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Ambroise Paré: Le chirurgien des rois et le roi des chirurgiens
Ambroise Paré: Le chirurgien des rois et le roi des chirurgiens
Ambroise Paré: Le chirurgien des rois et le roi des chirurgiens
Livre électronique612 pages8 heures

Ambroise Paré: Le chirurgien des rois et le roi des chirurgiens

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À propos de ce livre électronique

Cet ouvrage contribue à la postérité du célèbre chirurgien dont la longévité incroyable et le talent lui ont permis de soigner six rois de France.

Il n'est pas besoin de forcer le trait pour faire un roman de la vie d'Ambroise Paré. Cet enfant de Laval, fils d'un modeste coffretier, deviendra barbier, puis chirurgien de guerre, et enfin premier chirurgien du royaume. Il côtoiera six rois de France, aura une vie extraordinaire, d'une longévité remarquable pour l'époque, proche du siècle, et quel siècle, celui de la Renaissance ! Mais sa vie aventureuse, les événements majeurs auxquels il va participer, et les personnages qu'il va côtoyer, ne doivent pas nous faire oublier qu'Ambroise était un praticien hors pair, qui donna à la chirurgie ses lettres de noblesse et lui fit faire d'énormes progrès. Ses découvertes telles que les ligatures vasculaires, la prise en charge des plaies par armes à feu, pour ne citer que celles-là, restent parmi les avancées décisives de la médecine. D'autre part, Ambroise, tout au long de sa vie, mit un acharnement tout particulier à prendre en charge les cas les plus difficiles et les plus désespérés, et ce sans préjuger de la condition de ses patients, ni de leur rang, ni de leur fortune. Il reste à cet égard un exemple sur le plan éthique pour notre profession. Enfin, rappelons qu'il fut le premier à rédiger des livres de médecine en français, les rendant ainsi accessibles à tous, délaissant le latin de rigueur à l'époque.

Découvrez la vie et l'oeuvre médicale d'Ambroise Paré par les mots d'un de ses proches, Étienne Jodelle.

EXTRAIT

Quand j’écris ces lignes, j’avoue que j’ai du mal à imaginer que cet enfant, c’était moi. Les matrones qui assistaient à l’accouchement en étaient bouche bée, n’ayant jamais vu une telle manœuvre, elles songèrent toutes qu’il y avait là quelque sorcellerie. Quoi qu’il en soit, en marmonnant entre elles, elles s’occupèrent de mon sort, coupèrent le cordon, à quatre doigts de mon nombril, et le gardèrent précieusement pour en faire commerce par la suite. Ambroise, quant à lui, ne s’intéressait guère à moi. Encore tout esbaudi d’avoir réussi cette extraction, il essayait de réconforter ma mère dont la survie lui paraissait bien plus importante que la mienne. Ce sont encore les matrones qui assistèrent l’expulsion de la secondine, qui fut par la suite enterrée selon la tradition. Enfin elles me nettoyèrent avec un mélange de rose pilée, de miel et de sel, toutes mixtures souveraines, selon elles, pour « resserrer la peau des enfants ». Si j’avais échappé à toutes ces précautions je ne sais pas si ma peau serait flasque et mollassonne, mais toujours est-il que l’on me trouve plutôt bonne mine depuis cette époque, probablement grâce aux bons soins de ces dames. En tout cas j’avais échappé aux crochets et au découpage in utero et je devais cela au génie d’Ambroise.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Né en 1957, Yves Aubard est professeur de gynécologie au CHU de Limoges.

Dans ce nouvel ouvrage, il nous emmène du nord au sud de l'Europe pour vivre les grands événements de cette période: la première « guerre sainte» en Espagne et la fondation d'un nouveau royaume d'Angleterre. Ses héros limousins seront encore sur tous les fronts...
LangueFrançais
Date de sortie7 févr. 2020
ISBN9791035308452
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    Aperçu du livre

    Ambroise Paré - Yves Aubard

    Avant propos (1592)

    Moi, é tienne Jodelle, en ce jour du 18 août de l’an de grâce 1592, troisième année du règne de notre bon roi Henri le quatrième, je commence une aventure des plus folles et des plus présomptueuses. Je tiens néanmoins à préciser que l’idée d’une telle entreprise ne vient pas de moi : elle me fut suggérée par celui que je considère comme mon ami, Jacques Guillemeau, premier chirurgien du roi. Je vous laisse juger de la ténacité de Jacques pour me convaincre, en vous rapportant ici ses propos :

    — étienne, si tu ne te décides pas à mettre par écrit la vie de notre regretté ami Ambroise, je jure que je ne te fournirai plus cette liqueur de gingembre dont tu fais grand usage et sans laquelle ta réputation pourrait bien être mise à mal auprès des belles dames de notre bonne ville de Paris.

    Le coup était traîtreux, vous l’avouerez ! Car s’il fut un temps où ma « réputation » n’avait nul besoin d’un quelconque soutien pour se dresser fièrement lors des joutes d’alcôve, j’avoue que depuis que j’ai franchi la soixantaine, il arrive qu’elle fléchisse quelque peu en des moments où il serait pourtant utile qu’elle soit, au contraire, d’une fermeté irréprochable. Bref, maître Jacques connaissant mes petites faiblesses, il en a vilement abusé. J’ai pourtant tenté de résister :

    — Mais enfin Jacques, si quelqu’un doit raconter la vie d’Ambroise Paré, c’est bien toi, son élève préféré, son successeur et le principal héritier de son art.

