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Au-delà des convenances
Au-delà des convenances
Au-delà des convenances
Livre électronique606 pages7 heures

Au-delà des convenances

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À propos de ce livre électronique

Angleterre, 1843 À la mort de ses parents, Abby s’est installée chez sa tante afin d’obtenir une éducation à la hauteur de la noblesse de son rang, mais voilà qu’elle revient enfin à Londres pour la saison des bals ! Tout lui a manqué : la ville, son frère et surtout… sa meilleure amie. Imprimeur sans noblesse, William organise des salons littéraires dans son appartement une fois par mois. Quand Abby y assiste, il se doit d’admettre que la petite fille de son souvenir a bien changé. Elle est non seulement devenue une magnifique jeune femme, mais aussi une charmante interlocutrice. Lors de son premier bal, Abby attire l’attention. Vu sa beauté et sa noblesse, cela n’est guère [...]
LangueFrançais
Date de sortie15 mars 2022
ISBN9782898181023
Au-delà des convenances
Auteur

Suzanne Roy

Suzanne Roy est littéraire de formation et geek de coeur. Si sa formation est principalement littéraire, elle bifurque du côté des communications et des nouvelles technologies, un domaine où elle enseigne depuis plus de 15 ans. En 2009, elle revient à sa première passion: l’écriture, port e par les personnages qui vivent dans sa tête et ne lui laissent que peu de répit.

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    Aperçu du livre

    Au-delà des convenances - Suzanne Roy

    Chapitre premier

    Angleterre, 1843

    Abby replaça ses gants avant de ramener lentement ses mains sur sa robe neuve. Assise au petit salon de sa tante, elle attendait l’arrivée de son frère Nicholas et de son épouse, Olivia. Même si elle était impatiente de le revoir, elle était effrayée à l’idée de rentrer chez elle. Tout devait être si différent, à Londres, désormais. Cela faisait trois ans qu’elle habitait chez sa tante. Depuis la mort de ses parents, plus précisément, puisque son frère s’était retrouvé seul à devoir gérer les affaires de la famille à 28 ans. Même si elle était née d’un second mariage, Abby était proche de Nicholas. On avait néanmoins recommandé à ce dernier de la placer jusqu’à ses 18 ans, non seulement pour parfaire son éducation, mais surtout pour éviter les commérages. Sous l’œil d’une vieille tante stricte qui l’accueillait les week-ends, alors qu’elle restait en pension les jours de semaine, Abby avait donc appris les bonnes manières et acquis certains accomplishments nécessaires à une fille de son rang. Si elle était peu douée en chant ou au piano, elle se débrouillait assez bien à la broderie et considérait avoir un certain talent pour la littérature et les langues. Elle avait adoré assister à ces quelques salons littéraires qui se déroulaient à Southampton et espérait avoir la chance de le refaire dans la grande ville.

    Sa tante Alicia était cependant formelle : en tant que fille du défunt Hervey Swanson, duc de Gordon, elle portait en son sang la noblesse adéquate pour faire un bon mariage. Et si, à 18 ans, Abby se considérait encore jeune pour se chercher un mari, elle s’était résolue à devoir en trouver un lorsqu’elle reviendrait à Londres. Elle aurait largement préféré poursuivre ses études, mais sa tante Alicia avait jugé qu’il était temps pour elle de rentrer. D’abord parce que Nicholas était marié, mais aussi parce que sa nouvelle belle-sœur, Olivia, avait promis de l’accompagner dans différents bals de la saison afin qu’elle puisse faire une entrée remarquée dans le monde. Dans les lettres qu’elle avait reçues, son frère lui avait répété de ne pas s’inquiéter pour son avenir, déterminé à l’aider à trouver « un homme bien », apte à s’occuper d’elle d’une façon convenable. Abby soupira discrètement à cette idée. Si elle voulait sincèrement faire bonne figure devant Nicholas, elle craignait que sa belle-sœur se précipite pour la marier au premier parti intéressant. Ne pouvait-elle pas profiter de la vie londonienne, juste un peu ? Qui plus est, elle aspirait à bien davantage qu’un bon mariage avec un homme de sang noble. La littérature, et notamment la poésie, la passionnait. Elle avait des tas de carnets remplis de poèmes et de petites histoires. Et si son sang exigeait un bon mariage, elle songeait parfois qu’elle serait plus heureuse en tant qu’enseignante ou écrivain. Après tout, c’était là de bons métiers. Les seuls auxquels pouvaient prétendre une femme, d’ailleurs…

    Son frère accepterait-il seulement qu’elle ait ce genre de désir ?

    Quand elle entendit des voix en provenance de l’entrée, Abby inspira profondément. Autant elle trépignait d’impatience à l’idée de revoir son frère, autant elle appréhendait que leur complicité d’autrefois se soit transformée après sa trop longue absence. Certes, ils avaient communiqué régulièrement par lettres, mais depuis que Nicholas avait épousé Olivia, cette dernière avait pris le relais de sa correspondance pour raconter la vie que le jeune couple menait à Thurloe Square, l’immeuble où ils habitaient, malgré les convenances établies. Si les aristocrates préféraient généralement vivre dans un manoir à Grosvenor Square ou à Belgrave Square, son défunt père avait préféré un pied à terre plus près de l’hôtel de ville, à Chelsea, et Abby était reconnaissante à Nicholas de ne pas s’être départi d’un endroit qui contenait tant de souvenirs chers à son cœur.

