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Subir la victoire: Essor et chute de l'intelligentsia libérale en Russie (1987-1993)
Subir la victoire: Essor et chute de l'intelligentsia libérale en Russie (1987-1993)
Subir la victoire: Essor et chute de l'intelligentsia libérale en Russie (1987-1993)
Livre électronique442 pages5 heures

Subir la victoire: Essor et chute de l'intelligentsia libérale en Russie (1987-1993)

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Cet ouvrage propose une plongée dans le formidable bouillonnement intellectuel et civique de la Russie à l'époque de la pérestroïka et de la fin de la guerre froide, alors que les libéraux soviétiques mettent le pays sur la voie de la démocratisation. Il témoigne du tragique paradoxe de ces individus qui, en choisissant de soutenir la concentration des pouvoirs dans les mains d'un réformateur éclairé, ont eux-même contribué à miner leur projet politique. Sans tomber dans les théories du complot ou la dénonciation d'un quelconque atavisme russe, l'auteur replace l'histoire dans la perspective morale de ces libéraux, pour qui l'établissement de la démocratie requiert l'inculcation de valeurs particulières. Dans une brillante analyse croisée entre science politique et philosophie, il présente la pensée d'un groupe d'intellectuels soviétiques particulièrement influents et les débats qu'ils ont entretenus avec leurs homologues libéraux et leurs adversaires nationalistes et communistes. Ce faisant, l'ouvrage apporte un éclairage neuf sur la genèse intellectuelle et politique de la Russie contemporaine et sur l'échec de sa transition démocratique.
LangueFrançais
Date de sortie16 sept. 2019
ISBN9782760640825
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    Aperçu du livre

    Subir la victoire - Guillaume Sauvé

    Introduction

    À la fin des années 1980, la Russie est à l’épicentre d’une onde de choc qui fait basculer l’histoire du pays et change la face du monde1. Mikhaïl Gorbatchev, secrétaire général du Parti communiste, lance un vaste programme de réformes connu sous le nom de «perestroïka», qui amorce une transition vers la démocratie et le marché, rend la liberté aux pays satellites du camp socialiste et met fin à la guerre froide. Involontairement, Gorbatchev ouvre du même coup une boîte de Pandore d’où surgissent toutes les contradictions de l’État soviétique: retard économique face à l’Occident capitaliste, mouvements sécessionnistes, révolte contre les privilèges de la nomenklatura, etc. Au terme d’une âpre lutte politique, l’URSS est finalement dissoute en décembre 1991, à la grande surprise de bien des citoyens soviétiques ainsi que des gouvernements étrangers. Des ruines d’un empire socialiste réputé immuable émerge une nouvelle Russie, qui cherche à tâtons à rejoindre la communauté des démocraties capitalistes.

