La Terre du Passé
Par Anatole Le Braz
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Aperçu du livre
La Terre du Passé - Anatole Le Braz
B.
PAGES LIMINAIRES
LE «TRÔ-BREIZ»
I
Il est, aux alentours des vieilles villes bretonnes, des vestiges, des tronçons d'anciennes routes que l'herbe a depuis longtemps envahies, que les pluies ont défoncées par places, mais qui gardent, jusque dans leur détresse, un je ne sais quoi de noble et de majestueux. Une solitude profonde est sur elles. Le promeneur ne s'y hasarde guère. Elles n'ont à lui exhiber que le spectacle de leur abandon, les ronces pendantes qui s'enchevêtrent au-dessus de leurs douves et les houx au feuillage funèbre qui hérissent leurs talus.
Beaucoup, à l'origine, furent des voies romaines. Elles ont vu les robes blanches des derniers druides s'enfuir et disparaître au plus épais de leurs forêts profanées. Les dalles qui, de-ci, de-là, les jonchent encore, retentirent sous le pas des légionnaires de César. Puis, aux bruits de la conquête et de la colonisation succéda le silence des ruines. Il n'y eut plus à rôder, parmi les pierres descellées, que le pâtre barbare dont parle l'auteur des Martyrs: «Tandis que ses porcs affamés achevaient de renverser l'ouvrage des maîtres du monde, lui, tranquillement assis sur les débris d'une porte décumane, pressait sous son bras une outre gonflée de vent…» Aujourd'hui, les porchers eux-mêmes ont déserté ces routes. Ils répugneraient à y aventurer leurs troupeaux. Ce sont, disent-ils, des parages frappés d'interdiction pour les vivants: il ne sied pas d'en troubler le mystère.
De fait, l'on y peut marcher des heures sans rencontrer personne. C'est tout au plus si, parfois, aux abords d'une bourgade, se montre l'installation d'un cordier, avec son attirail très primitif, la roue criarde qu'un enfant fait mouvoir, les peignes de bois fixés de distance en distance à de grossiers supports. L'homme va et vient, à reculons, toujours battant le même sentier, toujours sifflant le même air monotone, toujours étirant la bourre de chanvre, du même geste éternel. Descendant d'une race méprisée, sorte de paria breton auquel s'attache encore en maint endroit l'épithète de caqueux dont, jadis, furent flétris ses pères, il est demeuré fidèle à leurs habitudes et, quoique l'antique loi d'ostracisme ne pèse plus sur lui, continue d'exercer son industrie à l'écart.
Comme tous les travailleurs solitaires dont la profession n'exige qu'un effort machinal, le cordier est proprement un contemplatif. Dépositaire d'une longue tradition qu'il enrichit sans cesse de ses expériences, de ses observations et de ses songeries personnelles, il a la mémoire pleine de souvenirs et l'imagination fertile en rêves. Les vieilles routes à jamais veuves de passants, où il vit relégué comme dans un ghetto, lui sont une perpétuelle matière à «histoires» dont il s'enchante lui-même, s'il n'a pas d'autre auditeur. Que si la fantaisie vous prend de les entendre, n'ayez crainte: il ne se fera point prier. Il n'est pas silencieux par goût, mais par nécessité. Un visiteur lui est une aubaine. Pour peu que vous le «bonjouriez» d'un air affable, dans sa langue, vous obtiendrez de lui tout ce qu'il vous plaira. Et n'espérez pas épuiser sa verve: elle croît à mesure qu'il conte, comme le câble qu'il va déroulant. Par exemple, vous ne pourrez suivre ses récits qu'à la condition de faire avec lui les cent pas. De ce que ses lèvres se dérouillent, ce n'est pas une raison pour que ses mains chôment. Le cordier n'est point un parleur oisif: il faut que la besogne aille son train. Mais cela même n'est pas banal, cette façon rustique de péripatétiser.
II
Un jour, comme je voyageais dans la montagne bretonne, vers Callac, j'eus l'heur de nouer connaissance avec un des représentants, disons mieux, un des patriarches les plus vénérables de la corporation. Il s'appelait Roparz. Il était aussi vieux que le siècle, étant né, à l'en croire, l'année où les cloches des églises, après être demeurées longtemps muettes, recommencèrent à sonner. L'âge n'avait ni ralenti ses facultés, ni raidi ses membres. Il filait encore bien ses soixante-dix brasses de corde, de la prime aube à la dernière flambée du couchant. L'air salubre de ces hauteurs lui avait conservé sa vigueur intacte. Il n'y avait que sa barbe qui avait blanchi, roussi plutôt. Elle était longue et couleur d'étoupe. Comme elle tombait très bas, elle venait presque se confondre, tandis qu'il vaquait à son métier, avec la liasse de chanvre qu'il portait attachée à la ceinture, si bien qu'on eût dit, par moments, que c'était sa barbe couleur d'étoupe qu'il cordait.
