L'Énigme des Sables
Par Erskine Childers
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À propos de ce livre électronique
Erskine Childers
Robert Erskine Childers was born in 1870 to an English father, Robert Caesar Childers, a famed professor of oriental languages at University College London, and his wife Anna, from the distinguished Barton family of Co Wicklow, Ireland. Both parents died from TB when he was a small boy, and Childers was brought up at his mother's family home. From Trinity College Cambridge, he went straight into the Civil Service as a House of Commons clerk, pursuing his first passion, for sailing, during the long parliamentary recesses. In 1899 he volunteered for service in the Boer War and wrote a popular account of his experiences, following this up in 1903 with The Riddle of the Sands. As a writer, he took up the cause of Irish Home Rule, and moved with his family to Ireland after distinguished service in the Royal Navy in the First World War. He was elected to the Dail, the Irish parliament, and was a delegate in the negotiations for the Anglo-Irish treaty of 1922. But the terms fell short of his hopes of full independence, and Childers joined the Republicans in the civil war that followed. He was arrested by the Free State government and court-martialled. He was executed by firing squad on 24 November 1922.
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Aperçu du livre
L'Énigme des Sables - Erskine Childers
Erskine Childers
L'Énigme des Sables
SAGA Egmont
L'Énigme des Sables
Traduit par Jeanne Véron
Titre Original L'Énigme des Sables
Langue Originale : Anglais
Image de couverture : Shutterstock
Copyright © 1903, 2021 SAGA Egmont
Tous droits réservés
ISBN : 9788726973921
1ère edition ebook
Format : EPUB 3.0
Aucune partie de cette publication ne peut être reproduite, stockée/archivée dans un système de récupération, ou transmise, sous quelque forme ou par quelque moyen que ce soit, sans l'accord écrit préalable de l'éditeur, ni être autrement diffusée sous une forme de reliure ou de couverture autre que dans laquelle il est publié et sans qu'une condition similaire ne soit imposée à l'acheteur ultérieur.
Cet ouvrage est republié en tant que document historique. Il contient une utilisation contemporaine de la langue.
www.sagaegmont.com
Saga est une filiale d'Egmont. Egmont est la plus grande entreprise médiatique du Danemark et appartient exclusivement à la Fondation Egmont, qui fait un don annuel de près de 13,4 millions d'euros aux enfants en difficulté.
Préface
L'Édition originale de The Riddle of the Sands (l'Énigme des Sables) remonte à 1903. Le livre, en anglais, eut un immense succès, la question d'un débarquement éventuel des Allemands en Angleterre étant alors, comme aujourd'hui, d'un intérêt passionnant. Les événements présents prouvent la justesse des vues de l'auteur sur l'attitude prise par l'Allemagne en cas de guerre. J'ajouterai que personne plus que M. E. Childers n'était, et n'est, à même de juger la valeur de la flotte allemande. Il est chargé d'une mission secrète dans la mer du Nord et a pris part au dernier raid de l'escadrille aérienne anglaise sur Cuxhaven.
Un mot sur la façon dont le livre a été traduit. MM. Nelson & Sons m'ont demandé de le faire le plus rapidement possible. Je me rendis à leur désir, estimant, comme eux, que le public français apprécierait davantage le livre s'il paraissait pendant notre grande guerre. Le caractère de Davies donne une excellente idée d’un « tas de jeunes gens anglais comme lui » ; l'entrée en scène du Kaiser est de la plus haute actualité.
La traduction fut faite extrêmement vite, des erreurs ont dû s'y glisser. Je demande à tout marin français ou à tout simple yachtsman, entre les mains de qui ce livre tombera, d'avoir l'obligeance de me les signaler. J'espère cependant avoir indiqué, bien qu'imparfaitement, les qualités maîtresses de Davies : l'endurance, la ténacité, le patriotisme et la générosité — caractéristiques de nos chers Alliés.
Jeanne Véron.
Londres, 13 mars 1915.
