Le Déclin de l’Europe
Par Albert Demangeon
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À propos de ce livre électronique
Mais elle aura certainement démontré avec force le rôle des facteurs économiques dans la vie du monde et que ce qui mène d’abord les hommes, c’est la sécurité des moyens de vivre, la conquête du bien-être matériel et le souci du pain quotidien. La recherche du progrès économique se place en tête des aspirations des peuples. On croit toujours que le moyen d’être heureux est de posséder la force économique.
Par elle-même, la guerre aura précipité l’univers entier dans cette course à la fortune. Elle a tant détruit de commodités, d’épargnes et de richesses que le travail matériel s’élève à des prix qu’il n’avait pas atteints depuis longtemps. Ce sera au détriment du travail non producteur d’objets matériels ; il y aura là, pour un temps indéterminé, une régression de l’esprit. Des années se passeront pour nos sociétés à reconstruire ce qui fut démoli et à recréer ce qui fut détruit ; et c’est dans la mesure où ses mains collaboreront à cette œuvre que se déterminera la valeur sociale d’un homme ; il y aura réfection de la hiérarchie sociale, déplacement de fortune.
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Aperçu du livre
Le Déclin de l’Europe - Albert Demangeon
CHAPITRE PREMIER
L’AFFAIBLISSEMENT DE L’EUROPE
La guerre a profondément atteint l’économie européenne. Pour imaginer ses effets désastreux et supputer leurs risques de durée, on est tenté de se reporter aux époques les plus douloureuses de l’histoire de l’humanité ; on évoque le souvenir de la guerre de Cent Ans pour la France et de la guerre de Trente Ans pour la France de l’Est et l’Allemagne de l’Ouest. Des documents certains nous apprennent combien il fallut de temps aux malheureuses régions ravagées par les bandes et par les troupes pour se relever de leurs ruines et de quelle lourde hypothèque ces dévastations y chargèrent le développement de la civilisation. Au xviie siècle, notre province de Champagne souffrit tellement des ravages des Suédois et des Croates que l’industrie du fer, si prospère sous Henri IV et durant le début du règne de Louis XIII, fut presque réduite à la ruine ; la plupart des forges cessèrent de travailler ; plusieurs ne revinrent jamais à la vie ; on ne sentit qu’à la longue les effets de la paix, et, malgré les efforts de Colbert, il ne semblait pas à la fin du siècle que la métallurgie eût retrouvé toute sa prospérité d’autrefois. Plus près de nous, nous savons que les guerres de Napoléon ont laissé la France affaiblie alors que, de l’autre côté de la Manche, la révolution industrielle édifiait la fortune moderne de la Grande-Bretagne. Mais ces comparaisons ne suffisent pas à l’intelligence du présent parce que la grande guerre a été un fléau d’une grandeur jusqu’alors inconnue ; elle a mis aux prises des armées de plusieurs millions d’hommes représentant des pays de plusieurs centaines de millions d’habitants ; elle a mis en œuvre des engins de destruction formidables qui ont fauché des millions de vies humaines, annihilé des siècles de travail et d’économie, et même détruit la terre des champs. La guerre a porté le trouble dans une civilisation savante et ponctuelle ; elle a désorganisé les merveilles d’agencement qui la supportaient ; elle a jeté bas les fondements même de son existence : production intensive des champs, travail compliqué et spécialisé des usines, transports réguliers, relations universelles. Aussi quand on essaie de voir où le mal a porté, on constate que la guerre a eu surtout trois effets directs sur l’économie européenne ; en arrêtant la production, elle a obligé l’Europe à faire à l’étranger des achats qui l’ont endettée et rendue débitrice de ses anciens créanciers ; en détruisant les biens, elle l’a obligée à se reconstituer perdant ainsi les moyens de créer de nouvelles richesses à échanger ; enfin, en tuant des multitudes d’hommes, elle a tari une source d’énergie et de vitalité.
I
LA CRISE DE PRODUCTION EN EUROPE
L’Europe, qui déjà bien avant la guerre ne pouvait se passer des envois de l’étranger en matières alimentaires, tombe de plus en plus sous la dépendance des autres pays. Tandis que les rendements de son agriculture s’abaissaient l’obligeant à de coûteuses importations, la production s’accroissait ailleurs, en vue de suffire aux demandes énormes des belligérants.
