Le Midi bouge
Par Paul Arene
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Le Midi bouge - Paul Arene
Le Midi bouge
Le Midi bouge
Avant-propos
Introduction
Le jambon du sieur Anseaume
Le tambour de Roquevaire
Rentrée de savant
Le gabian
L’oncle Sambuq
L’île déserte
Fantaisie anthropophagique
Les œufs à la coque
Les bons juges
Pauvre parrain !
Le lièvre
Un philosophe
Les trois orfèvres
La sérénade
Biscot des trois femmes
Mariage de raison
L’honneur de Gusta
Le glas du lanternier
Le bon chasseur
La mort de l’isard
L’agachon
Le déserteur
Le vaillant petit bossu
Philémon et Baucis
Intérieur bourgeois
Froid de loup
La fin d’un sage
Le meneur des femmes
Monaco capitale de l’Europe
L’auberge du diable
Les regrets de Farfantelot
Les ânes de Piégut
Page de copyright
Le Midi bouge
Paul Arène
Avant-propos
Paul-Auguste Arène est né en 1843 à Sisteron au milieu des montagnes parfumées de cette Provence, à laquelle ses vers et sa prose devaient à jamais rester fidèles. Après un court passage dans l’Université, il débute à l’Odéon par un acte en vers, Pierrot héritier (1865). Tout Paris fait fête aussitôt au jeune provincial. À vingt-deux ans par sa prose fluide et colorée, d’une grâce attique et comme embaumée des senteurs du pays natal, il se place au premier rang des écrivains. En 1870 il donne un de ses chefs-d’œuvre, Jean des Figues, puis les Comédiens errants (1873), le Duel aux lanternes, dont la virtuosité est étourdissante, et l’Ilote deux ans plus tard à la Comédie Française. Dans la chronique, dans la fantaisie, dans la nouvelle, au théâtre, partout se multiplie son clair et spirituel génie de latin. En 1878, c’est le Prologue sans le savoir, l’année suivante, la Vraie tentation de Saint-Antoine, puis ses Contes de Noël et ses Contes de Paris et de Provence, tendres ou ironiques et toujours exquis, la Chèvre d’or enfin en 1889 et en 1894 un autre roman, Domnine.
Quand il mourut en 1896 à Antibes, où il était allé revoir le soleil de la Provence pour en emporter la dernière image sous ses paupières closes, la littérature contemporaine perdait en lui un de ses maîtres.
Contes de Provence.
Introduction
À Albert Tournier.
Vous me demandez, mon cher Tournier, pourquoi, en tête d’un recueil de contes plutôt joyeux, j’inscris, comme titre, le refrain, à tort ou à raison devenu populaire, d’une des innombrables chansons de marche ingénument chantées en 1870 par les compagnies de soldats paysans.
Mais, le titre en question, c’est vous-même, mon cher Tournier, qui, un jour, me le conseillâtes ; peut-être votre amitié a-t-elle oublié ce détail.
Je le tins dès lors pour adopté.
En outre, je souffrais dans mon cœur de père, oui ! je souffrais de voir mon refrain chaque jour employé, par des septentrionaux malicieux et sous forme de citation ironique, à l’encontre de ce Midi que nous aimons tous les deux et qu’il est devenu si facile de railler depuis que, bonne bête, il donna la formule en se raillant lui-même.
Maintenant du moins, quand on citera « Le Midi bouge », j’aurai la satisfaction de dire : – Après tout, ça fait toujours un peu de réclame et Flammarion sera content !
Voilà déjà deux motifs qui, au besoin, suffiraient à justifier mon choix. Essayons d’en trouver un troisième.
Bien que la signification d’un titre n’ait plus qu’une valeur relative, et quoique le public fasse volontiers bon marché de la marchandise pourvu que le pavillon flamboie, néanmoins, afin de satisfaire les esprits logiques et méticuleux qui, même lorsqu’elle n’existe pas, veulent savoir la raison des choses, j’ajouterai que mon titre devient clair comme le jour à condition de l’entendre par antiphrase et de se rendre compte que ces mots « Le Midi bouge » veulent ici précisément dire : « Attention ! aujourd’hui le Midi ne bougera pas. »
Et certes ! nulle étiquette ne pouvait mieux convenir à ce petit livre où il est démontré en maint endroit avec quel beau calme et quelle sereine philosophie, quel détachement supérieur et avisé des passagères contingences, le vrai méridional sait éviter de prendre au tragique certains accidents de la vie – par exemple : le cocuage ! – accidents fâcheux sans doute mais primordiaux, et dont les générations modernes, sous la délétère influence de je ne sais quels brouillards venus du Nord, sont vraiment trop enclines à s’exagérer le désagrément et l’importance.
