Histoires à dormir debout
Par Charles Buet
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Aperçu du livre
Histoires à dormir debout - Charles Buet
Charles Buet
Histoires à dormir debout
Publié par Good Press, 2022
EAN 4064066319007
Table des matières
HORS CET ANEL POINT D’AMOUR
I LE DROIT D’ACQUIT
II LA MARGUERITE DES MARGUERITES
III LA CONFRÉRIE DES MOMONS
IV LES CHEVALIERS DE LA COSSE DE GENÊT
V COURONNE D’OR
VI COURONNE D’ÉPINES
LE DERNIER JOUR DE PHTA-NEHI
I LE RÉVEIL DE MEMPHIS
II TOUJOURS DU SANG!
III CNÉIUS GANUTIUS
IV L’ÉCLAIR DE LA FOI
EWENN AR GWÉNÉDOUR
I COMMENT EWENN DÉCLARA QU’IL VOULAIT TOUT SAVOIR
II COMMENT EWENN PASSA DIX ANS DE SA VIE A TOUT APPRENDRE
III COMMENT, APRÈS AVOIR TOUT APPRIS, EWENN S’EN REVINT ET DÉCOUVRIT QU’IL NE SAVAIT RIEN.
HISTOIRE D’UNE TÊTE DE MORT
I CLAUDINE
II LA FERME
III L’ÉGLISE
IV L’OUTRAGE
V LE SACRILÉGE
CENT FRANCS SCÈNE DE LA VIE CRUELLE
SOCIÉTÉ GÉNÉRALE DE LIBRAIRIE CATHOLIQUE
1881
O tu que per moun amigetto
Et per ma counpagno bessai,
Diou a facho tanto lisquetto
Douco avénente que noun saï
Vois que té dig’à la franquette
Coumo t’aïmi coumo t’aimaraï?
T’aimi coumo la cardarino
Aime l’oumbretto dei buissons,
Coumo lou gaou et la gallino
Aimeount l’approcho dei meissoun,
Coumo l’écho dé la collino
Aimo les poulidei canzouns.
(Chanson Provençale.)
HORS CET ANEL POINT D’AMOUR
Table des matières
I
LE DROIT D’ACQUIT
Table des matières
–Saint Mitre me bénisse! crois-tu donc, mon pichoun, qu’il soit permis d’entrer en notre cité, la plus fameuse qui soit au comté de Provence,– car messire Marius, chevalier romain, y défit des milliers de Teutons… à preuve que leurs os ont fait toute la terre du bourg de Pourrières… Crois-tu, te dis-je, tête d’étoupes, jongleur, baladin ou fol d’un seigneur aussi fol que toi, que tu pénétreras céans sans avoir payé le droit d’acquit? Or sus, beau compagnon, pélerin laid autant que le singe rapporté d’outre-mer sur sa nauf par feu mon compère Frédéri, savonnier juré de Marseille, décédé en l’an huit de ce siècle, or sus, qu’es-tu, garçon! d’où viens-tu! où vas-tu? Quelle œuvre fais-tu de tes mains, si tu es chrétien laborieux et craignant Dieu?
Celui qui proférait ce long discours, entrecoupé d’incidentes, d’exclamations ironiques, accompagné de gestes vifs et répétés, était un homme d’âge mûr, fort bien vêtu d’une houppelande de fin camelot couleur d’olive, sur les manches de laquelle se voyaient, brodées en soie, les armes du comté de Provence: d’or aux quatre pals de gueules.
Il s’adressait à un jeune garçon, que sa mine farouche et grotesque tout à la fois n’intimidait nullement, et qui ne le regardait sans rire que grâce à do louables efforts.
Ce garçonnet, d’environ dix-huit ans, portait le costume des fous de cour; justaucorps cramoisi tailladé et doublé de jaune; bas noirs et bonnet pointu, empanaché de plumes de coq. Une dague à manche de corne pendait par une chaînette à son ceinturon de mailles, et de la main droite il agitait une marotte bizarrement sculptée.
Il montait un bel âne, au long poil brun, caparaçonné de grelots, de rubans et de pompons.
Cet étrange cavalier ne méritait point, du reste, le reproche qu’on venait de lui adresser; il était moins laid assurément que son interlocuteur: ses cheveux blonds taillés carrément sur le front et massés en grosses boucles sur ses tempes; son teint clair, ses yeux bleus, le gai sourire de ses lèvres rouges, opposaient un contraste flatteur au teint cuivré, à la rude chevelure noire, au nez bulbeux, aux yeux vairons de l’homme à la houppelande, qui se tenait devant lui, les bras écartés, gesticulant sans retenue et criant à pleine voix, comme s’il se fût agi de happer au passage un demi-cent d’hérétiques.
