La stratégie des ombres
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À propos de ce livre électronique
Un visage ensanglanté happé par la nuit dans la forêt de Clohars-Carnoët ; un cadavre suspendu au clocher de l’hôpital psy de Dinan : deux affaires que vont s’attacher à résoudre Ludovic Le Maoût, policier à l’étrange personnalité déjà croisé dans La Nuit des Ombres et La Nef des Damnés, et Max Carel, un jeune médecin remplaçant.
Deux énigmes apparemment sans lien. Une plongée âpre et violente qui entraînera Max bien au-delà de ses peurs phobiques, et Ludovic à la rencontre de son passé tourmenté.
Un chemin de souffrances où l’amour et la mort s’enchaînent, où chacun fonce à cent à l’heure vers son propre destin.
Jean-Paul Le Denmat nous offre encore un grand moment de suspense !
À PROPOS DE L'AUTEUR
Né en 1953 dans le centre-Bretagne, Jean-Paul Le Denmat habite Guerlédan où il consacre aujourd’hui son temps à l’écriture.
Sa passion pour la littérature débute à l’âge de dix ans. Le film Le lit à colonnes le bouleverse et suscite une envie d’écrire qui ne l’a jamais quitté.
Bien qu’amateur d’auteurs classiques – Steinbeck, Barjavel, Soljenitsyne, Clavel, Troyat, Kipling – il s’oriente dès ses premiers écrits vers le thriller.
Un mélange de genres qui correspond parfaitement à son univers policier/fantastique/noir.
En savoir plus sur Jean Paul Le Denmat
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Avis sur La stratégie des ombres
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Aperçu du livre
La stratégie des ombres - Jean-Paul Le Denmat
Remerciements
La stratégie des ombres est la suite de La nuit des ombres. Suite pas du tout prévue initialement. Il m’a semblé nécessaire de mettre un éclairage particulier sur le personnage du Voltigeur afin d’expliquer les évènements dramatiques qui l’avaient forgé de la sorte. Écorché. Sombre. Je n’avais aucune idée de la manière dont j’allais m’y prendre. Pas la moindre structure d’intrigue. Rien. Absolument rien. Juste la scène d’une jeune fille affolée qui court dans la pierraille… Au fil des semaines et des mois (dix-huit, à peu près), les personnages sont venus à moi et ensemble nous avons tricoté cette histoire. Thriller qui traite de la manipulation mentale et du contrôle global d’une espèce humaine décérébrée et asservie.
Pour obtenir l’ouvrage final qui j’espère ne vous aura pas laissés indifférents, je tiens à remercier en premier lieu mon éditeur Jean Failler et tout particulièrement la directrice Delphine Hamon, qui m’a poussé dans mes retranchements afin de sortir le meilleur de ce manuscrit et le rendre plus digeste pour le plus grand nombre. Je n’oublie pas le reste de la très sympathique équipe des éditions du Palémon basée à Quimper, ni les commerciales qui sillonnent le grand Ouest et plus encore pour nous obtenir un lectorat plus large.
Merci également à Enitram, ma bêta lectrice de la première heure, pour ses conseils avisés, aux chroniqueurs, blogueurs, lecteurs qui me suivent et me soutiennent depuis la parution de La Nef des Damnés.
Et bien sûr, un grand merci à mon entourage qui supporte mes angoisses et mes silences abyssaux.
À mes petits-enfants,
La logique de la marchandise étouffe la liberté irréductible,
Imprévisible, à jamais énigmatique de l’individu.
L’être humain est réduit à sa pure fonctionnalité marchande.
Extrait du livre Les Nouveaux Maîtres du monde, de Jean Ziegler.
Le Voltigeur se sentait mal.
Il ignorait pourquoi son âme grise s’obscurcissait davantage et une haine hémorragique coulait en lui lorsque des flashs de lucidité exploraient sa mémoire.