    Près de la porte, la voix de sa tante se fit plus forte, signe qu’ils étaient juste de l’autre côté. Abby s’empressa de se redresser, vérifiant que les volants de sa robe tombaient de façon adéquate. Elle se remémora rapidement les consignes : ne pas se précipiter dans les bras de son frère, ne pas démontrer trop d’émotion, rester calme et sourire, mais pas de façon trop prononcée. Sa tante lui avait répété que c’était ce qu’on attendait d’une femme de son rang. À cette idée, Abby chassa une moue de ses lèvres pour retrouver une expression plus neutre et inspira longuement. Elle se raccrocha ensuite à une pensée joyeuse : Emma. Il lui tardait de revoir son amie d’enfance, qui habitait l’appartement voisin, à Thurloe Square. William, le frère d’Emma, avait insisté pour garder sa sœur à ses côtés, même après le décès de leurs parents. Abby se souvenait encore du drame, six ans auparavant, alors que la mère d’Emma avait péri en couche. Quelques semaines plus tard, fou de chagrin, son époux avait mis fin à ses jours en se jetant dans la Tamise. Abby avait alors promis à Emma de toujours être là pour elle. Jamais elle n’aurait cru que ses propres parents perdraient la vie et qu’elle se verrait contrainte de quitter Thurloe Square et sa tendre amie. Si elles s’étaient beaucoup écrit, il lui tardait de la revoir !

    Quand la porte s’ouvrit, Abby retint son souffle, puis arbora un sourire qu’elle refreina. Son frère entra le premier et elle le détailla du regard. Certes, ils s’étaient vus à quelques reprises durant ces trois années, trop peu à son goût, mais elle avait la sensation qu’il avait bien vieilli. Son visage s’était affirmé et il avait laissé une moustache pousser sous son nez. Ses vêtements démontraient assurément le sang noble qui coulait dans ses veines : dernier cri, probablement hors de prix. Son chapeau haut de forme lui donnait un air autoritaire. Abby crut même reconnaître les traits de son défunt père, ce qui ne fit qu’augmenter l’émotion qu’elle s’évertuait à contenir.

    — Nicholas, dit-elle simplement.

    — Abby !

    Il combla rapidement l’espace qui les séparait, puis récupéra les mains gantées que sa sœur tendait vers lui.

    — Vous avez tellement grandi !

    En réalité, sa taille restait pratiquement inchangée. Elle se doutait cependant qu’elle ne ressemblait plus à une enfant. Sa tante l’avait transformée en femme du monde, veillant à la fois sur ses tenues, sa culture et sa vertu.

    — Vous avez bien changé, également, rétorqua-t-elle.

    Il arbora un sourire chaleureux qui lui rappela le frère qu’elle avait laissé derrière elle, même si son regard était beaucoup plus mûr, désormais, puis il toucha les poils près de sa bouche.

    — C’est la moustache. Olivia dit que ça me donne un air sophistiqué.

    Abby étouffa un rire, et Nicholas en profita pour tendre la main en direction de son épouse.

    — La voici, justement. Olivia Richmond, duchesse de Gordon. Je suis sûr que vous vous entendrez très bien, toutes les deux.

    Une jolie blonde dans la jeune vingtaine s’approcha et les mains d’Abby passèrent des doigts de son frère à ceux de sa femme.

    Dans une révérence, Abby chuchota :

    — Duchesse de Gordon.

    — Allons ! Appelez-moi Olivia ! la rabroua-t-elle gentiment. Nous sommes de la même famille, après tout. Et votre frère m’a tellement parlé de vous que j’ai déjà l’impression de vous connaître.

    — Olivia, répéta Abby, soulagée.

    Elle fut rassurée de recevoir un regard amical de sa belle-sœur. Dire qu’elle craignait que son frère ait épousé une femme froide, avide de noblesse et de richesse, qui s’empresserait de la chasser de Thurloe Square. Au contraire, Olivia semblait être fort sympathique.

    — C’est le grand jour, annonça Nicholas. Vous rentrez enfin à la maison.

    Abby sourit lorsqu’il prononça le mot « enfin ». Lui avait-elle manqué ?

    — J’espère que vous ferez en sorte qu’elle se trouve un bon mari, intervint tante Alicia.

    Abby se rembrunit. Selon sa tante, elle n’était bonne que pour le mariage. Ne pouvait-elle pas savourer ce moment où elle reverrait enfin la maison de son enfance ? Alors qu’elle avait passé son temps entre la pension et l’appartement de sa tante Alicia, rien ne sonnait plus doux à ses oreilles que Thurloe Square. Elle y était née, y avait grandie, puis connu l’insouciance autant que l’amitié. Après ces drames et cette interminable absence, restait-il quelque chose de ces bonheurs perdus, là-bas ?

    — Ne vous en faites pas, ma tante, la rassura son frère. Olivia saura guider Abigaïl dans cette quête.

    — Ce sera avec plaisir, accepta l’intéressée. J’ai déjà songé aux bals où vous devriez vous montrer, cette saison.

    Abby fit mine de sourire, mais l’expression « se montrer » lui noua la gorge. Sa tante lui avait répété maintes fois que si une éducation stricte était nécessaire, son apparence et ses manières étaient ce qui comptaient le plus pour faire un bon mariage. Sans compter ce sang qui coulait dans ses veines et qu’elle n’avait pas choisi…

    — Assurez-vous de la marier à un homme digne de ce nom, insista sa tante. D’après les rumeurs, il y a beaucoup de riches américains en quête de titres de noblesse, à Londres.

    — Nous verrons cela en temps et lieux, trancha Nicholas. C’est qu’il se fait tard et la route est longue.

    Le visage d’Alicia se transforma légèrement.

    — Comment ? Vous ne restez pas prendre le thé ?

    — Désolé, ma tante, mais nous aimerions profiter du soleil pour faire le plus de route possible. Mais ne soyez pas inquiète, nous nous arrêterons dès la tombée de la nuit dans une auberge, aux environs de Thorpe. Nous terminerons notre trajet demain matin. Je suis sûr qu’Abby est impatiente de retrouver Thurloe Square.