L'Énigme des Sables
Chapitre premier
La lettre
J ’AI entendu dire que certains hommes, obligés par leur profession de vivre longtemps dans la solitude la plus complète, se sont imposé l’obligation de se mettre en habit tous les soirs, même parmi des nègres, afin de sauvegarder leur dignité et de prévenir une rechute dans la barbarie. C’est à peu près dans le même ordre d’idées, avec un soupçon de suffisance en plus, que, il y a déjà quelques années, vers sept heures du soir, je m’habillais pour dîner dans ma garçonnière de Pall-Mall, le 23 septembre.
La comparaison me semblait assez juste ; j’y gagnais même, car enfin, un administrateur inconnu de la Birmanie peut parfaitement ne pas avoir l’épiderme sensible, et au moins il est seul avec la nature ; tandis que moi, un jeune homme dans le train, connaissant qui on doit connaître, membre des seuls cercles possibles, un futur diplomate avec plus que probablement une brillante carrière devant moi, j’avais, il me semble, quelque excuse de poser au martyr. Pensez donc, j'étais obligé de rester dans la solitude de Londres en septembre, et personne plus que moi n'était sensible aux fluctuations des conventions mondaines !
Je dis « martyr », mais en réalité c’était bien pis. Chacun sait que la sensation du martyre est agréable, et, hélas ! je n'en goûtais même plus la douceur.
Je m'étais bien rendu compte qu'à Morven Lodge mon absence causait un vide. Lady Ashleigh me l’avait dit elle-même de la façon la plus aimable du monde quand elle me remercia de la lettre dans laquelle je lui expliquai, sobrement, ce qui fit de l’effet, que les circonstances m’obligeaient de rester au ministère. « Nous comprenons parfaitement combien vous devez être occupé en ce moment, m’écrivit-elle, et j’espère que vous n’allez pas vous tuer de travail. Nous sommes toutes désolées que vous ne puissiez venir. »
Mes amis partirent les uns après les autres, promettant d’écrire et en plaisantant. A mesure qu’ils m'abandonnaient je prenais une sorte de plaisir sauvage à m'apitoyer sur mon sort. Vraiment je m’amusai presque les deux premières semaines après la dispersion de mon monde aux quatre vents du ciel. Je m'auto-suggestionnai que les cinq millions restant à Londres étaient intéressants. J’écrivis plusieurs lettres assez spirituelles et légèrement sarcastiques, montrant indirectement combien j'étais à plaindre, mais laissant sousentendre que j'avais l’esprit assez large pour observer les gens et les choses de Londres pendant la morte saison et que j’y trouvais, intellectuellement, de l’intérêt. Je suivis même les conseils des autres. Car, bien que j’eusse préféré une isolation absolue, je rencontrai naturellement quelques infortunés de mon genre qui, en cela absolument différents de moi, jugeaient la situation de façon toute prosaïque. Nous fîmes des excursions sur la Tamise à la sortie du ministère, mais je déteste le canotage à cause de son exubérante vulgarité, surtout à cette époque de l’année. Je lâchai bien vite cette bande et refusai l’invitation de H…, qui voulait me faire partager un cottage au bord de l’eau. J’allai deux ou trois fois chez les Catesby, mais je me consolai facilement quand ils louèrent leur maison et partirent à l’étranger. Ce genre de vie ne me convenait pas. Ma veine satirique et observatrice fut aussi bien vite épuisée. J’eus alors une fringale passagère, que d’autres ont partagée, je crois, pour des aventures du genre de celles décrites dans les New Arabian Nights¹. Ceci me fit passer quelques soirées dans les bouisbouis de Soho, et même dans de pires endroits. Mais cette fringale fut complètement assouvie un samedi soir, après une immersion d’une heure dans l’atmosphère puante d’un music-hall de bas étage, où je m’assis près d’une grosse bonne femme que la chaleur gênait et qui se rafraîchissait fréquemment, elle et son bébé, à même une canette de bière tiède.