    L’un des épisodes les plus remarquables de cette époque tumultueuse est le spectaculaire essor de l’intelligentsia libérale soviétique dans la vie publique russe, suivi de sa chute vertigineuse au terme de la perestroïka. Il faut prendre toute la mesure de ce phénomène, qui se révèle exceptionnel tant du point de vue politique qu’intellectuel. Après des décennies de sévère censure, l’ouverture graduelle de la sphère publique suscite une vague d’espoir et une soif d’idées nouvelles. Gorbatchev encourage l’intelligentsia à prendre la parole et à dénoncer haut et fort les problèmes dont souffre le pays, afin de soutenir la voie des réformes et d’affaiblir la position de ceux qui y résistent. S’ouvre alors une période faste pour les intellectuels soviétiques, qui deviennent la coqueluche des journaux, des revues et des émissions télévisées. Georges Nivat, observateur de longue date de la société russe, en témoigne: «L’intelligentsia avait trouvé dans la perestroïka son régime idéal, […] les écrans de télévision et les grosses revues se disputaient [ses] faveurs. C’était l’époque où tous les jours je reconnaissais à l’écran des amis de l’intelligentsia moscovite2.» À partir de 1987, les principaux bénéficiaires de cette manne médiatique appartiennent à ce que l’on appelle communément l’«intelligentsia libérale», parce que ses représentants défendent une vision du socialisme qui incorpore de nombreuses idées libérales: la démocratie représentative, les droits de la personne, l’État de droit, l’économie de marché, etc.3. Plusieurs de ces intellectuels libéraux soviétiques, dont la notoriété ne dépassait pas un cercle étroit d’initiés, connaissent alors une gloire soudaine: leurs articles paraissent régulièrement dans de grands médias nationaux et ils sont conviés à s’exprimer dans des conférences dans tout le pays ainsi qu’à l’étranger. Leur ascendant sur l’opinion publique, à cette époque, a de quoi faire pâlir d’envie leurs homologues occidentaux. Évoquons, en guise d’illustration, une scène habituelle de la perestroïka: au petit matin, des dizaines de Soviétiques font régulièrement la file sous la neige devant les kiosques à journaux dans l’espoir de mettre la main sur la dernière parution de Novyj Mir ou de Znamâ, d’austères revues intellectuelles qui proposent des articles de dizaines de pages en minuscules caractères sur du papier de mauvaise qualité, sans couleur. Comment expliquer une telle ferveur intellectuelle? La raison est simple: ces revues proposent des textes littéraires autrefois interdits et des articles polémiques qui repoussent les limites du dicible et du pensable, après de longues années de musellement. De Kaliningrad à Vladivostok, l’on discute désormais des crimes de Staline, de la démocratisation, et bientôt même des crimes de Lénine et du Parti communiste. En plein pays des soviets, l’intelligentsia libérale rallie à sa cause de larges pans de la population urbaine et éduquée, qui se révèle politiquement active. En effet, le rôle de ces intellectuels ne se limite pas au domaine des idées. Dès les premières élections semi-démocratiques au printemps 1989, plusieurs d’entre eux s’engagent dans le nouveau champ politique. La célébrité médiatique acquise lors des années précédentes leur permet de prendre la direction du mouvement démocratique, dont l’opposition au Parti communiste connaît des succès retentissants. Ce mouvement organise les plus grandes manifestations de l’histoire du pays et porte au pouvoir Boris Eltsine, qui deviendra le principal artisan de la dissolution de l’URSS et le premier président de la Russie postsoviétique.

    Subir la victoire

    Pour bien des intellectuels libéraux, la victoire sur le communisme a un goût très amer, car leur soutien inconditionnel à Eltsine crée les conditions de leur propre marginalisation. Après avoir encouragé la concentration des pouvoirs dans les mains du président, ils se voient bientôt écartés au même titre que tous les autres contre-pouvoirs potentiels et assistent, impuissants, au déclenchement d’une guerre sanglante en Tchétchénie. Larissa Bogoraz, vétérane de la dissidence contre le régime soviétique, exprime alors ses regrets: «C’est entièrement de notre faute. Nous étions si profondément dégoûtés du régime soviétique que nous avons pensé qu’il devait être détruit à n’importe quel prix. Nous avons donc soutenu Eltsine, lui faisant croire qu’il pouvait faire ce qu’il voulait4.» Au même moment, l’intelligentsia libérale se voit largement discréditée par son association avec le régime autoritaire d’Eltsine et les réformes économiques qui plongent une grande part de la population dans la pauvreté. Aussi rapide que son essor pendant la perestroïka, la chute brutale de l’intelligentsia libérale au début des années 1990 est sans commune mesure avec l’inévitable ressac conservateur qui suit toute révolution. Dans plusieurs autres pays d’Europe de l’Est, comme la Pologne ou la Lituanie, les libéraux perdent certes les élections, mais reviennent au pouvoir quelques années plus tard. En Russie, le déclin de l’intelligentsia libérale est à la fois plus profond et plus durable. Dans la décennie qui suit la fin de la perestroïka, les partis libéraux voient leur soutien électoral décroître jusqu’à l’insignifiance, tandis que les idées nationalistes et conservatrices gagnent irrésistiblement en popularité5. La liberté relative des années 1990 et l’influence que conservent certains économistes libéraux auprès du gouvernement ne doivent pas faire oublier le vaste discrédit qui frappe l’ensemble de l’intelligentsia libérale, ce qui rend ses acquis bien fragiles face au projet de restauration du pouvoir de l’État amorcé par le président Vladimir Poutine en 2000. De son formidable essor en 1987 jusqu’à sa chute vertigineuse après l’adoption de la Constitution super-présidentielle en 1993, c’est un bien étrange destin que celui des intellectuels libéraux soviétiques, dont le succès contre le Parti communiste se fait au prix de leur propre déclin, ainsi que l’exprime la formule fameuse de l’un d’eux: «nous avons subi la victoire6».

