L'odeur du père: Roman
Par Marie Denis
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À propos de ce livre électronique
L’odeur du père n’est pas de ces ouvrages que l’on résume. Portrait d’un père par sa fille.
Roman de mémoire. Mémoire du corps et du cœur. Souvenirs à la fois puissants et insaisissables. Tenaces ou au contraire, volatiles.
Portrait d’une présence absente. Sans jugement ni ressentiment. Sans complaisance ni pour le père ni pour celle qui le raconte. Qui se le raconte. Car il s’agit moins d’un portrait à destination d’un « autre », qu’une invitation à le regarder à travers les yeux et la mémoire de sa fille. Comme une lettre au père.
Marie Denis interroge à travers son roman la personnalité d'un homme à l'égard duquel elle éprouve à la fois de la tendresse, de la pitié et une sorte d'agacement bienveillant. Les pensées et souvenirs authentiques de l'auteure traversent le temps et nous frappent par leur lucidité.
EXTRAIT
Des blondes, des bleues, des vertes !
Embrasse donc la dame, disait-il. De si près, le grain des joues prenait un tel relief ! Les bouches étaient si sévèrement plissées ! Je les sentais pleines de secrets néfastes dont elles allaient m’asperger. Mais elles se contentaient de sucer la jeunesse de mon visage, lui abandonnant en échange une traînée de parfum sale.
Il y en avait qui sentaient bon, je les trouvais belles comme des anges et je rêvais d’elles, le soir, dans mon lit-cage. La dame entrait dans la chambre, sa longue robe de soie glissait sur le sol tandis qu’elle s’approchait du lit ; elle se penchait vers moi, m’embrassait, je voulais m’éveiller plus fort pour la regarder et l’embrasser à mon tour, mais elle s’enfonçait dans le noir sans avoir eu le temps de me confier le vrai secret.
Toi aussi tu avais un secret et lorsque tu m’embrassais, tu me faisais peur parfois, car tu voulais autre chose, tu voulais que je t’aime plus qu’une petite fille ne peut aimer.
— Tu es tout ce qui me reste au monde, disais-tu, me serrant dans tes bras
A PROPOS DE L'AUTEURE
Marie Denis (1920-2006) est née à Liège. Mère de six enfants, elle publie son premier roman, Des jours trop longs en 1961. Six ans plus tard, son deuxième roman, L’odeur du père, obtient le prix Rossel.
Féministe engagée et militante, outre ses romans, elle publie de nombreux ouvrages féministes tel que notamment Le Féminisme est dans la rue qu’elle écrit avec Suzanne Van Rokeghem en 1992.
En 1998, elle reçoit, pour l’ensemble de son œuvre, le prix Félix Denayer.
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Avis sur L'odeur du père
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Aperçu du livre
L'odeur du père - Marie Denis
Meeùs
Préface de Cécile Vanderpelen-Diagre
Marie Denis, L’odeur du père
Il est piquant de se dire qu’un extrait de L’odeur du père parut en janvier 1968 dans Les Temps modernes. La revue qui allait devenir l’une des caisses de résonance des mouvements sociaux et intellectuels de Mai 68 inaugurait ainsi – sans le savoir ? – l’année des révolutions avec un texte quelque peu irrévérencieux à l’égard de l’image du pater familias traditionnel. Quelque cinquante ans plus tard, il est difficile de ne pas y voir un signe prémonitoire. Les décennies suivantes ne seraient-elles pas celles de la remise en question permanente des figures de l’autorité, fussent-elles politiques, patronales, institutionnelles ou… familiales ? Il est probable que c’est un des aspects qui décida Simone de Beauvoir à publier le texte. Dénonciatrice impénitente du patriarcat, elle avait elle-même dressé un portrait sans concession de son père dans les Mémoires d’une jeune fille rangée (1959).
Marie Denis entretenait une correspondance régulière avec Simone de Beauvoir depuis 1963 ; celle-ci l’avait encouragée à écrire et à se « livrer ». Le manuscrit de L’odeur du père, qui fut récompensé par le prix Rossel en 1967, ne serait publié qu’en 1972 par Robert Morel.
Dans L’odeur du père, Marie Denis interroge moins l’empreinte paternelle sur sa vie que la personnalité d’un homme à l’égard duquel elle éprouve à la fois de la tendresse, de la pitié et une sorte d’agacement bienveillant. Elle essaye de donner du sens à la vie de ce père bavard, vaniteux, encombrant mais attachant. N’y parvenant pas, elle cherche à l’incarner en tentant de se souvenir jusqu’au vertige de l’espace qu’occupait son corps, de son odeur, de sa voix, des objets qu’il manipulait et qui l’accompagnaient. Donner corps au silence. Elle y parvient admirablement, grâce à une écriture sobre et explicite, attentive au moindre détail de l’existence partagée. Fidèle au chaos spatio-temporel que forment les souvenirs, elle procède par petites touches, sans chercher à donner une logique ou une chronologie aux faits et images qui peuplent sa mémoire.
En refermant le livre, on est frappé par un trait : la lucidité. Mais une lucidité modeste, discrète.