    — C’est vrai, fut forcée de confirmer l’intéressée.

    — Sachez que j’ai personnellement redécoré votre chambre, annonça Olivia. J’espère qu’elle vous plaira.

    — Je suis sûre que ce sera parfait, la rassura Abby.

    Un sourire illumina son visage et elle s’accrocha à ses propres mots. Oui, tout serait parfait. Elle rentrait chez elle. Rien d’autre ne comptait.

    Chapitre 2

    Après de longs remerciements et l’insistance de dédommager sa tante pour tout ce qu’elle avait fait, Nicholas se pressa de rejoindre le fiacre, un énorme wurst bourgogne, tiré par deux chevaux. Alors qu’un homme attachait la valise d’Abby derrière, la jeune femme s’installa sur le siège, puis replaça sa robe. À sa gauche, Olivia prit place, et son frère, qui eut du mal à couper court à la conversation que tentait de maintenir sa tante, finit par apparaître sur le banc devant elle. Il resta de marbre jusqu’à ce que la voiture s’éloigne, puis il soupira avec bruit.

    — Enfin seuls !

    D’un geste, Olivia fit taire son époux.

    — Cette invitation à prendre le thé partait certainement d’une bonne intention, indiqua-t-elle. Ce n’était pas très poli de repartir aussitôt.

    — Des affaires m’attendent à Londres, insista Nicholas, et Abby a certainement très hâte de rentrer.

    En guise de réponse, elle opina, mais Olivia insista :

    — Votre tante craignait peut-être que notre cocher soit fatigué ?

    Le regard d’Abby laissa transparaître une légère inquiétude. N’était-ce pas lors d’un voyage que ses parents avaient péri ? Son frère s’empressa de la rassurer :

    — Tout va bien, Abby. La route est sécuritaire et sans encombre. Croyez bien que si nous avions été fatigués, nous n’aurions pris aucun risque de cet ordre, ne dis-je pas la vérité, madame ?

    Olivia opina sans hésiter.

    — Bien sûr !

    Nicholas grimaça avant d’insister :

    — En vérité, je n’avais pas très envie d’écouter tante Alicia me conseiller sur le choix de votre futur époux. La connaissant, elle m’aurait obligé à lui promettre que j’allais vous marier avec un vieil aristocrate.

    Étonnée par ces propos, Abby se risqua à sourire de façon plus détendue. Se pouvait-il que Nicholas ne se soit pas laissé influencer par les multiples conseils prodigués par leur tante ?

    — Je suis heureux que vous reveniez à Thurloe Square, insista-t-il de nouveau. Vous êtes encore bien jeune. Prenez donc le temps de profiter de la vie londonienne avant de songer au mariage.

    Le cœur d’Abby accéléra dans sa poitrine. Nicholas avait-il perçu ses craintes à travers les lettres qu’elle lui avait écrites ? Mais n’était-ce pas Olivia qui lui répondait, généralement ?

    — À moins que cela soit votre souhait ? vérifia-t-il encore.

    — Je… Non ! répondit-elle en retenant son éclat de voix. Enfin… sauf si vous croyez que… je vous gêne.

    — Quelle idée ! s’offusqua Olivia. Thurloe Square est votre maison ! Nicholas est si heureux de vous y ramener !

    Dans un rire, elle ajouta :

    — Je ne nie pas que j’espérais qu’il nous installe dans un joli manoir sur Grosvenor Square, mais il m’a confié à quel point vous teniez à cet endroit.

    — C’est vrai, confirma Abby, sans masquer son émotion. Je suis si heureuse de pouvoir revoir notre appartement.

    Nicholas se pencha et tendit les mains vers Abby, qui répondit rapidement à son geste. Une fois que les doigts de son frère serrèrent les siens, il certifia :

    — Vous m’avez manqué, Abby. Je sais qu’il était plus convenable de vous envoyer à Southampton, au moins le temps de suivre une formation plus adaptée aux jeunes filles de votre rang, mais il me tardait de vous ramener à la maison. Sans vous, Thurloe Square était bien triste.

    — Je suis si contente, affirma enfin Abby, les yeux luisants de larmes. Je vous l’ai souvent dit dans mes lettres, vous et la maison me manquez terriblement.

    — C’est la raison pour laquelle je l’ai gardée. De toute façon, à la seconde où j’ai parlé d’emménager à Grosvenor Square, Emma a refusé que je vende cet appartement.

    Au nom de son amie, Abby serra un peu plus les doigts de son frère.

    — J’ai si hâte de la retrouver !

    — Je m’en doute, oui. Et pour souligner votre arrivée, j’ai demandé qu’on nous prépare un bon repas. J’ai aussi songé à inviter Emma et William, mais Olivia m’a dit que vous seriez peut-être trop fatiguée pour soutenir une soirée de cet ordre ?

    — Tant pis pour la fatigue ! rétorqua Abby, touchée par le geste. J’ai tellement hâte de revoir Emma !

    — Connaissant votre amie, elle viendra certainement frapper à la porte pour s’assurer que je vous ai bien ramenée, se moqua-t-il doucement.

    Pour la première fois depuis qu’elle avait été confiée aux soins de son frère, Abby laissa un rire plus franc franchir ses lèvres.

    — Elle n’a donc pas changé !

    — Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit, la gronda-t-il gentiment. Emma s’est assagie, quand même, mais n’oublions pas qu’elle a toujours eu… disons… un caractère impétueux ?

    — Je sais, oui ! pouffa Abby.

