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Raôul Duguay: L'arbre qui cache la forêt
Raôul Duguay: L'arbre qui cache la forêt
Raôul Duguay: L'arbre qui cache la forêt
Livre électronique622 pages7 heures

Raôul Duguay: L'arbre qui cache la forêt

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À propos de ce livre électronique

Raôul Duguay est une véritable légende, une icône, du milieu culturel québécois. Tour à tour poète, chansonnier, philosophe, phonéticien, artiste visuel, il illumine le paysage culturel québécois depuis plus de cinquante ans et compte parmi les – trop rares – créateurs qui accordent une importance primordiale à la réflexion et au contenu.
Proche de Gaston Miron, avec qui il fonde la revue Passe-Partout, – il participe aussi à Parti-Pris –, Duguay s’impose jour après jour, depuis 1966, dans le quotidien des gens, distillant une douce folie, d’apparence libre et inconséquente, mais chargée de sens et d’introspection.
La profondeur de sa réflexion et de son œuvre sont majeures : près de vingt albums de chansons, de nombreux ouvrages de poésie et de réflexion philosophique, des collaborations, des essais, de l’expérimentation... Inlassable chercheur, toujours à l’affût de l’expérience qui le propulsera vers un ailleurs encore plus riche, Raôul est un véritable homme de la Renaissance, dans le sens où sa curiosité n’a d’égal que son désir de transmettre aux autres ce que la vie lui enseigne. La parole, la voix, les mots sont ses moteurs.
L’auteur de la bitt à TiBi est une figure majeure de la culture d’ici, et au-delà du folklore que suggère parfois son œuvre, pour ceux qui ne connaissent que quelques-unes de ses chansons, on découvre une profonde intelligence, une réflexion structurée, un profond amour pour le genre humain... et une critique vive des travers de ces mêmes humains !
LangueFrançais
Date de sortie26 avr. 2017
ISBN9782897211271
Raôul Duguay: L'arbre qui cache la forêt

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    Aperçu du livre

    Raôul Duguay - Louise Thériault

    Introduction de Louise Thériault

    Janvier 2015. Je reçois un courriel de Raôul Duguay, qui vient de terminer la lecture de mon livre S’enlever du chemin, le portrait de Serge Fiori. Il tente en vain de rejoindre Fiori pour le mettre en communication avec son ami Laurent Viens, peintre et sculpteur dont l’intention est de monter une exposition de peintures s’inspirant des chansons de Fiori. Raôul me demande si je ne pourrais pas intervenir auprès de Fiori pour faciliter ce contact. Il en profite pour me féliciter au sujet du livre, m’accordant l’un des plus grands mérites d’un auteur, à son avis, celui d’avoir produit un page turner.

    Je suis flattée et touchée, puisque le compliment vient d’un homme que je considère comme un des plus grands poètes de notre temps. Et sans réfléchir je lui réponds: «Si tu veux, mon prochain portrait pourrait être le tien…» Je lui dis aussi que la dernière fois que je l’ai vu, c’était justement en compagnie de Serge, au Festival d’été de Québec, alors que nous assistions à son concert, dans une petite salle de la Basse-Ville. Raôul était entré par le fond de la salle, jouant Summertime au flugelhorn (sorte de trompette). Il avait descendu l’allée jusqu’à la scène et des frissons m’avaient parcouru le corps, tellement cette entrée avait été solennelle et intense.

    Puis, je me suis rappelé mon adolescence, mes vinyles de Raôul, dont celui que tous les jeunes de mon temps possédaient: Alllô Toulmond. Cet album, que j’avais fait jouer et rejouer, tentant de retenir et de chanter par cœur les paroles – pas évident! – de La Bittt à Tibi, puis celles du Voyage et celles du Désert. Je me suis souvenue de ses concerts dans le Vieux-Montréal, à l’hôtel Nelson ou à l’Iroquois. Quand tout cela m’est revenu, en quelques secondes, j’ai tout de suite su que je voulais écrire un autre livre, une autre histoire de ma génération, cette fois, celle du grand et unique Raôul Duguay.

    Mais si j’avais connu l’ampleur et la complexité de son œuvre, j’aurais humblement refusé de me lancer dans une telle aventure. Je savais que Raôul avait fait beaucoup de choses, mais comme je n’avais pas suivi sa carrière d’aussi près que celle de Serge Fiori, j’ignorais à quel monument je m’attaquais.

