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Médecine(s) et santé: Une petite histoire globale - 19e et 20e siècles
Médecine(s) et santé: Une petite histoire globale - 19e et 20e siècles
Médecine(s) et santé: Une petite histoire globale - 19e et 20e siècles
Livre électronique366 pages4 heures

Médecine(s) et santé: Une petite histoire globale - 19e et 20e siècles

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À propos de ce livre électronique

« J’ai commencé ce livre à l’été 2014, à l’heure d’une .épidémie d’Ebola entraînant le retour sur le devant de la scène d’anxiétés collectives fortes. Cet été fut aussi saturé de discussions polarisées autour des refus du vaccin contre la rougeole dans plusieurs États américains et du décès du comédien Robin Williams, mort volontairement de sa dépression, le “cancer de son âme” ont dit certains. La métaphore du cancer, populaire auprès des médias toujours en quête de sensations fortes, est devenue un outil pour frapper les esprits et appeler à la lutte contre une kyrielle d’organismes pathogènes, que ce soit Ebola ou le terrorisme. La médecine et la santé sont au cœur de nos vies et de nos discours, certes, mais les interrogations entourant le rôle de la première dans la seconde restent nombreuses. C’est de cette relation qu’il sera fait état dans ce livre.

Cette petite histoire de la médecine se penche à la fois sur la construction de sysèmes de santé, la médicalisation des corps féminins, la (sur)consommation de médicaments et l’éradication des maladies infectieuses ici et ailleurs dans le monde. Elle veut répondre à des questions d’une actualité brûlante : Pourquoi qualifie-t-on de “scientifique” (et moderne) notre médecine ? Qui définit la “bonne santé” et selon quels critères ? Pourquoi le “Sud” est-il en moins bonne santé que le “Nord” ? Comment expliquer l’engouement récent pour les médecines “douces” ? Peut-on être en bonne santé sans le concours d’un médecin ? » – Laurence Monnais
LangueFrançais
Date de sortie18 avr. 2016
ISBN9782760636408
Médecine(s) et santé: Une petite histoire globale - 19e et 20e siècles
Auteur

Laurence Monnais

Laurence Monnais est historienne de la santé, professeure ordinaire d’histoire de la médecine et de la santé publique à l’Institut des humanités en médecine (Université de Lausanne, UNIL-Centre hospitalier universitaire vaudois, CHUV) en Suisse et professeure associée au Département d’histoire de l’Université de Montréal. Pendant la pandémie de COVID-19, elle a travaillé dans le cadre du programme Covivre en qualité d’experte de la question des hésitations face à la vaccination.

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    Aperçu du livre

    Médecine(s) et santé - Laurence Monnais

    Laurence Monnais

    Médecine(s) et santé

    Une petite histoire globale

    19e-20e siècles

    Les Presses de l’Université de Montréal

    Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

    Monnais-Rousselot, Laurence

    Médecine(s) et santé: une petite histoire globale, 19e-20e siècles

    (PUM)

    Comprend des références bibliographiques.

    ISBN 978-2-7606-3638-5

    1. Médecine - Histoire - 19e siècle. 2. Médecine - Histoire - 20e siècle. 3. Santé - Aspect social. I. Titre. II. Collection: PUM.

    R149.M66 2016    610.9    C2016-940381-5

    Mise en pages: Folio infographie

    ISBN (papier): 978-2-7606-3638-5

    ISBN (pdf): 978-2-7606-3639-2

    ISBN (ePub): 978-2-7606-3640-8

    Dépôt légal: 1er trimestre 2016

    Bibliothèque et Archives nationales du Québec

    © Les Presses de l’Université de Montréal, 2016

    www.pum.umontreal.ca

    Les Presses de l’Université de Montréal remercient de leur soutien financier le Conseil des arts du Canada et la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC).

    Cet ouvrage a été publié grâce à une subvention de la Fédération des sciences humaines de concert avec le Prix d’auteurs pour l’édition savante, dont les fonds proviennent du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.

