40 ans de mesure et d'évaluation
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À propos de ce livre électronique
Ce livre se divise en trois parties. La première, intitulée « L’évaluation et la mesure en mouvement : du passé à l’avenir », comporte quatre textes qui dévoilent une diversité de perspectives concernant l’évolution et les tensions sociohistoriques du domaine. La deuxième partie, intitulée « Les enjeux pédagogiques contemporains de l’évaluation et de la mesure », regroupe huit textes mettant en lumière les rapports inhérents entre la mesure et l’évaluation et la mouvance dans laquelle ce domaine s’inscrit aujourd’hui. Quant à la troisième partie, intitulée « Vers une émancipation des expertises ? », elle regroupe deux textes présentant un regard prospectif sur l’émergence de la professionnalisation de la mesure et de l’évaluation. L’ouvrage vise à atteindre à un lectorat étendu, dans une perspective de formation, de vulgarisation et de recherche. Il s’adresse principalement aux chercheurs, praticiens, professionnels, étudiants et intervenants en mesure et évaluation.
CARLA BARROSO DA COSTA est professeure au Département d’éducation et pédagogie à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et directrice de la revue Mesure et évaluation en éducation.
DIANE LEDUC est professeure au Département de didactique de l’UQAM et directrice de l’Observatoire sur les pratiques innovantes d’évaluation des apprentissages (OPIÉVA).
ISABELLE NIZET est professeure agrégée au Département de pédagogie de la Faculté d’éducation de l’Université de Sherbrooke et présidente de l’ADMEE-Canada depuis 2016.
Carla Barroso da Costa
CARLA BARROSO DA COSTA est professeure au Département d’éducation et pédagogie à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et directrice de la revue Mesure et évaluation en éducation.
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Aperçu du livre
40 ans de mesure et d'évaluation - Carla Barroso da Costa
Nizet
LISTE DES FIGURES ET TABLEAUX
FIGURES
FIGURE 10.1.
Nombre de textes consacrés au concept
de validité/validation entre 1978 et
FIGURE 10.2.
Les catégories de sujets sur lesquels portent les instruments qui font l’objet d’études de validation entre 1978 et 2018 dans la revue Mesure et évaluation en éducation
TABLEAUX
TABLEAU 3.1.
Périodes historiques
TABLEAU 6.1.
Propositions d’orientations de l’OCDE pour l’action publique en matière d’évaluation des élèves
TABLEAU 8.1.
Nombre d’articles sur la mesure et en toutes catégories parus selon la décennie dans la revue Mesure et évaluation en éducation
TABLEAU 10.1.
Nombre de textes présentant une définition de la validité ou proposant des types de validité
TABLEAU 10.2.
Nombre de textes selon la terminologie utilisée dans le titre ou le résumé
LISTE DES SIGLES ET ACRONYMES
INTRODUCTION
L’ouvrage que vous avez entre les mains est une contribution majeure à la commémoration des 40 ans de l’Association pour le développement des méthodologies d’évaluation en éducation-Canada (ADMEE-Canada), une association de chercheurs et de professionnels de l’éducation dont la fondation remonte à 1977, à Montréal. Depuis 1978, la revue Mesure et évaluation en éducation (MEE), dirigée par un membre de l’ADMEE-Canada et étroitement associée à l’ADMEE-Europe, a pour mission de partager les travaux de recherche en mesure et évaluation dans la francophonie. Les relations scientifiques et amicales qui lient nos deux communautés et les innombrables échanges qui ont animé un cheminement commun nourrissent cet ouvrage, comme vous pourrez le constater.
Une analyse exhaustive des publications de la revue MEE nous a permis de repérer les chercheurs dont le travail de recherche et de formation a été reconnu par la communauté scientifique et de pratique durant les dernières décennies. Ce sont ces personnes qui ont été sollicitées pour écrire un chapitre. L’idée de concevoir un livre consacré à l’évolution de ce domaine a rapidement été accueillie par 14 personnes enthousiastes à l’idée de collaborer à ce que nous pouvons maintenant considérer comme une forme de patrimoine intellectuel offert à tous. En effet, notre ligne éditoriale était de laisser carte blanche à ces personnes en ce qui concerne la thématique de leur contribution, en lien avec leur expertise. Nous leur avons demandé de se positionner de manière personnelle et engagée, en insistant sur le caractère emblématique des textes pour un lectorat diversifié, curieux de saisir des tendances, les mouvements de fonds et l’émergence de nouveaux enjeux en évaluation. Cet ouvrage représente ainsi une occasion de rendre hommage aux chercheurs¹ de notre domaine en leur permettant d’exprimer un bilan personnel, teinté de valeurs pouvant forger la marque d’une communauté active et à l’avant-garde. Nous souhaitons de tout cœur encore une fois les remercier pour leur apport généreux à cette œuvre commune. Nous saluons également toutes les personnes sollicitées qui, pour une raison ou une autre, n’ont pu participer à cet ouvrage. Nous souhaitons également reconnaître dans les lignes qui suivent la présence de trois chercheurs de notre domaine disparus depuis le début de notre association : Jean Cardinet, Dominique Morissette et Michel Vial.
