La Quincaillerie J.A. Picard & fils: Place des Érables, tome 1
5/5
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À propos de ce livre électronique
Le commerce des Picard, quincaillers de père en fils, siège à la même adresse depuis toujours. L’aïeul, Joseph-Alfred, est un grand-père à l’érudition surprenante et souvent déconcertante tandis que son fils Joseph-Armand, J.A. pour les intimes, est un génie des chiffres malgré une naïveté singulière.
À dix ans, le jeune Joseph-Arthur sait déjà qu’il ne prendra jamais la relève du commerce. Entre le savoir et l’annoncer, il y a cependant un monde… Le garçon tente de retarder le moment où il dévoilera ses intentions, car son grand-père, surtout, en sera blessé. Qu’en pensera d’ailleurs sa mère, Léonie, qui gouverne affectueusement – quoique de manière un brin contrôlante – ces trois générations de Picard?
En attendant, Joseph-Arthur tâchera de se couler une jeunesse heureuse tant à l’école qu’à travers les balades à vélo et les jeux avec les copains, dont Daniel, son meilleur ami et la jolie Anna qui, fraîchement arrivée de son Italie natale, prendra une place privilégiée dans l’univers du garçon. Le jeune homme qu’il devient tirera aussi de son grand-père de précieuses leçons de vie…
Une série remplie de joies et de drames qui pimentent les jours ordinaires et de beaux bonheurs qui changent tout. Absolument délicieux!
Louise Tremblay d'Essiambre
La réputation de Louise Tremblay-D'Essiambre n'est plus à faire. Auteure de plus d'une vingtaine d'ouvrages et mère de neuf enfants, elle est certainement l'une des auteures les plus prolifiques du Québec. Finaliste au Grand Prix littéraire Archambault en 2005, invitée d'honneur au Salon du livre de Montréal en novembre 2005, elle partage savamment son temps entre ses enfants, l'écriture et la peinture, une nouvelle passion qui lui a permis d'illustrer plusieurs de ses romans. Son style intense et sensible, sa polyvalence, sa grande curiosité et son amour du monde qui l'entoure font d'elle l'auteure préférée d'un nombre sans cesse croissant de lecteurs. Sa dernière série, MÉMOIRES D'UN QUARTIER a été finaliste au Grand Prix du Public La Presse / Salon du livre de Montréal 2010. Elle a aussi été Lauréate du Gala du Griffon d'or 2009 -catégorie Artiste par excellence-adulte et finaliste pour le Grand prix Desjardins de la Culture de Lanaudière 2009.
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Avis sur La Quincaillerie J.A. Picard & fils
1 notation1 avis
- Évaluation : 5 sur 5 étoiles5/5Un livre qui nous renvoie dans les années 60 au Québec, un mélange de culture française et américaine .
J’ai adoré ce voyage et j’en suis au troisième tome. Vraiment sympa
Aperçu du livre
La Quincaillerie J.A. Picard & fils - Louise Tremblay d'Essiambre
Partie 1
Montréal fin de l’été 1960
~
Printemps 1961
Chapitre 1
« It’s now or never
Come, hold me tight
Kiss me, my darling
Be mine tonight… »
~
It’s Now or Never,
d’Aaron H. Schroeder, Wally Gold / Eduardo di Capua
Interprété par Elvis Presley, 1960
À la quincaillerie de monsieur Joseph-Armand Picard, J.A. pour les intimes, par un bel après-midi de fin d’été
—Espèce de niochon, d’insignifiant, de pas d’allure ! Voir que c’est ça que je t’avais demandé.