    Avant-propos

    J’ai véritablement commencé ce livre à l’été 2014. À l’heure d’une épidémie d’Ebola qui touchait de plein fouet plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest avant de s’inviter en Occident, entraînant le retour sur le devant de la scène médiatique d’anxiétés collectives fortes face à des virus meurtriers aimant un peu trop voyager. Cet été fut aussi saturé de discussions polarisées autour des refus du vaccin contre la rougeole dans plusieurs États américains et du décès du comédien Robin Williams, mort volontairement de sa dépression, le «cancer de [son] âme» dirent certains. Alors que la métaphore du combat prédomine dans l’histoire de la lutte moderne contre la maladie (parce qu’il s’agit forcément d’une expérience malheureuse qui doit se terminer au plus vite), celle du cancer est devenue un outil discursif pour frapper les esprits et appeler à la lutte contre une kyrielle d’organismes pathogènes. Le 16 septembre 2014, le sénateur républicain John McCain déclarait ainsi qu’il fallait tout faire pour empêcher que le groupe État islamique ne «métastase» et contamine la démocratie et l’ordre social. À sa suite, le premier ministre du Canada, Stephen Harper, venait promettre «l’éradication» du mouvement. Quant au député de l’Union pour un mouvement populaire (UMP) Éric Ciotti, il déclarait à l’émission de France 2 Télématin le 21 novembre qu’il fallait coûte que coûte rapatrier les jeunes Français passés en Syrie, confisquer leur passeport et les mettre dans des centres de rétention afin de les «désintoxiquer».

    Face au terrorisme comme à Ebola, le sensationnalisme des médias cache mal une propension à véhiculer des représentations erronées sur l’Autre et, par contraste, à magnifier la supériorité d’un Occident moderne, seul capable de vaincre le mal-maladie. D’ailleurs, alors que les Centers for Disease Control and Prevention (CDC) d’Atlanta rapatriaient à grands frais début août 2014 deux Américains touchés par la fièvre hémorragique pour essayer sur eux un traitement expérimental, les recherches sur un vaccin s’accéléraient, révélant par là même une obsession continue pour une approche ultra-technologisée de la santé. Si la santé est partout, au cœur de notre quotidien (le suicide de Williams et Ebola arrivent en tête des recherches effectuées sur Google en 2014), les usages éclatés d’un répertoire lexical d’ordre nosographique révèlent sa complexe incorporation tant dans nos représentations que dans nos comportements et aspirations. Ils m’ont confortée, si l’on peut dire, dans ma démarche, celle qui consiste à affirmer l’importance de sonder l’histoire de la santé, et pas seulement celle de la médecine, et d’avoir pour ce faire une approche transnationale (si les représentations de la maladie peuvent être localisées, les virus, eux, n’ont pas de frontières), tout en considérant la distance, voire la tension dialectique, entre discours et pratiques. Ce livre suit ces lignes directrices, en même temps qu’il se veut accessible et ancré dans des débats et des problématiques actuelles, qu’il s’agisse du retour des pandémies ou des refus postmodernes de la vaccination.

    Mes réticences n’ont toutefois pas toutes disparu à l’heure où je peaufine cet avant-propos. Qui suis-je pour me permettre un tel exercice? Comment arriver à toucher des publics diversifiés sans tomber dans la vulgarisation sans odeur ni saveur? J’ose au moins espérer que mon propre parcours atténuera la portée de mon outrecuidance. Formée en France à l’histoire coloniale, pratiquant l’histoire de l’Asie du Sud-Est et celle de la médecine sur le continent nord-américain, je me sais à cheval sur plusieurs cultures historiographiques, adepte convaincue de la pluridisciplinarité, capable de puiser mes réflexions dans un vaste répertoire de situations de médicalisation. Spécialiste de la santé du Viêt Nam colonial, j’ai en effet travaillé tant en anthropologie de la santé, sur la consommation de médicaments des immigrants au Québec, que sur les médecines traditionnelles et alternatives dans une perspective comparée avant de m’intéresser aux mouvements anti-vaccination en Occident. Ceci étant dit, si la biographie de tout chercheur doit être considérée lorsque l’on dissèque son œuvre, elle devient une explication facile aux obsessions intellectuelles de ce dernier et aux limites de sa réflexion. En somme, ce petit livre bien imparfait n’a aucune prétention à l’exhaustivité. J’ajouterai néanmoins que je suis profondément convaincue de mon rôle social, public, à l’heure des défis cruciaux qui s’imposent aux systèmes de santé nationaux comme aux ONG. Participer à la réflexion sur l’évolution des politiques et des interventions en santé fait partie de mon quotidien de chercheur depuis quelques années, que ce soit en travaillant avec un groupe d’experts à un manuel destiné aux étudiants en médecine de l’Université de Fukushima ou en m’intégrant dans un réseau de médecins, microbiologistes et décideurs en santé publique qui se penchent sur l’amélioration des politiques vaccinales au Canada. L’historien de la santé ne se contente pas de rappeler un passé; il éclaire des dynamiques, retrace des processus, met en garde contre des approximations potentiellement dommageables pour la santé des individus et des populations.