L’ouvrage est structuré autour de trois grandes tendances en mesure et évaluation, traitées dans une perspective à la fois historique et prospective. La première partie expose, en quatre chapitres, les mouvements de l’évaluation et de la mesure pendant 40 ans d’histoire de l’ADMEE. La deuxième partie, en huit chapitres, explore la dimension pédagogique de l’évaluation et la question toujours vivace de la mesure. La troisième et dernière partie, composée de deux chapitres, invite les lecteurs à réfléchir à la question de la professionnalisation de l’évaluation.
1. Bien que nous soyons extrêmement sensibles à la question de l’écriture inclusive, les chapitres ont été uniformisés par l’éditeur et l’emploi du masculin a été utilisé dans un sens inclusif, n’ayant pas d’autres fins que d’alléger les textes.
PARTIE 1
L’ÉVALUATION ET LA MESURE EN MOUVEMENT : DU PASSÉ À L’AVENIR
Les quatre chapitres qui composent la première partie de l’ouvrage offrent un accès riche et diversifié à l’évolution tant conceptuelle que méthodologique de l’évaluation et de la mesure, révélant une progression continue, mais non linéaire, du domaine. Le développement de l’évaluation et de la mesure qui se dessine ainsi dans les différents discours dévoile des perspectives multiples ainsi que des enjeux et des tensions liés au domaine.
Dans le premier chapitre, Linda Allal retrace l’évolution du sens donné à l’évaluation en repérant l’émergence de trois concepts centraux dans les publications de l’Association pour le développement des méthodologies d’évaluation en éducation (ADMEE) au Canada et en Europe : la mesure, le jugement et la régulation. Elle illustre sa réflexion avec de nombreux exemples reflétant une importante collaboration entre chercheurs canadiens et européens, évoque comme perspective l’étroite collaboration en recherche sur différents continents et conclut avec un bilan d’ordre méthodologique qui ouvre un espace assez prometteur à la réalisation de recherches mixtes (quantitatives et qualitatives). Dans le deuxième chapitre, Gérard Figari nous propose une lecture bien personnelle des convergences et des divergences qui animent le discours en évaluation telle qu’elle s’est révélée au terme du 31e Colloque de l’ADMEE-Europe. Se référant à son rôle de grand témoin à cette occasion, il attire notre attention sur l’émergence généralisée de pratiques orientées vers une évaluation de nature dialogique, notamment avec le développement de la coévaluation, de la collaboration et de la coconstruction dans les démarches évaluatives. Éric Frenette et Marie-Hélène Hébert présentent, dans le troisième chapitre, un historique de l’évaluation dans le système scolaire québécois, mettant en lumière les progrès des enquêtes comparatives en éducation et anticipant l’influence grandissante d’une évaluation inclusive, diversifiée et adaptative au sein de ce système éducatif. Finalement, dans le quatrième chapitre, Joëlle Morrissette pose un regard réflexif, sociohistorique et critique sur la tendance persistante à la survalorisation des chiffres et au déclin de la dimension interprétative en évaluation. Elle attire notre attention sur les tensions qui existent entre les approches quantitatives et qualitatives, sur les débats entre objectivité et subjectivité, ainsi que sur la standardisation et la dépersonnalisation qui marquent le domaine. Tout en soulignant que l’évaluation est un objet social, elle appelle à une diversification disciplinaire, à la reconnaissance et à la légitimation de formes variées en recherche sur l’évaluation.
Cette première partie de l’ouvrage nous invite à faire un retour sur le passé, à regarder le présent et à voyager vers le futur du domaine de l’évaluation et de la mesure.
