer, pour les décourager. Cependant Khadidja, semblable à un bouton de rose qui entr’ouvre son sein aux rayons du soleil printanier, était arrivée à ce point de développement qui annonce la belle saison de l’adolescence. C’était le moment où les usages et les convenances inexorables exigent qu’un père, quel qu’il soit, choisisse un époux à sa fille. D’un autre côté, cheikh Abdoullah s’apercevait avec désolation que sa fille chérie perdait tous les jours un peu de la gaieté, de l’insouciance et de l’entrain qui avaient formé jusque-là le fond de son caractère. Ses gouvernantes lui rapportaient qu’elle livrait souvent son esprit à de vagues rêveries, pendant lesquelles des soupirs profonds secouaient fréquemment sa poitrine; elle avait des moments de langueur qui la rendaient indifférente aux distractions que son père avait multipliées pour elle dans son harem, aux jeux et aux danses de ses jeunes djariéhs; c’est à peine, disaient-elles, si les grimaces, les gambades et les tours les plus comiques de Samrah, sa négresse favorite, attiraient alors son attention, ces choses qui usque-là ne manquaient jamais de l’égayer et l’amuser plus que n’aurait pu le faire le plus spirituel dalcaouc (bouffon). Outre ces désolantes nouvelles, il arriva plus d’une fois au pauvre cheikh de surprendre sa Khadidja bien-aimée pleurant à l’écart au sortir des pieux exercices de la tékièh ou amphithéâtre des danses sacrées. Alors, le cœur bouleversé par mille angoisses, il la prenait dans ses bras et la serrant contre sa poitrine oppressée, et