Piteux, un jeune garçon aux cheveux auburn en épis, malgré la coupe plutôt courte, baissa aussitôt la tête. Vêtu d’une salopette en denim, il se tenait devant un homme pas très grand, mais aux avant-bras musclés, qui haussait fréquemment le ton pour se donner une certaine prestance. Ainsi, au moins une fois par jour, le petit homme grisonnant criait tellement fort après l’enfant que tout le quartier pouvait l’entendre, et le sobriquet de « niochon » le suivait parfois quand il sortait de chez lui. Mais que voulez-vous ! Crier pour à peu près tout était la façon que Joseph-Armand Picard avait trouvée afin de s’octroyer une quelconque crédibilité, et ce, depuis sa plus tendre enfance. Surnommé J.A., d’abord par son père, quand il était tout petit, puis par la plupart des gens du quartier, Joseph-Armand était devenu aujourd’hui un homme mûr. Il n’était pas un mauvais bougre, loin de là, mais il avait une manière toute personnelle d’envisager la vie, tout comme il était persuadé qu’en haussant le ton, il arrivait ainsi à mieux se faire comprendre et à asseoir son autorité, puisque son assemblage de petits os pointus n’en imposait à personne ! Sauf peut-être à ce jeune garçon d’environ dix ans qui se tenait poliment devant lui, les yeux au sol, et qui semblait intimidé. Cette image plaisait à Joseph-Armand, et selon lui, cela justifiait ses cris quand il n’était pas content.
L’enfant était plutôt maigrichon, à l’instar de son père, mais on pouvait espérer qu’il serait toutefois nettement plus grand, car même à ce jeune âge, il lui arrivait plus haut que le menton.
— Ça fait cent fois que je le répète, Joseph-Arthur ! Les clous avec les clous, les vis avec les vis, chacun dans sa boîte par grandeur, à côté des marteaux pis des tournevis. Les écrous, eux autres, y vont avec les autres écrous, dans l’autre rangée.
— Je sais tout ça, papa ! Mais j’ai pensé que…
— Tabarslac, Joseph-Arthur, depuis quand je te demande de penser, veux-tu ben me le dire ? Maudite perte de temps, ouais ! Ici, c’est moi qui pense, pis qui décide de toute. C’est ça que ton grand-père a dit quand y a pris sa retraite, pis c’est ça qu’on doit faire. T’as pas besoin de penser à ma place, t’as juste besoin de faire ce que je dis. Un point c’est tout ! Me semble que c’est pas difficile à comprendre, pis ça prend juste un nono comme toi pour toujours faire à sa tête, pis tout croche…
Au fur et à mesure que J.A. parlait, l’enfant semblait se tasser sur lui-même.
— C’est ma quincaillerie à moi tout seul, ici, même si ton grand-père continue de s’en occuper un peu. Ça fait…
Comme s’il avait besoin de le montrer pour que son fils comprenne, J.A. leva la main droite devant lui, les doigts bien écartés.
— Ça fait plus que cinq ans que mon père a pris sa retraite, oublie jamais ça, mon garçon ! Cinq ans que c’est moi le patron, pis à date, les clients ont pas coutume de disputer sur ma manière de faire. Quand y trouvent pas de quoi, y me le demandent, pis moi, comme c’est toujours à la même place depuis que j’ai commencé à travailler ici, quand j’avais à peu près ton âge, je finis toujours par dénicher ce qu’y veulent. Mon père faisait ça de la même manière que moi, tu sauras, pis j’ai toujours pensé que ça avait ben de l’allure. Ça fait que contente-toi de faire ce que je te demande, pour une fois, pis ça va suffire. Astheure, ramène-moi le stock d’écrous dans l’autre rangée, à côté des bolts pis des wrenchs, passe le balai un peu partout sans faire les coins ronds, pis on va dire que ça peut aller pour aujourd’hui… Y fait beau, m’en vas te laisser en profiter un peu. Oublie surtout pas d’aller voir ta mère, au cas où elle aurait besoin de toi. À matin, avant de descendre, j’y ai promis de t’y faire penser, rapport qu’a’ se lamentait de jamais pouvoir compter sur toi, vu que tu passes le gros de tes journées ici, dans la quincaillerie, avec moi. Après, quand Léonie sera contente, tu pourras considérer que ta journée d’ouvrage est finie. Avec un peu de chance, tu devrais avoir une grosse demi-heure ben à toi avant le souper. Que c’est tu peux demander de plus ?
Retenant un soupir d’impatience, le jeune Arthur reprit les boîtes d’écrous, une à la fois, parce qu’elles étaient lourdes et qu’il devait mettre une main dessous pour que le fond ne cède pas sous le poids, et il les porta sur la tablette de l’autre rangée, ce qu’il considérait comme un peu idiot, car finalement, un écrou ça ne servait à rien sans bolts, et des bolts, ça ressemblait étrangement aux vis, comme celles de la première rangée, sauf que ça portait un nom anglais. Regrouper tout ça ensemble lui avait semblé une bonne idée. Apparemment, il s’était trompé !