    Reste qu’il n’y a pas une façon de faire l’histoire de la médecine; l’histoire n’est pas une science exacte, si tant est qu’elle soit une science. C’est la mienne que je présente ici et assume, attirée, d’abord à mon corps défendant, par une meilleure traduction des failles de nos systèmes de santé contemporains. Dans l’intention de promouvoir davantage de rencontres entre traditions médicales, ce sont des rencontres intellectuelles et amicales précieuses que j’aimerais mentionner pour finir cette mise en bouche, des rencontres avec des textes, des idées et des individus. Le fait d’avoir longtemps travaillé sur un champ très marginal m’a obligée à lire beaucoup sur d’autres espaces que l’Asie du Sud-Est, à toujours vouloir faire des ponts, comparer pour mieux réfléchir et mieux saisir des spécificités locales et leurs raisons d’être. Les travaux de David Arnold, Alison Bashford, Peter Conrad, François Delaporte, Jacalyn Duffin, Olivier Faure, Anne-Marie Moulin, Roy Porter, Georges Vigarello et John Harley Warner ont ainsi été des sources continues de stimulation intellectuelle. Pour leur participation plus directe à la maturation de ce livre, merci à Warwick Anderson, Lucia Candelise, Johanne Collin, Harold J. Cook, Jeremy Greene, Guillaume Lachenal, Heather MacDougall et Kavita Sivaramakrishnan. Un merci tout particulier à mes collègues et ami(e)s Denyse Baillargeon et David J. Wright qui ont, en plus de m’inspirer, bien voulu lire le manuscrit dans son intégralité et me suggérer des améliorations.

    Merci encore à ceux qui m’ont donné accès aux parutions les plus récentes en histoire de la médecine et à des réflexions sur le vif en un seul clic! Je pense en particulier aux blogues d’Alexandre Klein (http://histoire sante.blogspot.ca/) et de Janet Golden (http://golden.camden.rutgers. edu/).

    J’aimerais, pour finir, souligner que l’on juge souvent plus durement ceux que l’on aime et respecte: participant à la 11e Conférence canadienne sur l’immunisation à Ottawa début décembre 2014, j’ai encore une fois pris la mesure réconfortante de l’engagement tenace de tous ces chercheurs (médecins, infirmiers, décideurs en santé publique, bactériologistes, des femmes en grande majorité) qui promeuvent la vaccination sans jamais oublier de vouloir améliorer les conditions dans lesquelles les immunisations se font, la sécurité du vaccin employé ou encore l’accessibilité à des produits de qualité, ici et ailleurs. Les critiques à l’endroit des excès et des limites de la biomédecine que je pourrais proférer dans les prochaines pages n’entachent en rien mon admiration pour le travail, la générosité et l'engagement au quotidien de ces spécialistes de la santé.

    Ce livre est dédié à mes parents, tous deux médecins à la retraite.