    Du triomphalisme à la désillusion

    Il peut parfois sembler, aujourd’hui, que ces événements appartiennent à un monde depuis longtemps révolu. Les nouvelles générations peuvent même s’étonner, si elles tombent par hasard sur une carte du monde quelque peu ancienne, d’y voir apparaître un pays qui couvre un sixième des terres émergées et qui porte le nom désormais incompréhensible d’«Union des républiques socialistes soviétiques». Et pourtant, la perestroïka est un événement tout à fait récent, comme l’illustre le fait que la plupart de ceux qui ont écrit à son sujet en sont soit des protagonistes, soit des observateurs directs. Faute de cet apaisement qu’apporte le passage du temps, le ton et les conclusions de ces analyses sont très contrastés et évoluent rapidement depuis 1991, alors que la perspective d’une transition de la Russie vers la démocratie apparaît de moins en moins crédible. En ce qui a trait à l’interprétation de l’essor et de la chute de l’intelligentsia libérale, nous distinguons ainsi deux grandes tendances historiographiques: le triomphalisme, d’une part, qui célèbre la conversion de ces intellectuels aux idées libérales occidentales, et la désillusion, d’autre part, qui dénonce leurs erreurs et aveuglements7.

    Les interprétations triomphalistes ont en commun leur vif enthousiasme à l’égard de l’intelligentsia libérale, dont ils célèbrent la liberté d’esprit vis-à-vis des dogmes soviétiques. Le rejet des symboles sacrés du marxisme-léninisme est interprété comme le signe d’une conversion aux idées du camp adverse de la guerre froide, les démocraties libérales occidentales. Les travaux pionniers de cette interprétation paraissent dès les premières années de la perestroïka8. En réponse aux sceptiques qui ne voient dans ces réformes qu’une énième campagne de propagande, ces ouvrages saluent dans la perestroïka l’expression enfin libérée des aspirations à la liberté individuelle et à la démocratie d’une portion ascendante de la population soviétique qui jouit des bienfaits de l’urbanisation et d’une éducation avancée. L’émergence d’idéaux démocratiques et libéraux parmi ces Soviétiques est ainsi interprétée comme le résultat d’une modernisation semblable à celle qu’ont déjà connue les pays occidentaux. Cette interprétation modernisatrice nourrit une présomption de similarité: il semble alors possible de poser comme une évidence que le mouvement démocratique en URSS «recherche un changement dans la direction de la démocratie libérale ou sociale, au sens où ces termes sont généralement compris en Occident9», ou qu’il peut être désigné comme libéral «dans le sens classique européen10». Les intellectuels libéraux soviétiques sont la coqueluche de leurs homologues occidentaux, qui se reconnaissent en eux et qui encouragent la diffusion de leurs idées hors d’URSS, ce qui donne lieu à une abondante littérature traduite en anglais, en français, en espagnol, en allemand, en japonais. L’image d’Épinal de la perestroïka qui s’impose alors présente l’intelligentsia libérale comme l’étendard d’une pensée moderne, progressiste et donc assimilable au libéralisme occidental.

    Cette vision triomphaliste est si profondément ancrée dans l’imaginaire de certains auteurs qu’elle demeure intacte plusieurs années après que l’intelligentsia libérale eut déçu la plupart des pronostics optimistes et que l’inadéquation entre les principes professés et les politiques réelles fut devenue manifeste dans les années 199011. Depuis l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, cependant, la plupart de ceux qui soutiennent cette interprétation prennent à tout le moins la peine d’expliquer pourquoi les idées libérales occidentales, malgré leur prétendu triomphe pendant la perestroïka, ont été dévoyées ou écartées. Les explications les plus courantes invoquent la corruption morale de la population soviétique, certains atavismes culturels russes ou encore des facteurs structurels liés aux difficultés d’une transition simultanée vers la démocratie, le marché et l’État-nation12. Dans tous les cas, les causes alléguées de l’essor et de la chute de l’intelligentsia libérale sont principalement exogènes et n’entament pas l’hypothèse de base de sa conversion au libéralisme occidental.