Quand il eut fini de reporter les boîtes à leur place initiale, Arthur s’empara d’un balai au manche deux fois plus long que lui était grand, et il commença par nettoyer le trottoir devant le commerce, là où avec de petits pavés blancs et noirs, son grand-père Joseph-Alfred, un autre J.A. de la famille, avait immortalisé le nom des Picard, il y avait de cela une bonne quarantaine d’années. Ensuite, le gamin entra dans le magasin et balaya jusqu’à l’arrière, une rangée après l’autre. Puis, d’un dernier grand coup de balai, il envoya promener les poussières et le sable dans la cour arrière en les projetant à partir de la porte tenue entrouverte par la grosse poubelle en fer-blanc.
Enfin, il avait fini.
Arthur regarda autour de lui avec ce qu’il appelait son œil de lynx, celui qu’il empruntait quand il jouait aux cowboys et aux Indiens avec ses amis. Sait-on jamais, le balai aurait pu oublier quelques saletés. Mais non ! Pour une fois, Arthur et son acolyte avaient vraiment bien fait leur travail. Satisfait, le jeune garçon redressa les épaules, il esquissa un sourire en accotant le balai contre le mur, puis il lança, d’une voix flûtée qui porta jusque devant le magasin, où son père semblait discuter avec un client :
— J’ai fini, papa. Vous pouvez vérifier, je pense que tout est correct. Astheure, je monte voir si maman a besoin de moi.
Et sans attendre de réponse, le jeune Arthur poussa des deux mains sur la poubelle pour la remettre à sa place, et il laissa claquer la porte munie d’une moustiquaire derrière lui. Ensuite, il monta en courant l’escalier en vilebrequin qui menait à l’étage où il habitait avec son père Joseph-Armand, sa mère Léonie et son grand-père Joseph-Alfred, un vieillard à moitié édenté qui passait ses journées à ergoter sur un peu n’importe quoi. Comme le disait sa mère, régulièrement excédée par des remarques qui n’avaient souvent ni queue ni tête, le vieillard était retombé en enfance.
— Mais ça fait rien, mon Arthur, on a pas le choix, y faut l’aimer quand même. De toute façon, c’est un gentil monsieur qui ferait pas de mal à une mouche. Pis en plus, on dirait qu’y parle mieux que nous autres. Y doit apprendre ça dans tous les livres qu’y passe son temps à lire. Surtout depuis le jour où y a remis les clés de la quincaillerie à ton père. Même si la plupart du temps, je comprends rien en toute à ce qu’y dit, je trouve ça beau la manière que le vieux prend pour nous parler. Des fois, on dirait que c’est quasiment aussi beau qu’une chanson que j’entendrais dans le radio.
Alors, Arthur aimait bien son grand-père, qui le faisait généralement rire avec ses drôles d’histoires. Et lui, contrairement à sa mère, il finissait toujours par comprendre ce que son grand-père cherchait à expliquer, à travers ses images souvent très jolies et ses propos un peu fous.
Joseph-Arthur, le troisième J.A. de la lignée, prénommé simplement Arthur par tout le monde, sauf par son père et son grand-père, fut soulagé de constater que sa mère n’était pas dans la cuisine. Bien qu’il aimât tendrement sa maman, qui sentait toujours bon le pain frais, le savon à lessive ou le parfum, selon les journées. Ou les circonstances ! Quoi qu’il en soit, le gamin venait peut-être d’éviter une corvée supplémentaire, advenant le cas où Léonie Picard aurait eu quelque course à lui confier. Toutefois, par acquit de conscience, et sachant surtout que ça lui retomberait sur le dos s’il ne le faisait pas, Arthur fila à l’autre bout du corridor qui scindait le logement en deux, afin de questionner son grand-père, qui se berçait probablement sur le balcon.