P. A.
Le jambon du sieur Anseaume
Il faut moins que rien, en vérité ! pour changer parfois au réveil les dispositions intimes de l’heureux possesseur d’un Moi tant soit peu subtil et précieux. Hier matin, en consultant mon Moi – ce qui est pour l’Intellectuel une analogue obligation à celle qui fait au bourgeois chaque jour consulter son baromètre – hier je venais de m’apercevoir que le susdit Moi, enclin plus que jamais aux désespérances, se trouvait attristé profondément par la particulière hideur des crimes désormais bas et sans beauté dont s’ensanglante le Paris moderne…
Bref ! pour parler le clair langage de Voltaire et des bonnes gens, encore sous l’impression d’un horrible drame, assassinat de fille galante ou de vieille rentière, que tous les journaux, depuis une semaine, commentent avec leur ordinaire complaisance, j’étais en train de broyer du noir, quand un fait-divers, oui ! un simple fait-divers de l’Argus Canteperdicien est venu chasser les brouillards et me remettre du soleil dans l’âme.
Vous saurez que ce titre pompeux désigne l’unique et modeste gazette d’un pays qui m’est resté cher, les gens de Canteperdrix, avec un léger pédantisme à la seizième siècle, aimant se faire appeler Cantaperdiciens comme les gens de Pamiers, Apaméens, et ceux de Bayeux, Bajocasses.
Le fait-divers, d’une ingéniosité touchante et bien provinciale, relatait bravement ceci :
« Le mardi, 5, veille des Rois, des malfaiteurs de la pire espèce ont volé dans le bastidon du sieur Anseaume un jambon et deux bouteilles de vin vieux. »
N’est-ce pas à partir tout de suite, ce soir, par le premier train qui chaufferait : non pour les pays bénis d’au-delà Marseille où, dans un ciel de dur lapis, le soleil toujours chaud semble sourire en regardant les roses toujours vivantes des haies, où le flux de la mer perpétuellement soupire aux spélunques sonores l’antique chanson des Sirènes, où jamais la neige et le givre et leur floraison de froids cristaux remplaçant la feuille sur l’arbre ne viennent en hiver interrompre le dialogue murmuré des palmes vertes et de la brise ; mais pour la paradoxale bourgade qui, à cette époque fertile en escarpes, ne connaît comme pires malfaiteurs que de joyeux garçons dont la criminalité se limite au vol, – est-ce bien un vol ? – d’un jambon et de deux bouteilles de vin vieux ?
« Le mardi, 5, veille des Rois… » Dégustons à loisir ces lignes suggestives :
« Un jambon ! »
Je le vois d’ici, ce jambon : ferme, luisant, à grains serrés sous le couteau comme un fragment de brèche rouge au travers de laquelle courraient des traînées de graisse d’un blanc délicat ; jambon devenu introuvable depuis l’invasion des salaisons yankees et tudesques, depuis surtout que, sous prétexte d’élevages scientifiques, on a remplacé par des monstres lymphatiques et bouffis, vrais sacs de suif roulant en boule, notre belle race gallo-romaine de cochons noirs musclés et maigres, hauts sur pattes, la queue vrillée, avec une crinière de soies rudes qui les fait ressembler au sanglier de Calydon, nourris de glandée, parfumés de truffes, revenus presque à l’état sauvage, bref ! les cochons que l’Enfant Prodigue garda et que le bon saint Antoine aimait.
« Et deux bouteilles de vin vieux. »
Vieux ! vous m’entendez bien, et non pas de ce nouveau vin issu de ceps trop jeunes, hélas ! cultivés en plaine dans les alluvions et les sables saumâtres, vin qu’il faut bénir faute de mieux en attendant que la suite des temps lui ait donné de suffisants quartiers de noblesse ; mais le vin de jadis, le vin des vieilles souches ancestrales qui tordaient au flanc des coteaux pierreux leurs troncs rugueux et noirs dont l’écorce s’effilochait et dans l’épaisseur desquels, quand ils se mouraient de vieillesse, les paysans pieux taillaient des images de saints ; vins couleur d’or, couleur de pourpre, concentrant en pur élixir, avec leur flamme et leur bouquet, les baisers du soleil et l’âme de la terre, n’inspirant qu’honnêtes ivresses et qu’un poète pouvait chanter !
De plus, je ne puis m’empêcher de rire lorsque je songe à la déconvenue du bonhomme Anseaume arrivant le matin au bastidon et ne trouvant plus ni le jambon ni les bouteilles.
Il les gardait sans doute en réserve, à l’insu de sa femme, pour fêter les Rois, tous deux seuls avec un vieil ami, tranquilles au soleil sur le banc de pierre qui est devant la porte, en déchirant du bout des doigts une mince fougasse à l’huile, et l’âme doucement égayée par le charme du paysage et ce bleu particulier des ciels d’hiver sur lesquels les amandiers dépouillés détachent leur grêle silhouette et que traversent des vols d’oisillons.