    Par crainte d’avoir laissé Olivia de côté trop longtemps, elle s’empressa d’ajouter, à son intention :

    — Nos parents étaient très proches. Après le décès de leur mère, puis de leur père…

    — Votre frère m’a raconté, oui, chuchota Olivia. Quelle tragédie !

    — En effet, confirma tristement Abby. C’est pourquoi mes parents ont veillé sur eux jusqu’à ce que… qu’ils ne soient plus là.

    Un silence passa, et Abby ne put s’empêcher de se remémorer combien les choses avaient changé à Thurloe Square, ces dernières années. Leurs voisins étaient devenus orphelins, puis eux-mêmes. Elle avait tant regretté que Nicholas ne fasse pas comme William et garde sa sœur auprès de lui, mais il paraissait inconvenant pour une jeune fille de son rang d’habiter sous le même toit qu’un homme qui n’était son frère qu’à demi. Pourtant, jamais il n’avait évoqué leurs liens familiaux en ces termes. Pour lui comme pour elle, ils formaient une famille.

    — Les choses sont très différentes, maintenant, reprit Nicholas, comme s’il cherchait à chasser le malaise qui régnait dans le fiacre. Savez-vous que le journal de William, le London News, a son petit succès ? Grâce à son édition quotidienne, il est devenu très influent, et très riche aussi.

    — Ses parents l’étaient déjà, indiqua Abby.

    Nicholas grimaça.

    — C’est juste, mais cela est plus marqué, désormais. Vous le savez, Will n’a jamais aimé ne rien faire. Il aurait pu uniquement continuer d’investir dans les grands projets de la ville, comme son père avant lui, mais il tenait à donner une nouvelle vocation à sa petite imprimerie. En plus du journal, il publie parfois de jeunes auteurs. Une fois par mois, ils organisent un salon littéraire dans leur appartement de Thurloe Square. Emma vous en a peut-être déjà mentionné dans ses lettres ?

    — Elle m’en a parlé, oui, avoua Abby en espérant que ses rougeurs ne trahissent pas son envie d’y assister.

    En vérité, depuis que son amie lui avait mentionné ces salons, elle chérissait l’espoir d’y être invitée, non sans souhaiter que Nicholas consente à ce qu’elle puisse y aller. Grâce à sa tante, elle avait découvert des causeries littéraires, à Southampton. Abby ne rêvait que du jour où elle assisterait à une telle activité à Londres, et surtout, d’être suffisamment courageuse pour lire ses propres poèmes devant les autres. Avec Emma auprès d’elle, peut-être se risquerait-elle enfin à franchir le pas ?

    Chapitre 3

    Le voyage fut long, mais Abby profita des heures de confinement dans la voiture pour rattraper le temps perdu avec son frère et faire connaissance avec sa belle-sœur. Olivia lui parlait de Londres, de Thurloe Square, des bals à venir, sans oublier les nouvelles boutiques qu’elle voulait absolument lui montrer. Elle discuta finalement de la confection de sa prochaine garde-robe.

    — Tante Alicia m’a offert deux jolies robes en prévision des bals de Londres.

    — Je ne doute pas qu’elles soient très jolies, mais entre Londres et Southampton, il y a un monde, insista Olivia. Vous devez faire une entrée fulgurante. Plus les gens parleront de vous, plus vous aurez l’embarras du choix au niveau des prétendants.

    Abby remarqua le sourire de son frère.

    — Ah ! Voilà comment mon épouse est arrivée à m’attirer dans ses filets ! plaisanta-t-il.

    — Vous en plaindriez-vous, très cher ? le taquina Olivia.

    — Comment le pourrais-je ? Je suis un homme comblé !

    Abby ne put rater le regard que son frère posa sur sa femme. Aucun doute dans son esprit qu’il avait eu la chance de faire un mariage d’amour. Était-ce le cas pour Olivia ? Sa tante lui avait pourtant maintes fois répété qu’une femme de statut social n’avait jamais le droit au luxe des sentiments. Que la passion, elle ne devait jamais l’oublier, était temporaire. Il valait mieux un époux bien établi au sang noble qu’un homme qui ne pouvait comprendre la valeur d’une femme de son rang. Sa vertu et son sang étaient des éléments inestimables dans ce type de transaction. Fallait-il obligatoirement qu’elle se présente comme un lot afin d’attirer les prétendants ?

    — Soyez sans inquiétude, tenta de la rassurer Nicholas. Olivia saura vous guider pour que votre entrée dans le grand monde soit inoubliable.

    Abby hésita avant de lui remémorer ses propos :

    — N’avez-vous pas dit que… cela pouvait attendre ?

    — Quoi donc ? demanda-t-il. Oh ! Trouver un prétendant peut attendre, oui, mais sachez que ma femme a très hâte de vous emmener aux bals.

    — C’est que votre frère n’aime pas danser, expliqua Olivia, et j’adore ces soirées où tout peut arriver. Qui sait ? Vous trouverez peut-être un époux plus vite que vous le souhaitez !

    À cette idée, Abby afficha un sourire contrit.

    — Nous verrons cela, intervint Nicholas. Ce qui compte, c’est qu’Abby revienne à la maison. Sachez, chère sœur, que je n’ai absolument pas l’intention de vous forcer la main pour accepter une union qui ne vous serait pas favorable. Il a été établi avec Olivia que nous serions là pour vous guider, mais que la décision vous reviendrait de droit.

    Abby ouvrit la bouche de stupéfaction. Son frère lui permettait-il de choisir son futur époux ? Et si elle désirait devenir écrivain ? Cela lui serait-il permis également ? Avant qu’Abby n’ose aborder le sujet, Olivia confirma les propos de son mari :

    — Nous savons que votre tante aimerait vous voir épouser un homme de sang noble, mais les temps changent, Abby, et la réalité est si différente à Londres. Les aristocrates se font beaucoup plus rares, vous savez ? Moi-même, je n’arrive pas à croire à la chance que j’aie eue avec votre frère.