Au commencement de septembre j’avais rejeté tout palliatif, et je m’étais résigné à la routine déprimante mais digne du ministère, de mon cercle et de mon appartement. Alors ce fut le comble ! Je m’aperçus que ce monde que je trouvais si indispensable à mon bonheur, pouvait après tout parfaitement se passer de moi. C’était très gentil de la part de lady Ashleigh de m’assurer qu’on me regrettait vivement ; mais une lettre de F…, venant de Morven Lodge et écrite « au galop partant pour la chasse » (réponse tardive à une de mes plus spirituelles missives), me fit bien voir que je ne leur manquais pas beaucoup et que personne ne songeait à me plaindre, pas même celle à laquelle lady Ashleigh faisait discrètement allusion dans son « toutes », ou du moins celle à laquelle j’avais eu la fatuité de croire qu’elle faisait allusion. Le dernier coup fut porté par ma cousine Nesta. « C’est dégoûtant de penser que vous étouffez, à Londres en ce moment, mais tout de même quel plaisir ce doit être pour vous de faire quelque chose de si intéressant et de si important ! » La petite rosse ! Ceci me blessa davantage, sinon aussi profondément que la lettre précédente, car je m’étais tellement habitué à me voir admiré par les jeunes filles que j’avais conduites à table les deux saisons précédentes que j’étais presque arrivé à me prendre au sérieux quand il s’agissait de mon métier. Encore une illusion perdue ! La vérité m’oblige à dire que ce que je faisais n’était ni intéressant ni important. Ma principale occupation consistait à fumer des cigarettes en disant que Monsieur un Tel était parti et rentrerait au mois d’octobre. A mes moments perdus je fis quelques précis de… disons de rapports consulaires les moins confidentiels. La raison de ma détention n’était pas un nuage à l’horizon international — bien que je puisse dire en passant que ce nuage existait — mais un caprice de la part d’un personnage puissant et haut placé, dont le résultat fut la dislocation des plans de vacances des humbles attachés, ce qui dans mon propre cas dérangea l’arrangement que j’avais fait avec K…
Encore deux jours dans la ville morte et mon esclavage prendrait fin. C’est à quoi je pensais en m’habillant ; mais, ô ironie ! je ne savais plus où aller ! Plus moyen d’aller à Morven Lodge. La rumeur de certaines fiançailles était la certitude qu’on ne m’y attendait pas. Des invitations que j’avais refusées en juillet, étant alors trop certain d’en avoir d’autres plus agréables, me revinrent à l’esprit, mais je ne voulais pas m’abaisser à demander ce qu’on m’avait offert. Ma famille était à Aix. Aller les rejoindre semblait un pis aller dont la banalité me répugnait ; en plus, ils allaient bientôt revenir à la maison, en Yorkshire, et je n’étais pas un prophète dans mon pays. Enfin je m’ennuyais extrêmement. J’entendis dans l’escalier des piétinements m’annonçant l’arrivée de Withers (une des choses qui avaient cessé de m’amuser était le laisser-aller des domestiques à cette époque de l’année). Withers me présenta une lettre avec un timbre allemand et marquée « urgent ». J’étais prêt et je prenais mon argent et mes gants. Un léger mouvement de curiosité me tira pendant un instant de mon abattement. Je m’assis et ouvris l’enveloppe, au dos de laquelle, dans un coin, je vis : « Désolé, mais il y a encore une autre chose — une paire de « rigging-screws » de la maison Carey et Neilson, numéro 1⅜, galvanisés », et je lus ce qui suit :
Yacht « Dulcibella », Flensbourg (Schleswig-Holstein), 21 septembre.