Nous pouvons prendre la France comme un exemple de ces pays agricoles dont la terre dut chômer faute de travailleurs. Si nous comparons en 1903-1912 et en 1918 les récoltes et les surfaces cultivées, nous constatons que le blé est tombé de 6 500 000 à 4 300 000 hectares et de 89 600 000 à 63 600 000 quintaux ; l’avoine, de 3 800 000 à 2 600 000 hectares et de 48 400 000 à 27 400 000 quintaux ; les pommes de terre, de 1 500 000 à 1 100 000 hectares et de 132 000 000 à 62 100 000 quintaux. Pour le blé, la production française a donc baissé de près de 30 pour 100 ; pour les pommes de terre, de plus de 100 pour 100.
En contraste avec ces productions réduites, nous voyons aux États-Unis, de 1900 à 1918, la récolte de blé bondir de 190 à 334 millions d’hectolitres ; celle du maïs, de 766 à 940 ; celle de l’avoine de 294 à 560 ; celle de la pomme de terre, de 77 à 135. La moisson de blé de 1918 ne connaît de rivale dans l’histoire agricole des États-Unis que celle de 1915 ; malgré l’accroissement continu de la population, elle a laissé libre pour l’exportation une masse de près de 110 millions d’hectolitres. La récolte de 1919 ne le cède guère en abondance. Tandis que l’Europe s’inquiète pour son pain quotidien, les États-Unis redoutent la pléthore, car leurs excédents de récolte rencontrent sur le marché le trop plein de l’Argentine et de l’Australie. Sans les grains du Nouveau-Monde, l’Europe ne mangerait pas à sa faim ; cette situation date d’avant la guerre ; mais la guerre a rendu critique la question des vivres ; pour la seule année de 1916, l’Europe reçut des États-Unis plus de deux milliards de francs de farine ; elle continuera à dépendre d’eux et des autres pays neufs pour une large portion de sa subsistance.
Pour combler le déficit des récoltes européennes, les pays qui travaillaient en paix ont développé leur production ; il en est même qui l’ont créée de toutes pièces. Nulle part cet essor ne fut plus rapide que dans l’Amérique du Sud ; une véritable révolution économique s’y prépare. En Argentine, d’énormes achats de blé se sont faits pour le compte de l’Angleterre et de la France ; partout on sème en blé de grandes étendues de terre qu’on avait jusqu’ici consacrées au maïs ; devant l’abondance des récoltes, on se demande avec inquiétude comment on pourra les emmagasiner, puis les embarquer pour l’Europe ; pour la seule année de 1917-1918, l’Argentine disposait de quatre millions de tonnes prêtes à l’exportation ; la vente du blé à l’Europe s’élève aux proportions d’une affaire nationale ; en 1919, on l’a réglée par une convention entre le gouvernement argentin et les gouvernements de Grande-Bretagne, de France et d’Italie. En 1918, l’Argentine exporta 4 325 830 tonnes de grains valant 535 millions de pesos (blé, 2 437 209 tonnes ; avoine, 646 765 ; graine de lin, 164 958 ; maïs, 825 935) ; ce commerce représente la grande fortune du pays ; au début de 1919, la grève des dockers de Buenos-Aires, qui menaçait de l’arrêter, apparaissait comme un fléau national. C’est aussi l’Europe qui absorbe presque toute la récolte de l’Uruguay.