    Dans les années 1990, alors que la Russie s’embourbe dans une récession économique et que le régime accuse des traits de moins en moins démocratiques, la vision optimiste de l’intelligentsia libérale comme avant-garde de la modernité occidentale fait l’objet d’un scepticisme croissant. Désillusionnés, plusieurs chercheurs n’hésitent pas à faire le procès de cette intelligentsia, à laquelle ils reprochent d’avoir perpétué certaines attitudes que l’on croyait disparues avec l’idéologie soviétique: l’autoritarisme, l’intolérance, le paternalisme et la corruption. Sans nier l’importance des facteurs structurels qui font obstacle à l’établissement de la démocratie en Russie, cette perspective insiste sur les causes de cet échec qui sont endogènes à l’intelligentsia libérale. Nous relevons deux variantes de ces interprétations de la désillusion: la thèse de la négativité et la thèse de l’inversion.

    La thèse de la négativité, d’une part, consiste à affirmer que l’intelligentsia libérale ne proposait ni idéaux ni projet politique au-delà du rejet du communisme. La lutte contre le système en place n’aurait été motivée que par une sorte de protestation morale diffuse et inarticulée. Plutôt qu’une conversion aux idées libérales occidentales, il n’y aurait eu qu’un abandon de l’idéologie soviétique ou même de l’idéologie en général. De nombreux intellectuels libéraux, rétrospectivement, affichent cette posture sceptique à l’égard de la perestroïka, une manière pour eux de se distancier de ses idéaux, aujourd’hui largement passés de mode en Russie13. La thèse de la négativité est aussi défendue par plusieurs chercheurs, qui dénoncent l’incapacité des intellectuels libéraux à proposer une nouvelle vision positive du monde qui aurait pu cimenter des partis politiques démocrates, laissant le champ libre à l’épanouissement d’une nostalgie d’un passé soviétique fantasmé14. L’argument le plus élaboré en faveur de la thèse de la négativité est avancé dans la thèse de doctorat inédite de l’historien Timour Atnachev sur la transformation du discours politique de la perestroïka15. En écho aux écrits de l’historien John Pocock sur le «moment machiavélien» qui aurait marqué la naissance de la pensée politique moderne en Occident16, Atnachev qualifie la fin de la perestroïka de moment «anti-machiavélien», caractérisé par le rejet de la légitimité de l’ac- tion humaine au profit d’une foi aveugle en l’évolution naturelle et intrinsèquement positive de l’histoire. Selon Atnachev, cette «incompétence subjective» contribue à expliquer le déroulement pacifique du changement de régime, mais aussi la faiblesse de la société politique qui en a résulté, foncièrement conservatrice dans sa méfiance devant tout projet conscient et volontaire de transformation politique.

    La thèse de l’inversion, d’autre part, se veut une réplique directe au postulat principal de l’interprétation triomphaliste, à savoir l’abandon du marxisme-léninisme officiel et la conversion aux idéaux libéraux occidentaux. Les tenants de cette thèse affirment qu’il y aurait, en fait, plus de continuité que de contraste entre ces deux pôles. L’intelligentsia libérale aurait ainsi hérité de l’idéologie soviétique un maximalisme politique volontariste et intransigeant qui lui interdit les compromis nécessaires à la pratique de la démocratie et justifie tous les abus au nom des impératifs de la modernisation. On a ainsi désigné l’attitude des réformateurs libéraux comme un «bolchevisme de marché17» ou un «libéralisme léniniste18», indiquant par là qu’ils héritent de la culture politique de leurs prédécesseurs soviétiques, marquée par l’assurance messianique de former une élite éclairée autorisée à imposer le progrès à une majorité arriérée. Pour le politologue Alexandre Loukine, qui formule la version la mieux documentée de la thèse de l’inversion19, la culture politique des démocrates russes reprend essentiellement l’idéologie soviétique, dont elle inverse les signes: l’Occident impérialiste devient le «monde civilisé», tandis que le camp socialiste devient le «monde totalitaire» impérialiste; l’URSS n’est plus en avance sur le monde capitaliste, mais en retard; la vraie démocratie est libérale, tandis que la démocratie soviétique n’est que le masque de la domination de classe, etc. Cette dette envers l’idéologie soviétique, conclut Loukine, explique pourquoi les démocrates russes se sont montrés incapables de fonder une démocratie libérale ou même de faire fonctionner l’État.