Cher Carruthers,
Ça va t’étonner d’entendre parler de moi. Il y a des siècles que nous ne nous sommes vus ; il y a toutes les chances aussi que ma proposition ne te convienne pas, car je ne sais pas du tout ce que tu comptes faire ; et, si tu es à Londres, c’est probablement pour rentrer au ministère et parce que tu ne peux pas t’en aller. Je t’écris donc absolument au hasard pour te demander de venir ici me rejoindre, moi et mon petit yacht. J’espère que nous trouverons quelques canards sauvages et que tu ne t’embêteras pas trop. Je sais que tu aimes la chasse, et je crois me souvenir que tu as fait du yachting aussi, bien que je ne m’en souvienne plus exactement. Ce coin de la Baltique — les fiords du Schleswig-Holstein — est un endroit splendide pour faire une croisière — paysage de premier ordre — et nous devrons trouver beaucoup de canards sauvages si le froid vient. Je suis venu ici via Hollande et les îles de la Frise. Je suis parti au début d’août ; mes compagnons ont dû me quitter, et j’ai bien besoin de quelqu’un d’autre, puisque je veux continuer mon voyage sur mer encore un peu. Pas besoin de te dire quelle veine ce serait si tu pouvais venir. Si possible, télégraphie-moi, poste restante, Flensbourg. Ta meilleure route serait, je crois, Flessingue et continuer par Hambourg. Je fais faire quelques réparations au yacht ici, mais je serai prêt, heure militaire, pour ton arrivée et irai à la gare. Apporte ton fusil et pas mal de cartouches, n° 4. Est-ce que ça te dérangerait beaucoup d’aller demander le mien chez Lancaster et de l’apporter ? Apporte un suroît au moins. Tu feras mieux d’apporter ceux à quinze francs, veste et pantalon — pas ceux pour le yachting — et si tu peins, apporte ta boîte de couleurs. Je sais que tu parles allemand comme un Allemand, et ça m’aidera beaucoup. Excuse ces tas de conseils, mais il me semble que j’ai de la chance et que tu vas venir. En tout cas, j’espère que toi et ton ministère vont bien. Au revoir.
Toujours à toi,
Arthur H. Davies .
P.-S.
— Apporte-moi, s’il te plaît, un compas azimutal et une livre de Raven mixture².
Cette lettre fit époque dans ma vie ; mais je m’en doutais bien peu, quand, après l’avoir enfoncée dans ma poche, je partis nonchalamment pour suivre la voie douloureuse qui me menait tous les jours à mon cercle. Dans Pall-Mall je n’avais plus à saluer des amis habillés à la dernière mode. On n’y apercevait que quelques retardataires sortant du parc, poussant une voiture d’enfant et traînant d’autres enfants fatigués et poussiéreux ; quelques touristes de province se servant des dernières lueurs du jour afin de tâcher de reconnaître dans leur Bædeker en face de quel monument ils se trouvaient ; ou bien un sergent de ville, ou encore un tombereau. Naturellement le cercle dans lequel j’entrai n’était pas le mien, les deux auxquels j’appartenais étant fermés pour cause de nettoyage. Coïncidence voulue par la Providence pour mon plus grand inconvénient. Le cercle dont on vous permet de vous servir en cette occurrence vous agace toujours ; on ne s’y sent pas chez soi. Les rares membres que vous y rencontrez vous paraissent bizarres, bizarrement habillés, et vous vous demandez comment ils ont jamais pu y être admis ; la revue que vous voulez lire n’est pas celle à laquelle on est abonné ; le dîner est exécrable, et la ventilation inconnue. Cette nuit-là, j’étais exaspéré. Cependant je m’étonnais de me sentir quelque peu secoué de ma torpeur, mais je ne pouvais en découvrir la cause. Impossible que ce soit la lettre de Davies ! Yachting dans la Baltique à la fin de septembre ! J’en avais la chair de poule. Une croisière, en août, en joyeuse compagnie, près de Cowes ou dans les eaux françaises, ou sur les lochs d’Écosse, sur un yacht à vapeur, voilà ce que j’appelais du yachting ! Mais le yacht de Davies, qu’est-ce que ça pouvait bien être ? Pour avoir été aussi loin il devait être d’un certain tonnage, mais je crus me souvenir que les moyens de Davies ne lui permettaient pas de s’offrir du luxe.
Ceci me mit l’homme sous les yeux. Je l’avais connu à Oxford, non pas comme un de mes amis intimes, mais mon collège était sociable et je l’avais beaucoup vu. Il me plaisait à cause de son énergie physique, alliée à une certaine simplicité, bien que vraiment il n’eût rien de remarquable. Il me semble qu’il me plaisait parce que, à cette période de notre existence, nous acceptons facilement la camaraderie d’hommes que nous ne reverrons jamais plus tard. Nous quittâmes l’université la même année. J’allai en France et en Allemagne pour apprendre les langues, et lui, ne réussissant pas à obtenir un poste aux colonies, se fit clerc d’avoué. Depuis je ne l’avais vu que rarement. Il faut admettre que lui, de son côté, n’avait jamais manqué une occasion de resserrer les liens d’amitié qui nous unissaient, si fragiles qu’ils fussent. En réalité la force des choses nous avaient séparés. Il n’appartenait pas à mon milieu, il s’habillait mal et je le trouvais ennuyeux. Dans mon esprit je l’avais toujours associé aux bateaux et à la mer, mais jamais avec le « yachting » comme je le comprenais. Pendant que nous étions à Oxford, il m’avait presque persuadé d’aller avec lui passer une semaine dans un petit bateau non ponté qu’il avait trouvé je ne sais où, pour aller, à la voile, reconnaître des passages à travers la vase, quelque part sur la côte est d’Angleterre.