    À propos d’une histoire

    de médecine et de santé

    Peut-on être en bonne santé sans le concours d’un médecin? Pourquoi insiste-t-on pour qualifier de «scientifique» la médecine «moderne» – ou vice versa? Qu’est-ce qu’une médecine non conventionnelle et pourquoi cet engouement récent pour les médecines douces? De quand date le droit à la santé et que signifie-t-il? Est-il assorti de devoirs? Qu’est-ce qui peut expliquer les refus actuels de la vaccination*1, alors que la surconsommation de médicaments serait une tendance répandue? Qui définit la «bonne santé» et selon quels critères? Pourquoi le «Sud» est-il en moins bonne santé que le «Nord»? S’il y a consensus sur le fait que la médecine et la santé sont au cœur de nos vies, les interrogations entourant le rôle de la première dans la seconde restent nombreuses. C’est de cette relation qu’il sera fait état dans ce livre. Pour ce faire, on reviendra sur diverses expériences de médicalisation afin de mieux saisir un processus historique dynamique qui aurait fait passer du côté du médical de plus en plus de maladies et de malades, de comportements et de problèmes, de réalités du quotidien depuis la fin du 18e siècle. Médicalisation: le terme n’est pas très joli, peut-être même un peu barbare et assurément galvaudé, objet d’accrochages entêtés entre écoles sociologiques. Les historiens ont alors eu tendance à s’en méfier. Tout en voulant en démystifier les usages, il s’agit ici d’en faire un concept opératoire autorisant à mieux appréhender cette articulation entre santé et médecine au gré des situations politiques, économiques et socioculturelles. Privilégier cette approche, c’est aussi pouvoir discuter de l’historicité du lien entre le biologique et le social; c’est cartographier et traduire des représentations du corps; c’est introduire des émotions et des anxiétés; c’est appréhender le mal-être comme le mieux-être. Et c’est rappeler que la maladie n’est pas qu’une entité pathologique objectivement balisable (disease), mais aussi une expérience personnelle (illness) et une expérience sociale, voire morale, d’un état (sickness), à la fois «individuelle, collective et historique», pour reprendre le pastorien et prix Nobel de médecine Charles Nicolle (1866-1936)2.

    Pourquoi ce livre (et comment le qualifier)

    L’idée de ce livre s’est nourrie d’un certain nombre de constats et d’abord de celui de la paucité d’ouvrages généralistes en histoire de la médecine publiés en français. Pour familiariser mes étudiants de premier cycle à l’Université de Montréal (où il n’existe aucun programme en histoire de la médecine) avec certains concepts et certains faits relevant de l’histoire moderne de la santé dans le monde, je n’avais tout simplement rien à ma disposition. Par extension, il me semblait important de proposer un texte qui puisse intéresser le grand public, celui avide de mises en contexte sur la genèse de certains débats de santé actuels, ainsi que mes collègues historiens curieux vis-à-vis d’un champ de recherche protéiforme, parfois rebutant, mais ayant beaucoup à voir avec l’évolution de nos sociétés.

    Il faut certes apprécier une inflexion positive dans la production historiographique des dernières années. Mais on ne peut que déplorer, au-delà de l’approche fragmentée (inévitable) de quelques récents collectifs mentionnés en bibliographie, des ellipses et des partis pris persistants. Ainsi semble se maintenir dans ces récits une place imposante pour les médecins qui fabriquent une science au détriment de certains autres acteurs de la médicalisation et, bien sûr, de ses multiples destinataires. Quant à l’amnésie frappant le passé des médecines «non occidentales», elle ne cesse de susciter chez moi des moments de frustration, parfois même une véritable indignation. Les «autres» traditions médicales servent encore trop souvent de faire-valoir implicite à la supériorité d’une médecine- science qui serait née et se serait épanouie en Europe pour ensuite déborder ses frontières. On remarquera à cet égard la couverture choisie pour l’ouvrage dirigé par Didier Sicard et Georges Vigarello paru en 2011, Aux origines de la médecine: un netsuke, une miniature japonaise sur laquelle on reconnaît les principaux méridiens d’acupuncture, alors qu’un seul des 28 chapitres du volume traite de traditions médicales non occidentales, ou plutôt de ce que l’on appelle aujourd’hui une approche intégrée en santé. Or, sans une ouverture sur le monde, l’approche sociale et culturelle des représentations et des pratiques de santé ne peut que rester incomplète. Même la compréhension d’une science à prétention d’universalité s’en trouve tronquée, comme le font remarquer des auteurs comme Richard Shryock, Mark Harrison ou Patrice Bourdelais.