L’adolescent, qui écoutait avec un sang-froid moqueur les questions verbeuses de cet individu, le laissa donc parler à son aise; mais quand l’autre eut fini, il se mit à rire, et tout aussitôt, d’un ton décidé et narquois:
–Mon bonhomme, lui répondit-il, puisque vous avez droit de m’interroger, il ne me déplaît aucunement de vous satisfaire. Je suis Landolphe Bel-Esbat, fol en titre d’office du noble sire de Nesle. Je viens de par là-bas, de delà les monts de la Trévaresse que j’ai traversés hier à la vesprée… J’ai dormi à Lambesc au logis de Sainte-Victoire, et m’en suis venu de Lambesc à Aix, tout doucement crainte de fatiguer Miroir et moi.–Miroir, c’est mon âne.–Je ne vais pas plus loin que cette ville, où je t’invite à laisser entrer Miroir et moi, car si tu refuses de me livrer passage, Miroir va ruer, et moi je vais cogner dur!
–Bon! bon! par saint Mitre! riposta l’homme à la houppelande, un peu interloqué par l’acent résolu de Landolphe Bel-Esbat. Mais, encore une fois, il faut payer le droit d’acquit!
–Eh! qui te refuse de payer? s’écria le jeune garçon, qui commençait à s’échauffer. Je ne veux pas frauder ton seigneur, imbécile! encore que nous autres, gens de Paris, ne payions les impôts que si nous ne pouvons faire autrement.
–Or donc, qu’on me baille ma pancarte! reprit le péager d’un ton radouci.
Un valet apporta un rouleau de parchemin à cet honnête serviteur du comte de Provence, lequel, ayant déroulé ce document, couvert d’une superbe écriture à initiales d’azur, lut à voix haute, et non sans emphase:
–«Une charrette conduisant larrons au préau payera une corde valant six deniers.
«Item: un pélerin dira sa romance sur un air nouveau et couchera sur la paille fraîche s’il veut passer la nuit au manoir.
«Item: un homme à pied, chaussé ou non, mendiant ou aventurier, sera logé quitte de tous droits, s’il fait quatre soubressauts.
«Item: un Juif mettra ses chaussons sur sa tête et dira, bon gré, mal gré, un Pater dans le jargon du pays.
« Item: conducteur d’animaux en foire doit faire gambader les singes et danser l’ours auson du flageolet.»
Le bonhomme s’interrompit, un peu confus.
–Hé bien! As-tu fini tes litanies? lui demanda Landolphe Bel-Esbat.
–Diable m’emporte! Je ne vois rien en ce parchemin pour les fols en titre d’office.
–On entend bien que tu n’es pas sujet du roi, s’écria Landolphe d’un ton sentencieux. Notre sire n’aime point jureurs, diseurs de blasphèmes et vilenies. Ta langue serait déjà forée par le fer rouge, malandrin qui parles si librement du Mauvais! Au large donc que je passe, puisque je ne suis ni pèlerin, ni piéton, ni juif, ni montreur d’ours.
–Quel est ton métier, pour lors, et que viens-tu faire céans?
–Oui, oui! s’écrièrent quelques bourgeois qui assistaient à ce colloque… Tenez ferme, Sylvère Maguiboul!
–Ce mécréant vient peut-être jeter un sort à notre damoiselle Marguerite! insinua Delphin Cornillon, le sonneur de cloches.
–Nous avons déjà bien assez de vagabonds sans sou ni maille, paresseux! ajouta Féli, qui tressait des corbeilles en osier rouge, sous le porche de Saint-Sauveur, et gagnait ainsi honnêtement sa vie.
–Et déguerpis tôt, tôt, mécréant! gronda le taillandier Belancasse, de sa grosse voix accoutumée à dominer le bruit du marteau.
Deux garçonnets dépenaillés, qui jouaient à la glissade sur le gazon du fossé, se mirent à hurler:
–A l’eau! à la rivière, le fou de France, pays des fous!
Cette scène, où d’une part se déployait toute la fougue méridionale, tandis que de l’autrepart s’exaltait l’ardeur d’un écervelé de dix-huit ans, se passait par une belle après-midi du mois de mai1234, à quelques pas de l’une des portes de la ville d’Aix, capitale du comté de Provence.
Les acteurs en étaient nombreux, car outre le vannier Feli, et Belancasse, et le sonneur de cloches, et Sylvère Maguiboul, péager et portier de la vieille cité, cinq ou six artisans, trois bourgeois prenant le frais, et bon nombre de jeunes gens qui s’ébattaient sur le revers du fossé, formaient un groupe assez bruyant.
Landolphe Bel-Esbat avait donc affaire à forte partie; et, jugeant que sa faconde, si éloquente fùt-elle, n’y suffirait point, il entreprit de contraindre à reconnaître ses mérites les discourtois qui s’opposaient à le laisser passer.
Il commença par fustiger de la belle manière son âne Miroir, qui fit aussitôt feu des quatre pieds sur le pavé de la route, au grand effroi des commères baguenaudant par là; puis il houspilla les garçonnets du bout de sa houssine, envoya une bourrade à Belancasse, décocha un coup de poing à Féli, distribua maint horion de droite et de gauche, si bien qu’il ne resta plus devant lui que Sylvère Maguiboul, ferme comme un roc, mais tout prêt à sonner la cloche d’alarme, pour peu que le siège se prolongeât un instant de plus.