    J’avais croisé Raôul à quelques reprises dans le passé. Entre autres choses, je savais qu’il avait œuvré dans le monde du développement personnel. Je l’avais invité en 1992 à donner une conférence dans le cadre d’un de mes événements à l’Auberge de l’Oratoire Saint-Joseph. Je me souviens que j’avais été surprise par le nombre de personnes qui s’étaient présentées pour entendre Raôul. C’était la première fois que je faisais salle comble dans ces soirées d’ateliers. Tout comme moi, Raôul était fasciné par les livres et les théories de Colette Portelance, cofondatrice du Centre de relation d’aide de Montréal et à l’origine de l’approche non directive créatrice. Nous avions échangé et exprimé notre passion pour cette formidable approche en relation d’aide. Je l’avais trouvé brillant, sympathique et très accessible.

    Je n’aurais pas cru alors qu’un jour j’écrirais sur cet homme aux multiples talents. Je savais que Raôul était un auteur-compositeur-interprète, mais je ne me doutais pas qu’il était aussi un foisonnant poète, un conférencier, un pédagogue, un peintre, un sculpteur, ni qu’il avait fait du cinéma, du théâtre et de la radio. Encore moins qu’il détenait une licence en philosophie et l’avait enseignée, avait dirigé les ateliers La Voie de la voix, et enfin qu’il s’intéressait aux théories sur la création et la destinée de l’Univers, au yoga et à la méditation.

    Quand il m’a dit qu’il avait écrit 18 livres et enregistré autant d’albums et quand j’ai reçu la chronologie de sa vie artistique, j’ai eu le vertige. Mais j’avais déjà signé le contrat d’édition. Je suis allée voir mes éditeurs et amis et je leur ai demandé: «Raôul Duguay, c’est un océan! Je ne sais pas si je vais pouvoir faire entrer tout son parcours dans un seul livre. Puis-je écrire plus d’un tome?»

    Puis, j’ai vu Raôul et j’ai commencé à écouter son histoire. Rencontrer des membres de sa famille m’a émue aux larmes. Quand on m’a décrit l’enfance de Raôul, j’ai cessé d’hésiter, je n’ai plus eu peur de raconter cette vie à mon tour. Je «devais» écrire son histoire. Faire connaître cet écrivain au cœur tendre, cet homme qui a connu une enfance déchirante, une histoire qui parle du Québec des années 1940, de la jeunesse d’un Québécois pure laine, méconnu du grand public.

    Il a tellement à dire sur l’amour, la vie, les arts, la politique, il est si passionné que, même aujourd’hui, à 78 ans, il est difficile de le suivre tellement son énergie créatrice est effervescente. J’ai passé des heures et des heures à l’écouter me raconter son histoire, ses passions, sa philosophie. J’ai été honorée de l’entendre, fascinée par ses connaissances, séduite par son intelligence. Je n’en revenais tout simplement pas de réaliser que cet homme, si riche de connaissances, si porteur de notre histoire, de «mon» histoire québécoise, n’ait pas encore été déjà présenté dans une biographie.

    Je ne suis pas biographe. Je rédige des portraits. J’aime présenter la personne humaine, ce qui fait battre son cœur, raconter son processus créateur, l’histoire de sa vie d’artiste. En choisissant Raôul, j’ai vite réalisé que j’allais devoir synthétiser son œuvre. Elle est si vaste et multiple que, si je tentais de vous la livrer tout entière, je serais forcée de vous présenter une très longue liste chronologique dans laquelle vous ne pourriez pas percevoir la profondeur et la nature véritable de ce grand monsieur.

    La plus belle qualité de Raôul, pour moi, c’est d’être resté naïf, enthousiaste et candide comme un enfant. C’est un homme qui ne possède aucune malice. La souffrance, les obstacles, les épreuves qu’il a vécus ne l’ont jamais éteint ni atteint dans sa quête d’amour et de paix. Sa flamme brille de tous ses feux chaque fois qu’il prend la parole devant toute personne qui s’intéresse à la vie.

    Il a fait briller la mienne, m’a intéressée à lui, à la musique, à la poésie, à l’art, à toutes les facettes du vivant. J’ai passé des instants magiques chez lui à Saint-Armand, en compagnie de sa généreuse compagne, Annie.

    J’espère susciter votre intérêt pour cet homme incroyable qu’est Raôul Duguay, l’artiste le plus méconnu du Québec. Je le compare à Van Gogh. Il a toujours fait passer la création avant tout, ne s’est jamais arrêté devant l’incompréhension des autres, au risque de passer pour un hurluberlu. Raôul sait écouter et recevoir la critique, mais il accorde peu d’importance à ceux dont le regard ne perçoit que la surface des choses. Sa soif de composer et de créer est plus forte que les qu’en-dira-t-on. Cela en fait un artiste étonnamment singulier et intègre. Raconter Raôul Duguay, c’est aussi raconter une partie importante de l’histoire du Québec. Né en Abitibi le 13 février 1939, septième d’une famille de 11 enfants, élevé dans la musique et la pauvreté, il tire ses origines d’un père gaspésien et d’une mère acadienne. Et comme tous les Québécois francophones de l’après-guerre, Raôul a été éduqué dans un catholicisme omnipotent.

