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Devant l'histoire en crise: Raymond Aron et Leo Strauss
Devant l'histoire en crise: Raymond Aron et Leo Strauss
Devant l'histoire en crise: Raymond Aron et Leo Strauss
Livre électronique517 pages6 heures

Devant l'histoire en crise: Raymond Aron et Leo Strauss

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À propos de ce livre électronique

Que nous apprend l’histoire ? Est-il vrai que trop d’histoire empêche d’agir et de juger ? Ne serait-elle qu’un bric-à-brac d’exemples et d’alibis ? Quels rapports la philosophie politique peut-elle entretenir avec le passé ? Ces questions vitales sont au coeur de la discussion que nouent Raymond Aron (1905-1983) et Leo Strauss (1899-1973) et qui prend pour point de départ les réflexions de Max Weber sur les limites de l’historicisme et le polythéisme des valeurs. Suivant des directions à la fois opposées et complémentaires, Aron et Strauss jettent les bases d’une véritable philosophie du jugement politique, à l’épreuve de la crise des années 1930, de la Seconde Guerre mondiale et des affrontements idéologiques subséquents.

Au croisement de l’épistémologie de l’histoire et de la théorie politique, Sophie Marcotte Chénard reconstruit ici le dialogue qu’ont entretenu ces deux figures majeures du XXe siècle. Elle montre surtout la subtilité de leurs positions respectives et explore les leçons qu’il faut aujourd’hui en tirer.
LangueFrançais
Date de sortie10 mai 2022
ISBN9782760645332
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    Aperçu du livre

    Devant l'histoire en crise - Sophie Marcotte-Chénard

    Sophie Marcotte Chénard

    DEVANT L’HISTOIRE EN CRISE

    Raymond Aron et Leo Strauss

    Les Presses de l’Université de Montréal

    Pensée allemande et européenne
    collection fondée par Guy Rocher
    dirigée par Philippe Despoix et Augustin Simard

    Universels quant à leurs préoccupations critiques, les ouvrages publiés dans cette collection pluridisciplinaire sont indissociables de l’univers intellectuel germanique et centre-européen, soit parce qu’ils proviennent de traditions de pensée qui y sont spécifiques, soit parce qu’ils y ont connu une postérité importante. En plus des traductions d’auteurs aujourd’hui classiques (tels Simmel, Weber ou Kracauer), la collection accueille des monographies ou des ouvrages collectifs qui éclairent sous un angle novateur des ­thèmes propres à cette constellation intellectuelle.

    La collection Pensée allemande et européenne est parrainée par le Centre canadien d’études allemandes et européennes (CCEAE, Université de Montréal). Elle publie des ouvrages évalués par les pairs et reçoit l’appui du Deutscher Akademischer Austausch Dienst (DAAD).

    www.cceae.umontreal.ca/La-collection-du-CCEAE

    Mise en pages: Yolande Martel

    Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

    Titre: L’histoire en crise: Raymond Aron et Leo Strauss / Sophie Marcotte Chénard.

    Nom: Marcotte Chénard, Sophie, auteur.

    Collection: Pensée allemande et européenne.

    Description: Mention de collection: Pensée allemande et européenne | Présenté à l’origine par l’auteure comme thèse (de doctorat—École des hautes études en sciences sociales, Paris, 2016) sous le titre: La philosophie politique et I’histoire: Léo Strauss et Raymond Aron face au problème de l’historicisme. | Comprend des références bibliographiques.

    Identifiants: Canadiana (livre imprimé) 20210065001 | Canadiana (livre numérique) 2021006501X | ISBN 9782760645318 | ISBN 9782760645325 (PDF) | ISBN 9782760645332 (EPUB)

    Vedettes-matière: RVM: Historicisme. | RVM: Science politique—Histoire. | RVM: Aron, Raymond, 1905-1983. | RVM: Strauss, Leo.

    Classification: LCC D16.9.M37 2021 | CDD 901—dc23

    Dépôt légal: 1er trimestre 2022

    Bibliothèque et Archives nationales du Québec

    © Les Presses de l’Université de Montréal, 2022

    www.pum.umontreal.ca

    Cet ouvrage a été publié grâce à une subvention de la Fédération des sciences humaines de concert avec le Prix d’auteurs pour l’édition savante, dont les fonds proviennent du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.

    Les Presses de l’Université de Montréal remercient de son soutien financier la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC).