Mais les malfaiteurs en question, qui voulaient fêter les Rois eux aussi, auront, rôdant la nuit à travers champs, de loin subodoré l’aubaine.
« La porte est close, n’enfonçons pas la porte ; pourquoi d’inutiles dégâts ? Fais-moi la courte échelle, hisse-moi jusqu’au toit, compère ! De là, enlevant quelques tuiles, rien ne sera plus facile que de me couler à l’intérieur… Un jambon, deux bouteilles, ô providentielle trouvaille ! Et de bon cœur demain, en quelque coin ensoleillé, nous pourrons boire, bouche pleine, à la santé de M. Anseaume. »
Sans compter que M. Anseaume lui-même, après un premier mouvement de dépit et de colère, dut presque aussitôt finir par rire et pardonner à ses voleurs.
Ô l’aimable et joyeux retour aux vols picaresques de jadis dont, bien loin de s’en offenser, s’amusaient villes et campagnes !
Utiles gardiens des traditions patriarcales, ils descendent sans doute, ces voleurs ingénus et doux, du grand ancêtre Charavany que, tout enfant, on me montra aveugle et presque centenaire et pareil, certes ! au vieux Nestor avec son auréole de cheveux blancs, alors qu’après plus de soixante ans d’un joyeux et continuel brigandage, ayant fatigué les prisons, il vivait honorable au village natal, d’une modeste rente que lui faisait l’administration.
Car chaque village autrefois avait ainsi un ou deux voleurs en titre, gais moissonneurs de blé de lune, doux aux pauvres, galants pour les filles, qui, sans jamais faire de mal, se bornaient ainsi qu’ils disaient à redresser et mettre en lieu sûr les objets qu’on faisait traîner.
Les meilleurs fils du monde, à part cela.
Quelques rares spécimens en subsistent encore.
Un jour d’hiver, il n’y a pas longtemps, je rencontrai Tiphaine, c’était le voleur de chez nous, manches retroussées, nu jusqu’au nombril et cassant la glace de la rivière.
— Ho ! Tiphaine, que fais-tu là ? L’eau me semble fraîche pour prendre un bain.
— Ce que je fais ? Je fais que le président du tribunal est malade, qu’il ne peut rien manger et qu’il a un caprice de truite. Alors je me suis dit de lui en pêcher sous la glace deux ou trois que ma femme lui portera. Il faut bien s’entr’aider, n’est-ce pas ? parmi les gens de même partie.
Une année qu’il était en fuite, je le trouvai avec sa bien-aimée, couple idyllique, près d’un ruisseau, assis dans l’herbe et composant un bouquet de fleurs.
— Mais, malheureux, les gendarmes sont dans le quartier et te cherchent.
— Les gendarmes ? Ils savent bien où me trouver. Seulement ils savent aussi que je me rendrai seul à la prison aussitôt finie la saison des fruits. De cette façon tout s’arrange ; je puis vaquer à mes affaires et je les dispense, eux, de courir.
On n’en finirait pas de raconter Tiphaine.
— Votre profession ? lui demandait le juge.
— Terrassier l’été, horloger l’hiver.
En effet, l’été, quelquefois, Tiphaine pioche la terre à ses moments perdus ; et l’hiver, dans les loisirs de la prison, avec l’assentiment du geôlier, il se divertit à rafistoler des montres.
Le même juge lui demandait son âge ; mais cette fois Tiphaine, qui a des idées à lui comme citoyen, était poursuivi pour politique.
— L’âge du sans-culotte Jésus, répondit-il avec fierté en renouvelant le mot de Camille.
— Bien sûr, Tiphaine ?
— Oui ! monsieur le juge.
— En ce cas, greffier, écrivez que l’accusé Tiphaine déclare avoir dix-huit cent quatre-vingt-neuf ans.
Brave Tiphaine !
L’ayant depuis quelque temps perdu de vue, je ne sais s’il exerce encore. Mais, bien qu’il ne faille accuser personne à la légère, entre nous, j’ai comme l’idée qu’il était un des malfaiteurs de la pire espèce par qui le jambon et le vin vieux du sieur Anseaume furent volés la veille des Rois.
Le tambour de Roquevaire
— Brigadier…
— C’est-il vous, garde Picardan ?
— Oui, brigadier. Et même qu’il y a du nouveau.
— Attendez alors, que je mette mes bottes.
Là-dessus, le brigadier ferma la fenêtre du rez-de-chaussée aux vitres de laquelle le garde Picardan avait cogné, et disparut un instant pour reparaître sur le perron de la caserne, non plus en bonnet de coton, comme un bon gendarme qui va se livrer au repos du soir, mais sanglé d’un baudrier, coiffé d’un tricorne et prêt à traquer le délinquant, malgré les ténèbres,