CHAPITRE 1
Évaluation
Mesure, jugement, régulation
Linda Allal
RÉSUMÉ
La signification donnée à l’évaluation en éducation a été fortement marquée par trois concepts : la mesure, le jugement et la régulation. En examinant les relations entre l’évaluation et ces concepts, on peut tracer les dimensions-clés des travaux de l’Association pour le développement des méthodologies d’évaluation en éducation (ADMEE) au Canada et en Europe. Pour chaque concept, des exemples de publications, et notamment de publications collaboratives entre membres des deux ADMEE, sont présentés. Des perspectives pour le développement des travaux dans le domaine de l’évaluation sont ensuite esquissées.
Dans cette contribution à l’ouvrage qui célèbre les 40 ans de l’ADMEE-Canada, je propose d’examiner successivement trois concepts qui ont marqué notre compréhension du rôle de l’évaluation dans le champ de l’éducation : la mesure comme socle de l’évaluation, le jugement professionnel de l’enseignant en matière d’évaluation et la régulation des apprentissages et des systèmes éducatifs comme finalité de l’évaluation. L’examen de chaque concept et de l’éclairage qu’il apporte au processus de l’évaluation sera illustré par des exemples de travaux menés dans les réseaux ADMEE au Canada et en Europe. Un accent particulier sera mis sur des recherches et des publications réalisées en collaboration entre les membres des deux ADMEE.
En cohérence avec la demande des rédactrices de cet ouvrage anniversaire, ma contribution sera liée à mon expérience personnelle, tant dans le choix des concepts à aborder que dans le choix des exemples de publications mentionnés. Aussi faut-il noter que les trois concepts choisis ne sont pas les seuls qui seraient aptes à éclairer l’évaluation et que les exemples cités ne couvrent qu’une partie restreinte de la production des réseaux ADMEE. Les autres chapitres de cet ouvrage complètent l’inventaire des directions de recherche abordées et à développer.
1. L’ÉVALUATION ET LA MESURE
Au départ de l’aventure de l’ADMEE, la mesure était le champ scientifique de référence prioritaire, sinon exclusif. L’ADMEE est issue d’une association fondée en 1977, à Montréal, sous la dénomination Association professionnelle de mesure en éducation (APME), transformée, une année plus tard, en Association des spécialistes de la mesure en éducation (ASME). Dès 1978, l’association a publié un bulletin intitulé Mesure en éducation. Les travaux présentés dans le bulletin provenaient essentiellement de chercheurs ou de conseillers scolaires québécois et accordaient une place privilégiée à la mesure en tant que socle du processus évaluatif. En 1982, le bulletin a commencé sa transformation en revue à vocation internationale. Évaluation a rejoint Mesure dans le titre de la revue, qui est devenu Mesure et évaluation en éducation (MEE), et le rayonnement de la revue s’est élargi, tant sur le plan des auteurs que sur celui des lecteurs, aux autres pays francophones. Quelques années plus tard, en 1986, l’association a adopté un nouvel intitulé : ADMEE (Association pour le développement de la mesure et de l’évaluation en éducation). Elle s’est mobilisée, aussi, par l’intermédiaire de sa présidente, Louise Bélair, pour la création d’une association parallèle en Europe.
Lors du colloque de fondation de l’ADMEE-Europe à Dijon en 1986, il y a eu un débat très animé au sujet de l’intitulé à adopter. Le mot « mesure » posait problème pour de nombreux participants, mais la grande majorité voulait garder le même sigle que l’ADMEE au Canada. Le mot « mesure » a été finalement remplacé par celui de « méthodologies », jugé plus acceptable – surtout au pluriel –, car il peut englober des méthodes de collecte de données quantitatives et qualitatives. Un article commémoratif des 30 ans de l’Association pour le développement des méthodologies d’évaluation en éducation en Europe (Allal, Dauvisis et De Ketele, 2017) présente plus en détail les événements conduisant à sa fondation et les relations de collaboration entre les deux ADMEE. Il est à noter, enfin, que l’ADMEE-Canada a décidé en 2004 d’adopter le même intitulé que l’ADMEE-Europe, en remplaçant « mesure » par « méthodologies ».