    Je suis heureuse de pouvoir vous le présenter sous toutes ses arc-en-cielleuses coutures. Bonne lecture!

    1

    D’Acadie en Abitibi

    «Si vous pouvez le rêver,

    vous pouvez le faire.»

    WALT DISNEY

    Les grands-parents Gauvin

    Le grand-père maternel de Raôul, Onésime Gauvin, est né en 1882 et décédé en 1962. Son épouse, Marguerite Boucher, surnommée affectueusement «Magué», est née en 1879 et décédée en 1965. Leurs enfants: Léo, Amédée, Willie, Sophie, Ernest et Lauza. En 1937, lorsque sa fille Lauza accouche du petit Rodolphe, Marguerite vient l’aider à Val-d’Or, puis rentre chez elle à Dalhousie, au Nouveau-Brunswick, en amenant avec elle la deuxième-née de Lauza, Jeannette, qui a alors quatre ans et sera plus tard adoptée par Léonie, cousine de Lauza vivant elle aussi à Dalhousie. Raôul enfant fera de longs séjours chez Onésime et Marguerite après le décès de son père.

    Les grands-parents Duguay

    Gédéon Duguay est né en 1866 et décédé en 1944. Son épouse, Suzanne Lelièvre, est née en 1873 et décédée en 1958. Natifs tous les deux de Grande-Rivière en Gaspésie, les grands-parents paternels de Raôul rejoindront leurs quatre fils, dont Armand, en Abitibi, au début des années 1940. Armand Duguay, le père de Raôul, a en effet quitté avec femme et enfants la ville de Dalhousie, au Nouveau-Brunswick, après l’incendie de sa demeure en 1935.

    Les parents de Raôul

    Armand Duguay est né le 2 août 1897 à Grande-Rivière en Gaspésie et décédé le 1er septembre 1944 à Val-d’Or en Abitibi.

    Sophie Lauza Gauvin est née le 20 décembre 1906 à Paquetteville au Nouveau-Brunswick et décédée le 12 février 1993 à Rouyn-Noranda en Abitibi.

    La fratrie de Raôul

    Armand Duguay et son épouse Lauza Gauvin auront 11 enfants: Rita (née en 1930 et décédée en 2006); Jeannette (née en 1931), qui sera adoptée par Léonie, cousine de Lauza, et qui est depuis une cinquantaine d’années soliste-vedette dans une chorale de Fredericton au Nouveau-Brunswick; Fernand (né en 1932); Laurette (née en 1934); Raymond (né en 1935 et décédé en 2013); Rodolphe (né en 1937); Raôul (né en 1939); Angeline (née en 1940); les jumeaux Lucien et Lucienne (nés en 1942); et enfin Denise (née le 29 décembre 1944, cinq mois après le décès de son père, le 1er septembre).

    Dans sa Gaspésie natale, quand Gédéon Duguay se mettait à chanter, les colonnes de l’église tremblaient sous son vibrato. Gédéon aimait chanter et il le faisait avec passion et énergie.

    Ceux qui se souviennent de lui le décrivent comme un être d’une grande prestance qui imposait le respect mais qui était aussi taciturne. Les enfants et petits-enfants Duguay ont été marqués par cet homme impressionnant qui parlait peu.

    Menuisier et pêcheur à Grande-Rivière, Gédéon se démarquait par son pragmatisme plus que par ses qualités de communicateur. Engagé dans son labeur, il aimait tout ce qui était concret. Ses aptitudes pour les travaux manuels ont beaucoup influencé le petit Raôul, qui adorera jouer avec la matière.

    Gédéon avait convolé en justes noces avec Suzanne Lelièvre, elle aussi native de Grande-Rivière. De cette femme d’une grande douceur et d’une grande bonté, belle et maternelle, Raôul a peu de souvenirs. Il ne la voyait pas souvent, mais il se rappelle l’affection particulière qu’elle vouait à sa bru Lauza, la mère de Raôul. Gédéon et Suzanne ont eu cinq enfants: Wilfred, Armand (qui épousera Lauza), Roméo, Charles et Marie-Ange.

    Lorsque leurs quatre fils s’installeront en Abitibi, des années plus tard, Gédéon et Suzanne viendront les rejoindre et habiteront à Malartic, où ils finiront leurs jours, lui à 78 ans et elle à 85.