    Sortir de la guerre froide

    Les approches inspirées de la désillusion des années 1990 ont le mérite d’avoir définitivement mis à mal la présomption de similarité voulant que la diffusion mondiale des idées libérales implique nécessairement le mimétisme de la pensée. Leur faiblesse, cependant, réside dans leur propension à expliquer l’engagement politique de l’intelligentsia libérale par la détermination structurelle d’une disposition idéologique, qu’elle soit «négative» ou «bolchevique». Pour affiner notre compréhension de la vie politique et intellectuelle de la perestroïka, nous croyons qu’il faut dépasser le cadre interprétatif de la guerre froide qui, en Russie comme ailleurs, aborde la pensée politique de la seconde moitié du xxe siècle à travers le prisme d’oppositions idéologiques binaires. Ce cadre interprétatif est évidemment à l’œuvre dans la vision triomphaliste de la conversion, mais aussi dans la thèse de l’inversion, selon laquelle l’inadéquation au libéralisme occidental révèle un attachement inconscient à l’idéologie adverse. La thèse de la négativité dépasse cette alternative binaire, mais reste dépendante de ses concepts: là où la pensée politique n’est pas formalisée en doctrine politique et revendiquée comme une idéologie en bonne et due forme, à l’instar du marxisme-léninisme et du libéralisme, il n’y aurait qu’apolitisme et pragmatisme.

    Certes, le cadre interprétatif de la guerre froide n’est pas sans fondement; il correspond à l’esprit de polarisation de son époque. Son insuffisance est cependant manifeste dès lors qu’il s’agit d’analyser les cas d’étude situés à ses limites. C’est typiquement vrai de la perestroïka, qui marque la limite temporelle de la guerre froide et qui, à ce titre, constitue le moment charnière où l’expérience soviétique devient à la fois trop semblable à la nôtre pour être étudiée comme un objet exceptionnel et encore trop différente pour qu’on y applique directement des schémas universels. Dans les travaux scientifiques portant sur la société soviétique, ce statut ambigu cause un malaise méthodologique évident. Les analyses les plus fines s’arrêtent prudemment à l’aube de la perestroïka, comme si cette dernière mettait subitement fin à la particularité soviétique20. À l’inverse, comme nous l’avons vu, les études qui abordent la perestroïka dans la perspective de processus réputés universels, comme la modernisation, la transition vers la démocratie ou la création d’un système de parti, tendent à expliquer le comportement de ses protagonistes en les plaçant dans des catégories idéologiques conventionnelles, dont on s’étonne ensuite qu’elles ne trouvent que peu d’écho dans la réalité de la politique russe.

    Une interprétation de la pensée politique

    La complexité de ce moment politique et intellectuel foisonnant, qui chevauche les époques et les idéologies, invite à une étude de l’intelligentsia libérale soviétique qui procède de ses propres concepts et enjeux. Dans cet ouvrage, nous proposons une interprétation nuancée de cette pensée politique, qui s’élabore confusément dans le feu de l’action, au croisement des idéaux hérités du passé, des polémiques du moment et des considérations stratégiques de la lutte politique. Notre approche herméneutique et historique des textes, sensible à leur contexte d’expression et de réception, restitue les lignes de faille des principaux débats opposant les libéraux à leurs adversaires nationalistes et communistes conservateurs, ainsi que ceux qui divisent les libéraux soviétiques entre eux, comme autant de jalons d’un processus révolutionnaire où les événements se succèdent à une vitesse qui bouscule les attentes de tous les protagonistes. Cette démarche met en lumière la contingence de la pensée plutôt que ses déterminations structurelles, mais s’attache aussi à cerner ses fondements normatifs, c’est-à-dire l’horizon moral implicite qui oriente les divers choix de tactique politique. Nous cherchons, en somme, à restituer les espoirs, les désillusions et les dilemmes de ces intellectuels, afin de parvenir à une explication plus fine des raisons de leur action politique, dont les conséquences se sont révélées si cruellement paradoxales. Ce faisant, nous ne cherchons pas à avancer une énième explication des causes de l’essoufflement de la démocratie en Russie postsoviétique, qui tient à une multitude de facteurs structurels et conjoncturels, mais plus particulièrement à comprendre la responsabilité de l’intelligentsia libérale soviétique dans ce triste dénouement. Un épisode historique riche d’enseignements pour tous ceux qui, en Russie ou ailleurs, sont prêts à descendre dans l’arène politique pour défendre des idéaux de vérité, d’honnêteté et de démocratie.