Je n'avais eu d'autre dessein, en l'abordant, que de me renseigner sur quelques-unes des particularités du paysage. Il m'avait répondu le plus obligeamment du monde, et, muni de toutes les indications que je souhaitais, je me disposais à continuer mon chemin quand, sur le point de prendre congé, une dernière question, à laquelle je ne prêtais d'ailleurs aucune importance, me vint aux lèvres.
— Mène-t-elle encore loin, vieux père, la «route verte» où nous voici?
Il eut un petit sourire narquois:
— Dans mon enfance, les anciens prétendaient qu'elle mène au ciel. Seulement, il fallait la suivre jusqu'au bout, à travers les sept Évêchés. Et cela n'est sans doute pas dans vos intentions.
Je le regardai, fort intrigué:
— Que signifie cette histoire? Parlez-vous sérieusement ou par jeu?
Il cessa de rire, et, tournant vers moi ses prunelles de nuance indécise, comme fanées par les ans:
— C'est vrai, fit-il assez mélancoliquement, il n'y a plus que les vieilles gens à savoir les vieilles choses… Apprenez donc, mon filleul, que cette route, aujourd'hui sans issue, était autrefois celle du Trô-Breiz…
Le Trô-Breiz! le «Tour de Bretagne»! Il me souvenait d'en avoir trouvé quelque vague mention dans nos vieux chroniqueurs. Il y était dit que le voyage ou pèlerinage de ce nom était anciennement une dévotion si usitée qu'il avait fallu construire à travers la province «un chemin tout exprès», une sorte de Voie sacrée. Il y était dit pareillement que cette dévotion consistait à rendre visite, dans leurs cathédrales respectives, aux sept apôtres primitifs de l'Église armoricaine, savoir: saint Pol de Léon, saint Tugdual de Tréguier, saint Brieuc, saint Samson de Dol, saint Malo, saint Paterne de Vannes et saint Corentin de Quimper.
Née aux jours les plus sombres du moyen âge, presque au lendemain des incursions normandes, c'est surtout dans la période du XVe et du XVIe siècle qu'elle s'était épanouie, en même temps que jaillissait du sol cette merveilleuse floraison architecturale qui, dans ce pays pauvre et de moyens si précaires, étonne encore par sa richesse et par sa variété. Jamais la foi des humbles n'enfanta des miracles plus charmants. Au creux des vallons les plus reculés et sur les hauteurs les plus sauvages, parmi les ajoncs des landes et jusque dans les dunes des grèves, l'art des tailleurs de pierre prodigua des chefs-d'œuvre. Toute la péninsule se peupla de calvaires, d'ossuaires, de chapelles, d'oratoires élégants et magnifiques, ouvragés comme des bijoux. Le dur granit breton semblait s'attendrir sous le ciseau et tantôt se découpait, comme de lui-même, en guipures d'une légèreté incomparable; tantôt s'effilait en flèches aériennes d'une sveltesse jusqu'alors inconnue.
Le désir de contempler ces merveilles nouvellement écloses, la douceur de prier dans des sanctuaires plus beaux et, par suite, pensait-on, plus féconds en grâces, ne furent pas pour peu dans le développement considérable que prirent, à cette époque, les migrations annuelles du Trô-Breiz. Joignez que la piété bretonne a toujours été d'essence voyageuse. Elle participe, elle aussi, de cet esprit d'aventure qui est, au dire de Renan, un des traits caractéristiques de la race.
Aujourd'hui encore, elle se plaît aux dévotions lointaines. Elle a ses confréries de «pèlerines par procuration» que vous rencontrerez en toutes saisons par les routes, leurs souliers à clous noués sur l'épaule, une fiole dans la poche pour puiser aux fontaines saintes, et, dans les doigts, en guise d'insigne, la verge de saule écorcé. Les pardons eux-mêmes seraient-ils si courus, s'ils n'étaient avant tout des occasions de grands déplacements? Dans la fidélité qu'on leur garde entre pour beaucoup l'allégresse que donnent l'imprévu, l'espace, la fuite des paysages, le changement d'horizons.
Et, toutefois, ces pèlerinages modernes à Saint-Yves ou à Rumengol, à la Palude ou à Sainte-Anne d'Auray, c'est à peine s'ils peuvent nous retracer une faible et mesquine image de ce que durent être, aux siècles de ferveur profonde, les imposantes manifestations du Trô-Breiz. Les érudits locaux nous enseignent qu'elles se produisaient quatre fois l'an, aux époques dites les Quatre Temporaux, qui étaient, pour parler comme les Bretons, Pâques fleuries, Pâques de Pentecôte, la Saint-Michel et la Nativité.