    Une grande philosophie n’est pas celle qui prononce des jugements définitifs, qui installe une vérité définitive. C’est celle qui introduit une inquiétude, qui ouvre un ébranlement.

    Charles Péguy, Pensées

    INTRODUCTION

    L’historicisme est une notion glissante. Le terme Historismus, d’origine allemande, apparaît pour la première fois sous la plume de Friedrich Schlegel en 17971. Il a depuis connu une longue histoire d’usages polémiques au cours des 19e et 20e siècles, non seulement en Allemagne, mais aussi en France, en Italie et en Angleterre2. Il souffre d’un sort plus malheureux encore que celui d’autres néologismes modernes: terme à la signification ambiguë dès son émergence, il se présente comme un concept normatif plutôt que descriptif. Il est défini de plusieurs façons distinctes, souvent contradictoires, selon qu’on insiste sur le sens que lui donnent ses défenseurs ou ses détracteurs. Résistant fermement aux tentatives d’en fixer les traits de manière définitive, le concept d’historicisme semble se dérober à une saisie finale.

    Une fréquentation des auteurs de la tradition historiciste allemande, même sommaire, laisse le lecteur dans un état de désarroi, voire de confusion. L’historicisme renvoie tour à tour à la philosophie hégélienne de l’histoire, à la théorie de l’historiographie et à l’École historique allemande, à la philosophie herméneutique de Wilhelm Dilthey, à une méthodologie de la science historique, aux philosophies d’inspiration marxiste, à une doctrine du relativisme historique, à un mouvement irrationaliste menant au décisionnisme et au nihilisme et finalement, à la thèse de l’historicité de la raison3. Il semble y avoir autant d’acceptions différentes de l’historicisme que d’usages du mot.

    C’est que l’historicisme est avant tout un Kampfbegriff ou, pour reprendre la formule du philosophe écossais W. B. Gallie, un concept essentiellement contesté4. Le concept appelle en effet plusieurs descriptions possibles et devient par là un «site de débats5». Son caractère polémique se révèle dès qu’on observe ses premiers usages dans la pensée allemande, qui se déploient sur le mode de l’accusation. Le concept d’historicisme est utilisé pour désigner l’ennemi ou l’adversaire, qu’il s’agisse de l’historien attentif au détail, du relativiste historique, du nihiliste moral. Si de nombreux travaux retracent les débats entre historiens, théologiens et philosophes6, ces derniers négligent toutefois la dimension polémique des problèmes que pose la querelle de l’historicisme. La question qu’il faut soulever est la suivante: que révèlent ces accusations? Qui siège sur le banc des accusés? Et pourquoi le concept d’historicisme est-il mobilisé comme grief?

    L’une des raisons expliquant la charge normative des débats sur l’historicisme est que cette querelle touche une question fondamentale: celle de la justification morale des actions humaines. L’historicisme n’est donc pas seulement affaire de discussions d’épistémologues obscurs du 19e siècle. En vérité, le problème de l’historicisme ouvre un champ d’interrogations beaucoup plus vaste sur l’histoire, sur la façon dont, en tant qu’individu, collectivité ou civilisation, nous nous rapportons à notre propre passé et envisageons l’avenir. Se demander comment on écrit l’histoire n’est pas une question purement épistémologique: cette question commande tout un rapport au passé qui dicte la façon dont on s’inscrit dans la durée, la manière dont on conçoit notre rôle politique et social et dont on justifie son existence et ses valeurs. S’inscrire dans l’histoire comme le suppose l’historicisme, c’est déjà se faire une représentation du monde et adopter une position qui a des implications politiques. Plus encore, l’historicisme comme vision du monde suppose une attitude morale particulière, c’est-à-dire une position aux répercussions concrètes. Se croire, par exemple, au faîte d’un développement civilisationnel, ou au contraire concevoir le présent comme étant inférieur aux époques qui l’ont précédé, dicte une façon d’écrire, mais aussi une façon d’agir, de communiquer, d’établir des liens avec autrui, de construire le lien social. En somme, le rapport à l’histoire et à la temporalité est de part en part un problème qui relève du politique.