    Cet ouvrage met en lumière les idéaux de l’intelligentsia libérale à l’épreuve de la lutte politique. Il comporte deux parties: la description de la perspective morale de ces intellectuels, telle qu’elle se cristallise à partir de 1987 dans la sphère publique partiellement libérée de la censure, puis l’analyse de sa mise à l’épreuve dans le contexte de l’émergence d’une vie politique pluraliste, de 1989 à 1993.

    Nous commençons par l’étude des conditions morales et culturelles de l’essor spectaculaire de l’intelligentsia libérale à partir de 1987. Notre démarche, sur cette question, procède à rebours de la plupart des travaux portant sur le sujet. Plutôt que de nous interroger sur les facteurs qui facilitent ou entravent le progrès des idées libérales, dont la désirabilité serait tenue pour acquise, nous cherchons à comprendre ce qui a pu rendre ces idées attrayantes à un si grand nombre dans le contexte de la société soviétique tardive. Selon notre perspective, les idées libérales progressent pendant la perestroïka parce qu’elles font écho à des préoccupations largement partagées, liées à la perception d’un déclin moral de la société. L’une des principales thèses de cet ouvrage, en effet, est que la popularité spectaculaire des idées libérales soviétiques ne résulte pas simplement de la faillite du marxisme- léninisme et encore moins de l’érosion de toute idéologie, mais est portée par un puissant projet moral qui reflète la sensibilité propre à cette époque, marquée par le rejet des structures artificielles qui entravent le développement naturel de la société et l’épanouissement harmonieux de la personnalité individuelle. En présentant ainsi les éléments de continuité entre le libéralisme soviétique et les lieux communs de la société soviétique tardive, nous ne cherchons pas à condamner cet héritage comme un boulet idéologique, comme le font les tenants de la thèse de l’inversion, mais au contraire à souligner l’adéquation entre les idées de l’intelligentsia libérale soviétique et les inquiétudes morales de son époque, qui à leur tour conditionnent largement les attentes des défenseurs de la démocratie.

    La description des conditions de l’essor des idées libérales dans la sphère publique soviétique nous permet de caractériser plus finement le libéralisme soviétique de l’époque de la perestroïka. Une fois écartée la présomption de similarité avec les définitions canoniques du libéralisme occidental, en effet, la question demeure entière: en quoi l’intelligentsia dite libérale est-elle libérale? Ne fait-on pas fausse route en la désignant ainsi, puisque la plupart de ces intellectuels n’ont abandonné le socialisme que tardivement, vers 1990, et qu’ils préféraient de toute manière se dire «démocrates21»? Nous faisons le choix de l’étiquette libérale, qui a le mérite de correspondre à plusieurs de leurs idées essentielles et qui ouvre la porte à des réflexions comparativistes, mais d’en définir le contenu de manière inductive, à partir de l’expérience particulière de pensée et d’action des intellectuels soviétiques. Nous avançons ainsi que le libéralisme soviétique tardif se nourrit principalement de l’héritage du socialisme humaniste, qui combine des idéaux des Lumières – la maîtrise rationnelle de la société, le progrès linéaire et téléologique, l’universalisme des valeurs – et des aspirations du romantisme – l’expression pleine et harmonieuse de la personne, le développement organique de la société. Cela nous amène à conclure que la principale particularité du libéralisme soviétique, par contraste avec les courants dominants du libéralisme occidental de la même époque, est son moralisme assumé. Cette aspiration à rendre les gens meilleurs peut sembler désuète, compte tenu de notre sensibilité relativiste contemporaine, mais elle ne doit pas pour autant être considérée comme un atavisme communiste qui serait foncièrement inadapté au monde d’aujourd’hui. Nous proposons plutôt de considérer ce moralisme assumé comme une tentative de réponse à une préoccupation bien connue de la philosophie politique, en particulier dans sa tradition républicaine, qui est celle de la nécessité de fonder la liberté sur de bonnes mœurs, une question sur laquelle nous reviendrons en conclusion.