En effet, dès qu’il faisait beau et assez chaud, Joseph-Alfred passait de longues heures à se bercer sur l’un des deux balcons du logement, quand il n’était pas parti faire une grande promenade, qui l’emmenait parfois jusque dans le quartier voisin pour visiter son ami Fernand Gladu. Sinon, il écoulait ses journées au salon, à lire ou à regarder la télévision.
Arthur glissa la tête par la porte entrouverte.
— Bonjour grand-père, savez-vous où c’est que ma mère est passée ?
Le vieil homme soupira.
— Question inutile, jeune homme ! Elle est sûrement dans la cuisine, ta mère.
— Ben non ! Est pas là, j’en arrive.
— C’est bien vrai, lança le vieillard en tapant sur sa tête de plus en plus dégarnie avec le plat de la main. Elle doit être avec les anges, d’abord.
Arthur leva machinalement les yeux vers le ciel, soupira à son tour, puis esquissa un sourire discret.
— Avec les anges ? demanda-t-il sur un ton poli duquel suintait tout de même une gentille moquerie. Parce que vous voyez les anges, astheure, vous ?
— Bien sûr ! Depuis le temps que je regarde le ciel, tu devais bien t’en douter, mon garçon. En fait, j’arrive à voir tout ce que j’ai envie de voir. À mon âge, c’est un droit que j’ai acquis. Et pour en revenir à ta mère, maintenant, je m’en souviens très bien : j’ai vu passer Léonie avec des anges qui jouaient de la trompette, là-bas, dans le coin du ciel… à travers les nuages… Regarde toi aussi, Joseph-Arthur ! Si tu cherches comme il faut, tu vas peut-être voir ta mère en train de courir après ses bouteilles de pilules.
— Ah, ça !
À peine quelques mots, et Arthur venait de saisir que son grand-père avait tué le temps en inventant des formes aux lourds nuages blancs et joufflus qui couraient d’un trou de ciel bleu à un autre trou de ciel bleu… Et par la bande, le jeune garçon avait appris que sa mère devait être partie à la pharmacie, comme elle le faisait au moins trois ou quatre fois par semaine. Ce n’était pas nouveau et c’était tant mieux !
Joseph-Arthur esquissa un sourire. Sa mère serait de très bonne humeur au souper, parce que Léonie Picard aimait beaucoup se rendre à la pharmacie, et que chacune de ses visites déteignait sur son caractère. Sinon, sa mère était plutôt silencieuse, sauf quand elle était avec ses amies, ou qu’elle surveillait son fils, car elle voulait savoir à chaque seconde où il était et ce qu’il faisait. Du moins, était-ce là l’impression que le jeune Arthur avait !
Cependant, il n’arrivait toujours pas à comprendre la métamorphose qui s’opérait à la pharmacie, car s’il y avait un commerce ennuyant et sombre dans leur quartier, c’était bien la pharmacie de monsieur Valentin Lamoureux, le bien nommé ! Alors que s’y passait-il pour que sa mère en revienne toujours de bonne humeur ? Mystère !
Toutefois, en ce moment, il n’avait pas le temps de creuser la question, et il tourna la tête vers son grand-père.
— Merci pour le renseignement, grand-père, lança donc joyeusement Arthur, qui venait d’hériter d’une demi-heure de liberté supplémentaire. Si maman me cherche, vous y direz que je suis parti rejoindre mes amis au parc.
— Tu ne restes pas avec moi pour surveiller le ciel ? C’est une journée parfaite pour les nuages, tu sais.
Arthur leva le nez une seconde fois, et il scruta le ciel un bref moment.
— C’est vrai, grand-père, que le ciel est pas mal beau aujourd’hui, avec plein de nuages tout blancs qui courent vite…
Puis, le jeune garçon ramena les yeux sur son grand-père.
— Mais je resterai pas quand même. J’ai promis à mes amis les cowboys d’aller les rejoindre tout de suite après mon travail. Il faut que j’aille les aider à sauver Marjorie, qui est prisonnière des Indiens.
— Oh ! La guerre n’est pas encore terminée, mon garçon ?
— Ben non, grand-père. Mais ça achève… L’école recommence mardi.
— C’est vrai, il y a l’école, la semaine prochaine… Alors, bon courage, Joseph-Arthur. Et surtout, fais bien attention aux flèches ennemies. Ça peut tuer, ces engins-là !