    C’est pour cette raison que les accusations d’historicisme dépassent les frontières de la discipline historique pour s’immiscer dans la politique, la théologie, la musique, la théorie littéraire et l’architecture.7 Utilisées comme outil rhétorique, elles permettent de critiquer divers modes de pensée qui insistent trop sur les arguments historiques, le contexte ou l’histoire et qui, partant, nient l’existence d’une justification morale supra-­historique8. On va même jusqu’à dépeindre l’historicisme comme une manière de penser qui «tue l’âme et garde le corps9». C’est que l’historicisme voyage avec des «compagnons de route10» conceptuels de mauvaise réputation: crise, relativisme, décisionnisme, nihilisme. En 1922 déjà, Troeltsch décrivait l’historicisme comme un fleuve «sans commencement, sans terme, et sans rives» auxquelles s’arrimer11.

    Faire l’expérience du mode de pensée historiciste, c’est faire l’expérience d’un vide, d’un flux constant sans points de repère auxquels se raccrocher. Pour les disciplines qu’on pourrait qualifier de «normatives», l’historicisme est donc perçu comme menace existentielle. Il n’y a eu jusqu’à présent que peu d’études sur la façon dont les débats sur l’historicisme en Allemagne ont migré vers le domaine de la philosophie politique à partir de l’entre-deux-guerres pour finalement s’implanter pour de bon dans le champ disciplinaire de la période de l’après-guerre. Puisque la pensée historiciste ne peut être rattachée à une tradition intellectuelle qui serait cohérente, linéaire et sans aspérités, nous sommes contraints d’examiner la pluralité d’usages polémiques et pratiques du terme pour saisir le rôle central qu’il joue dans le développement de la philosophie politique à partir des années 1930.

    La visée de la présente étude n’est donc pas de cerner la «vraie» définition du concept d’historicisme, mais plutôt de contraster ses différents usages afin de tracer les lignes de fuite d’un problème fondamental qui se pose pour les philosophes politiques de l’entre-deux-guerres, celui du sens de l’histoire conçue à la fois comme discipline et processus, comme rapport au passé et vision du futur. La crise de l’historicisme se présente comme une voie d’accès privilégiée vers la question plus profonde de la signification du processus historique et des répercussions pratiques de la conscience historique moderne. Peut-on se fonder sur la connaissance de ce qui a eu lieu pour savoir comment agir, et si oui, jusqu’à quel point? Comment faire face à l’incertitude de l’avenir tout en continuant à croire que l’action au présent ne se déroule pas dans la plus complète obscurité? Comme nous le verrons, le problème de l’historicisme se confond avec le problème du jugement politique. La crise de l’historicisme, en remettant sur le métier la question de la permanence des normes et valeurs par-delà leur contexte particulier d’émergence ou de pratique, engage à interroger la stabilité des critères du jugement.

    En Allemagne, qui est pour ainsi dire le «berceau» de la crise de l’historicisme, la référence au concept revêt un caractère concret, voire existentiel à partir de la première décennie du 20e siècle. Dans le contexte de la pensée de Weimar, les discussions sur l’historicisme deviennent le véhicule et l’indicateur d’un malaise profond. L’usage du terme traduit des sentiments de peur, d’angoisse, d’insécurité qui se propagent plus largement dans les cercles intellectuels européens. Ce sentiment de crise est en outre alimenté par une conscience accrue des transformations politiques, sociales et intellectuelles et de l’incertitude de l’avenir de l’Europe. La crise de l’historicisme devient l’un des véhicules par lesquels s’exprime ce malaise et cette perte de repères de certitude.

    L’interrogation à la source de ce livre se déploie sur fond de crises multiples: crise politique d’abord, celle de la naissance malaisée de la république de Weimar après une guerre qui laisse l’Europe en désarroi; crise sociale, ensuite, qui se manifeste par une redéfinition radicale des rôles sociaux et une mise en cause des divisions de classes de l’ancienne Europe; crise du savoir, qui se manifeste par un morcellement, une fragmentation, et une effervescence dans tous les domaines de connaissance et par un questionnement sur les modes par lesquels on appréhende le réel; crise spirituelle qui, pour beaucoup d’auteurs, prend la forme de la perte d’un horizon de sens plus large permettant d’orienter l’action, perte qui donne lieu à une montée de l’existentialisme et du nihilisme; et finalement, crise morale où l’on assiste à un renversement des valeurs, des croyances, des traditions12. La «crise» de l’historicisme recoupe et réunit plusieurs de ces préoccupations, puisqu’elle tire sa source d’une mise en cause de tout élément de permanence au sein du monde social et politique. Elle ébranle ainsi des certitudes académiques, mais aussi des certitudes morales et politiques. Si le vocabulaire de l’historicisme peut paraître daté, et si dans la philosophie politique contemporaine le langage dans lequel s’expriment ces préoccupations a depuis changé, le problème que pose cette crise demeure toutefois central: celui qui a trait à la justification des normes morales et politiques en l’absence de fondements universels ou de référence à un absolu d’origine divine. L’analyse du va-et-vient entre défenses et critiques de l’historicisme permet de mettre au jour ce qui, dans cette Methodenstreit (dispute méthodologique), devient un débat sur les fondements de la raison.