La lucidité et la discrétion sont peut-être les deux termes qui caractérisent le mieux l’œuvre et la vie publique de Marie Denis, de son vrai nom Éliane Stas de Richelle. Il faudrait aussi ajouter le contraste, pour une femme qui fut à la fois une mère de famille dévouée « classique » et une féministe engagée. Née à Liège en 1920, elle accomplit des études d’assistante sociale avant d’épouser à vingt-trois ans le magistrat Albert Meeùs, avec lequel elle aura six enfants. Au début des années 1960, elle se lance dans la vie publique avec un premier roman, Des jours trop longs (Paris, Éditions universitaires, 1961), récit lui aussi très lucide sur les sentiments ambivalents qui hantent les femmes confrontées à la maternité. Dans le même temps, elle commence une carrière de journaliste et écrit pour les tribunes chrétiennes progressistes La Relève et La Revue nouvelle. Impliquée de plus en plus dans le mouvement féministe, elle siège au Conseil national des femmes belges, qui se bat pour la conquête de l’égalité économique et civile entre les hommes et les femmes. Dans les années 1970, elle sera plus active encore. Elle participe à l’aventure des Cahiers du Groupe de recherche et d’information féministes (GRIF) créés par Françoise Collin en 1973 et cofonde le magazine Voyelles (lancé en 1978). En 1974, elle est l’une des chevilles ouvrières de la fondation de la Maison des femmes, lieu de rassemblement, d’échange d’expériences, de connaissances et de savoirs sur les vécus féminins Elle n’abandonne pas pour autant la littérature, avec, notamment, Célébration des grands-mères (1969) et Retour des choses, recueil réunissant L’odeur du père retravaillé et Reine au Jardin (1985). Son ouvrage le plus célèbre est un essai, Le féminisme est dans la rue (1992). Écrit en collaboration avec Suzanne van Rokeghem, elle y raconte l’histoire de la naissance des mouvements féministes belges.
Mais ce n’est pas seulement parce que Marie Denis a eu une vie riche et intéressante qu’il faut la lire. Il faut la lire parce que son désir de dire le réel avec lucidité et sincérité est exceptionnel. Sa voix traverse le temps pour nous dire que la clairvoyance demande du courage mais apporte bien des récompenses…
Cécile Vanderpelen-Diagre
Professeure d’histoire à l’Université libre de Bruxelles
Coprésidente du Centre d’archives pour l’histoire des femmes
Note sur la présente édition
L’odeur du père a obtenu le prix Rossel, sur manuscrit, en 1967, comme c’était l’usage à l’époque, avant d’être édité aux éditions Robert Morel en 1972.
L’odeur du père est ensuite réédité en 1985, par les éditions Tierce dans un recueil intitulé Retour des choses avec Reine au jardin (Collection Littérales dirigée par Françoise Collin). Cette édition de L’odeur du père varie de l’édition de 1972, en ce sens qu’une série d’alinéas ont été supprimés. Nous ignorons la raison de ces suppressions, mais il ressort des documents de Marie Denis qu’elle tenait à ce que ces alinéas soient maintenus.
Nous avons donc décidé de rééditer L’odeur du père sur la base du texte édité par Robert Morel en 1972 et qui nous semble plus proche des intentions de Marie Denis.
Ce choix nous paraît d’autant plus justifié qu’il semble que le texte s’organise comme un concerto qui aurait cinq « mouvements ». Or, les suppressions de l’édition de 1985 « cassent » ces mouvements.
Nous avons également tenu compte de notes de l’autrice datant de 1996 et mentionnant spécifiquement certains changements qu’elle souhaitait apporter au texte. Ainsi, notamment nous avons remplacé, selon ses propres vœux « nuages camouflants » par « toile isolante ».
L’odeur du père
Le jour où tu partis, Dieu notre père qui êtes aux cieux quitta son trône de vieillard, sedia gestatoria, et sa barbe bienveillante cessa de se répandre en flocons de grâce ouatée sur nos âmes filiales. Au moment même il ôta l’échelle par laquelle les âmes des trépassés avaient coutume de monter, nuage à nuage, jusqu’au salon firmament où les accueillaient les plates-formes inférieures et les canapés supérieurs.
À l’instant où tu partis par le métro céleste, Dieu notre père qui êtes aux cieux se mit à badigeonner de blanc ses vitres et à mastiquer ses portes, il emprisonna les nuages et repoussa les appareils photographiques, il entoura la terre de toile isolante, il omit de brancher jusqu’à moi le téléphone de ton bonheur immobile.
Je regarde et n’aperçois qu’un ciel de lait, des fenêtres boudeuses, des portes de bois, animaux de ferblanterie et putains blondes usant l’eau des seuils vicieux.
Alors, pour ne point vomir, pour ravaler la bavure coléreuse et la vaine culbute des mots sacrilèges, je te parle et je parle toi, je te raconte et je te mens, je ressuscite ton fantôme, je détruis ta réputation, j’abîme ton souvenir, je pleure ta mort éternelle.