— Je le sais ! Mais nos Indiens sont plutôt gentils… D’habitude.
— Qu’est-ce qu’un brave homme ne ferait pas pour une belle femme, n’est-ce pas ? lança le vieil homme en haussant le ton et en levant le poing vers le ciel, dans un signe de bravoure, tandis que le jeune Arthur dévalait l’escalier à toute allure.
— En plein ce que je me suis dit ! cria le jeune garçon par-dessus son épaule, alors qu’il était déjà devant la maison voisine. J’ai hâte de voir où mes amis sont rendus dans notre histoire. À tantôt, grand-père !
Puis, en riant, le gamin ajouta :
— La bataille d’aujourd’hui devrait être finie avant le souper, je pense bien !
À ces mots, le vieil homme secoua les quelques mèches blanches hirsutes qui ornaient le sommet de son crâne dans un grand geste d’approbation.
— Encore une chance que les batailles finissent toujours avant le souper, murmura-t-il tout en suivant son petit-fils des yeux avec une infinie tendresse. Sinon, si on laissait notre progéniture le ventre vide, ça nous ferait une relève plutôt malingre !
Pendant ce temps, sur la rue voisine, Léonie Picard sortait de la pharmacie, un petit sac de papier blanc à la main. Elle était toute souriante, car contrairement à son fils, la petite femme, qui portait fort élégamment la cinquantaine avec ses cheveux argentés et sa taille de jeune fille, prenait grand plaisir à fréquenter le commerce de celui qu’elle s’entêtait à appeler « monsieur l’apothicaire ». Chacune de ses visites se transformait en un moment de détente dans une vie un peu répétitive, coincée qu’elle était entre un mari sans grande conversation, un beau-père qui en avait parfois beaucoup trop et un fils atteint de la bougeotte, comme la plupart des gamins de son âge. Pour ne pas devenir folle, comme elle se le répétait régulièrement, sans toutefois oser le dire à voix haute, elle devait sortir régulièrement de la maison pour s’éventer l’esprit. Alors, pour justifier ses nombreux déplacements en direction de la pharmacie, Léonie s’inventait mille et un bobos, tous plus bénins les uns que les autres, mais qui, à son humble avis, méritaient tout de même une petite consultation.
— Et comme monsieur l’apothicaire me donne ses conseils gratis, expliquait-elle de temps en temps à son mari pour se donner bonne conscience, c’est encore mieux que d’aller voir le docteur.
Constatation tout à fait pertinente, avec laquelle J.A. était bien d’accord. Alors, en toute impunité, puisque son mari l’approuvait, Léonie Picard se préparait pour ses consultations à la pharmacie comme d’autres le font pour un rendez-vous galant. Jolie robe et rouge à lèvres, parfum floral et chaussures à talons, rien n’était négligé.
— Après tout, murmurait-elle dans le secret de la salle de bain quand, à l’occasion, un soupçon d’inconfort lui chatouillait l’esprit devant l’image d’elle-même un peu trop avenante que lui renvoyait le miroir, il est juste normal que l’épouse d’un commerçant respecté soit toujours bien mise, n’est-ce pas ?
Curieusement, le miroir lui répondait invariablement par l’affirmative, et c’était le cœur en paix que Léonie partait pour ses quelques séances de marivaudage hebdomadaires.
Il faut cependant avouer qu’il savait y faire, le Valentin Lamoureux, pour fidéliser sa clientèle !
Pour les dames, depuis quelque trente ans, il arborait un nœud papillon à pois, dont la couleur s’agençait à la saison, et des cheveux gominés, comme le voulait la mode. Son œil charbonneux pétillait toujours autant de malice que dans ses jeunes années et il avait le verbe facile. Sans la moindre hésitation, et avec une candeur désarmante, il y allait d’habiles compliments, et parfois même de courbettes qui frisaient l’exagération, mais la procédure était efficace : toutes les femmes du quartier quittaient la pharmacie le sourire aux lèvres, se promettant d’y revenir à la première occasion. Quant aux hommes, les salamalecs n’étaient d’aucune utilité avec eux. Mais par contre, connaître les derniers potins sur le sport s’avérait essentiel. Valentin Lamoureux l’avait rapidement compris au début de sa pratique, et lire le journal de la première à la dernière page sportive était devenu une obligation quotidienne pour lui, sans se douter que le quincailler du coin en faisait tout autant, puisque le pharmacien ne fréquentait pas ce commerce. En effet, peu habile de ses mains, Valentin Lamoureux s’en remettait à quelque bricoleur patenté quand il avait des réparations à effectuer soit à la pharmacie, ou encore chez lui, une petite maison bleue et blanche qui se situait à quelques rues de là.