1
Nantes, dimanche 23 septembre 2012
L’entrejambe du jean au-dessus des genoux, le tee-shirt NO FUTURE, la casquette de base-ball vissée sur le crâne, un sac de sport noir passé en bandoulière, l’adolescent quitta le pont Tbilissi, descendit quai Ferdinand Favre. Pas un regard pour les grands panneaux installés en périphérie de la Cité des Congrès.
Colloque international, 21-22-23 septembre 2012
Maîtrise et gestion de la pensée
Totem pourpre, Le Félicité, droit devant. À quelques pas du restaurant, l’adolescent ramena la visière de la casquette sur sa nuque, glissa sa main droite dans son dos, sous son tee-shirt. Il ignora les clients installés sur la terrasse en bois, s’arrêta à l’entrée de la salle.
Circonstancié, un serveur, bloc-notes à la main, s’avança vers lui. Une balle en plein front figea l’expression de surprise qui se formait sur son visage, le coucha aux pieds d’une poupée blonde. Cri. Sursaut. Perte de contrôle sur la portion de gâteau qu’elle s’apprêtait à avaler. Elle tourna la tête. Le projectile la cloua contre le dossier capitonné de sa chaise, une fleur pourpre au milieu de son chemisier blanc. Sa voisine aux cheveux crépus se redressa, tressauta sous l’impact. Derrière elle, le crâne explosé par la balle 11,43, un homme s’effondra dans son assiette. La mort venait de le surprendre un dimanche, jour du Seigneur. Il n’y avait aucune règle pour lui rendre visite. La mort fondit aussi sur son collègue d’en face. La gorge obstruée par le flot de sang, il toussa, s’agrippa à la table, s’écroula dans l’allée.
Cinq secondes. Le temps de comprendre. Panique.
Chaises culbutées. Couverts fracassés sur le carrelage. Cris. Hurlements de terreur.
Le sac de sport en travers de l’abdomen, l’ado poursuivit l’abattage. Hommes, femmes, jeunes, vieux. Le chargeur vidé, il rangea le Colt 45 dans le sac, sortit un fusil à pompe. Le Taurus aboya aussitôt. Concentré sur le gibier qui fuyait vers les issues de secours, le garçon bougea. Chaque pas correspondait au réarmement de la pompe, à l’éjection d’une cartouche. Avec une cadence de métronome, la mort frappait là où son regard se posait. Acculé contre la machine à café, le barman se pissait dessus lorsque le calibre 20 pulvérisa son visage dans les expressos servis sur le comptoir. Fin du carnage. Enjambant les cadavres, l’ado sortit sans hâte, traversa la rue, s’arrêta au bord du quai. Debout, le regard perdu, les traits détendus par une indéfinissable sérénité, il ajusta la large visière de sa casquette sur ses yeux, glissa ses mains dans le sac. L’explosion des grenades offensives couplées l’éparpilla. Sous le souffle, les parasols se couchèrent. Au contact des milliers d’éclats, les eaux du canal Saint-Félix s’irisèrent avec des chuintements de vapeur.
À l’instant où le corps du garçon se dispersait, deux hommes enjambaient une fenêtre de l’établissement et s’empressaient vers une Velsatis grise en stand-by rue Lefèvre Utile.
2
Le Centre, 25 décembre 2012
Allongée sur son lit, les bras le long du corps, la XII fixait les nervures laissées par le bois de coffrage dans le béton du plafond. Elles auraient pu être des chemins d’errance pour son imaginaire, mais ces lignes ne lui inspiraient rien. Le mutisme du personnel et la solitude, ajoutés à un horrible sentiment d’impuissance, l’avaient conduite à un état d’accablement qui durait depuis… La XII ne le savait plus.