    C’est dans ce contexte de crise de l’histoire dans la période de l’entre-deux-guerres en Europe qu’une nouvelle génération de penseurs politiques doit chercher à s’orienter. Qu’il s’agisse de Karl Löwith, Hannah Arendt, Hans-Georg Gadamer, Leo Strauss, Eric Voegelin ou encore Raymond Aron, la confrontation avec le problème de l’histoire constitue l’une des formes par lesquelles ces penseurs cherchent à donner un sens à cet héritage politique et social morcelé qui est le leur. Si l’usage du concept dénote une crise de la science et de la philosophie, il signale également l’échec à définir, dans un contexte de Grundlagenkrisis (crise des fondements), des critères permettant de fonder le jugement politique. Comment s’assurer que notre jugement, en tant que spectatrices et spectateurs, actrices et acteurs politiques, soit adéquat? Comment répondre à la possibilité bien réelle que les normes à partir desquelles on juge généralement les événements et situations politiques puissent être renversées, niées ou abandonnées?

    C’est par l’intermédiaire du vocabulaire de l’histoire, fourni d’abord par la philosophie hégélienne, et ensuite par le néokantisme et la philosophie heideggérienne, que les philosophes politiques de cette génération développent leur pensée propre. Plus encore, à travers ce qu’on pourrait désigner comme la «question de l’histoire», c’est du statut de la philosophie politique et de l’exercice de la pensée en temps incertains dont il est question ici. Notre tâche consiste donc à discerner, à partir d’une analyse critique des différents diagnostics de crise de l’histoire durant cette période, les avantages et les inconvénients de l’histoire pour la philosophie politique13.

    Strauss et Aron à la rencontre du «problème de l’histoire»

    Plutôt que de chercher à définir l’historicisme (et sa crise) et à discriminer entre ses usages, il faut poser la question autrement en examinant les raisons derrière les accusations d’historicisme. Le concept d’historicisme regroupe une constellation de questions connexes – sur l’objectivité dans les sciences sociales, sur la possibilité de recouvrer le sens du passé, sur le sens et la direction du processus historique, sur le relativisme moral et la menace du nihilisme – questions qui se rassemblent sous l’égide du problème de l’histoire. Dérouler le fil de ces accusations permet de mettre en scène un affrontement intellectuel sur fond de crise de la pensée et de crise politique. La présente enquête procède à partir de deux perspectives qui représentent deux positions «idéaltypiques» et à première vue opposées face à cette crise: celles de Leo Strauss et de Raymond Aron. Strauss et Aron apparaissent, dans le champ de la littérature spécifique sur l’historicisme, comme oubliés ou du moins négligés. On souligne à juste titre que Strauss fut le critique le plus sévère de l’historicisme, sans pourtant proposer une analyse de fond de son interprétation. Aron est reconnu dans la littérature sur l’historicisme comme celui qui, en France, a fourni la contribution la plus significative à ce problème. Cependant, l’analyse se limite le plus souvent à un survol de l’Introduction à la philosophie de l’histoire, sans faire intervenir les nombreux écrits qu’Aron a consacrés, tout au long de sa vie, aux diverses formes de la pratique historienne et de la philosophie de l’histoire, et sans replacer dans l’ensemble de son projet intellectuel cette interrogation sur la conscience historique.