    — Et pourtant, je suis tombé sous votre charme en moins de 10 minutes, avoua-t-il simplement.

    Malgré les mots empreints d’émotions qu’ils partageaient devant Abby, leurs rires résonnèrent en chœur et eurent le mérite de détendre l’atmosphère.

    — Ce qui nous importe, avant tout, c’est votre bien-être, affirma Olivia.

    Lorsque Abby tomba à nouveau dans le regard de son frère, il ajouta :

    — C’est ce que votre mère aurait voulu pour vous.

    À l’évocation de sa mère, qui avait pourtant pris soin de Nicholas comme s’il était son propre fils, Abby baissa les yeux. Si elle avait hâte de revenir à Thurloe Square, elle craignait que l’endroit lui rappelle ses défunts parents, et que le chagrin lui soit aussi terrible qu’autrefois. Cet appartement contenait tant de doux souvenirs. Pourquoi avait-il fallu que la mort vienne les chercher si rapidement ?

    — Tout ira bien, chuchota Olivia en tapotant sa main gantée.

    Sa promesse fit chaud au cœur d’Abby. Si elle craignait devoir rapidement prendre époux, elle eut la sensation que cela pouvait attendre un peu. N’était-ce pas la preuve que Nicholas ne voulait rien précipiter ? Que son retour lui faisait réellement plaisir ? Soulagée, elle leur confia :

    — Je suis tellement heureuse de revenir.

    C’était la vérité. Grâce à leurs paroles, elle avait la sensation que le temps existait à nouveau. Certes, il y aurait des rencontres et des bals, mais tout ce à quoi elle songeait, c’était à la possibilité d’accéder à la bibliothèque de ses parents, de lire, d’écrire et de pouvoir assister à quelques salons littéraires.

    Soudain, la vie londonienne lui semblait si palpitante !

    Chapitre 4

    Malgré l’épuisement de la route et la courte nuit passée dans une auberge de Thorpe Green, Abby trépigna d’impatience lorsque la voiture tourna dans son ancien quartier. Elle écarta le petit rideau afin de mieux voir à travers la fenêtre et reconnu immédiatement les jardins.

    — Nous y sommes presque !

    — Enfin ! soupira Olivia.

    — Le trajet fut long. Croyez-vous que vous serez suffisamment en forme pour accueillir William et Emma, ce soir ? vérifia Nicholas.

    À l’idée de revoir son amie, Abby tourna des yeux lumineux vers son frère.

    — Ce sera déjà si difficile de ne pas aller cogner à sa porte, lui confia-t-elle.

    Nicholas retient un rire.

    — N’oubliez pas que vous n’êtes plus une petite fille, Abigaïl. Il n’est pas convenable d’aller frapper à la porte de nos voisins sans s’annoncer d’abord. Peut-être pourrions-nous envoyer Charles leur annoncer votre retour, si vous le souhaitez ?

    — C’est une bonne idée. J’ai tellement hâte de revoir Emma !

    — Dois-je maintenir le dîner de ce soir ?

    Au lieu de s’adresser à sa sœur, Nicholas posa la question à sa femme, qui opina discrètement.

    — Si vous êtes trop fatiguée pour les recevoir, je comprendrai, insista-t-il.

    — C’est soir de fête pour Abby. Soulignons son retour comme il se doit.

    Alors que la voiture s’arrêta devant les appartements alignés, Nicholas reprit la parole :

    — Prenez le temps de vous installer et de vous rafraîchir. J’enverrai Charles annoncer à William que nous les recevrons, sa sœur et lui, un peu plus tard.

    — Je vais aller vérifier où en est le repas avec Gina, annonça Olivia, puis je monterai me reposer une petite heure. S’il y a le moindre problème, envoyez votre femme de chambre m’enquérir, d’accord ?

    Abby hocha la tête, mais elle savait déjà qu’elle n’aurait besoin de rien. Tout ce qu’elle désirait, c’était descendre de cette voiture et entrer dans cette maison de son enfance. Elle voulait se remémorer cette époque révolue dont elle portait la douce nostalgie. C’est pourquoi elle s’empressa de fouler le sol avant de jeter un regard heureux en direction de l’immeuble. À sa droite, Nicholas se posta.

    — Bon retour à la maison, Abigaïl, chuchota-t-il.

    Elle le remercia d’un sourire, puis vérifia vers la gauche, là où la porte donnait sur l’appartement pratiquement voisin du sien. Là où Emma habitait. Lorsqu’elle leva les yeux plus haut pour observer les fenêtres, elle se figea lorsqu’une silhouette attira son attention. Elle eut l’espoir qu’il s’agisse de son amie, puis distingua une carrure masculine. William, probablement. Aussitôt, elle arbora un sourire plus franc et fit un signe discret de la main. En guise de réponse, il bougea la tête, puis s’éloigna de la fenêtre. Allait-il chercher sa sœur ?

    — Rentrons, proposa Nicholas. Il vaut mieux garder vos forces pour le repas de ce soir.

    Abby accepta et monta l’escalier qui la menait à l’appartement. Malgré la fatigue du voyage, elle était si heureuse d’être revenue qu’elle doutait être capable de se reposer !

    Chapitre 5

    Dès qu’elle entra dans l’appartement, Abby profita que sa belle-sœur se soit faufilée en cuisine pour entrer dans le séjour. Là, seulement, elle laissa les souvenirs envahir sa mémoire. Il y avait toujours le vieux fauteuil, dans un coin. Elle s’en approcha et y passa une main.

    — Le fauteuil de papa, murmura Nicholas.