Voilà pourquoi, en ce beau vendredi de septembre, Léonie revenait chez elle le pied léger, persuadée d’être la plus jolie femme du quartier. Tout en marchant, elle se promit même de revisiter sa garde-robe afin d’y ajouter quelques vêtements de ce bleu pervenche, qui, semblait-il, donnait de l’éclat à ses yeux naturellement d’un gris un peu banal. C’était ce que le pharmacien venait tout juste de lui susurrer en additionnant le coût de ses achats. Puis, monsieur Lamoureux lui avait remis une bouteille de jolies pilules roses qui devraient calmer ses « légères » palpitations cardiaques.
— À prendre le matin en mangeant, de préférence.
Dans le sac, il y avait aussi son habituel paquet de cigarettes, qu’elle partageait avec son beau-père. C’était au moment où Léonie avait ouvert son petit porte-monnaie que le pharmacien avait osé ajouter qu’elle était tout à fait en beauté, aujourd’hui.
— Si j’ose me permettre, le bleu de cette robe vous va à ravir, madame Picard. Il donne de l’éclat à votre regard ! Heureux homme que votre mari, avait-il déclaré en inclinant la tête !
Que dire de plus pour faire plaisir à une femme plutôt discrète en public et timide devant les hommes, elle qui passait l’essentiel de sa vie à nourrir deux hommes et demi en permanence affamés ?
Léonie était donc ressortie de la pharmacie aussi rose que les petites pilules que Valentin Lamoureux venait de lui remettre, tout en se disant qu’il était bien dommage qu’un si galant homme soit encore célibataire. Si elle-même avait été une femme libre, peut-être bien qu’elle aurait consacré encore plus de soin et de constance à ses habituelles visites. Allez donc savoir ce que ça aurait pu donner comme résultat ! Un « madame l’apothicaire » lancé poliment à son intention, ça sonnerait quand même mieux qu’un « madame le quincailler », envoyé sur un ton plus léger !
Ce fut en tournant le coin de la rue que le charme fut brutalement rompu quand Léonie aperçut son beau-père, toujours en train de se bercer, les yeux au ciel, et son mari, qui semblait prendre le frais sur le pas de la porte de sa quincaillerie. Soudainement, la robe bleue lui sembla superflue et les souliers à talons, beaucoup moins confortables. La bulle de ses chimères éclata alors dans un petit « pof » de déception. Léonie courba sensiblement les épaules, se rappelant justement que sa vie un peu banale, elle l’avait préférée à un célibat qui lui pesait lourd. Qu’elle le regrette ou pas, et avouons-le, elle n’en était pas là, cette vie tout à fait respectable et acceptable suivrait inexorablement son cours jusqu’à son dernier souffle, et présentement, elle avait un souper à préparer. Alors, elle entra chez elle par la porte arrière, saucisses et pommes de terre en tête, après avoir laconiquement salué son mari au passage, sans attendre de réponse chaleureuse, car J.A. Picard ne parlait jamais pour des peccadilles.
Au même instant, Place des Érables, la guerre faisait toujours rage, et Arthur le comprit à l’instant même où il mit les pieds sur le sentier en terre battue qui ceinturait le parc. Aux habituels cris chantants des Indiens qui faisaient leur danse de guerre se mêlait allègrement le bruit des fusils des cowboys, un peu plus loin, derrière la gloriette.
— Pow Pow, t’es mort !
— Non, j’ai lancé ma flèche avant toi. J’peux pas être mort !
— Oui, t’es mort !
— Non, j’suis pas mort !
— Yes, murmura alors Arthur pour lui-même, tandis que les deux belligérants continuaient d’argumenter. J’arrive juste à temps.