    Et c’est sans compter sur le fait que la plupart des ouvrages de synthèse négligent justement de s’interroger sur les liens entre médecine et santé. Ces liens semblent aller de soi. Or, si ce rapprochement est erroné, il est aussi parlant, car il oblitère la possibilité que la bonne santé puisse advenir ou être maintenue autrement que par le truchement de la science médicale et de ses exécutants – une assimilation forte qui explique l’oubli chronique, dans la littérature comme dans les pratiques de santé, du poids dans la mauvaise santé de la pauvreté, du racisme ou de la violence. Pourtant, en 1946, l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) définissait bien la santé humaine comme «un état complet de bien-être physique, mental et social qui ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité»3, une définition englobante qui devait permettre de s’attarder et d’agir sur l’environnement, au sens large, dans lequel chacun vit. Par conséquent, le présent texte ne concerne pas à proprement parler l’évolution des savoirs sur la maladie; il ne propose pas une histoire des idées scientifiques et de la pensée médicale – que plusieurs spécialistes du champ dont Anne-Marie Moulin, François Delaporte, Ilana Löwy, Jean-Paul Gaudillière et d’abord Mirko Gmerk ont autopsiées avec grande adresse. Pour des raisons identiques, les pages consacrées à l’histoire des institutions, du laboratoire à la clinique spécialisée, ont été sciemment limitées. Par contraste, les multiples acteurs de la santé et leurs relations, des plus harmonieuses aux plus tendues, disposent d’une place privilégiée, aidant à scruter le rapport individuel et collectif à la bonne santé, voire au bien-être.

    Ce livre suit, à des fins pédagogiques assumées, un fil chronologique assez classique, couvrant grosso modo les deux derniers siècles (circa 1800 – années 1990). Il se découpe en même temps en neuf chapitres thématiques indépendants les uns des autres. Une première partie est centrée sur la fabrication d’un nouveau système médical, ou plutôt médico- sanitaire, qui va s’imposer comme la norme moderne et scientifique à l’échelle du monde. Par système médical, une notion utilisée depuis la fin des années 1970 par les anthropologues au premier chef desquels Charles Leslie, on entend ici une culture médicale dont les contours théoriques et pratiques sont partagés par une ou plusieurs sociétés. Une seconde partie s’arrête sur plusieurs lieux phares d’application de ce modèle, scrutant la médicalisation d’actes, de comportements et d’individus au-delà souvent de marqueurs pathologiques, révélant une science médicale parfois dirigée par des intérêts autres que médico-sanitaires. Enfin, un troisième et dernier volet revient sur les spécificités de la biomédecine depuis 1945 et s’interroge sur les modalités de sa réception et sa portée, contrastée, sur la santé humaine et les sociétés contemporaines.

    L’ouvrage se veut vivant et, dans la mesure du possible, digeste; d’un genre quelque peu hybride, à la croisée de la synthèse et de l’essai, il mêle rappel de faits notables et de débats, interprétation de leurs significations et exemples accrocheurs. Bien que dépouillé ou presque de notes de bas de page, il met en relief l’extrême variété de sources à disposition de l’historien(ne), des archives hospitalières aux séries télévisées en passant par les statistiques épidémiologiques, saupoudrant les remarques sur les façons d’en user. Il défait des mythes, établit des liens et éclaire dans la mesure du possible certains enjeux sanitaires actuels, récents, résistants ou récurrents, sans prétendre pour autant faire une histoire trop immédiate. En jouant la carte du global, il montre la variabilité des processus de médicalisation dans le monde en même temps qu’il participe à décentrer l’histoire de la médecine comme à donner leur juste place à la circulation des savoirs et des personnes et aux métissages culturels – les exemples viendront, parcours personnel oblige, en priorité de l’Europe et d’abord de la France, du continent nord-américain et de l’Asie orientale. Enfin, il veut absolument redonner sa place à des thématiques encore trop marginales, en exagérant peut-être parfois leur importance, qu’il s’agisse de la consommation de médicaments, des réclamations et rebuffades du patient ou des rôles joués par les femmes médecins. Reste que tout est maintenant question de santé. Il devient dès lors difficile de tout embrasser: on aurait certainement pu consacrer davantage d’espace à la santé des enfants et des adolescents, aux pratiques de la propreté, à l’histoire des professions paramédicales, à la médicalisation de la violence ou encore à la médecine humanitaire et aux initiatives caritatives et bénévoles.