    Par ailleurs, nous tâchons de restituer l’horizon d’attente parfois contradictoire des intellectuels libéraux soviétiques à l’égard de la sphère publique émancipée, entre un idéal d’expression pleine et sincère de la conscience personnelle, qui suppose la reconnaissance du pluralisme des opinions, et la promotion d’une définition substantielle des «valeurs universelles» comme unique fondement du redressement moral de la société, qui implique la purification du discours public selon un critère de vérité absolue qui mine le pluralisme des opinions. Cette tension entre pluralisme des opinions et monisme moral donne au discours politique des libéraux soviétiques un caractère ambigu: libérateur par son refus de toute orthodoxie idéologique et de tout monopole sur la vérité, et en même temps intransigeant dans sa propension à rejeter comme des mensonges les principes défendus par leurs adversaires communistes et nationalistes, qui d’ailleurs n’hésitent pas à faire de même. En 1987 et 1988, alors que de virulents débats éclatent dans l’espace médiatique libéré par le relâchement de la censure, peu d’intellectuels libéraux soviétiques perçoivent cette tension entre l’expression de la conscience et le triomphe de la vérité. Ils considèrent alors que la démocratisation passe par la consolidation du pouvoir du réformateur, afin de lui permettre de triompher de la résistance des «adversaires de la perestroïka» et de mettre en œuvre les réformes politiques et économiques qui doivent créer les conditions morales de la démocratie.

    La suite de l’ouvrage porte sur les dilemmes face auxquels se trouvent les intellectuels libéraux à partir de 1989, alors que les débats médiatiques laissent la place aux luttes politiques ouvertes. Contrairement aux attentes de plusieurs, le relâchement de la censure ne conduit pas à la consolidation de la société autour de valeurs universelles, mais à la polarisation croissante des opinions et des intérêts. Les intellectuels libéraux engagés dans l’arène politique se divisent alors sur la question de leurs rapports avec le pouvoir réformateur, alors que celui-ci refuse d’écouter leurs conseils et que se présente la possibilité de prendre la tête d’une vaste mobilisation populaire. La question du pouvoir – qui gouverne et comment –, longtemps négligée au profit de revendications personnelles et universelles jugées plus importantes, s’impose désormais comme essentielle, mais suscite des réactions très diverses. L’opposition morale de plus en plus radicale des intellectuels libéraux au système communiste n’entraîne pas automatiquement, comme on tend à le penser, leur opposition politique au pouvoir soviétique; au contraire, une part importante de l’intelligentsia libérale résiste systématiquement à l’idée de former une opposition politique et soutient inconditionnellement le réformateur, afin de prémunir son pouvoir contre les effets corrosifs des conflits de valeurs et d’intérêts. Nous avançons ainsi une thèse qui va à l’encontre de la réputation d’extrémisme politique communément associée, en Russie et ailleurs, aux intellectuels libéraux de la perestroïka, puisqu’il s’avère que la majorité d’entre eux cherchaient constamment à consolider le pouvoir exécutif afin de prévenir tout débordement révolutionnaire, avec pour résultat paradoxal d’empêcher l’institutionnalisation du conflit dans un cadre démocratique.

    Si nous examinons la forme la plus poussée de réaction à la polarisation sociale, à savoir l’abandon par certains intellectuels libéraux du moralisme initial et la promotion d’une vision autoritaire et technocratique de la transition vers la démocratie et le marché, l’analyse du débat de 1989 sur la proposition de confier la démocratisation à une «main de fer» réformatrice illustre cependant la diversité des points de vue qui émergent au sujet de la question du pouvoir et de son rapport à la morale au sein de l’intelligentsia libérale soviétique. Le consensus relatif qui règne en son sein au sujet de la finalité des réformes cache en fait une profonde division quant aux moyens de les accomplir.

    Dès 1990, nous voyons comment les différentes tactiques politiques s’affrontent au sein du mouvement démocratique, alors que nombre d’intellectuels libéraux abandonnent finalement le socialisme et transfèrent leur allégeance vers un réformateur jugé plus conséquent, Boris Eltsine. L’examen de ces débats jette une nouvelle lumière sur les sources de l’autoritarisme en Russie contemporaine: la toute-puissance du pouvoir présidentiel a été voulue et activement soutenue par plusieurs des principales figures de l’intelligentsia libérale, troublées par le chaos grandissant de la vie politique, afin de préserver la démocratie naissante de la revanche des forces antilibérales et de la corruption morale du peuple. En cela, nous poursuivons et précisons l’argument soutenu par ceux qui voient les fondements du pouvoir de Vladimir Poutine dans la concentration des pouvoirs et l’isolement social de la nouvelle élite politique dès la fin de la perestroïka22.