L’évolution que je viens d’évoquer à propos de l’ADMEE est similaire à celle qui est constatée dans d’autres contextes. On peut citer notamment l’article de Shepard (2000) sur l’évolution des conceptions de l’évaluation et ses rapports avec la mesure dans les publications de langue anglaise. Les théories et les méthodes de la mesure ne sont plus le socle unique et incontestable de l’évaluation en éducation. Mais sont-elles toujours des objets d’intérêt et de recherche dans les réseaux ADMEE ? Un indicateur positif est la parution de la troisième édition d’un ouvrage consacré aux théories des tests (Laveault et Grégoire, 2014), qui est le fruit d’une collaboration transatlantique pérenne depuis 1997. Dans le numéro commémorant les 30 ans de la revue Mesure et évaluation en éducation figure un article sur les modèles de la mesure, corédigé par des chercheurs canadien et européen (Valois et Martin, 2008). Leur article, basé sur des recherches publiées en anglais et en français, a montré l’apport toujours renouvelé des modèles de mesure pour plusieurs champs d’évaluation en éducation (testing adaptatif par ordinateur, enquêtes à large échelle, notamment). L’ouverture des deux ADMEE aux méthodologies qualitatives n’a pas diminué l’investissement des équipes de recherche canadiennes et européennes dans le développement de nouveaux dispositifs de mesure, comme le montrent, par exemple, les travaux de Loye et Barroso da Costa (2013) sur l’application d’un modèle de Rasch à l’évaluation diagnostique en mathématique, et ceux de Berger et Rinaldi Davinroy (2015) sur un nouvel inventaire mesurant la motivation à apprendre. On trouve aussi dans la revue MEE plusieurs exemples récents de collaboration transatlantique, dont un article de Dubeau, Plante et Frenay (2015) sur l’adaptation et la validation d’un instrument portant sur la perspective d’avenir des étudiants de l’enseignement postscolaire et un article de Laveault et Yerly (2017) comparant les méthodes de la modération statistique et celles de la modération sociale comme démarches d’amélioration des épreuves sommatives.
2. L’ÉVALUATION ET LE JUGEMENT
Les travaux classiques en docimologie avaient démontré, dès les années 1930, la part de subjectivité et les biais intervenant dans le jugement des correcteurs d’examens ou des membres de jurys chargés de décisions d’orientation scolaire. Le développement d’instruments fondés sur les techniques de la mesure (tests, questionnaires, etc.) visait à assurer une évaluation scolaire plus objective, moins entachée de biais, et donc, une évaluation plus juste. Pour Cardinet (1989), une approche édumétrique devrait permettre d’améliorer la qualité des épreuves standardisées, mais ne serait pas applicable aux évaluations effectuées en classe par les enseignants. Il estimait dès lors que ceux-ci devraient s’efforcer d’évaluer sans juger en fournissant aux élèves et aux parents des retours d’information (appréciations, commentaires) strictement descriptifs. Un autre auteur francophone (Hadji, 1989, p. 74) a formulé une opposition entre une posture d’évaluation fondée sur les démarches de « juger/ apprécier » et une posture basée sur les démarches de « comprendre/ interpréter ». En contraste, les chercheurs en psychologie cognitive et en ergonomie (p. ex. Klein, 1997) ont conceptualisé le jugement comme un processus interprétatif complexe, incontournable dans la prise de décisions dans tous les champs de l’activité humaine.
L’émergence de la notion de jugement qualifié de professionnel dans divers domaines (médecine, comptabilité, gestion des entreprises, entre autres) a apporté une nouvelle perspective. Par exemple, dans le domaine de la médecine, qui valorise fortement la mesure et l’usage de données objectives, l’Assemblée médicale mondiale (1987) a néanmoins affirmé que chaque médecin doit pouvoir émettre « son jugement professionnel dans le cadre du traitement de ses patients ». Les données quantitatives provenant d’analyses et d’examens spécialisés sont essentielles pour formuler un diagnostic, mais elles ne sont qu’une composante du jugement professionnel du médecin, qui tient compte aussi de facteurs qualitatifs provenant de ses observations et de ses interactions avec le patient.