Des foules immenses y prenaient part. Pendant tout un mois,—car telle était la durée de chaque Temporal,—c'était, sur toutes les voies tant de l'aller que du retour, une suite ininterrompue de processions cheminant, clergé en tête, par étapes, et accomplissant, dans les trente jours prescrits, un circuit de près de deux cents lieues. La campagne ne portait, en effet, son fruit que si on la menait tout entière à pied. Et, cette obligation, les ducs de Bretagne s'y astreignaient avec autant de scrupule que leurs plus minces sujets. Nous le savons par l'exemple de Jean V, qui nous a été légué par son historiographe. Atteint de la rougeole à Rennes, en 1419, il promit, s'il se tirait d'affaire, d'entreprendre le voyage des Sept Saints. A l'automne, il était en route, accompagné d'un seul serviteur, son fidèle amiral du Penhoët, et les sept villes épiscopales furent visitées par lui, à tour de rôle, sans autre apparat.
Vers quel temps et pour quelles raisons cette pieuse pratique commença-t-elle de tomber en désuétude, les livres n'en disent rien. Il est probable que les guerres de la Ligue, qui eurent en Bretagne un caractère particulièrement sauvage, lui furent mortelles. L'armée royale était surtout composée de soudards anglais, de lansquenets allemands et d'arquebusiers gascons, tous gens fort peu suspects de tendresse à l'égard des Sept Saints et avec lesquels il était prudent de n'avoir pas maille à partir. On demeura donc chez soi, tant qu'ils tinrent le pays; et, quand ils le vidèrent, on eut assez à faire de réparer les ruines qu'ils y avaient laissées. Il ne fut plus question du Trô-Breiz. Le souvenir s'en effaça peu à peu. Au XVIIIe siècle, l'hagiographe dom Lobineau lui consacre à peine quelques lignes, comme à un rite ancien depuis longtemps démodé. On en pouvait croire le nom même aboli dans la mémoire populaire. Ma surprise, on le conçoit, fut grande de l'entendre sortir, à l'improviste, de la bouche d'un homme sans lettres, comme était Roparz le cordier.
III
— Çà, lui demandai-je, vous en avez donc ouï parler, du Trô-Breiz?
Comment! s'il en avait ouï parler!… Mais ses parents, qui habitaient en ce même lieu—les Roparz ayant toujours été cordiers de père en fils,—hébergeaient périodiquement une pauvresse qui, jusqu'à sa mort, ne manqua pas une année d'accomplir le pèlerinage. Il l'avait connue. Il lui semblait la voir encore, avec son visage mince et ridé sous sa cape de grosse laine, les mèches éparses de ses cheveux gris s'échappant du serre-tête noir qui était toute sa coiffure. Elle était originaire des contrées de la mer, là-bas, devers Lanmeur ou Plestin. Régulièrement, elle commençait son itinéraire par Tréguier, d'où elle s'acheminait sur Saint-Brieuc, mais après avoir fait le crochet de Bulat, parce que c'était la direction suivie par la «route verte», le trajet consacré. C'est ce détour de près d'une quinzaine de lieues qui l'amenait à traverser ces parages de la montagne.
Elle arrivait au cœur de l'hiver, le plus souvent la veille de Noël. Grands et petits s'attendaient à sa venue, chez les Roparz. On la savait ponctuelle, comme la mort, et que nulle intempérie n'était pour la faire hésiter. Quand les premiers sons de l'Angélus tintaient au clocher de Callac, on pouvait dire:
— Nanna Trô-Breiz n'est plus très loin!
On ne l'appelait jamais autrement que par ce sobriquet de Trô-Breiz. Elle aimait, du reste, qu'on la désignât ainsi; et, soit qu'elle en fît mystère, soit, comme il est possible, qu'elle l'eût elle-même oublié, elle laissa constamment ignorer son vrai nom. Elle n'était pas moins discrète sur sa vie. A quelques allusions, cependant, les Roparz crurent comprendre qu'elle avait été autrefois dans une situation plus fortunée. Aussi bien, l'on s'en fût douté, rien qu'à ses façons. Elle avait dans le ton et dans le regard quelque chose qui imposait. Elle inspirait un sentiment assez complexe où il entrait de la déférence, de la commisération et un peu de crainte.