Un léger grésillement éveilla son regard. Voyant vert allumé. La jeune fille se leva avec lenteur. La cicatrice qu’elle suivait du bout des doigts au niveau de son rein gauche la faisait encore souffrir. La respiration bloquée, elle poussa la porte, attrapa le plateau et recula vivement pour échapper au nuage de formol qui noyait le sas de décontamination. Froncement de sourcils à la vue du post-it jaune. Les mots écrits maladroitement au feutre noir la stupéfièrent.
« Fuis, tu n’as rien. »
La XII posa son repas sur l’unique table de la pièce, s’assit sur le lit.
Fuis, tu n’as rien !
Ce ne pouvait être qu’un test. Un piège. Elle était malade ! Cet amaigrissement, son crâne rasé, ces cicatrices nouvelles, ces hallucinations auditives et visuelles ! Ces nausées qui lui soulevaient le cœur. Bien malade même. Sans parler des émissions de télé à propos de la contamination et de l’enfermement des « pestiférés ». Même le président de la République était intervenu pour expliquer la situation. Qui serait assez fou pour libérer une porteuse capable de répandre la mort ? Ses yeux ne quittaient pas le plateau. Toujours le même. Elle le manipulait sans la moindre attention, le ramenait dans le sas. La XII était persuadée de se trouver entre les mains d’une équipe de soins pourvue d’un équipement comme celui qu’elle avait vu à la télé. Combinaison étanche, gants, masque à oxygène.
La jeune fille se crispa. On venait d’ouvrir sa cellule. Quelque chose allait se passer. Elle se sentit mal. La pièce se déforma, des taches difformes aux couleurs flamboyantes s’emparèrent des murs laiteux. La XII attendit que l’hallucination s’estompe. Se leva.
Ras-le-bol ! Que risquait-elle de plus que la mort ?
En apnée pour échapper au formol, elle traversa le sas, poussa la porte métallique dont elle entendait la manœuvre trois fois par jour. Un long couloir… Murs en béton vitalisé d’un blanc mat. Linoléum gris souris.
Son pouls s’accéléra devant les Adidas rouges, et plus encore en découvrant une montre à l’intérieur de l’une d’elles. Elle la glissa dans l’échancrure de son corsage, chaussa les tennis, serra les scratches et s’avança sur la pointe des pieds. L’endroit était mortellement silencieux.
Après un coup d’œil sur ses arrières, elle passa la tête dans l’entrebâillement du panneau pivotant. Quatre ou cinq mètres de dégagement créé par une séparation mi-hauteur. Plus loin, les premières marches d’un escalier en béton…
Courbée, les lèvres sèches, le sang cognant à ses tempes, la XII progressa lentement. Elle s’apprêtait à franchir l’unique espace où elle serait à découvert lorsqu’une conversation de l’autre côté de la cloison la figea.
— Tu me caches quoi, Pédrino ?
— Je… Je…
— Quoi, Pédrino ?
— Pardonne, je t’en supplie.
La terreur faisait trembler la voix juvénile.
— Pardonne quoi ? Personne ne trahit le Chacal, personne !
— Je ne veux plus rester. S’il te plaît…
— Tu n’as pas eu de contact avec…
Silence.
— Pédrino !
Le prénom avait claqué.
— Pardonne-moi.
— Qui, Pédrino ? Qui ? La XII ? C’est ça, la XII ?
— Pardonne, c’est Noël et…
Une chaise racla le sol.
— Tu voulais faire quoi ? Fuir ?
Une ombre bougea au bout des Adidas rouges.
— Cette nuit, je suis venu pour toi. Tu me déçois beaucoup, Pédrino. Beaucoup.
Une imposante silhouette absorba l’autre plus frêle. La cloison vibra sous une pression soudaine et le trait fugace d’un bras assassin fendit l’espace.
Terrifiée, la XII se recroquevilla. Elle comprenait de moins en moins ce qui se passait dans ce centre de décontamination, mais ce dont elle était certaine, c’était qu’un danger mortel attendait ceux qui voulaient se faire la belle. Le visage efféminé d’un adolescent s’échoua à ses pieds. Elle se mordit les lèvres pour ne pas hurler. Une écharpe écarlate s’étala lentement autour de la gorge du garçon. Un hoquet du moribond et le sang flua jusqu’aux tennis.