La question se pose toutefois quant aux critères qui permettent de qualifier le jugement de professionnel et aux pratiques qui incarnent le jugement professionnel dans le champ de l’éducation. Cette question a été à l’origine d’un projet de recherche collaboratif entre les équipes de recherche des deux ADMEE. La recherche a été réalisée en 2006 par une équipe formée d’universitaires et de conseillers pédagogiques au Québec (Lafortune, Bélanger, Bellehumeur, Enright, Mathieu et Painchaud) et, en parallèle, par une équipe d’universitaires et de responsables de la formation continue des enseignants à Genève (Allal, Cattafi, Favre Marmet, Hohl, Mottier Lopez, Riedweg, Tessaro et Wegmuller). L’étude, basée sur des entretiens structurés et sur des analyses d’outils d’évaluation, concernait les pratiques d’évaluation sommative et pronostique d’enseignants de sixième année du primaire (les notes, les appréciations et les commentaires inscrits dans le carnet scolaire de l’élève et les avis d’orientation vers l’enseignement secondaire). L’analyse des données récoltées au Québec et à Genève a apporté des conclusions largement convergentes présentées dans un ouvrage paru aux Presses de l’Université du Québec (Lafortune et Allal, 2008).
La recherche a permis d’identifier plusieurs caractéristiques-clés du jugement professionnel des enseignants dans le domaine de l’évaluation sommative et pronostique, à savoir, que le jugement professionnel :
comprend deux démarches de base : 1) réunir et confronter des sources d’information de natures diverses et 2) les combiner dans un raisonnement interprétatif qui peut inclure un algorithme de calcul, sans s’y réduire ;
s’appuie sur des moyens que l’enseignant élabore et applique à l’ensemble des élèves, mais l’une de ses fonctions essentielles est d’assurer l’adaptation des procédures en fonction des situations singulières qui l’exigent ;
implique une mise en relation entre les exigences du système scolaire, la culture de l’établissement, les valeurs personnelles et les stratégies pédagogiques [de l’enseignant] (Lafortune et Allal, 2008, p. 244-245).
L’étude a aussi montré l’importance de la collaboration entre enseignants (travail en équipe, discussion collégiale de situations d’élèves, partage et coconstruction d’outils d’évaluation, etc.) comme moyen de soutien, de validation, voire de rectification du jugement en matière d’évaluation.
En analysant les démarches sous-jacentes au jugement professionnel des enseignants (Allal et Mottier Lopez, 2009), il a été possible d’identifier plusieurs formes de triangulation telles que définies dans la méthodologie de la recherche qualitative (Denzin, 1978), notamment :
la triangulation entre prises de données : par exemple, comparaison des résultats d’un élève à plusieurs contrôles écrits afin de mieux estimer ses acquis ;
la triangulation entre différentes méthodes de prise de données : par exemple, confrontation entre résultats chiffrés aux contrôles écrits, relevés de travaux quotidiens effectués (exercices, devoirs, etc.), observations de l’élève en situation et interactions avec lui, afin de valider ou d’élargir l’appréciation de ses compétences ;
la triangulation entre personnes : par exemple, discussion avec des collègues, voire des spécialistes comme un psychologue scolaire, afin d’étayer ou d’ajuster la décision à prendre (note à attribuer, avis d’orientation à formuler).
En résumé, de la même manière que les théories de la mesure sous-tendent le développement d’épreuves standardisées, le concept de triangulation permet de donner une assise méthodologique aux démarches du jugement professionnel des enseignants en matière d’évaluation.
Outre la recherche de Lafortune et Allal sur la transition entre école primaire et école secondaire, des études relatives au jugement professionnel ont été réalisées chez les enseignants du collégial au Québec (Leroux, 2016) et chez les formateurs chargés de la supervision des enseignants stagiaires dans le cadre des Hautes Écoles en Belgique (Maes, Colognesi et Van Nieuwenhoven, 2018).
Quel que soit le contexte (enseignement scolaire ou supérieur), trois mesures me semblent nécessaires pour développer la capacité des enseignants à exercer un jugement professionnel rigoureux et éclairé dans le domaine de l’évaluation. Il est important, en premier lieu, de fournir aux enseignants et aux formateurs des référentiels et des outils qui peuvent diminuer les biais potentiels intervenant dans le jugement et qui favorisent des démarches de concertation, voire de modération sociale. Il faudrait aussi que les formations continues destinées aux enseignants et aux formateurs abordent les processus du jugement professionnel : le rôle de l’interprétation, les méthodes de triangulation, les biais possibles et les manières de les éviter ou de les diminuer. Enfin, il faudrait que les systèmes éducatifs adoptent des politiques d’évaluation qui reconnaissent le rôle du jugement professionnel des enseignants et qui encouragent la collaboration collégiale en matière d’évaluation. L’ensemble de ces mesures est fortement lié à la reconnaissance institutionnelle et sociale de la professionnalité des enseignants et des formateurs d’enseignants. Plutôt que d’opposer l’évaluation fondée sur les théories de la mesure et l’évaluation basée sur le jugement professionnel, il conviendrait de développer leurs apports complémentaires. L’école a besoin d’évaluations externes utilisant les méthodologies de la mesure et aussi d’évaluations internes basées sur le jugement professionnel des enseignants. L’essentiel est de viser l’excellence dans chaque champ d’évaluation (Allal, 2009).