    Marchant dans les traces de son géniteur, Armand Duguay est un grand fervent de musique: il est violoniste, clarinettiste et saxophoniste et il dirige la chorale paroissiale. Il a aussi hérité de l’aïeul une remarquable dextérité manuelle. Couturier, il devient vite un tailleur respecté et possède son entreprise de confection et de nettoyeur à Dalhousie (dans l’est du Nouveau-Brunswick). Or, en 1935, une catastrophe s’abat sur la famille: le commerce et la maison sont rasés par un incendie. Les Duguay, avec leurs cinq enfants dont un nouveau-né, le petit Raymond, perdent tout.

    À la suite de cette tragédie, Armand rêve d’horizons meilleurs. Or, dans le nord-ouest du Québec, en Abitibi, se développe une nouvelle ville nommée Val-d’Or qui, depuis le début des années 1930, s’érige autour de généreux gisements miniers d’or et de cuivre. Armand pressent que les célibataires qui se rueront vers les mines de l’Abitibi auront besoin de ses talents de tailleur et de musicien. Il est convaincu qu’il fera fortune dans ce nouveau Klondike. Il imagine déjà les poignées de porte en or de sa future maison. C’est dans ce lieu porteur d’avenir que les Duguay emménagent. Leur maison est l’une des premières à être construites sur la rue. (Cette maison va plus tard devenir un restaurant.)

    1935. Armand décide d’installer sa petite entreprise sur la 3e Avenue à Val-d’Or. Il y précède les siens, pour voir à la construction et à la préparation de la maison familiale, qui abritera également son commerce. À l’époque, il n’y a pas encore de train menant à Val-d’Or. La seule gare se trouve à Amos, à plus de 70 kilomètres de Val-d’Or. C’est dans un grand traîneau, tiré par un tracteur, que les membres de la famille et les meubles arriveront d’Amos. Fernand, l’aîné des frères de Raôul, se souvient très bien de ce moment où la famille arrive à Val-d’Or, en début d’hiver. Il se rappelle que devant la nouvelle maison il n’y avait pas de trottoir et que tous les membres de la famille ont dû coucher sur des matelas déposés sur les planchers nus.

    Dans la maison, une structure de bois sépare en deux l’espace des chambres, celle des garçons et celle des filles. Armand y installera sa grande famille: Lauza Gauvin, sa femme, quatre de leurs cinq enfants (et les six autres qu’ils auront par la suite). Seule Jeannette, l’une des filles, ne grandira pas en Abitibi car elle sera adoptée par Léonie, la cousine de Lauza, qui vit alors à Dalhousie.

    Le long du passage menant aux chambres de la marmaille court un long tuyau qui chauffe la maison en entier. Les enfants se souviennent que ce tuyau devenait tellement rouge de chaleur qu’ils avaient peur que le feu les surprenne. Au bout du corridor, se trouve la boutique du tailleur. Armand habille alors tous les notables du village, avocats, notaires et médecins. Les enfants se souviennent des interminables journées de labeur de leur père. Passionné par son métier, Armand s’affaire souvent jusque tard le soir. Il est fier et fiable. Lauza tente tant bien que mal de le tirer de son atelier, mais en vain. Armand, perfectionniste, s’attire les compliments des clients, que les enfants, cachés derrière la porte de l’atelier et gonflés de fierté, s’empressent d’aller répéter à leur mère.

    Transfusion… de musique

    Quand Armand dépose enfin ciseaux et épingles, les enfants sont déjà au lit. Il s’installe alors entre les portes de leurs chambres et leur joue des chansons au violon. Laurette se souvient, entre autres, de l’émouvante Berceuse de Jocelyn, de Benjamin Godard («Cachés dans cet asile où Dieu nous a conduits Unis par le malheur durant les longues nuits Nous reposons…»). À Noël, ce sont les gigues et les rigodons qui règnent dans la maison, Armand fait danser les siens. La musique est marquante dans leur vie. Grâce à cet homme amoureux de la musique qui, comme son propre père, dirige la chorale paroissiale et y chante, les fidèles sont touchés droit au cœur.

    Fernand, l’aîné des fils d’Armand, se souvient que lorsque son père jouait du saxophone alto, Raôul, un garçon profondément doux et pacifique, l’observait, fasciné. II tentait toujours de presser les touches du saxophone d’Armand et celui-ci le laissait faire. Fernand a su dès ce moment-là, en voyant Raôul s’imprégner ainsi de la musique paternelle, que son frérot serait lui aussi musicien. Ce que Raôul fut dès son adolescence, jouant du clairon et plus tard de la trompette dans la fanfare de Val-d’Or.

    Malgré son côté contestataire et revendicateur, Fernand adopte vite le rôle de protecteur de ses frères et sœurs. Dans les périodes difficiles de leur vie, il rassurera les petits et protégera sa mère.

    Laurette, sœur de Raôul, raconte que leur père était très amoureux de sa Lauza. Elle se souvient de cette chanson que, l’empoignant par la taille, il lui chantait en l’enveloppant de ses bras: «You’ll never know just how much I love you¹».