    Un peu d’histoire de l’histoire de la médecine

    À la différence de la grande majorité des champs et sous-domaines de la recherche historique, l’histoire de la médecine s'est structurée au 19e siècle dans le giron d’autres spécialistes que les historiens, en l’occurrence sous l’impulsion des médecins. En cela, elle a d’abord cherché à servir ses façonneurs, divulguant une vision très positiviste de la science (des innovations, des découvreurs, des héros incomparables et solitaires du progrès) à des fins de cohésion et de reconnaissance professionnelle, puis d’ancrage de leur supériorité scientifique. L’affranchissement de la discipline de ce monde fermé qui sert ses propres intérêts, une historiographie à la fois didactique (on l’enseigne traditionnellement dans les facultés de médecine), promotrice, rassembleuse et flatteuse, s’est fait sur une temporalité assez longue, parfois dans des conditions difficiles. Il n’est d’ailleurs pas partout finalisé. Si l’on prend le cas de la France, par exemple, on remarque encore facilement la pauvreté de la formation en histoire de la médecine au-delà des cours de culture générale en première année de médecine (presque exclusivement donnés par des médecins et détestés des étudiants) et, par conséquent, la longue absence de diplômes et de postes universitaires dans ces domaines. On lie souvent cette réalité à la force de la professionnalisation médicale dans l’Hexagone, une tendance que l’on retrouve au Québec où la communauté médicale francophone regardait vers Paris au 19e siècle.

    La France n’en est pas moins reconnue pour la vigueur de sa production intellectuelle dans le domaine de la philosophie et de l’épistémologie des sciences. Le normal et le pathologique (1966) de Georges Canguilhem en reste un symbole prégnant. Elle l’est aussi pour ce qui est de l’analyse des pratiques sociales qui relèvent de la santé: techniques et représentations du corps, ressenti et expression des émotions, gestion de la douleur ou de la mort, autant de parcelles d’un savoir pluridisciplinaire sur lesquelles se côtoient historiens, anthropologues, sociologues et philosophes de renom. Mais, curieusement, Philippe Ariès, Michelle Vovelle, Alain Corbin et Georges Vigarello n’ont pas véritablement porté la construction d’un sérail autonome. Par contraste, l’Allemagne, le Royaume-Uni et les pays du Commonwealth ainsi que les États-Unis ont assez tôt considéré l’importance de l’autonomisation de l’histoire de la médecine, dans la foulée des réflexions de quelques «grands» historiens-médecins fondateurs. Misant sur une longue tradition locale d’histoire pragmatique capable de former des médecins responsables et tolérants, Karl Sudhoff, premier professeur d’histoire de la médecine à Leipzig (1905), fondait les Archiv für Geschichte der Medizin en 1907, promouvant une discipline de recherche. Lui succédait le Suisse Henry E. Sigerist, nommé par la suite directeur de l’Institut pour l’histoire de la médecine à l’Université Johns Hopkins en 1932, université où le Canadien William Osler avait défendu avant lui l’histoire comme antidote à la déshumanisation de la science médicale. L’histoire reste alors une sous-discipline de la médecine, mais progressivement des départements autonomes, plus proches des sciences humaines, s’ouvrent, formant de nouveaux professionnels, docteurs en histoire. L’American Association for the History of Medicine (1925) et le Bulletin of the History of Medicine (1933) participent à une dilatation assez rapide de la production universitaire dans le domaine, accélérant les échanges d’idées entre spécialistes tandis que le Wellcome Trust commence à financer des projets historiques ciblés dès 1936. En 1960, 52% des articles publiés dans les quatre principaux journaux d’histoire de la médecine de langue anglaise le sont encore par des médecins; en 2011, ils ne sont plus que 13%.