On ne plaisantait pas avec la pandémie, le Président l’avait dit : « Le strict respect des règles de confinement des malades permettra d’endiguer ce que l’on peut aujourd’hui appeler un fléau mondial. L’armée a reçu des ordres formels, les contaminés réfractaires seront mis hors d’état de nuire. »
La XII recula. Trois pas en arrière, trois empreintes sanguinolentes. Pire que des aveux, la preuve irréfutable qu’elle avait tout vu.
— Fallait pas, Pédrino. Fallait pas.
Cette voix éraillée sortie d’un laminoir arracha la jeune fille à l’abominable réalité. D’un bond, elle fut sur les marches. L’effet de surprise lui permit d’amorcer la montée avant que des pas lourds ne retentissent derrière elle. Une porte sur le palier. L’idée qu’elle puisse être verrouillée lui tordit l’abdomen. D’une poussée, elle fut de l’autre côté. Le fol espoir d’être dehors se mua en panique. Le rai de lumière qui filait par l’entrebâillement de la porte lui dévoila un plafond de béton en guise de ciel, la carrosserie dégueulasse d’un pick-up. Un garage ! Derrière elle, la porte se refermait. L’obscurité se faisait de plus en plus dense. La XII ne put réprimer ni le tremblement qui l’agitait, ni les gémissements d’animal terrorisé qui lui emplissaient la bouche. Les bras tendus, elle avança à tâtons. La lumière crue des néons la pétrifia. Elle se tourna d’un bloc.
Une longue blouse blanche surmontée d’une tête mince taillée à l’herminette se découpait dans l’embrasure de la porte. Une silhouette de Docteur La Mort.
— Pourquoi ? cria la XII.
Chacal ne répondit pas. Ses yeux verts légèrement pailletés de jaune la fixaient avec une intensité reptilienne.
— Pourquoi !?
— Vous devriez retourner dans votre cellule. Votre état ne vous autorise pas à sortir.
La voix rocailleuse exprimait plus un conseil qu’un ordre.
— Quel état ? hurla la XII.
— Vous êtes contagieuse et…
— Vous n’avez pourtant pas l’air gêné de m’approcher. Mensonge ! Tout n’est que men…
Un sanglot bloqua les mots.
Tout en parlant, Chacal s’avançait. De longs cheveux blancs coulaient sur ses épaules. La crinière ne masquait rien de l’horrible brûlure. Elle avait racorni les chairs du menton jusqu’à la tempe droite, rongé l’oreille, grillé les cils et les sourcils. Chiffonné le visage.
— Une dernière fois, je vous demande de rentrer.
— Pour subir le même sort que l’autre !
— La punition des traîtres.
La jeune fille paniqua à la vue des portails fermés, repéra deux châssis vitrés dans le mur arrière du bâtiment. L’extincteur accroché à portée de main sur l’un des poteaux… Si elle ne voulait pas goûter à la lame courbe de ce cinglé à la gueule caramélisée, elle n’aurait qu’un seul essai pour franchir l’obstacle.