Mais les pays de la Plata avaient depuis longtemps de vastes champs de blé ; depuis longtemps ils étaient les fournisseurs de l’Europe. Le fait vraiment caractéristique de toute cette évolution économique, c’est l’apparition du Brésil sur le marché du monde comme exportateur de blé. Avant la guerre, le Brésil produisait peu de blé ; il en importait même pour sa consommation ; comme la rareté du fret, conséquence de la guerre, compromettait ses approvisionnements, il se mit à développer les champs de blé dans les États du Sud de telle manière que la récolte non seulement suffît aux besoins du pays, mais encore permet des ventes à l’Europe. En 1917, on récolta 17,8 millions d’hectolitres de blé dans le Minas Geraes, 17,2 dans le Rio Grande do Sul, 13,2 dans le Sao Paulo, 3,6 dans le Parana, 2,7 dans le Santa Catarina. Tandis que le Brésil importait 24 973 tonnes de blé en 1906, il n’en importait plus que 187 tonnes en 1917 et il en exportait 24 047, valant 4 900 000 francs. D’autres cultures, surexcitées par la demande extérieure, se développent à l’unisson : des chargements de riz, de manioc, de haricots quittent le Brésil à destination du vieux monde. Tout l’ensemble du continent américain contribue donc à l’alimentation de l’Europe. Comme elle est incapable de payer ces fournisseurs avec ses propres produits, elle doit leur donner son or ou bien leur demander crédit. L’Europe fait des dettes sur toute la terre.
Pour bien d’autres approvisionnements, l’Europe passe sous la dépendance des autres pays. Depuis longtemps la Grande-Bretagne achetait de la viande en Argentine. La France, ayant souffert de grosses pertes de bétail, doit maintenant faire appel aux mêmes ressources ; de 1912 à 1918, le nombre des bêtes bovines est tombé chez nous de 14,7 à 13,3 millions ; le nombre des moutons, de 16,4 à 9,4 millions ; le nombre des porcs de 6,9 à 4 millions. Pour les moutons et les porcs, ces chiffres révèlent un énorme déchet. Pour les bêtes à cornes, la diminution paraît moindre ; mais l’âge moyen des animaux a baissé de telle sorte que leur poids, c’est-à-dire leur rendement en viande, se trouve fortement réduit ; de plus, nous possédons beaucoup moins de vaches laitières. Aussi les exportations de viande argentine ont monté de 200 millions de pesos or en 1913 à 376 millions en 1917 ; elles s’accroîtront tant que l’Europe n’aura pas reconstitué son cheptel ; avec ses usines frigorifiques équipées à la moderne, l’Argentine occupe, aux côtés de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande, une place de premier ordre sur le marché de la viande. Comme Buenos-Aires en Argentine, Montevideo en Uruguay expédie des cargaisons de viande congelée vers le Havre, Bordeaux, Londres et Liverpool. Toute l’économie pastorale se trouve entraînée dans le même mouvement : pour la première fois en 1917 l’Argentine exportait du fromage en Europe. Au Brésil, de gros établissements frigorifiques se sont fondés près de Sao Paulo et dans le Minas Geraes : alors qu’en 1914 le pays n’exportait pas de viande congelée, il en expédiait 8 510 tonnes en 1915, 66 452 tonnes en 1917. Ailleurs c’est la production de sucre qui monte ; on peut dire que l’Amérique latine a sauvé de la disette de sucre les États-Unis et les pays de l’Entente ; Porto-Rico, Saint-Domingue et surtout Cuba ont été les gros fournisseurs ; mais d’autres pays, comme le Honduras, le Nicaragua, le Costa-Rica, la Colombie, le Venezuela, le Chili, le Pérou et la Bolivie, ont apporté leur contingent sur le marché ; quant au Brésil, il a exporté en 1917 plus de 13 000 tonnes de sucre, chiffre dix fois plus fort que celui de 1912. Denrée précieuse et chère, le sucre, impose à l’Europe une lourde dépense que, faute de produits d’échange, elle doit en partie solder avec de l’or. À ces vivres il faudrait ajouter des masses d’autres objets de première nécessité dont la guerre avait créé en Europe l’impérieux besoin : c’est ainsi que de grosses commandes de traverses de chemin de fer ont abouti à l’exploitation forestière de certaines parties de l’Amérique du Sud et à des expéditions énormes de bois.
Ces considérations ne nous donnent qu’une faible idée de ce que l’Europe a perdu par déficit de production. Il faut songer non seulement à ce qu’elle dut acheter pour vivre, mais encore à ce qu’elle dut acquérir pour combattre. Vaste machine industrielle avant la guerre, elle fut incapable de suffire à ses fabrications de guerre ; pendant 1916, elle reçut des États-Unis en moyenne 300 millions de francs d’armes et de munitions chaque mois ; les usines américaines faisaient des affaires d’or ; au bout des deux premières années de guerre, elles avouaient des bénéfices de plus de 4 milliards de francs.