Lorsqu'elle avait pris, dans le logis des Roparz, la place qu'elle affectionnait, au coin de l'âtre, c'étaient eux qui avaient l'air d'être chez elle. On la comblait d'attentions. Elle les recevait sans le moindre embarras, en personne qui a conscience de ce qui lui est dû. La première écuellée de soupe trempée était pour elle et, le repas fini, c'était, parmi les enfants, à qui lui tiendrait le tison pour allumer la minuscule pipe en bois qu'elle portait, attachée par une épinglette, à la devantière de son tablier. L'usage du «pétun» était, en effet, une de ses faiblesses. Elle trouvait plaisir à fumer, en quoi elle ne faisait, d'ailleurs, que suivre une mode très répandue chez les Bretonnes de son temps.
Les genoux au feu, la tête inclinée sous le vacillant reflet de la chandelle de résine, et sa menue pipette aux lèvres, elle se laissait aller volontiers à dévider le fil de ses souvenirs. On lui demandait comment s'était terminé son voyage de l'année précédente, et elle se mettait à conter, de sa voix douce, ses étapes au long des «routes vertes», sous la pluie, sous le vent, sous la neige et toutes les inclémences de la dure saison.
Hélas! elles devenaient de plus en plus malaisées à suivre, ces «routes vertes», au milieu des transformations qui s'opéraient de toutes parts dans la face des choses, principalement en pays gallot. Jadis, c'était un honneur de travailler à leur entretien, et les paroisses dont elles traversaient le territoire veillaient à ce qu'elles fussent aussi ombragées en été, aussi ratissées en hiver, que des avenues de château. Les pèlerins, pareillement, y contribuaient de leurs deniers. Des troncs espacés de distance en distance, et creusés tantôt dans le bois d'un arbre, tantôt dans la pierre d'une fontaine, recueillaient des oboles uniquement destinées à couvrir les frais de ces espèces de prestations sacrées… Quelques-uns de ces troncs subsistaient encore de-ci de-là. Mais, bien avant la Révolution, l'argent avait cessé d'y pleuvoir, et il ne dut guère s'en détacher que de vieilles rouilles, lorsque Chouans et Bleus entreprirent, avec une fureur égale, de les dévaliser. Quant aux municipalités des paroisses, elles avaient maintenant d'autres charges et d'autres intérêts. Que leur importait cette vaste sente herbeuse qui n'était plus hantée que par les vaches en rupture d'entraves ou les chevaux errants? Si, du moins, elles s'étaient contentées de la laisser à son abandon, à son veuvage! Mais non. Voici qu'en beaucoup d'endroits on lui faisait subir le sort des terrains vagues; on allait jusqu'à la mettre à l'encan! Déjà, sur de larges étendues, le parcours traditionnel n'était plus reconnaissable. Nanna s'y retrouvait encore, grâce à son flair de pèlerine, grâce aussi à des points de repère qu'elle notait précieusement dans sa mémoire: une cime d'arbre, la cheminée d'une ferme, le coq d'or d'un clocher…
— Ma route, je la porte là! disait-elle en touchant du doigt son front têtu, labouré d'une double ride profonde qui faisait, en effet, penser aux ornières des vieux chemins.
Elle ne se plaignait donc pas pour elle-même de ces bouleversements. Mais elle s'en indignait, comme d'une profanation. Quoi! livrer au défrichement, à la culture, un sol sanctifié par une dévotion séculaire! Planter le coutre de la charrue là où tant de générations ferventes avaient imprimé la trace de leurs pas! Jamais la bonne vieille n'eût osé concevoir comme possibles de semblables monstruosités. Et ce qui achevait douloureusement de la confondre, c'est que le clergé breton assistait d'un œil indifférent à ces nouveautés impies, si même il ne pactisait pas avec les coupables. Ce devait être le commencement des temps prédits pour le règne de l'Antéchrist.
— Vous verrez qu'on sèmera bientôt du chanvre dans les cimetières et qu'on étendra le linge à sécher jusque sur les croix des tombes…
Elle avait, en prononçant ces paroles, un air quasi farouche de prophétesse. Soudain elle ramenait sur ses genoux une fausse poche en forme de bissac, qui pendait nouée par une corde à sa ceinture, et en tirait une sorte de missel orné de beaux fermoirs d'argent, qu'elle ouvrait avec mille précautions, car les pages en étaient aussi mûres qu'une jonchée de feuilles à l'automne. Ce livre était, pour les Roparz, un objet de curiosité et d'admiration. Il rehaussait encore à leurs yeux le prestige de l'étrange pauvresse et les confirmait dans l'idée qu'elle n'était pas une personne du commun, mais bien quelque ancienne «demoiselle» bourgeoise, peut-être même quelque «noble» déchue. Rares étaient alors, dans les campagnes bretonnes, les paysans qui savaient lire, et l'instruction, chez les femmes surtout, était considérée comme un attribut supérieur qui n'allait pas sans un peu de magie. Il