    Malgré ces beaux moments toutefois, Armand est décrit par la plupart de ses enfants comme un homme taciturne, plutôt froid d’approche et, à la limite, violent. Peu d’entre eux gardent des souvenirs tendres et chaleureux, à part Raôul, son chouchou. Alors que personne n’a la permission de toucher aux instruments du père, Raôul, lui, a ce privilège. C’est qu’Armand remarque vite le talent de son petit gars.

    En écrivant Le Violon d’Armand au début des années 2000, Raôul ne pouvait mieux décrire Armand, ce père qu’il a tant aimé et qui est décédé alors que lui-même commençait à peine sa vie.

    Le Violon d’Armand

    RAOUL DUGUAY

    Le sévère Armand, fasciné par la célèbre famille Von Trapp², rêve de former un orchestre avec ses propres enfants. C’est avec Fernand à la batterie et Rita au piano qu’il commence. Mais la magie n’opère pas toujours. Très exigeant, Armand lève le ton ou tape sur les doigts de ses enfants lorsque ceux-ci ne produisent pas la bonne note ou commettent une erreur d’interprétation.

    Raôul garde pourtant de son père un des plus beaux souvenirs de sa vie, un moment touchant qui l’habitera tout au long de sa carrière.

    Un soir où Armand joue du violon, Raôul, alors âgé de trois ou quatre ans, se hisse sur les genoux de son père. Sa petite tête touche la caisse du violon. Il en ressent toutes les vibrations et son âme est au diapason de celle de son père. Il est au paradis. Se sentant en sécurité, la tête appuyée contre la poitrine de son idole, le petit entend les battements du cœur de son père. Devenu adulte, Raôul confiera: «J’avais l’impression de recevoir une transfusion de musique dans tout mon être.»

    De cette expérience marquante, Raôul dira plus tard que c’est grâce à cette affection particulière qu’il est devenu l’artiste qu’il est. Sa sœur Laurette se souvient que Raôul, totalement ravi par la musique de leur père, lui avait dit: «Papa, j’aime ça. Ça chatouille dans mon corps!»

    Lorsqu’on regarde les photos de famille des Duguay, on constate vite que, malgré l’environnement industriel et la pauvreté régnante, si la boue macule les rues, les petits Duguay sont habillés comme des cartes de mode. Toujours bien mises, les filles arborent des rubans dans leurs cheveux. Les garçons, eux, portent habits et chemises blanches, créations d’Armand, qui y met un point d’honneur.

    Lauza, quant à elle, était une femme d’une grande beauté et une mère positive, généreuse et courageuse. Entièrement dévouée à sa famille, elle avait de ces petites attentions pour ses enfants qui touchaient leur cœur. C’était aussi une femme qui aimait s’amuser. Plus tard, quand sa famille sera élevée, ses garçons diront qu’elle collectionnait les histoires grivoises et qu’elle aimait rire… et même siroter de temps en temps un petit verre de gin. Avant d’épouser Armand (de neuf ans son aîné), le 16 juillet 1929, elle avait été infirmière, métier duquel elle avait conservé un tempérament de soignante.

    Lauza a donné à Armand 11 enfants, les 5 premiers nés en Acadie et les 6 autres en Abitibi. Jusqu’en 1943, épouse et enfants Duguay se portent à merveille, car le commerce paternel marche rondement. Armand emploie maintenant deux couturières et ses deux boulots combinés permettent à la famille de ne manquer de rien. Il joue même de la musique et chante au Château Inn, le bar le plus fréquenté de Val-d’Or à cette époque.

    Comme c’était commun dans ces années-là, les petits Duguay participent aux tâches domestiques. Même Raôul, qui, tout petit, aide ses frères à corder le bois et à rentrer le charbon, les deux sources de chauffage dans la maison. Le soir, les garçons, puis ensuite les filles, sont lavés, cachés par un rideau couvrant la grande chaudière chauffée qui leur tient lieu de baignoire. Raôul se souvient d’une anecdote reliée à cette période plutôt heureuse avec son père. Alors qu’il jouait seul à la cuisine, Raôul tombe sur une boîte de conserve métallique ouverte. Il s’entaille la main assez profondément pour en garder une cicatrice encore visible aujourd’hui. Sa sœur Laurette le trouve en sang. Elle lui tient la main et appelle son père. Armand arrive en vitesse, prend une serviette blanche et recouvre la main de Raôul, puis appelle un taxi pour se rendre à l’hôpital. «Tiens ta main en l’air, Raôul.» Devant le sang qui macule la serviette, le garçon est pris de panique. Pour le distraire, en attendant le taxi, son père sort de sa poche un petit poisson rouge à la cannelle qui fait saliver Raôul. Tenant le bonbon près de la serviette ensanglantée, Armand demande: «Raôul, lequel des deux rouges choisis-tu?» Raôul choisit évidemment le poisson rouge et oublie complètement sa douleur. Armand a fait dévier la panique vers le plaisir. Pour Raôul, ce souvenir est très symbolique. Il me dira: «Il faut toujours voir le bon côté des choses. Il faut apprendre à bien identifier ses problèmes et chercher tout de suite la solution. Il en restera toujours une cicatrice, mais une cicatrice ne fait plus mal, à moins qu’on ne l’ouvre psychologiquement.»