    — Oui. Il y prenait souvent un verre, le soir. Et maman brodait, juste là.

    Abby pointa un autre fauteuil, aveuglée par des images du passé.

    — J’ai demandé à Olivia de ne rien changer à cette pièce, mais vous remarquerez que le reste de la maison a été… rafraîchi.

    Abby inspira longuement avant de hocher la tête.

    — Je comprends.

    Sentant le chagrin l’envahir, elle chassa son envie de pleurer et se concentra sur sa tâche :

    — Je vais monter à ma chambre pour me reposer. Je dois trouver une tenue pour ce soir.

    Lorsqu’elle passa près de son frère, elle s’arrêta.

    — Merci de ne pas avoir déménagé.

    — Je sais à quel point vous tenez à Thurloe Square, Abby. Juste pour cette raison, jamais je ne m’en serais départi.

    Il hésita avant d’admettre :

    — Mais je ne vous cache pas qu’Olivia a très envie d’une résidence à Grosvenor Square, et je lui en ai promis une quand… disons… l’heure sera venue ?

    Abby comprit qu’il parlait d’elle et de son futur mariage. Son sourire se fana et Nicholas reprit :

    — Mais nous n’en sommes pas encore là.

    — Je sais, et je comprends, lui assura-t-elle.

    Et pourtant, l’avenir lui paraissait tellement incertain !

    — Venez, insista-t-il, allons voir votre chambre.

    Abby le suivit à l’étage et contempla la nouvelle décoration de la pièce. Les anciens meubles avaient été remplacés par des nouveaux, aux teintes plus douces.

    — Cela vous plaît-il ? Sinon, nous pouvons…

    — C’est très bien, l’arrêta-t-elle. J’aime beaucoup.

    — Si quelque chose vous déplaît…

    Elle tourna un sourire vers son frère et insista :

    — C’est parfait, Nicholas. Vraiment.

    Il se racla la gorge avant d’annoncer :

    — Bien. Je vous laisse vous reposer. Nous nous verrons donc au dîner.

    Dès qu’il quitta la pièce, Abby s’installa doucement sur le rebord de son lit et lissa sa robe, par réflexe plus que par véritable souci de ne pas la froisser. Pour humer l’odeur de l’endroit, elle ferma les yeux quelques secondes, puis balaya sa chambre du regard. Elle aurait aimé s’étendre et prendre du repos, mais cela lui parut impossible. Tout se bousculait en elle : son excitation d’être à nouveau chez elle et surtout la joie de revoir Emma ! Dire que son amie était juste là, tout près, et qu’il lui était impossible de la voir avant le dîner de ce soir !

    Pour tempérer son impatience, Abby récupéra son petit carnet et s’étendit sur son lit pour écrire quelques lignes.

    Chapitre 6

    Quand Charles annonça l’arrivée de William et Emma Bradford, Abby se redressa d’un trait avant de se disputer intérieurement. Elle n’était plus censée être impulsive. C’était son plus vilain défaut, selon sa tante. Mais après cette journée aussi épuisante qu’interminable, elle trépignait d’impatience à l’idée de revoir son amie. Elle compta les secondes jusqu’à ce que leurs invités entrent dans la pièce et reconnut immédiatement Emma : une jeune blonde aux traits fins dont le sourire était toujours aussi étincelant que dans son souvenir. C’était la même, en à peine plus âgée, et en mieux vêtue. Sans hésiter, Emma s’approcha et lui tendit ses mains gantées.

    — Abby !

    Derrière, un raclement de gorge se fit entendre et Abby releva les yeux. William. Elle se souvenait de lui, évidemment, mais elle n’avait jamais remarqué qu’il avait une carrure aussi imposante ni qu’il s’habillait aussi galamment.

    — Pardon, se reprit Emma. Je voulais dire : Miss Swanson.

    Abby étouffa un rire et serra les mains de son amie avec fermeté.

    — Pas de ça entre nous, allons ! la rabroua-t-elle gentiment. Je suis tellement heureuse de vous revoir, Emma !

    — Et moi donc !

    Les yeux d’Emma pétillaient de joie et Abby ne doutait pas que son propre regard devait être aussi expressif. Que de souvenirs elles avaient partagés ! Elle espérait tant avoir quelques minutes en tête à tête avec Emma pour lui parler comme autrefois.

    — Que vous êtes belle, mon amie ! dit Emma en la contemplant longuement.

    — Vous l’êtes tout autant. La preuve : je peine à vous reconnaître ! Qu’est donc devenue ma jeune amie qui déchirait toujours ses robes ? plaisanta Abby.

    — Je vous rassure : je suis toujours aussi maladroite. Mais pour les robes, je me suis légèrement améliorée.

    Abby fut incapable de retenir un sourire ému et ce fut la voix d’Olivia qui la ramena à l’ordre.

    — Abigaïl, vous vous rappelez de monsieur Bradford, je présume.

    Se souvenant des convenances, Abby s’éloigna de son amie, puis tendit une main en direction de William.

    — Monsieur Bradford. C’est un plaisir de vous revoir.

    — Le plaisir est partagé, croyez-le bien. Bon retour chez vous, Miss Swanson.

    Il récupéra ses doigts et se pencha pour y poser un baiser délicat. Abby avala nerveusement sa salive. Si elle connaissait William depuis fort longtemps, ils s’étaient toujours parlé simplement. C’était même la première fois qu’il lui faisait un baisemain. Pour un peu, elle aurait trouvé la situation cocasse. Et pourtant, quand il releva les yeux, Abby s’étonna de redécouvrir le visage de William comme s’il s’agissait de leur première rencontre. Il était bel homme. Beaucoup plus que dans son souvenir, d’ailleurs. Était-ce à cause de ses vêtements à la mode ou de ce regard qui semblait la traverser tout entière ? Pour chasser son malaise, elle bredouilla :

    — Merci de… d’avoir accepté notre invitation.