Après un dîner qui me sembla pis que jamais et pendant lequel je balançais le pour et le contre, je relus la lettre, affectant de ne pas subir le charme des simples phrases qui apportaient, dans le fumoir quelconque du cercle, une bouffée, de grand air, d’énergie et de bonne camaraderie. En lisant et en relisant le bout de papier chiffonné, j’y trouvais de nombreux indices de mauvais augure : paysage de premier ordre, — mais quoi à propos des tempêtes d’équinoxes et des brouillards d’octobre ? Tous les yachtsmen avisés renvoyaient leur équipage maintenant ; et quant aux canards sauvages, c’était plus que vague. Si le froid vient ?… Le froid et le yachting me semblaient une combinaison aussi monstrueuse qu’inutile. Ses copains l’avaient quitté… pourquoi ? Quant au tonnage, confort et équipage du yacht, pas un mot. Et par-dessus le marché, en l’honneur de quoi, mon Dieu, « un compas azimutal » ?
Je parcourus quelques revues, je fis une partie de billard avec un bon vieux, trop importun pour valoir la peine qu’on lui résiste, Je rentrai chez moi me coucher, ignorant que la Providence était venue à mon secours. Je crois même que je pris en mauvaise part une si maladroite intervention.
Chapitre II
La « Dulcibella »
Deux jours après j’étais sur le pont du vapeur allant à Flessingue, un billet pour Hambourg dans ma poche. Ce résultat de mes divagations peut vous étonner, mais pas tant que cela si vous avez compris mon état d’esprit. Vous aurez deviné, en tout cas, que je partais avec la conviction que j’accomplissais un acte de pénitence, dont le ouï-dire attirerait peut-être l’attention sur moi et remplirait de remords une certaine personne, tandis que moi, j’avais ainsi la liberté de m’amuser sans qu’on s’en aperçoive. Le lendemain de l’arrivée de la lettre, pendant qu’on me servait mon petit déjeuner, je ressentis encore cette sensation d’émancipation inexplicable à laquelle j’ai déjà fait allusion ; sensation assez forte pour me rappeler le pour et le contre de l’aventure. Un « pour » important, auquel je n’avais pas encore pensé, était la générosité que je montrerais en allant rejoindre Davies. Ne disait-il pas avoir besoin d’un camarade ?
Je m’accrochai à cette idée. Ce fut une admirable excuse pour étudier avec résignation l’indicateur général des chemins de fer, quand j’arrivai au ministère ce jour-là, et pour ordonner à Carter de dérouler une grande carte d’Allemagne et de me trouver Flensbourg. J’aurais très bien pu le faire moi-même, mais cela faisait tous les biens à Carter de faire quelque chose, et son ignorance patiente était amusante. La carte n’avait guère de secrets pour moi, car je n’avais pas perdu mon temps en Allemagne. L’histoire, le développement, l’avenir de l’Allemagne m’avaient intéressé prodigieusement, ainsi que son peuple, et j’avais encore des amis à Dresde et à Berlin. Flensbourg me rappelait la guerre de 1864, et quand les recherches de Carter se terminèrent avec succès, j’avais totalement oublié ce que je lui avais demandé de chercher. J’étais bien loin de là, me demandant si l’espoir de voir quelque chose de ce ravissant pays, le Schleswig-Holstein, dont j’avais entendu dire tant de bien, valait la peine de s’engager à le voir de façon si peu confortable. L’été était déjà passé, le compagnon me séduisait peu, je prévoyais un tas de mécomptes. Pour un peu je ne serais pas parti ; mais je crois que l’arrivée de K…, venant de Suisse, brûlé par le soleil d’une façon révoltante, fut la goutte qui fait déborder le vase. « Comment va, Carruthers ? Vous ici ! Je vous croyais parti depuis longtemps. Quel veinard vous êtes cependant ! Vous partez juste au bon moment pour les battues et pour les premiers faisans. Il a fait une chaleur folle en Suisse. Carter, donnez-moi l’indicateur. » (L’indicateur est un livre extraordinaire, qu’on feuillette instinctivement même quand on n’en a pas besoin, comme les hommes tripotent leurs fusils après la fermeture de la chasse.)