3. L’ÉVALUATION ET LA RÉGULATION
C’est dans un texte de Cardinet (1977), largement diffusé, puis révisé et publié en 1986, que le concept de régulation a été associé pour la première fois à la fonction formative de l’évaluation des apprentissages des élèves. Faisant suite au texte de Cardinet, j’ai formulé l’idée que toutes les fonctions de l’évaluation (formative, sommative, pronostique) contribuent à la régulation du fonctionnement du système éducatif (Allal, 1979). L’évaluation formative permet la régulation des situations d’enseignement/apprentissage selon les besoins et les intérêts des élèves, tandis que l’évaluation sommative et l’évaluation pronostique assurent la régulation des passages des élèves à travers le système (certification au terme des étapes de formation, orientation vers de nouvelles étapes).
Depuis les années 1980, le couple évaluation-régulation est devenu l’un des fils conducteurs principaux des travaux des membres de l’ADMEE au Canada et en Europe. Dans le CD-ROM des 30 ans de la revue Mesure et évaluation en éducation, comprenant tous les articles parus entre 1978 et 2008, si on cherche le terme « régulation », on trouve une centaine d’articles qui parlent, ponctuellement ou de manière approfondie, de ce concept. À ces articles, il faut ajouter les chapitres de nombreux livres parus au Canada et en Europe qui traitent de la relation entre évaluation et régulation.
La concertation entre les chercheurs des deux ADMEE au sujet de l’évaluation comme moyen de régulation est visible dans plusieurs publications. On peut citer en exemple l’ouvrage publié chez De Boeck (Allal et Mottier Lopez, 2007) intitulé Régulation des apprentissages en situation scolaire et en formation. Ce livre, issu d’un colloque tenu à Genève, comprend une majorité de chapitres d’auteurs européens, parmi lesquels Crahay, qui analyse les régulations résultant du feedback fourni aux élèves par l’enseignant, Baudrit, qui discute des régulations inhérentes aux activités de tutorat entre élèves, ou encore Wegmuller, qui aborde la question des outils élaborés avec les élèves et utilisés par eux pour l’autoévaluation. Trois chapitres proviennent d’auteurs canadiens : Robitaille (doctorante à Genève), qui analyse les régulations entre pairs dans des activités de formation continue des enseignants, Laveault, qui développe un modèle de régulation en relation avec l’autoévaluation, et Tardif, qui établit des relations entre les recherches sur le self-regulated learning (SRL) et les démarches d’évaluation valorisées dans les situations d’apprentissage contextualisantes.
Les thèmes abordés par Tardif ont été relayés par de nouveaux projets de collaboration transatlantique menés par Noël et Cartier (2016) sur les relations entre la métacognition et l’apprentissage autorégulé et par Cartier et Mottier Lopez (2017) sur les moyens de soutien à l’apprentissage autorégulé, dont les démarches de l’évaluation formative, de l’autoévaluation et de l’étayage de l’enseignant. Dans la préface que j’ai eu l’occasion d’écrire pour ce dernier ouvrage (Allal, 2017), j’ai souligné l’importance du rapprochement entre les recherches publiées en anglais sous l’étiquette de SRL et les travaux des chercheurs francophones, largement développés dans les réseaux ADMEE, sur la régulation des apprentissages. J’ai aussi évoqué mes réticences face au postulat du courant SRL selon lequel la finalité de l’école serait de produire des self-regulated learners. Dans le modèle de co-régulation des apprentissages que j’ai élaboré (Allal, 2007), les processus d’autorégulation (cognitive, métacognitive, motivationnelle, sociale) fonctionnent toujours conjointement avec des sources de régulation contextuelle : la structure de la situation d’enseignement/ apprentissage, les interventions de l’enseignant et ses interactions avec les élèves, les interactions entre élèves, les outils d’enseignement et d’évaluation. Ce modèle s’appuie sur la thèse de l’apprentissage situé affirmant l’interdépendance constitutive entre l’individu et le contexte social, institutionnel et culturel. Ainsi, plutôt que de tenter de former un apprenant autorégulé et autonome, il s’agirait de favoriser sa participation de plus en plus active aux processus de co-régulation toujours à l’œuvre dans les contextes éducatifs, et également en dehors de l’école dans la vie professionnelle et associative. Les implications de cette perspective sont explicitées dans un chapitre (Allal, 2016) d’un ouvrage publié à la suite d’un colloque international tenu au Canada en 2014 (Laveault et Allal, 2016). La préparation de ce livre a marqué une nouvelle étape de collaboration entre chercheurs francophones (du Canada et de l’Europe) et anglophones (de l’Australie, du Canada, des États-Unis, de l’Europe, d’Israël, de la Nouvelle-Zélande et des Philippines), sur le thème de l’évaluation comme soutien de l’apprentissage (Assessment for learning).