Moins courageux que l’honnête péager, ses compagnons entendaient ne se battre qu’à coups de langue, et Landolphe se démenait si drôlement, qu’ils se mirent à rire: or le rire désarme, et notre jeune héros lui-même, fatigué de taper à tort et à travers, s’arrêta soudain, plongea les doigts dans son escarcelle, et finit par où il aurait dû commencer.
C’est-à-dire qu’il offrit à Maguiboul un denier de Tours au châtel.
–Eh donc! bonhomme, lui dit-il, prends ceci et fais-en ce qu’il te plaira, mais par le soleil d’or en champ de gueules! fais-moi place, que j’aille annoncer à monseigneur ton maître la visite du mien, qui me suit à demi-lieue, chevauchant à la droite de monsieur l’archevêque de Sens, le révérend Gautier Cornut.
–Ah! messire, interrogea un bourgeois, ébahi de la nouvelle, que viennent faire céans ces nobles sires?–Dieu les ait on garde!.
–Je veux bien que Miroir prenne le mors au dent si tu en apprends un traître mot de ma bouche, gentil manant, répliqua Landolphe en riant au nez du bourgeois interloqué. Saches seulement que Monsieur de Sens et mon glorieux seigneur de Nesle sont ambassadeurs envoyés à ton prince, par Louis, roi de France, et que je suis leur fourrier. Or donc, place, ou sinon j’envoie ma houssine à la tête du fin premier venu, et je fais voir le jour à ma miséricorde, laquelle expédie vitement un chrétien ad patres.
L’argument fit son effet. Sylvère Maguiboul ramassa le denier abbatial dans la poussière où, d’étonnement, il l’avait laissé choir, et, s’effaçant le bonnet à la main, humblement incliné, il céda le pas à Landolphe Bel-Esbat, qui fit une entrée triomphale dans Aix la Jolie.
Le fol se rendit à l’hôtellerie des Trois-Rois-de-Cologne où il retint le logement des ambassadeurs; et notre amour de la vérité nous oblige à dire que, son office rempli, assuré que Miroir ne manquerait d’aucun des bons traitements dus à sa dignité d’âne du domestique de l’ambassadeur d’un roi, il se fit servir une pinte ou deux, ou trois, du meilleur vin de son hôte, et désaltéra son palais et sa gorge brûlés par l’air chaud des plaines provençales.
Il ne fit point mystère de sa qualité, de telle sorte qu’une foule de gens désœuvrés–qui ne manquent point au pays des oliviers–s’accumula aux environs de la route de France, dans le but avoué de faire bon accueil aux envoyés du roi.
Ceux-ci arrivèrent un peu après le coucher du soleil, suivis d’une escorte convenable d’archers, varlets, pages, écuyers et capitaines.
Ils traversèrent lentement la ville des Tours, où résidait l’évêque, franchirent la seconde enceinte qui bornait la ville des Comtes, passèrent sans s’arrêter devant le palais de Raymond Bérenger, et finalement pénétrèrent dans le faubourg de Saint-Sauveur, dont l’hôtellerie des Rois-de-Cologne faisait l’un des principaux ornements.
Landolphe les y attendait sur le seuil, visiblement ému, et leur souhaita la bienvenue d’une voix aussi empâtée que l’accent en était joyeux. Il faillit recevoir les étrivières.
On lui épargna cet affront; seulement monsieur l’archevêque lui tira les oreilles, et messire de Nesle, chevalier de bon renom, le pria de s’aller coucher sur l’heure, et d’être dispos le lendemain dès l’aurore.
Après quoi l’hôte reçut ordre de ne plus donner à boire au malheureux fol que de l’eau pure, breuvage insipide, mais qui n’échauffe ni le cerveau ni le sang.
La multitude ne s’occupait nullement des faits et gestes des ambassadeurs.
Elle commentait leur arrivée, et de quartier en quartier on se demandait quelle idée avait pris au jeune roi très-chrétien de faire voyager aussi loin ces personnages illustres, et que l’on admirait fort, l’un, sous sa lourde cuirasse et son heaume gigantesque, l’autre avec son long tabart violet et sa mitre de drap d’argent.
Comme il se faisait tard et que, de chaque logis, émanait une odorante vapeur de soupe à l’huile, bourgois et commères s’en allèrent manger, remettant à plus tard plus ample informé.
La curiosité ne put l’emporter sur l’appétit.
II
LA MARGUERITE DES MARGUERITES
Table des matières
Raymond Bérenger, qui régnait alors sur les comtés de Provence et de Forcalquier, appartenait à la maison de Barcelone.
Il avait épousé Béatrix de Savoie, fille du comte de Savoie, et de ce mariage n’avait eu que des filles, dont, au