A déjeuner j’étais décidé, et je confiai à Carter une dépêche pour Davies, poste restante, Flensbourg : « Merci ; arriverai neuf heures trente-quatre soir, 26. » Trois heures après je reçus la réponse suivante : « Enchanté ; s’il te plaît, apporte un poêle Rippingille, n° 3. » Une commission déconcertante et qui me refroidit malgré l’espoir de chaleur qu’elle indiquait.
J’hésitais encore cependant ; j’hésitais encore davantage quand le soir je pris mon fusil et que je pensais à toutes les grouses qu’il aurait pu abattre. Je fus sur le point de renoncer au voyage en contemplant la liste de commissions dont Davies m’avait chargé, ce qui m’abaissait au rôle de valet complaisant, quand mon but était de jouer l’exilé volontaire ou tout au moins l’allié condescendant. Malgré tout, en quittant le ministère je partis courageusement les faire.
Chez l’armurier où je réclamai son fusil, je fus reçu fraîchement et j’eus à payer une forte note. Après avoir donné des ordres pour que le fusil et les cartouches n° 4 soient envoyés à mon appartement, j’achetai la livre de tabac, sans enthousiasme. L’idée de passer du tabac en contrebande pour une autre personne donne toujours une impression désagréable. Je me demandai ensuite où Carey et Neilson pouvaient se trouver. Davies parlait de ce magasin exactement comme s’il était aussi connu que la Bourse ou Saint-Paul. Et qu’est-ce que pouvait bien être leur spécialité, les fameux rigging-screws ? Ils paraissaient être de la plus haute importance, il fallait donc les dénicher à tout prix. Je les associai, en pensée, aux quelques réparations, et tous mes soupçons se réveillèrent.
Aux Stores ³ je me fis montrer un poêle Rippingille n° 3. C’était bien le plus horrible et le plus embarrassant objet de quincaillerie que j’aie jamais vu. En voyant les deux énormes réservoirs à pétrole qu’il contenait, je sentis à l’avance l’horrible odeur qu’il exhalerait. Je le payai, tout en me disant que le confort du yacht devait être médiocre puisque ce n’était qu’après réflexion, et par dépêche, que Davies m’avait demandé de l’apporter. Au rayon des, sports on me dit qu’on n’avait pas de rigging-screws en magasin, mais que Carey et Neilson les auraient certainement à leur atelier — perspective agréable qui représentait pour moi un voyage presque aussi long que celui de Flensbourg et bien plus ennuyeux. Il était déjà trop tard pour que j’y aille, les ateliers seraient fermés ; aussi je pris un fiacre, ne m’habillai point pour dîner (c’était la première fois de ma vie), me fis monter une côtelette dans ma chambre, et passai le reste de la soirée à ranger mes affaires, à écrire des lettres, y mettant le sérieux méthodique d’un homme qui le fait pour la dernière fois.
Le lendemain matin Withers, stupéfait, me servit mon petit déjeuner à huit heures. À neuf heures et demie j’examinais, en ayant l'air de m’y connaître, des rigging-screws de toutes sortes. J’insistai sur les ⅜ et sur la galvanisation, et en choisis une paire de confiance, ignorant absolument à quoi ils servaient. Quant au suroît de quinze francs, on m’envoya dans une petite boutique où un juif, sale et couvert de bijoux, essaya de me faire payer vingt-cinq francs ce que j’aurais pu avoir pour quinze, mais que je payai vingt tant l’odeur de la boutique m’était insupportable. Je retournai au ministère — il fallait que j’y sois à onze heures — avec mes deux paquets, dont un se fit tellement sentir dans la pièce que Carter me demanda poliment, mais avec fermeté, s’il devait le faire porter chez moi. K… en profita pour être si curieux qu’il en devint insolent. Je fis le sourd, car je savais que les remarques de K… me blesseraient.