    Même après la mort de son père chéri, Raôul continuera de grandir dans la joie. Sa mère disait de lui: «Mon petit Raôul est toujours de bonne humeur. Il met de la gaieté dans la maison.»

    La soupe à l’alphabet

    Si Raôul a gardé peu de souvenirs de son enfance, il se rappelle très clairement comment il a fait la découverte de l’alphabet. Voici une anecdote que m’a racontée l’écrivain: «J’ai trois ans quand ma mère me sert un bouillon où baignent plein de petites formes découpées dans la pâte. Elle me dit que c’est une soupe à l’alphabet, que toutes ces formes différentes sont des lettres et que, si j’en mange très souvent, je deviendrai un homme de lettres. Posant mes yeux sur la soupe, je reconnais un cercle, la première forme que j’ai dessinée. Je connais donc déjà une lettre. Émerveillé, je m’exclame: Ô! Gaiement, ma mère se met à chanter cette voyelle et me fait comprendre que je viens de donner un nom au son que j’ai prononcé. Alors, avec une petite cuillère, elle sort de la soupe chacune des lettres de l’alphabet et les étale tout le tour d’une assiette ronde comme un o. Puis, elle se met à chanter toutes les lettres de l’alphabet. Je trouve ça très drôle et tente de l’imiter. Elle vient de m’enseigner qu’avec chaque lettre on peut créer des mélodies et des rythmes. Je n’oublierai jamais ce qu’elle m’a dit: Comme ton père fait de la musique avec son violon et son saxophone, tu peux en faire avec les lettres de l’alphabet. Alors, si tu veux devenir poète et chanteur, mange ta soupe à l’alphabet. J’avais l’impression que je venais de découvrir le plus beau jeu de ma vie.»

    C’est pourquoi, dès qu’il peut lire et écrire, Raôul compose des petits poèmes qu’il fait lire à sa mère. Il rédige aussi des petits mots à ses frères et sœurs le jour de leur anniversaire.

    Un autre souvenir revient à Raôul. Il me parle de «mon oncle» Edmond, le cousin de Lauza, un colosse de six pieds quatre pouces qui l’impressionnait avec sa force physique et par le contraste avec sa femme toute menue, Ida, qui mesurait à peine quatre pieds huit pouces. Raôul, chaque vendredi après l’école, se rendait souper chez le couple, où un festin de gâteries et de pirouettes l’attendait toujours, car le géant Edmond le faisait sauter sur ses genoux et lui donnait des bonbons. Le petit était ravi.

    Son grand frère Fernand m’a aussi raconté un épisode hilarant de l’enfance de Raôul. Fernand s’était fabriqué une «barouette» avec une roue récupérée, une boîte de bois et d’autres pièces. Parfois, il prêtait son engin à Raôul afin qu’il puisse aller échanger les bouteilles de bière vides que le cordonnier d’en face lui troquait contre sa collation préférée, des Cracker Jack. Raôul se réfugiait sur la toiture de la maison et se cachait derrière la cheminée pour manger son maïs soufflé au caramel. Mais il était épié par Fern, qui le lui volait parfois. Aujourd’hui encore, Raôul aime en déguster de temps en temps. Mais plus personne n’ose lui voler la friandise préférée de son enfance.

    ¹You’ll never know just how much I love you, par Harry Warren et Mack Gordon, interprétée par Vera Lynn, 1943.

    ²Famille autrichienne qui inspira la pièce La Mélodie du bonheur.

    2

    Le décès d’Armand

    «Que reste-t-il de la vie? Il ne me reste

    que ce que j’ai donné aux autres.»

    VAHAN TEKEYAN

    Même pas une décennie après l’incendie de Dalhousie (1935) qui les a jetés à la rue, la vie des Duguay va être une fois de plus chamboulée et rien ne sera plus jamais pareil. Leur destin se jouera en l’espace de quelques mois et la famille sera marquée par une tragédie qui la déchirera et la divisera pour toujours.