L’extincteur à bout de bras, le regard fixé sur le passage étroit positionné à un mètre du sol, la XII s’élança. Le vitrage explosa sous l’impact. La jeune fille boula dehors, se redressa, pivota à la recherche d’une issue dans le brouillard épais qui l’entourait. Des mains giclèrent par la fenêtre. La fugitive se jeta en arrière. Ses bras battirent l’espace, ses pieds cherchèrent un appui. Un hurlement vibrant comme un fer-de-lance glaça la nuit lorsqu’elle bascula dans le vide. Instantanément, son corps se contracta, l’adrénaline engorgea ses veines. Après plusieurs mètres de chute ralentie par les branches, l’une d’entre elles la stoppa net. Sous la violence du choc, sa cage thoracique s’enfonça, plusieurs côtes se brisèrent et, dans son dos, les chairs fraîchement soudées se déchirèrent. La souffrance l’embrasa, perla de tous ses pores. Un bref instant d’équilibre avant de se retrouver au sol, allongée dans les herbes hautes. Groggy, le souffle coupé, la XII n’était plus qu’une douleur pulsant dans ses veines. Au-dessus d’elle, le faisceau d’un projecteur irisa la purée de pois. Des cris gutturaux, un bruit de moteur… Le faisceau de lumière s’éteignit. Chacal ne tarderait plus. Elle se redressa nerveusement. Une fulgurance la cloua à terre. Les dents serrées, le corps crispé, elle recommença sur un coude, sur les genoux. L’effort la fit tousser. Elle essuya le sang qui coulait sur son menton, se releva. Le bras droit collé le long de son corps, le gauche en bouclier, la respiration courte pour éviter tout travail à sa cage thoracique, la XII s’enfonça dans les ténèbres brumeuses. Après quelques minutes, l’obscurité lui parut moins dense. Sans les quintes de toux qui l’arrêtaient sans cesse, elle se serait aisément faufilée entre les arbres et les bosquets.
Elle marchait depuis vingt minutes lorsqu’elle pensa à la montre. Une simple pression sur la touche latérale et le cadran s’éclaira.
02 : 30 – 25-12-12
La nuit de Noël ! Elle comprenait mieux le geste du garçon. À l’heure où le monde croulait sous les vœux de paix, l’adolescent avait craqué. Pédrino. Bizarre comme prénom. Peut-être un amoureux. Un de ces « contaminés » juvéniles qu’Anubis avait pris pour demoiselle. Aucun des deux ne portait de protection individuelle et une odeur confinée de tabac régnait dans les couloirs. Rien à voir avec les salles rutilantes où des chercheurs en combinaison étanche travaillaient pour éviter la pandémie du siècle. Rien ne collait avec ce qu’elle avait vu à la télé. Rien. Peut-être les avait-on parqués comme les lépreux d’antan, et Chacal était le maton de la ladrerie. Peut-être… Et si tout n’était qu’une mise en scène afin qu’elle accepte sans rébellion l’isolement, le statut de cobaye et tout le reste ? Tout puait le mensonge.
La jeune fille s’efforça d’initialiser sa mémoire, mais seuls les moments passés dans la cellule lui vinrent à l’esprit. Ceux d’une semaine, d’une année ? L’impression qu’elle avait séjourné plusieurs mois dans cette pièce relevait plus de la sensation que d’une certitude. Des périodes plus ou moins longues d’inconscience et son enfermement dans la cellule aveugle et parfaitement insonorisée lui avaient fait perdre toute notion de temps, de jour, de nuit. Quant à ses geôliers ? Jamais vus, à peine entendus. Tous les échanges se faisaient à l’abri du sas auquel elle n’accédait qu’au signal lumineux vert.
La XII frissonna. Des écharpes de brume avaient remplacé le brouillard opaque et un vent glacial filait entre les arbres. Elle marchait dans une zone caillouteuse, loin du sous-bois dont la masse obscure se découpait dans la clarté lunaire comme les contours escarpés d’une forteresse. Elle tourna sur elle-même. Pas la moindre lueur, pas le moindre signe de vie. Perdue, épuisée, le désarroi l’étreignit. Elle devait continuer, ne serait-ce que pour se réchauffer. En jupe et en chemisier à manches courtes, elle grelottait. Corsage blanc et jupe plissée bleue, un uniforme qu’elle portait tout le temps. Le même, à l’odeur et au raccommodage près. Régulièrement, elle le trouvait lavé, soigneusement repassé et mis en situation sur un mannequin qui… Qui lui ressemblait. Cela se passait toujours après une longue période de sommeil duquel elle s’éveillait nue, avec l’étrange sensation d’être différente. Une perruque rousse et un béret bleu complétaient la panoplie. Elle les mettait de moins en moins. Sans miroir à disposition, son image lui importait peu. Pour qui ? Elle ne voyait jamais personne. Un ronflement lointain capta son attention, s’estompa. La déception l’accabla. Peut-être tournait-elle en rond ? Peut-être allait-elle se retrouver nez à nez avec Anubis ?