Je ne me souvins du compas azimutal que plus tard. Je télégraphiai précipitamment où j’avais acheté les rigging-screws, leur disant de m’en envoyer un immédiatement. Je dois dire que c’était un soulagement pour moi de ne pas être obligé de le choisir moi-même. La réponse fut : « Pas en magasin ; essayez fabricant d’instruments de précision », réponse embarrassante et rassurante à la fois, car ce fameux compas m’avait préoccupé plus que tout le reste. Mais la découverte que la requête de Davies se trouvait être un instrument de précision ne me rendit pas moins perplexe. Pendant l’après-midi j’écrivis mon dernier rapport, le remis à qui de droit, dis au revoir à mon chef de bureau temporaire, qui me souhaita de bonnes vacances, très cordialement.
A sept heures la voiture était à la porte avec mes bagages personnels et la collection de paquets encombrants, résultat de mes emplettes. Je. faillis manquer mon train à cause de ce malheureux compas azimutal, que j’achetai enfin d’occasion, faute de mieux, près de la gare Victoria.
Je partis à huit heures et demie. A dix heures et demie, comme je l’ai déjà dit, je faisais les cent pas sur le pont du vapeur de Flessingue. Le sort en était jeté, je passerais mes vacances dans la lointaine Baltique.
Le passage sur mer fut très calme, le temps était au beau fixe. La nature avait résolu de ne point m'aider à faire pénitence, mais au contraire on eût dit qu'elle se plaisait à me rendre légèrement ridicule. Après vingt-quatre heures de voyage, tant en bateau qu'en chemin de fer, je me trouvai le lendemain soir, à dix heures, sur le quai de la gare de Flensbourg, maussade et débraillé, serrant la main à Davies.
— Je te remercie beaucoup d'être venu.
— Pas du tout. C'est toi que je dois remercier de ton invitation.
Nous n'étions pas à notre aise. Malgré l'obscurité, son costume me choqua ; il n'était pas du tout ce que je me figurais qu'un yachtsman doit être… Pas de pantalon de toile blanche, pas de veston de serge bleue bien coupé ! Et où était cette casquette à fond blanc qui transforme magiquement un vulgaire pékin en un loup de mer ? J'eus l'impression d'être dans mon tort, me disant que ma valise contenait ce parfait équipement. Davies portait un vieux costume de chasse, des souliers jaunes boueux, et n'avait qu'une casquette ordinaire. La main qu'il me tendit était calleuse et toute tachée de peinture ; l'autre était bandée (le bandage aurait pu être renouvelé) et tenait un paquet. Nous nous regardâmes un instant comme deux chiens de faïence. Il me dévisagea timidement d’un regard rapide dans lequel je crus reconnaître un mélange de doute, d'anxiété, et peut-être (que le lecteur me pardonne !) un rien d'admiration. Son visage m’était familier, et cependant je ne le reconnus pas ; ses yeux bleus, très attirants, ses traits marqués, sa physionomie honnête, son front peu intellectuel, n’avaient pas changé ; ses gestes vifs et impulsifs non plus ; mais quelque chose en lui était différent. Je ne pus m’en rendre compte, nous étions mal éclairés. Tout en remontant le quai, à la recherche de mes bagages, nous bavardâmes, un peu gênés.
— A propos, fit-il soudain en riant, je dois être sale à faire peur ; mais il est si tard que ça ne fait rien. J’ai peint toute la journée, je viens juste d’en finir. J’espère que la brise se lèvera demain ; ces jours derniers, pas un brin de vent. Eh bien, tu en as des bagages ! (Donnez-vous donc du mal pour les gens !)
— Mais la liste de tes commissions était longue !
— Oh ! ce n’est pas ça que je voulais dire, fit-il sans y penser. Merci tout de même de les avoir faites. Ça c’est le poêle, je pense ; et ça, vu le poids, ce. doit être les cartouches. As-tu trouvé