    Nous sommes à cet égard face à deux grandes pensées du 20e siècle qui, pour des raisons fort différentes, partagent un sort similaire. De leur vivant comme dans leur réception posthume, les œuvres de Strauss et Aron ont suscité des réactions diversifiées et souvent extrêmes. Il a été dit en France qu’il valait mieux avoir tort avec Sartre qu’avoir raison avec Aron14. Perçu pendant longtemps comme un intellectuel de droite parmi les gauchistes, mais trop à gauche pour la droite, Aron est demeuré, à l’instar de ce qu’il dit de Tocqueville, «suspect à tous15». La pensée straussienne a quant à elle été l’objet de critiques véhémentes et de défenses tout aussi ardentes. Ronald Beiner souligne à juste titre qu’il est souvent considéré «either as a beast or a god16» et qu’il n’y a eu dans sa postérité que peu de place pour des positions intermédiaires. Qu’il s’agisse des débats sur la poursuite d’une intention proprement politique dans l’œuvre de Strauss, de l’hypothèse suivant laquelle il aurait écrit de manière ésotérique sur les livres ésotériques, ou encore de l’idée qu’il y aurait dans ses écrits un enseignement caché, le cas Leo Strauss est loin d’être clos17. Sur le plan politique, son nom porte la marque des controverses liées à l’association de certains disciples de «l’école straussienne» au néoconservatisme américain18. Entre ceux qui louent l’homme et l’œuvre et s’en réclament et ceux qui démonisent les thèses et «l’école» straussiennes, le conflit est le plus souvent stérile et le dialogue, quasi impossible. La différence notable entre les deux auteurs tient au fait que s’il y a des aroniens, il n’y a toutefois pas d’«aronisme19» à proprement parler. Par contraste, la pensée straussienne semble inviter à la constitution d’une «école».

    On assiste toutefois depuis quelques années à ce qu’on pourrait appeler une «déstraussianisation» des études sur Strauss. De nombreux philosophes, théoriciens politiques et historiens se penchent sur les écrits straussiens à partir des intérêts qui leur sont propres et engagent un dialogue avec Strauss à distance des controverses qui ont occupé les commentateurs de l’œuvre pendant longtemps20. Même au sein de l’école straussienne, les divisions semblent moins tranchées. Après The Truth about Leo Strauss, ouvrage publié en 2006 dans lequel Catherine et Michael Zuckert répondaient aux accusations portées contre Strauss, les deux auteurs ont à nouveau repris la plume dans leur dernier opus, Leo Strauss and the Problem of Political Philosophy, qui propose une lecture interne de l’œuvre de Strauss et évite le terrain miné des polémiques entre les différentes écoles straussiennes. Destiné à un public plus vaste, l’ouvrage propose ainsi une restitution nuancée des thèmes fondamentaux de la pensée du philosophe politique allemand. Dans le sillage de ces lectures non dogmatiques de l’œuvre straussienne, la présente analyse propose non pas de scruter Strauss lui-même, mais bien de penser dans toute son ampleur un problème qu’il a lui-même pris au sérieux.

    Une autre difficulté se présente à l’interprète de Strauss comme d’Aron. Les œuvres qu’ils ont laissées derrière eux sont volumineuses et denses et leur pensée respective ne se déploie de façon ni linéaire ni systématique. Pour des raisons bien différentes, les écrits de Strauss et Aron requièrent un travail d’exégète patient. Le premier ne livre pas sa pensée en toute clarté ou, du moins, son œuvre recèle plusieurs passages elliptiques qui contraignent l’interprète à examiner une multitude d’hypothèses avant de poser un jugement définitif. Aron, pour sa part, a parfois écrit, nous semble-t-il, avec plus d’empressement: le développement de sa pensée est souvent appelé par l’urgence des situations historiques. La richesse du 20e siècle sur le plan des événements, conjuguée à l’infatigable regard d’observateur engagé d’Aron, ont fait que ce dernier a laissé derrière lui une œuvre riche, totalisant plus d’une quarantaine d’ouvrages, des centaines d’articles et des milliers d’éditoriaux. Le travail de l’interprète est d’autant plus difficile que l’intérêt d’Aron s’est porté sur des sujets aussi divers que les relations internationales, la pensée stratégique, le libéralisme, la tradition sociologique allemande et française, l’histoire politique, l’épistémologie de la connaissance historique, ou encore la philosophie analytique de l’histoire.

    Trouver un fil conducteur derrière la «rationalité plurielle21» de son œuvre est une tâche ardue, puisqu’Aron n’a jamais cherché à offrir une présentation systématique de ses thèses. Bien que ses Mémoires permettent de retracer la progression de sa réflexion, la pensée d’Aron s’est modelée à la contingence des événements historiques et ne peut se laisser réduire à quelques propositions centrales. Un fil conducteur existe cependant: son interrogation sur l’histoire, qui se déploie sur les plans théorique et pratique de la nature de la connaissance historique et de la nature de l’expérience historique. En plus de ses ouvrages de jeunesse sur la philosophie allemande, Aron a consacré deux cours, en 1973 et en 1974, au thème de l’histoire: l’un portant sur les sources du tournant historique dans la pensée allemande et l’autre, sur les différentes formes que prend la «conscience de l’histoire» au 20e siècle22. Il a en outre publié de nombreux articles sur le problème philosophique de l’histoire, dont certains sont regroupés dans Dimensions de la conscience historique.