Prenant aussitôt la pose, plié en deux, Arthur courut jusqu’au premier arbre, puis, retrouvant son œil de lynx sous ses sourcils froncés, il courut ainsi d’arbre en arbre jusqu’au moment où il découvrit que Marjorie Bruneau n’était plus attachée au lampadaire et que c’était Jacinthe Demers qui l’avait remplacée.
Le jeune garçon s’arrêta pile.
Depuis quand les cowboys ligotaient-ils leurs prisonniers ? C’étaient les Indiens qui le faisaient, avant de danser tout autour de leur victime en poussant leurs cris effrayants. Or, la jolie Jacinthe, dans leur jeu, un peu à cause de ses très longs cheveux, s’appelait Perle de Rosée. Elle était la promise d’Aigle noir, le jeune chef des Cheyennes, personnifié par Jimmy Malone, et elle ne devrait donc pas se retrouver ainsi attachée au poteau.
Intrigué, Arthur tenta d’attirer l’attention de Daniel Meloche, son meilleur ami depuis leur première année d’école, et un de ses alliés dans cette parodie d’une série télévisée appréciée par tous les gamins du quartier, et qui s’intitulait Aigle noir. Mais Daniel, un gamin blond comme les blés, était présentement trop occupé à charger un nouveau rouleau de pétards dans son fusil pour prêter attention à quoi que ce soit d’autre. Bobby, le plus jeune des frères Malone, les anglos du quartier, comme on avait coutume de les désigner, semblait vouloir en profiter pour s’approcher en catimini de Jacinthe, qui gigotait comme un beau diable pour dégager ses mains de la corde à danser qui tenait lieu de menottes.
— Torpinouche, les gars ! J’ai beaucoup envie de pipi. Venez me détacher quelqu’un. Vous pourrez me rattacher après… Promis que j’vas pas en profiter pour me sauver. J’vas juste aller jusque chez nous en courant, pis revenir tusuite après.
Mais personne ne semblait l’entendre… ou vouloir l’écouter !
Daniel se battait avec son rouleau de pétards qui refusait de se décoller, et le pauvre garçon tempêtait chaque fois qu’il grattait malencontreusement un petit point noir chargé de poudre et qu’il se brûlait le bout des doigts. Jimmy, le grand frère de Bobby, était en train de remettre la suce en caoutchouc au bout de son unique flèche, tandis que Robert et Michel, les frères Langlois, ainsi que Marjorie Bruneau brillaient par leur absence. Quant à Arthur, il se demanda quoi faire pour se rendre utile sans nuire au jeu jusqu’à l’instant où, n’en pouvant plus, Jacinthe poussa un cri tellement aigu qu’elle fit sursauter tout le monde.
Daniel en échappa son fusil et Jimmy sa flèche, tandis que Bobby, qui n’attendait peut-être que ce signal, sortit de sa cachette en poussant un cri de guerre à faire frémir tous les braves cowboys, et il fonça droit sur Jacinthe, à qui il assena un coup de crosse de fusil sur la tête pour la faire taire, avant que tous les adultes du parc rappliquent.
Ce qui devait arriver arriva, et Jacinthe s’échappa dans sa culotte. Au même instant, une goutte de sang frais apparut sous sa frange, glissant lentement sur son front.
— Ayoye ! Pauvre Jacinthe.
N’écoutant que son courage, Arthur se précipita vers son amie pour l’aider à se libérer de sa corde, tandis que Daniel et Jimmy arrivaient à leur tour. Ce dernier bouscula son frère, le traitant d’idiot. Bobby éclata en sanglots à son tour, tandis que Daniel restait pétrifié par la vue du sang qui coulait maintenant sur la joue de Jacinthe. L’instant d’après, libérée grâce à Arthur, la gamine s’éloignait déjà en pleurant, tout en promettant, entre deux sanglots, qu’elle allait tout raconter à sa mère.
— C’est de votre faute si j’ai… si je me suis échappée ! Pis ma mère va le dire à vos mères, pis vous allez toutes être punis. C’est ben bon pour vous. Pis je veux pus jamais jouer à votre jeu imbécile !
De toute évidence, le fait d’avoir mouillé sa