    William relâcha ses doigts et elle les ramena prestement contre sa poitrine, troublée par les pensées qui venaient d’assaillir son esprit.

    — Ce serait plutôt à nous de vous remercier, répliqua-t-il poliment. Ce voyage a certainement été éreintant, et la bienséance aurait été de vous laisser vous en remettre avant de vous imposer notre présence, mais Emma se faisait une telle joie à l’idée de vous revoir qu’il m’a été impossible de refuser.

    Interpellée, Emma se posta près d’Abby.

    — Si je n’avais pas été coincée dans ma leçon de piano, je serais certainement sortie pour vous accueillir comme il se devait !

    William sembla retenir un sourire et Abby eut, à nouveau, le sentiment de redécouvrir cet ami de toujours. À la fois si semblable et si différent de l’homme dont elle se souvenait.

    — Mais prenez donc place ! intervint Olivia en parfaite maîtresse de maison. Puis-je vous offrir à boire ? Nous avons un brandy français dont vous me direz des nouvelles !

    Tout le monde accepta son offre et Emma s’installa, sans surprise, à la droite d’Abby.

    — Allez ! Dites-moi tout ! Comment s’est passé votre voyage ? Et comment aimez-vous votre nouvelle chambre ?

    — Doucement, Emma ! la ramena son frère à l’ordre. Laissez-lui le temps de vous répondre !

    Faisant fi de ces propos, Emma reprit :

    — Olivia m’a demandé conseil pour la décoration. Elle tenait à ce que tout soit absolument parfait pour votre arrivée.

    — C’est très réussi, rétorqua enfin Abby. J’aime beaucoup.

    — Si vous voulez revoir quelque chose…, insista Olivia.

    — Je vous assure que tout me va, répéta Abby. D’ailleurs, je suis très touchée que vous ayez demandé à Emma de vous aider dans cette tâche.

    — Oh, mais je n’ai fait que lui donner quelques suggestions, certifia l’intéressée. Olivia s’est vraiment démenée pour que votre retour vous soit des plus agréable.

    — Et elle y est parvenue, admit Abby. J’ai beaucoup de chance.

    Elle le pensait sincèrement. Nicholas et Olivia faisaient tout pour qu’elle se sente à nouveau chez elle. Et elle leur en était si reconnaissante !

    — Alors, Monsieur Bradford ? lança Olivia, visiblement déterminée à susciter la discussion. Comment vos affaires se portent-elles ? D’après mon époux, votre journal gagne énormément en visibilité depuis quelques mois.

    — Je ne peux me plaindre, il est vrai. Le London News est de plus en plus lu par les gens de la ville, et donc plus prisé par les hommes politiques.

    — Je n’aurais jamais cru que la politique vous intéressait, avoua Nicholas.

    — En vérité, cela m’intéresse peu, leur confia-t-il, mais j’aime mettre de l’avant les grands projets de Londres. Le tunnel de la Tamise a été un véritable déclencheur pour mon journal.

    — Vous l’avez visité ? s’enquerra Abby.

    William arbora un sourire ravi.

    — Très souvent, puisque mon journal a eu la chance de couvrir l’événement lors de son ouverture. Il faudra songer à y aller, Miss Swanson. C’est très impressionnant. Les Brumel ont fait un travail magnifique.

    — J’adorerais voir cela ! avoua-t-elle.

    Abby s’était sentie si loin, à Southampton, pendant que Londres vibrait des festivités entourant l’ouverture de ce tunnel. Et même si elle comptait rattraper son retard, elle avait néanmoins l’impression d’arriver alors que tout était terminé. Un million de personnes l’avait déjà visité !

    — C’est si impressionnant de se promener sous la Tamise, admit Emma.

    Surprise, Abby scruta son amie.

    — Vous y êtes allée, vous aussi ?

    — Tout le monde y est allé, très chère ! railla-t-elle. Et comme William y était pratiquement chaque jour, il me suffisait de l’accompagner pour en profiter.

    — Si cela vous intéresse, je pourrais organiser une visite, intervint Nicholas, mais je doute être aussi doué que William en ce qui a trait aux détails de la construction. Il a publié un dossier complet dans le London News.

    — Ne soyez pas si modeste, Nicholas, insista William. Si ce tunnel existe, c’est en grande partie grâce à votre père.

    Surprise, Abby vérifia du côté de son frère, qui rétorqua :

    — Notre père aimait beaucoup Londres et il a régulièrement contribué de façon généreuse aux projets qui lui tenaient à cœur, notamment celui-ci.

    — Il est donc essentiel que vous alliez voir l’endroit de vos propres yeux, insista William. Cela vaut le détour. Certains disent même qu’il s’agirait de la huitième merveille du monde.

    — Vraiment ?

    — C’est ce qu’on dit, confirma-t-il encore.

    — Nous pourrions y aller ensemble, suggéra Emma. Ainsi, William pourrait vous raconter certaines anecdotes sur la construction du tunnel et nous passerions du temps ensemble. Pour ma part, j’aime beaucoup l’idée de marcher sous l’eau. C’est à la fois terrifiant et fascinant.

    Abby sourit à son amie. Elle ne voyait pas de façon plus agréable de visiter cet endroit qu’en compagnie de sa meilleure amie.

    — J’aimerais beaucoup.

    — Il suffit de s’organiser, voilà tout, trancha Emma.

    Même si William étouffa un rire devant la façon que sa sœur avait de tout simplifier, Abby s’empressa de prendre son parti :

    — Si une telle activité venait à se concrétiser, vos anecdotes seraient les bienvenues, Monsieur Bradford.