    Appartenant à la même génération, nés à quelques années d’intervalle, l’un en 1899 en Allemagne, l’autre en 1905 en France, Strauss et Aron sont tous deux issus d’une Europe en pleine mutation qui quitte le 19e siècle pour entrer dans le 20e siècle qui sera la scène de crises d’une ampleur sans précédent. Les deux philosophes partagent à cet égard une même expérience historique: les années 1930 en Allemagne. De 1930 à 1933, Aron enseigne à Cologne, réside ensuite à Berlin et travaille à la rédaction de sa thèse de doctorat23. Strauss quitte l’Allemagne, son pays natal, pour la France, puis pour l’Angleterre, et enfin pour les États-Unis à peu près au même moment. Bien que Strauss émigre assez tôt aux États-Unis et qu’Aron ne passe que quelques années en sol allemand, la pensée allemande, imprégnée de ce malaise et de ce discours de crise, constitue la trame de fond non seulement de leurs écrits de jeunesse, mais de leur réflexion sur la politique dans la période de l’après-guerre. À fin des années 1920 et au début des années 1930, l’un et l’autre côtoient, directement ou par l’intermédiaire de leurs écrits, les grandes figures de la pensée allemande: Weber, Schmitt, Husserl, Heidegger, les philosophes de l’École de Francfort et le sociologue d’origine hongroise Karl Mannheim, pour ne nommer que ces derniers24.

    Dans un écrit de jeunesse qui porte sur la situation de la philosophie en Allemagne dans la période de l’entre-deux-guerres, Strauss fait état des tendances alors dominantes: le néokantisme de Heinrich Rickert et de Ernst Cassirer, la phénoménologie husserlienne, l’existentialisme de Heidegger, sans oublier les deux références majeures de la pensée de l’entre-deux-guerres, à savoir Max Weber et Oswald Spengler25. Strauss possède une connaissance approfondie de cette tradition, ainsi qu’en témoignent ses analyses de la pensée de Nietzsche, Weber, Husserl et Heidegger. Aron, pour sa part, rapporte dans ses Mémoires qu’il était un lecteur assidu des auteurs de la tradition historiciste allemande. Dès 1931, il se plonge dans la lecture de la phénoménologie husserlienne, lisant attentivement les Méditations cartésiennes, les Recherches logiques et la Krisis26. C’est durant cette période qu’il commence également sa lecture et son commentaire de l’œuvre de Marx. Son ouvrage consacré à Dilthey, Rickert, Simmel et Weber et à la critique de la raison historique témoigne également de la profondeur de sa connaissance de la philosophie moderne de l’histoire en Allemagne27. Tout comme Strauss, il constate l’influence décisive de l’école néokantienne de Heidelberg vers la fin du 19e siècle et son déclin face à l’émergence des «philosophies de la vie» et de la phénoménologie au tournant du 20e siècle28. Au cours de son séjour en Allemagne, Aron s’intéresse également à la sociologie historique allemande et consacre un petit livre à ce sujet où il traite notamment des œuvres de Oppenheimer, Alfred Weber, Mannheim, Scheler, Adler et Weber29.

    La mise en relation de ces deux penseurs appelle une justification supplémentaire. Le questionnement sur le sens de l’histoire rassemble toute une génération de philosophes et penseurs politiques européens. Löwith, Arendt, Strauss, Gadamer en Allemagne sont tous des étudiants de Husserl et Heidegger et évoluent dans un même climat intellectuel marqué par l’existentialisme et le nihilisme. Plusieurs sont des penseurs juifs qui doivent fuir pour éviter la persécution et les mesures discriminatoires qui deviennent de plus en plus nombreuses après 1933. En France, des penseurs tels que Kojève, Aron, Sartre, Merleau-Ponty et Weil écrivent également à l’épreuve de l’incertitude des événements historiques. Ils empruntent tous, à différents degrés et de diverses façons, le vocabulaire de la crise de l’histoire. Plusieurs de ces figures intellectuelles sont en dialogue; certaines d’entre elles entretiennent même des liens d’amitié.