On comprend que ces achats de denrées de consommation et d’articles manufacturés représentent pour l’Europe d’énormes dépenses qu’elle n’a pu solder comptant : de là les dettes formidables qui pèsent sur les nations belligérantes.
II
LES DETTES DE L’EUROPE
La nécessité d’acheter pour suffire à leur consommation et l’impossibilité de travailler assez pour créer des produits d’échange ont profondément déséquilibré la balance commerciale des pays en guerre ; cette situation économique se traduit par un excédent des importations sur les exportations qui atteint des proportions jusqu’alors inconnues.
L’exemple de la Grande-Bretagne est particulièrement suggestif. Avant la guerre, elle avait bien un excédent d’importations ; mais c’était ainsi que se traduisait dans la balance de son commerce la masse des marchandises qui entraient chez elle pour payer les intérêts de ses capitaux placés au dehors. Avec la guerre, l’excès des importations prend des proportions colossales et signifie appauvrissement. En 1918, les importations de la Grande-Bretagne ont dépassé de 550 millions de livres sterling celles de 1913 ; les exportations ont été inférieures de 105 millions de livres sterling aux exportations de 1913 ; pour cette année 1918, l’excès des importations s’élève à 790 millions de livres sterling, soit 6 fois plus qu’en 1913 et 5 fois plus que la moyenne des dix années d’avant guerre ; pour le premier semestre de 1919, il atteignait encore près de 384 millions de livres sterling. Dans la baisse des exportations figure, pour une bonne partie, la diminution des réexportations, c’est-à-dire de l’élément le plus original et le plus productif du commerce britannique.
Pour la France, ce déséquilibre se marque, d’une manière plus brutale encore, dans les statistiques de notre commerce extérieur, ainsi que le montre le tableau suivant :
Pour la France, comme pour les autres nations belligérantes, la guerre représente donc une perte énorme de richesse au profit des pays épargnés ou moins éprouvés par le fléau. On a calculé qu’une année de guerre avait à peu près détruit les économies de quatre années normales. Dès lors le bilan de la guerre s’établit par des chiffres de dettes formidables.
DETTES DES BELLIGÉRANTS[1]
(en millions de dollars.)
Ainsi, pour ces neuf pays, les dettes d’avant guerre s’élevaient à 26 milliards de dollars ; celles d’après guerre, à 236, dont 170 pour les Alliés et 66 pour les Puissances Centrales. Il fut un temps où l’on pouvait affirmer qu’une bonne guerre rapportait toujours quelque chose. Il est difficile de nier maintenant qu’une guerre, comme celle qui vient de se terminer, équivaut à une gigantesque catastrophe matérielle. La paix est venue ; il faudra travailler pour payer ces dettes. Mais les pays qui n’auront pas souffert travailleront avec moins de charges et plus de chances de succès.
D’autres charges encore pèseront malheureusement sur les pays qui ont fait la guerre : elles résulteront des dommages, des destructions et des pillages ; il faudra travailler et encore emprunter pour réparer ces ruines. Ces charges n’affecteront pas également tous les compagnons de lutte ; elles seront incomparablement plus lourdes pour les pays qui ont servi de champs de bataille. Pour les pays éloignés du théâtre des opérations, elles n’existent pas. Par contre, pour la France du Nord, la Belgique, la Serbie, la Roumanie, elles équivalent parfois à une réfection complète des moyens d’existence. Pour les industries belges, on évalue les dommages de guerre à plus de huit milliards et demi de francs. Dans la France du Nord, c’est un cataclysme qui a tout renversé ; on ne déplore pas seulement la dévastation des forêts, des usines, des mines, des maisons, volontairement accomplie par l’ennemi ; il faut encore revoir par la pensée cette zone de mort, longue de 500 kilomètres, large de 10 à 25, qui suit le front de la bataille et que le manque de culture joint à la destruction de la bonne terre a transformée en un désert, en une steppe sauvage, en un champ d’éruptions. On a évalué l’ensemble des