Une autre direction de collaboration entre les réseaux des deux ADMEE est présente dans un numéro thématique de la revue Mesure et évaluation en éducation, coordonnée par Laveault et Paquay, sur le thème L’évaluation en salle de classe : Des politiques aux pratiques. Ce numéro comprend des articles sur les rapports politiques-pratiques d’évaluation en Belgique (Carette et Dupriez), en France (Bardi et Mégard), au Luxembourg (Dierendonck, Burten et Wahlin), en Suisse (Gilliéron Giroud et Tessaro) et au Québec (Bélair et Dionne). Comme Laveault (2009) le souligne dans l’article d’introduction, les régulations assurées par les pratiques d’évaluation des enseignants en classe sont liées aux régulations résultant des politiques d’évaluation mises en place par le système scolaire. Il faudrait, dès lors, affirme Laveault, une évaluation scolaire équilibrée qui assure une coordination réfléchie et efficace entre les deux niveaux d’évaluation et de régulation. Les articles de ce numéro thématique analysent divers facteurs qui entravent la coordination entre politiques et pratiques. Ils formulent aussi des propositions pour améliorer la régulation du fonctionnement du système éducatif.
4. QUELQUES PERSPECTIVES
Je voudrais évoquer, en conclusion, deux perspectives pour l’avenir des travaux sur l’évaluation en éducation. La première concerne la concertation entre ADMEE-Canada et ADMEE-Europe sur le plan de la production scientifique. Depuis 1986, la rédaction de la revue Mesure et évaluation en éducation est assurée par un comité coprésidé par un rédacteur canadien et un rédacteur européen, mais la plupart des articles proviennent d’auteurs soit du Canada, soit de l’Europe. Dans une analyse de 65 articles parus dans la revue entre 1999 et 2005, Laveault (2006) en a trouvé un seul cosigné par des auteurs du Canada et de l’Europe. Cette situation a évolué ces dernières années vers davantage de publications conjointes. Une recension de 80 articles publiés entre 2011 et 2016 (Allal et al., 2017) a montré que 12 articles (15 %) avaient (au moins) un auteur canadien et un auteur européen. On peut se réjouir de cette évolution tout en souhaitant des concertations renforcées dans l’avenir. Par ailleurs, je pense qu’on devrait réfléchir aux démarches pour favoriser des publications en langue française de chercheurs provenant d’autres pays, jusqu’ici peu présents dans la revue. L’ADMEE-Europe comprend aujourd’hui des sections d’adhérents du Liban, du Maroc et du Portugal ; les universités québécoises comptent des chercheurs en éducation originaires de plusieurs pays d’Afrique et d’Asie, entre autres. Les rédacteurs de la revue Mesure et évaluation en éducation pourraient favoriser des projets de collaboration francophone en planifiant, par exemple, un numéro spécial consacré aux recherches en évaluation dans une diversité de pays où celles-ci se développent.
La deuxième perspective concerne les méthodologies de la recherche en évaluation. Jusqu’à présent, la vaste majorité des recherches ont été effectuées soit avec des méthodes quantitatives, soit avec des approches qualitatives. Il serait souhaitable que les chercheurs planifient et réalisent des études qui combinent, de manière réfléchie, les deux méthodologies. Par exemple, on pourrait analyser, dans un domaine donné, les résultats des élèves à une épreuve sommative standardisée et les appréciations des enseignants basées sur leur jugement professionnel, afin de préciser les apports et les limites de chaque source d’information. Sur le thème de la régulation des apprentissages, on pourrait conduire une enquête par questionnaire à grande échelle afin de quantifier la fréquence et la nature de certaines pratiques évaluatives