    En revanche, très peu d’auteurs ont cherché à mettre en relation les œuvres de Leo Strauss et de Raymond Aron30. Pourtant, les points de rencontre, directs ou indirects, entre les deux auteurs sont nombreux31. Ces points de passage ne portent pas que sur des aspects secondaires et dispersés qu’il s’agirait, à partir d’une exégèse poussée, de débusquer. Bien au contraire, Strauss et Aron partagent une même préoccupation pour les périls de la conscience historique moderne. Ils s’interrogent tous deux sur le rapport qu’entretient ou que doit entretenir la philosophie politique avec l’histoire, comprise ici dans sa double signification de devenir historique (Geschichte) et de science historique (Historie). Dans le champ de la littérature sur l’historicisme, les contributions respectives de Strauss et Aron sont toutefois peu étudiées, alors que l’un et l’autre ont poursuivi leur vie durant une réflexion approfondie sur la nature à la fois de la compréhension et de l’expérience historiques.

    Plus encore, les deux penseurs ont entretenu un dialogue à la fois direct et indirect à partir des années 1930. Ils se sont rencontrés pour la première fois à Paris au début des années 1930 et ont entretenu une correspondance sporadique après la guerre. Aron lit et discute les travaux de Strauss, encourageant même son étudiant de l’époque, Claude Lefort, à aller explorer le livre du philosophe politique sur Machiavel. Strauss de son côté, admire l’œuvre d’Aron, quoiqu’il affirme être en désaccord avec les positions de ce dernier sur les bienfaits de la conscience historique32. Outre une formation philosophique similaire, les deux auteurs possèdent également des adversaires théoriques communs. L’un et l’autre développent une critique des idéologies et doctrines du progrès historique au motif qu’elles sont contestées par l’expérience de l’histoire elle-même, c’est-à-dire par les événements tragiques du 20e siècle33. Strauss et Aron constatent également que la philosophie néokantienne est affaiblie par son incapacité à rendre compte des bouleversements politiques qui secouent l’Europe. Strauss évoque dans ses écrits le débat à Davos entre Cassirer et Heidegger, où furent alors exposés au grand jour les insuffisances de la Kathederphilosophie (la «philosophie de chaire») et l’éloignement de la philosophie académique des néokantiens à l’égard des problèmes du présent. Aron consacre un ouvrage aux apories de la «critique de la raison historique» où il expose, entre autres, les limites de la philosophie des valeurs du philosophe néokantien Heinrich Rickert34.

    On note également une parenté des perspectives straussienne et aronienne sur l’histoire en train de se faire. Ils dépeignent tous deux la situation de la philosophie dans l’entre-deux-guerres comme une période de glissement35. De fait, la tonalité aronienne lors de sa soutenance de thèse en 1939 est celle de l’inquiétude face à l’incertitude de l’avenir de l’Europe36. La Stimmung (humeur) du jeune Aron est pour ainsi dire tragique; ses écrits et sa correspondance sont traversés par le sentiment que les années de sa jeunesse mènent vers un conflit d’une ampleur sans précédent. L’expression qu’il affectionnera dans ses écrits ultérieurs, «History is again on the move37», caractérise bien ce qui est en jeu: l’humanité européenne, qui sort de la Première Guerre mondiale et subit les contrecoups d’une crise économique, politique et sociale, est en route vers l’expérience de quelque chose de dangereux, vers un extrême dont il apparaît difficile de saisir les contours et qui semble inéluctable.

    Strauss est sensible, lui aussi, à ce contexte d’instabilité politique extrême, à la fragilité de la république de Weimar. Il en dénonce les failles, montre la faiblesse du libéralisme à assurer une défense robuste de ses principes contre le National-Socialisme, et critique le Zeitgeist de l’époque qui conduit à ses yeux vers le nihilisme38. Aron et Strauss sont témoins de la crise qui ébranle l’Europe et notent les signes avant-coureurs, politiques et philosophiques, de la catastrophe imminente. Dans une lettre adressée à Karl Löwith le 19 mai 1933, Strauss, alors à Paris, évoque ses craintes quant à l’évolution de la situation en Allemagne et considère l’éventualité, de plus en plus inévitable, de l’émigration39. Dans les lettres qu’Aron écrit à Pierre Bertaux entre 1930 et 1933 alors qu’il se trouve à Berlin, on trouve la même inquiétude face à la montée du nazisme et à la radicalisation de la politique allemande, la même conscience de vivre quelque chose qui sera sans comparaison avec ce qui est advenu dans le passé40. En filigrane de cette crise politique se profile également une mise en cause des promesses d’un libéralisme fondé sur un rationalisme qui semble dépassé.