Elle se figea. Son pouls s’accéléra. Sur sa gauche, des phares balayèrent la crête sombre du coteau. Galvanisée, l’adolescente courut quelques mètres, s’arrêta, cracha un jet de salive ensanglantée. La bouche ouverte, le souffle court, elle redressa la tête vers le sommet du talus. Un vaporeux halo de lumière filtrait au-dessus d’elle. Le visage barbouillé de sang, elle progressa dans les pierres. Une quinte de toux la plia en deux. Un vertige la bloqua sur l’éboulis. Ce bruit de moteur, là, tout proche ! Au bord de l’évanouissement, la XII rampa. Au bord de l’évanouissement, la XII rampa, se hissa jusqu’à l’accotement. Une lueur soyeuse lui caressa le visage. Elle ne distinguait que le toit de la voiture arrêtée de l’autre côté de la route. Moteur au ralenti, les phares braqués sur un tronc énorme. Au prix d’un suprême effort, elle attrapa la traverse basse du parapet, releva le torse pour mieux voir.
La portière du conducteur était ouverte. La lumière du plafonnier éclairait une silhouette debout près du véhicule. Malgré toute sa volonté, son appel ne fut qu’un râle perdu dans le frissonnement des branches. Pourtant, l’homme avait dressé la tête, scrutait les alentours. Il l’avait entendue ! Elle cracha pour se dégager la voix. Un roulement de caillasse… Elle tourna la tête.
Une ombre. Un masque sans visage.
Elle se jeta entre les lisses du parapet, la brûlure de la lame lui arracha un cri de souffrance. La jeune fille s’agrippa, gagna quelques centimètres, se cambra sous le second coup. Les avant-bras repliés sur la lisse de béton, elle regarda la voiture faire marche arrière. En guise de hurlement, seules quelques bulles rosâtres se formèrent entre ses lèvres. La bouche grande ouverte à la recherche d’un filet d’air, elle lutta contre l’asphyxie, contre le voile qui obscurcissait sa vue. Une poigne la ramena violemment en arrière, sa mâchoire se brisa contre l’arête en béton. Les yeux rivés sur les deux points rouges qui s’estompaient dans le brouillard, elle… La lame de Dog s’enfonça dans sa nuque. Dans une fulgurance, la XII se souvint. Elle se prénommait Amélie.
Elle aurait voulu se rappeler sa vie, mais déjà, sa tête tressautait sur la pierraille.
3
Forêt de Clohars-Carnoët, 25 décembre 2012
Avec un horizon qui s’évanouissait au-delà de dix mètres, le regard rivé sur la ligne blanche, le buste collé au volant, Max Carel roulait lentement. Il détestait l’inconnu, les routes sombres qui se faufilaient dans les sous-bois, l’hiver et son cortège de noirceur. La voiture cahota soudain. Quelque chose fouetta le pare-brise. La pédale de frein collée au plancher, la 307 glissa. Une ombre se dressa dans la purée de pois. Décharge d’adrénaline. Max se cramponna au volant, sa bouche se dessécha en une fraction de seconde… Les yeux écarquillés sur l’énorme tronc dressé au ras du capot, flageolant, le cœur affolé, il s’appuya contre le siège. La peur l’avait mis K.-O. Le jeune médecin passa sa main sur le siège passager à la recherche du carnet où il avait noté le numéro du patient. Il le récupéra sous le tableau de bord. Alluma son portable. Absence de réseau. Il éteignit le plafonnier. Respira à grandes goulées.