    — Je m’en souviendrai, Miss Swanson.

    — Il y en a tellement que cela risque de vous inspirer un roman, plaisanta Emma.

    Aussitôt, William redressa la tête, visiblement interpellé.

    — Ma sœur m’a dit que vous écriviez ? la questionna-t-il franchement.

    Gênée que son amie ait parlé de sa passion avec William, surtout que ce dernier organisait des salons littéraires chez lui, Abby sentit ses joues rougir.

    — Écrire est un bien grand mot, rétorqua-t-elle. Disons simplement que j’aime bien noter certaines choses dans mes carnets.

    — Vous m’avez pourtant affirmé que vous écriviez des poèmes, la rabroua prestement Emma.

    — Eh bien… à l’occasion, il est vrai, se sentit forcée d’admettre Abby, mais ils sont plutôt banals.

    Lorsqu’elle croisa le regard curieux de William, elle ajouta :

    — Je suis surtout douée pour les lire.

    — Est-il indélicat de vous demander quels poètes ont attiré votre attention, ces dernières semaines, Miss Swanson ?

    À la fois étonnée et charmée de pouvoir parler littérature, elle répondit :

    — J’avoue avoir été enchantée par les poèmes de lord Byron, de Robert Browning et particulièrement… de John Keats.

    Une lueur traversa le regard de William lorsqu’il demanda :

    — Ode à l’automne ?

    Dans un sursaut, Abby opina.

    — Ce poème est… de la pure perfection, avoua-t-elle.

    Un silence passa et William se rembrunit.

    — Quelle tristesse d’avoir perdu un poète d’un tel calibre. Il était si jeune.

    — Il est mort ? chuchota Abby.

    — De phtisie, oui, répondit William. Il s’agit d’une infection pulmonaire.

    — Une grand-tante de ma connaissance a souffert des poumons, raconta Olivia. Ça semble très douloureux.

    — Keats n’avait que 25 ans, poursuivit William. Pourtant, son œuvre est si poignante que nous ne pouvons que regretter qu’un être doté d’autant de talent ait subitement disparu. Je n’ose imaginer ce qu’il aurait pu accomplir s’il avait vécu 30 ans de plus !

    — Oh, je me souviens de lui, dit Emma. C’est le poète dont vous nous avez entretenus lors d’une des soirées littéraires qui s’est tenue à notre appartement !

    — En effet.

    William reporta son attention sur Abby avant d’ajouter :

    — J’aime bien mettre des écrivains de chez nous à l’honneur. Je trouve toujours triste que les gens ne connaissent pas Keats.

    — Il a lu un très joli poème de ce monsieur, insista Emma. Je ne peux pas dire que j’ai tout compris, mais c’était mélodieux.

    — Je suis sûre que c’était magnifique, rétorqua simplement Abby.

    — Il faudra venir à notre soirée littéraire, insista son amie. Je suis sûre que vous allez adorer ! Quand est-ce, déjà ?

    — Mercredi de la semaine prochaine, annonça William.

    Abby sentit son cœur tambouriner dans sa poitrine. Aller dans une soirée littéraire de Londres, à deux portes de la sienne, n’était-ce pas une chance inouïe ?

    — Vous viendrez ? insista Emma. Dites oui !

    — Eh bien… je ne voudrais pas m’imposer…

    — Comment pouvez-vous dire une chose pareille ? la gronda son amie. Vous êtes et serez toujours la bienvenue chez nous, évidemment ! N’est-ce pas, Will ?

    Un sourire ému revint sur les lèvres d’Abby. Elle jeta un rapide coup d’œil du côté de William. N’avait-il pas son mot à dire, après tout ?

    — Ce serait un honneur de vous compter parmi nos invités, Miss Swanson, déclara-t-il simplement.

    — Alors je… Si Nicholas est d’accord…

    — Tant que je ne suis pas forcé d’y être, faites donc, chère sœur, plaisanta Nicholas.

    Le rire de William fut franc, nullement choqué par les propos de son ami, et Abby eut la sensation qu’ils avaient effectué un bond dans le temps. Trois, voire quatre ans auparavant, alors qu’ils pouvaient discuter ensemble sans se prendre la tête avec les convenances imposées par la société.

    Qu’il était bon de revenir chez soi !

    Chapitre 7

    Le dîner était agréable. Olivia repartait habilement la discussion dès que le silence persistait, même si cela était rare. Pour sa part, Abby se mêlait aisément à toutes les conversations, ravie de découvrir ce qu’étaient devenus ses amis d’enfance, et ce, même si Emma lui avait pratiquement tout raconté dans ses lettres. Décidément, il lui tardait de parler avec son amie, seule à seule, comme avant.

    — Alors, Emma, la relança Olivia, aurons-nous le plaisir de vous voir au premier bal de la saison ?

    — Oh, eh bien… pour tout vous dire, je n’ai pas encore décidé si j’étais prête à faire mon entrée dans le monde.

    Devant la gêne qu’Abby percevait du côté de son amie, elle la considéra avant de rétorquer :

    — Vous n’allez quand même pas me laisser y aller seule !

    — En vérité, nous ne sommes pas certains qu’Emma soit la bienvenue dans la plupart des bals qui se dérouleront à Londres, cette saison, expliqua William.

    Devant le regard de sa sœur qui semblait le sommer de se taire, il s’empressa d’ajouter :

    — On ne va pas leur mentir, allons ! Ces gens sont nos amis les plus proches !

    — Et l’inverse est aussi vrai, confirma aussitôt Nicholas.

    Emma parut néanmoins gênée de l’aveu de son frère. Abby baissa les yeux, mais Nicholas avait raison : cette confidence ne changeait rien à ce

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