    Armand a à peine 47 ans lorsqu’il est terrassé par un cancer de l’intestin. Cloué au lit et au terme de beaucoup de souffrance, il rend vite l’âme, entouré de sa femme et de ses enfants qui tour à tour lui ont tenu la main jusqu’à la fin. Décédé le 1er septembre 1944, il laisse dans le deuil et la misère sa nombreuse famille, qui ne détient ni fonds de sécurité ni assurances.

    Tout au long du mois précédant la mort de son époux, triste et dévastée, avec 10 enfants sur les bras et enceinte d’un onzième, Lauza n’arrive pas à prendre soin toute seule de son mari agonisant. Elle l’accompagne du mieux qu’elle peut, lui prodigue des soins, mais c’est Laurette qui se tient au chevet du malade la plupart du temps.

    De son côté, Fernand vivra les derniers mois d’Armand comme un calvaire. Lorsque la maladie entreprend de miner son père, ce dernier devient plus agressif que jamais à l’égard de l’aîné. Armand se permet en effet des accès de brutalité à l’endroit de Fernand: il le fouette et le bat. Seules Rita et Angeline seront témoins de ces moments de perte de contrôle d’Armand. Tout est prétexte, pour le père, à exprimer son angoisse, qui s’actualise en violence. Quand, par exemple, les enfants se disputent un objet, c’est l’aîné qui écope de la colère d’Armand, qui ne supporte pas d’être dérangé lorsqu’il s’occupe de ses clients.

    Fernand a pardonné à son paternel ces épisodes traumatisants. Il lui reste une grande sensibilité pour les intenses souffrances que son père a endurées.

    Même si elle n’a pas assisté aux explosions de violence de son mari, Lauza savait que Fernand était le bouc émissaire de son père durant sa maladie. Aussi tentait-elle de le protéger en lui inculquant quelques notions de comportement et d’éducation. Armand passait de longs moments au lit et à d’autres il avait suffisamment d’énergie pour recevoir quelques clients. Fernand marchait continuellement sur des œufs. Il voyait son père se prendre la tête pendant les épisodes de douleur, alors il essayait de ne pas faire de vagues, tentait de prendre soin des petits, berçait les jumeaux et évitait les querelles du mieux qu’il pouvait.

    Quelque temps avant le décès d’Armand, Laurette, voyant sa mère malheureuse et dépassée par les événements, supplie son père de chanter à sa Lauza dévastée sa chanson d’amour préférée. Faible et chétif, Armand, lui tenant la main une dernière fois, chantera à sa femme cette chanson de Willie Nelson interprétée par Nat King Cole qu’ils chérissaient tous les deux: «You’ll never know just how much I love you». Entourant une mère en pleurs de voir son mari, et toute sa vie, partir d’un coup, les enfants faisaient partie de cette scène tragique. Tous les jours, la famille prie, pleure et regarde Armand s’éteindre, car le cancer est fulgurant.

    Raôul n’a que cinq ans et demi lorsque son père meurt. Instinct de survie? Magie de la petite enfance? Il n’a aucun souvenir de ces moments où tous se recueillaient autour du lit d’Armand. Et heureusement, aucun des orphelins ne se doute, à cette heure fatidique, de ce que la vie lui réserve après la mort du patriarche.

    La vie doit continuer

    Lauza n’a pas le choix de vendre le matériel de la boutique de son époux décédé. Les nombreux rouleaux de tissu, les machines à coudre, les machines à nettoyer et à presser le linge… C’est Roméo, son beau-frère, qui l’aidera dans cette tâche. Wilfred, l’autre frère du défunt, est peu présent, ce qui laissera un sentiment d’amertume chez les enfants, qui ne comprendront que plus tard ce qui se jouait entre eux. Jaloux d’Armand, Wilfred jouait lui aussi du violon. Est-ce par mégarde ou par vengeance qu’il a perdu toutes les partitions d’Armand, celles de ses compositions et celles de ses pièces préférées quand il était maître de chorale? Nul ne le saura jamais.

    Rita, l’aînée, s’impose tout de suite la charge d’aider sa mère avec les jeunes enfants. Au bout du compte, elle sacrifiera sa vie pour prendre soin de cette famille dévastée et elle paiera cher son dévouement, développant même plus tard des problèmes de santé mentale.

    En 1944, en Abitibi, les Duguay ne peuvent plus subvenir à leurs nombreux besoins. Sans les revenus d’un mari, avec 10 enfants et une petite Denise qui naîtra le 29 décembre, Lauza est gravement démunie.

    À 38 ans, elle devient ce qu’on appelle alors une «mère nécessiteuse». Le conseil du village se réunit pour décider du sort de la famille. L’oncle Wilfred, la marraine de Rodolphe et une des «Filles d’Isabelle³» de la paroisse s’en mêleront et influenceront certaines décisions du comité. Il y sera décidé de placer les trois garçons les plus âgés à l’orphelinat et de faire travailler Rita et Laurette, qui ont alors 14 et 10 ans. C’est la marraine de Rodolphe qui fera les démarches pour envoyer les garçons à l’orphelinat.