— Zen, Max. Zen.
Qu’est-ce qu’il fichait là, au milieu d’une nuit d’épouvante, paumé au milieu d’un bois où chaque branche prenait des allures de spectres ? Il haïssait la nuit. Le brouillard. Tout ce qui englue, absorbe, fait disparaître. En panique, il verrouilla les portières et, de mauvaise grâce, ralluma la loupiote du plafond. Avec cette lumière, il devenait une cible aisée pour ceux qui l’épiaient. Car on l’épiait. Forcément.
« Max, la nuit c’est comme le jour, sauf qu’il fait nuit. Une des théories de son père totalement imperméable à la peur. »
Lorsque, fin septembre, le docteur Saliou lui avait demandé de le remplacer pour les fêtes de fin d’année, Max avait le moral si bas qu’il avait accepté avec plaisir. Il voyait dans cette expatriation une double opportunité. Renflouer son compte en banque et tourner la page Florence. Exactement ce qu’il lui fallait. Clohars-Carnoët, il ne connaissait pas vraiment. Le Pouldu un peu plus. Il y était venu un été avec des potes, au camping du Vieux Four, pour draguer les minettes sur la plage du Kerou. Impossible de mettre une date précise. En revanche, il lui en restait un souvenir cuisant et des grains de beauté qui l’obligeaient à passer tous les six mois chez le dermato. Le cabinet : un antidote à la solitude. Trois ou quatre clients à l’heure jusqu’à dix-neuf heures.
Noël ! La trêve des petits maux. Télé, pizza, rosé italien. Seul comme un con. Le bourdon en prime. À deux heures du matin, le téléphone avait sonné. Une urgence. Vomissements et diarrhée. Devant les vociférations de l’interlocutrice, Max avait escamoté les questions habituelles. Les symptômes étant ceux d’un type bourré jusqu’aux narines, il avait simplement demandé l’adresse du lieu de perdition et pris des renseignements pour ne pas tourner en rond jusqu’au petit matin. Kergueneguy. Direction Quimperlé par la route de la forêt, prendre à gauche vers Kergueguen Le Bois, poursuivre à gauche. Cul-de-sac. Cela lui avait semblé loin, perdu, genre le trou du cul du monde. Il avait malgré tout conclu par un « J’arrive ! » désabusé. Tu parles qu’il y était ! Paumé. La trouille au ventre. Nul ! Il ferma les yeux, soupira. Jamais il ne trouverait ce putain de village.
Max ! Même un vieux du coin se perdrait dans cette mélasse !
Le frottement d’une branche sur la carrosserie le crispa. Sensation d’oppression. Picotements dans la bouche. Pas le moment de faire une crise de spasmophilie. Nouvel essai de portable. Chierie ! L’angoisse le noua. Tant pis pour le patient… Après un inutile coup d’œil dans les rétroviseurs, il passa la marche arrière, recula à l’aveuglette. Crissement de tôle. Coup de chaud ! Penser qu’un bout de carrosserie touchait le pneu ne lui laissa aucun choix. Il ouvrit sèchement la portière avec la volonté de… Il s’arrêta, pointa le faisceau de la lampe sur un monde brumeux, fantomatique.
« Max, la nuit c’est comme le jour sauf que… »
Connerie ! Lui n’y arrivait pas. Il n’avait pas eu ça en héritage. Plutôt le contraire. Un phobique. Un jour, une thérapie deviendrait nécessaire. D’un geste, il s’arracha de son siège. Trois pas pour constater les dégâts. Une égratignure sur le retour du pare-chocs. Un rocher en saillie planté dans le remblai. Il s’en sortait bien. Il allait avancer, braquer sur la droite… Sa respiration s’arrêta. Sa chair se hérissa. Il pointa nerveusement la torche de l’autre côté de la route. Dans la blancheur mouvante, le faisceau de lumière dévoila un tronçon de parapet.