    Cette compréhension renouvelée des sources de l’autoritarisme, cependant, n’implique pas une condamnation indifférenciée. La responsabilité de l’intelligentsia libérale soviétique dans la consolidation autoritaire ne justifie pas, à nos yeux, l’oubli teinté de mépris dans lequel sont tombés ses idéaux. La profonde désillusion des années 1990, en effet, n’a pas seulement discrédité le triomphalisme des premières interprétations. Au nom du pragmatisme et du réalisme qui sont de mise en Russie contemporaine, bien des intellectuels libéraux russes postsoviétiques tendent eux-mêmes à considérer les aspirations associées à la réforme du socialisme comme autant de signes d’une puérile naïveté. Les dilemmes moraux et politiques de la perestroïka sont effacés dans les témoignages rétrospectifs au profit d’un récit linéaire de sécularisation où la vérité triomphe de la croyance et la réalité remplace l’illusion23. En un sens, la révolution symbolique de la perestroïka est victime de son succès: elle efface les possibilités de compréhension des conditions qui l’ont vu naître24. D’où l’importance de rappeler quelles étaient ses aspirations morales initiales. De même, le soutien de la plus grande part de l’intelligentsia libérale à la consolidation du pouvoir d’Eltsine ne doit pas faire oublier les propositions autres, certes minoritaires, mais néanmoins influentes, avancées en faveur d’une opposition démocratique autonome qui serait vigilante quant aux agissements des réformateurs. Nous évoquerons donc ces options oubliées, afin de nuancer les jugements lapidaires aujourd’hui largement répandus au sujet de l’intelligentsia libérale de la perestroïka et de rappeler que son moralisme ne s’est pas toujours traduit par un soutien à une technocratie autoritaire, mais aurait pu servir d’inspiration à une démocratie fondée sur des valeurs partagées.

    Corpus

    L’intellectuel libéral Dimitri Fourman écrit en 1995 que la révolution anticommuniste en Russie ne reposait «ni sur de grands penseurs ou idéologues ni sur des idéologies ou philosophies pleinement constituées25». La composition de notre corpus est déterminée par cette double contrainte. D’une part, nous abordons la pensée politique de l’intelligentsia libérale à partir des écrits d’un certain nombre d’auteurs qui, bien que très célèbres pendant la perestroïka, risquent fort d’être totalement inconnus à toute personne qui n’a pas vécu en Russie à cette époque. Ce mode de sélection, en plus d’avoir le mérite d’élargir l’étude de l’histoire de la pensée politique au-delà des «grands noms», découle d’une circonstance propre à la perestroïka, soit l’absence d’un corpus établi d’auteurs canoniques. Si le chercheur qui travaille sur les idées de la Révolution française ne peut ignorer Condorcet, Robespierre et Saint-Just, et si les noms de Lénine et de Trotski viennent spontanément à l’esprit de celui qui travaille sur la révolution d’Octobre en 1917, qui donc sont les grands esprits de l’intelligentsia libérale de la perestroïka? Le problème, bien évidemment, ne réside pas dans l’absence de brillants penseurs, mais dans le fait qu’aucun ne ressort du lot avec suffisamment d’évidence pour que l’on puisse écarter les autres26. Une solution aurait consisté à traiter de tous à la fois, mais cette approche présente le risque de se disperser au point de perdre de vue le rapport du discours aux événements, ce qui donne une fausse impression de constance et d’unanimité27. C’est pourquoi nous avons choisi de nous pencher principalement sur un groupe réduit d’auteurs particulièrement actifs dans la presse et la vie politique de cette époque, par leurs fréquentes interventions dans les médias. Ce sont les historiens Youri Afanassiev et Léonide Batkine, les critiques littéraires Youri Bourtine et Youri Kariakine, le journaliste Len Karpinski et le physicien Andreï Sakharov. Ces intellectuels sont liés par des expériences communes: la contribution au célèbre recueil Inogo ne dano, publié en

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