    De chagrin et d’exil

    Fernand (12 ans), Raymond (9 ans) et Rodolphe (7 ans) sont ainsi escortés à la gare par un policier. Fernand raconte en larmes que, à l’arrivée à la gare, le policier a attaché à son bras ses deux frères avec une corde qui leur permettra de ne pas se perdre. Il se fait dire que lorsque ses frères et lui seront parvenus à destination, quelqu’un sera là pour les accueillir. Ils partiront en train pour l’orphelinat de Lévis.

    L’imposant immeuble, de son vrai nom Hospice Saint-Joseph-de-la-Délivrance, appartient aux sœurs Grises. La sculpture qui orne l’entrée principale représente saint Joseph tenant dans sa main un boulet de canon. Les enfants se font dire par les religieuses que le saint homme a arrêté ce boulet avec sa main pour protéger le lieu et les orphelins qui y vivent.

    À leur arrivée, Fernand, Raymond et Rodolphe sont immédiatement séparés et envoyés dans leurs quartiers respectifs. Les garçons ne fréquenteront jamais la même classe, ni les mêmes cours d’école, ni les mêmes dortoirs. Répartis par groupes d’âge, ils pleurent, ils s’ennuient les uns des autres et ils rêvent de retourner vivre chez leur mère à Val-d’Or.

    Lorsqu’il lui arrive de croiser des élèves dans les interminables corridors de l’orphelinat et qu’il distingue le groupe de Raymond, Fernand voit venir son frère de loin car il est le plus grand de sa classe. Malgré les remontrances des religieuses, c’est plus fort que lui, il sort des rangs pour aller étreindre son frérot qui lui manque trop. Un jour qu’il ressent plus intensément sa solitude, il enfreint la règle et saute par-dessus la clôture de la cour pour aller à sa rencontre. Ce geste sera puni: on lui interdira d’assister à la projection des «p’tites vues» du dimanche, cadeau que font parfois les religieuses aux orphelins.

    Les punitions que subit Fernand ont pour effet de développer encore plus chez lui un esprit de rébellion qui caractérisera sa vie d’adolescent. Lorsque, par exemple, les enfants jouent dans la cour de récréation l’hiver, il leur est interdit de rentrer pour se soulager. Rempli de frustration et de colère, Fernand urinera dans les fenêtres en guise de protestation. Et sur le traversier qui ramène son groupe de Québec à Lévis un jour de sortie, Fernand est pris d’un mal de ventre et d’une violente diarrhée. Il me raconte combien honteux il était en montant la colline, les excréments dégoulinant le long de ses jambes. Et combien il a dû ravaler sa rage dans le bain froid qu’on l’a forcé à prendre à son arrivée à l’orphelinat.

    Le témoignage de Rodolphe est lui aussi poignant. Il a sept ans lorsqu’il est placé à l’orphelinat. Il n’aura pas la chance de sortir une seule fois pendant son séjour de quatre ans. À peine recevra-t-il quelques lettres. Ses plus douloureux souvenirs sont liés au temps des fêtes, alors qu’il était séparé des siens. Une année, avec un ami, il organise une fugue. Ils tenteront de se rendre dans la famille de son ami. C’est la police qui ramènera les jeunes à l’orphelinat, où ils subiront des punitions et seront sous constante surveillance.

    Raôul, pour sa part, tout comme sa petite sœur Angeline, sera envoyé en 1947 à l’orphelinat de Lévis rejoindre ses trois grands frères. Il avait alors neuf ans et Angeline, sept. Il y vivra, ainsi que sa sœur, pendant deux ans. Les cinq enfants Duguay pouvaient se voir le dimanche, pendant une heure, au parloir. Mais un mois après l’arrivée de Raôul et Angeline, Fernand ayant atteint ses 15 ans est retourné à sa mère à Val-d’Or. Raymond, lui, rentrera au bercail une année plus tard. Et Rodolphe, un peu moins de deux.

    À l’été de 1948, après une année à l’orphelinat, Raôul et Angeline partent ensemble passer les vacances d’été à

    Dalhousie, au Nouveau-Brunswick. Angeline loge alors chez la cousine Léonie de sa mère (qui a déjà adopté Jeannette) et Raôul, chez les grands-parents Gauvin, sur la même rue.

    Raôul raconte: «Jeannette aussi a chanté dès sa première année à l’école et, comme moi, elle était soliste. Adolescente, elle chantait pendant 15 minutes dans une émission de radio à la programmation de laquelle, dans un monde majoritairement anglophone, elle était

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