    Encore rarement considérée comme autonome (s’il y a des conférences et des associations d’historiens de la médecine, les regroupements et rencontres d’historiens de la santé restent assurément moins visibles), l’histoire de la santé naît pour sa part de certains glissements dans la réflexion d’historiens aux horizons divers, dont ces spécialistes français des pratiques sociales relevant de l’hygiène, du corps ou de la mort que l’on a mentionnés plus haut. Elle s’est d’abord construite dans une réflexion sur l’histoire sociale de la médecine issue du New History Movement de l’entre-deux-guerres aux États-Unis et au Royaume-Uni. Le mouvement s’intéressait aux liens entre médecine, santé et changement social, suggérant pour ce faire de mobiliser de nouvelles sources (archives hospitalières avant les dossiers de patients, journaux de médecins) et de se pencher sur de nouveaux acteurs de la santé: femmes médecins, minorités et pauvres, fous… Dans Socialized Medicine in the Soviet Union (1937), Sigerist souligne les efforts payants du régime soviétique pour offrir la gratuité des soins à tous et investir dans la santé publique, affûtant la compréhension d’expériences d’une médecine socialisée – et non socialiste, une assimilation toutefois adroitement orchestrée à l’époque du maccarthysme. À sa suite, les débats autour de la valeur d’une médecine sociale voient la participation d’un certain nombre d’historiens engagés dont Georges Rosen et René Dubos. Quant à René Sand, il veut carrément confondre médecine sociale et sociologie médicale. L’histoire de la médecine s’en trouve richement contextualisée ou, plutôt, elle exhorte à voir toujours plus l’idéologique, l’économique et le social dans les pratiques de santé et même dans le cours des épidémies*, comme le montrera plus tard Charles Rosenberg.

    À partir des années 1960 et surtout 1970, l’histoire de la médecine connaît une mue dans une ambiance de contestation grandissante du modèle biomédical et de certaines de ses applications, en lien avec un activisme politique alternatif. Michel Foucault parle de biopouvoir*, stimulant la réflexion sur les rapports entre savoirs et pouvoirs médicaux, au cœur de l’œuvre de Jacques Léonard. En 1975 paraît la première édition de Medical Nemesis: The Expropriation of Health du philosophe et critique Ivan Illich. L’essai martèle l’idée d’une iatrogénèse* de la médecine moderne, explorant la dimension contre-productive d’une science anxiogène aux effets secondaires multiples. Médicaments et hôpitaux rendraient malades; nids à infection, ces derniers sont aussi dépeints comme des lieux dirigés par le profit et des espaces de fétichisation du test en laboratoire. Véritable pavé dans la mare, le texte fait part d’un malaise déjà profond: en 1974, une enquête du Sénat américain rapportait que 2,4 millions d’opérations non nécessaires étaient effectuées chaque année dans le pays et qu’il y avait plus de morts par an en conséquence d’une chirurgie que sur le champ de bataille au Viêt Nam. C’est l’année suivante que Thomas McKeown, historien et médecin, publie deux ouvrages fondateurs qui confirment la possibilité, voire la nécessité, de détacher la médecine de la bonne santé: The Modern Rise of Population et The Role of Medicine: Dream, Mirage, or Nemesis? La thèse de McKeown, parfaite au travers d’une pléthore d’articles parus dès les années 1950, est encore débattue. Elle insiste, à partir d’une épidémiologie* historique remontant au 18e siècle, sur le fait que la baisse de la mortalité dans les pays industrialisés, redevable d’abord à une baisse de l’incidence des maladies infectieuses, le fut avant tout à l’amélioration de la situation économique et alimentaire. L’historien ouvrait encore un peu plus grand une boîte de Pandore, mais annonçait une réflexion, nécessaire et compliquée, poussée entre autres par un certain nombre d’historiennes féministes, sur les déterminants sociaux de la santé. Et un éloignement, peut-être, de l’histoire des sciences.

    Surlignant la nécessité de comprendre le lien entre médecine et santé, la théorie mckeownienne a assurément insufflé, aux côtés d’une sociologie de la santé critique alors en plein essor, l’envie à certains historiens d’ausculter les récipiendaires de la médicalisation. En 1985, dans cette lignée, l’historien britannique Roy Porter publie un article fondateur, engageant ses collègues à faire de l’histoire de la médecine «par le bas» (from below) et à s’attarder sur le patient, le malade, comme acteur de sa santé et de la médicalisation. Dans Health for Sale, paru

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