    Conscients de se situer dans un moment critique de l’histoire, Strauss et Aron sont aux premières loges de ce qu’on désigne alors comme la crise de l’historicisme. De fait, dès la fin de la Première Guerre mondiale, les termes d’«historicisme» et de «crise» paraissent indissociables41. Strauss et Aron constatent tous deux le caractère équivoque de cette notion. Aron explique que «la recherche du sens vrai des mots en isme, historicisme ou historisme, ne mène qu’à des conclusions arbitraires». Il ajoute que «l’analyse des sens donnés à ces mots, dans les différents pays, aux différentes époques, exigerait des dizaines, sinon des centaines de pages42». «L’historicisme», écrit pour sa part Strauss, «apparaît sous différents visages et prend différentes formes à de nombreux niveaux. Les principes et les arguments que vantent les défenseurs d’un type d’historicisme invitent aux moqueries des partisans d’autres types43». Les deux auteurs partent donc d’un même constat, à savoir la pluralité des conceptions de l’historicisme.

    Cette expression renvoie d’abord, comme le souligne Allan Megill, à une préoccupation grandissante pour les «effets dommageables d’une préoccupation excessive pour les méthodes et l’objet de la recherche historique44». Mais la conception de la connaissance à laquelle conduit la méthode historiciste d’étude du passé comporte également des conséquences pratiques lorsque transposée en Weltanschauung ou vision du monde. La mise en cause de l’idée d’un point de vue de surplomb dans le domaine de la connaissance, c’est-à-dire d’une position absolue (Absolutheitsanspruch) du sujet connaissant, possède des répercussions concrètes. On met en doute l’existence de critères de la raison qui permettraient de juger du bien et du mal, du juste et de l’injuste. Plus encore, par la thèse historiciste se révèle le fondement temporel (zeitlich) des valeurs45. L’importance grandissante des études historiques, qui offrent la vision d’une multiplicité de sociétés, d’époques, de manières de vivre, a pour effet de jeter un doute sur l’existence de normes morales et politiques universelles, ou à tout le moins partagées par une même société. Comme l’explique Annette Wittkau, «les conséquences de cette vision du caractère relatif des valeurs sur la vie pratique se traduisirent par une incertitude fondamentale des individus à l’égard de la question de l’agir pratique46». L’expérience de la crise signale une sorte de suspension temporelle, où le passé déjà lointain ne peut être récupéré ou réactivé, et le futur est trop obscur pour assurer une quelconque certitude.

    L’ouvrage monumental de Troeltsch sur l’historicisme publié en 1922, Der Historismus und seine Probleme, se fonde sur ce constat fondamental de crise et sur ses implications concrètes pour les jeunes générations. Dans une recension du livre parue en 1924, quelques mois après la mort de Troeltsch, le théologien Paul Tillich fait référence à une conférence que ce dernier avait donnée à Berlin en 1922 et où il en avait appelé à la responsabilité de la nouvelle génération face à la crise de l’histoire. Tillich rapporte en ces mots le message de Troeltsch: «Le nouvel élan vers l’étude des problèmes de la philosophie de l’histoire découle de la crise de notre temps, en particulier la crise de l’historicisme. Les tensions considérables de l’expérience historique contemporaine ont fait naître une conscience historique qui diffère d’un simple sens de l’histoire. C’est la conscience de se tenir dans l’histoire, d’être responsable de l’avènement de l’histoire, et dès lors d’avoir à examiner l’histoire passée pour l’interpréter et lui donner un sens. La jeune génération est particulièrement affectée par cette conscience historique […]47.»

    Aron et Strauss font partie de cette nouvelle génération qui porte une conscience historique de crise. L’un et l’autre s’engagent par leurs écrits respectifs dans une confrontation avec les répercussions de l’historicisme comme vision du monde. Aron affronte la question difficile du relativisme historique et de ses conséquences pratiques dans son Introduction à la philosophie de l’histoire et dans ses écrits ultérieurs sur l’histoire. Natural Right and History, l’une des œuvres les plus lues et discutées de Strauss, consiste en une réfutation de l’historicisme compris comme doctrine du relativisme historique. Strauss a également cherché dans de nombreux essais à mettre en lumière l’arrière-plan philosophique

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