« Max, l’imaginaire entretient la peur. »
Figé, aux aguets, il prit soudain conscience du silence total. Le chuintement du vent dans les grands arbres s’était tu. Des images de The Fog se mêlèrent aux conseils paternels. Ne pas céder à la panique. « La nuit, c’est comme… » Une plainte sortie des ténèbres brumeuses le frigorifia. Terrorisé, la lampe pointée sur l’invisible danger, Max décrocha vers la portière entrouverte. Lui, le médecin, se devait de venir en aide… Max ! Max, nom de Dieu ! Dieu ou pas, il se jeta dans la voiture, verrouilla les portières. Une saute de vent bouscula les branches basses du sapin, effilocha le banc de brouillard. Le regard du jeune homme s’enfonça dans la déchirure. Froncement de sourcils. Un véhicule sombre… Une silhouette blanche, filiforme. Max crut défaillir. Il passa la marche arrière, recula à l’arrache jusqu’à la chaussée. Un regard furtif vers le bois. Plus de voiture, plus de fantôme, le brouillard avait de nouveau tout noyé. Coup de volant pour repartir. Les phares balayèrent le virage. La vision entre les lisses du parapet le glaça. Des mains rouges. Un masque aux peintures effrayantes. Un frisson le traversa, lui hérissa les chairs. Il passa la première, écrasa l’accélérateur. Pas de spectre dans le rétroviseur. Seul l’épaisse purée de pois qui se refermait derrière lui.
4
Malgré les lunettes infrarouges, Milan n’avait pu fixer les traits du crétin qui venait de rater son virage. Lunettes, plutôt jeune. Sûrement un fêtard paumé. Il mémorisa ce qu’il avait vu de la plaque minéralogique, suivit la voiture des yeux jusqu’à sa totale disparition et effectua une rotation complète pour vérifier la zone.
— Tout est propre, déclara-t-il dans son casque.
En réponse, un moteur démarra, des phares éclairèrent les arbres en contrebas de la route. L’alerte était close. Milan ramassa son équipement de vision nocturne sans se préoccuper de l’ombre qui se tenait près de lui avec le cadavre de la XII sur les épaules. Il aurait parié que Dog était capable de courir longtemps avec cette charge sans transpirer une seule goutte de sueur.
Dog appartenait au Centre depuis un an. Un spécimen d’humain modifié. Hormis Chacal, nul ne l’avait vu sans son masque de Plexiglas teinté. Une fraction de seconde avait suffi à l’hybride pour capter l’odeur de la XII. Malgré son excitation intense, il avait attendu l’ordre télépathique de son maître pour se mettre en chasse. Lentement durant les premiers mètres, il avait foncé dans le garage, plongé tête la première par le châssis brisé et s’était jeté dans le vide sur la trace de la fugitive.
5
Après avoir lâché Dog, trop certain que la XII s’était rompu le cou, Chacal attendit pour sortir du garage. Jamais un tel incident n’aurait dû se produire ! Sa confiance, son… attirance pour Pédrino avaient affaibli sa vigilance. Il aurait dû pressentir l’attrait du gamin pour la XII ! Évident ! À tel point qu’il en était vexé, blessé dans ses facultés. Son intelligence. Lui qui s’était juré de bannir l’affectif, la sensiblerie, toutes ces conneries qui n’engendrent que faiblesse, s’était fait piéger par ses émotions. Près de lui, une carte électronique sur les genoux, Milan suivait la course de Dog. Indubitablement, la XII avait survécu. L’hybride s’éloignait du Centre, empruntait un tracé hasardeux vers la Fourche aux Cerfs. Sa progression laissait peu de chance à la fugitive d’atteindre la départementale, mais Chacal démarra. Il valait mieux assurer. Il roulait sur le chemin cahoteux quand une lueur mouvante entre les arbres l’angoissa. Véhicule en