    — Tu sais très bien que je n’ai pas ton talent pour narrer les histoires, je suis tout juste bon à écrire des livres de chirurgie. Depuis que nos amis François Rabelais et Pierre de Ronsard sont morts eux aussi, il n’y a plus que toi, en ce bon royaume de France, qui sois digne de tenir la plume pour retracer la vie trépidante d’Ambroise.

    Comme vous pouvez le voir, après les menaces, Jacques n’a pas hésité à utiliser la flatterie la plus vile. Bref, je me suis laissé convaincre et me voilà bien embarrassé avec une tâche immense à réaliser, car comme vous le savez déjà certainement, la vie de mon ami Ambroise fut fort longue et des plus riches en événements tous plus extraordinaires les uns que les autres.

    L’enfant de Bourg-Hersent (1509)

    De la jeunesse d’Ambroise, je ne pourrai vous dire que les choses qu’il m’a rapportées lui-même ou que j’ai glanées auprès de ses proches, car Dieu m’a fait naître quelque vingt-quatre ans après lui et je ne l’ai donc pas côtoyé en ses vertes années.

    Je sais cependant qu’il fut le quatrième enfant de Marguerite et René¹ Paré, des habitants de Bourg-Hersent, petit village construit au pied des murailles de la ville de Laval. Comme tous les gens du faubourg, le sieur Paré était paysan ; il possédait quelques arpents de terre et un maigre bétail qui ne suffisaient pas aux besoins de sa famille, c’est pourquoi il avait un second métier : il était coffretier. Il fabriquait des coffres de tout type, depuis les plus rustiques, en bois fruitier, où l’on rangeait les vêtements et qui se vendaient à foison, jusqu’aux plus sophistiqués, incrustés de bois précieux ou renforcés de serrures inviolables, que seuls les bourgeois fortunés ou les nobles gens avaient les moyens d’acquérir. René Paré, artisan réputé et apprécié, avait la main sûre et experte ; sa famille vivait dans un relatif confort. Ambroise avait deux frères et une sœur : Jean l’aîné, Jacques² le cadet et Anne ensuite. Lui-même, enfin, né le 7 décembre 1509³, était le plus jeune de la famille.

    Mon ami m’a peu parlé de la maison de son enfance et c’était pour ne m’en dire que des choses plutôt banales : murs en torchis, toit de chaume, sol en terre battue. Ambroise se souvenait avoir vécu à cette époque au milieu d’une véritable ménagerie, chiens et poules se promenaient librement dans la pièce principale. Cette dernière, dans laquelle on dormait et mangeait, était bordée par deux étables, une à gauche où l’on parquait les bœufs, et l’autre, à droite, pour les brebis.

    — C’est là chauffage à prix avantageux, avait coutume de dire son père.

    Et de fait, la cheminée dans la pièce principale n’était allumée que trois mois par an, la chaleur des bêtes suffisait le reste du temps pour réchauffer la maisonnée.

    Ambroise m’a souvent raconté que lorsqu’il se rappelait sa petite enfance, c’est une odeur qui lui revenait en mémoire, celle du gros tas de fumier qui siégeait dans la cour devant sa maison, mêlée aux senteurs du bétail qui vivait sous son toit. Ceci explique peut-être que j’aie toujours trouvé qu’Ambroise, s’étant ainsi forgé les narines dès ses langes, manquait totalement du sens de l’odorat. Il se montra toute sa vie capable de respirer les pires puanteurs sans manifester le moindre inconfort.

    Il y avait une quatrième pièce dans la demeure des Paré et c’est dans cette dernière que le jeune Ambroise passait le plus clair de son temps : l’atelier de son père. Il s’agissait pour l’enfant d’une véritable caverne aux trésors, tout y était minutieusement rangé. Sur les étagères de droite, les instruments du paysan : le joug, le soc de charrue, les fourches, faucilles et serpes… et à gauche, l’établi du menuisier avec les scies, les rabots, les marteaux, les tenailles, les limes et les clous. L’enfant adorait regarder son père tailler, raboter, plier, clouer et finalement contraindre le bois à prendre la forme voulue pour devenir un magnifique coffre.

    Ambroise avait cinq ans en 1515, quand il entendit parler pour la première fois d’un roi de France. Caché sous la table principale de la grande pièce, il assistait à la livraison d’un coffre-fort que son père avait réalisé pour le comte Guy XVI de Laval. Le prévôt du château était venu en personne chercher le meuble et il discutait avec son père.

    — Le comte réalise de bien grands travaux en ses demeures, fit observer le coffretier.

    — Il rénove le vieux fort, expliqua le prévôt, il fait ouvrir de vastes fenêtres dans les murs et il a entrepris de construire un château neuf dans l’ancien palais de justice, avec une nouvelle terrasse qui domine la Mayenne.

    — Ceci fait mon affaire car il a besoin de mobilier et il m’a commandé force coffres de toutes tailles et de tous usages.

    — C’est bien ainsi, il fait travailler les artisans du bourg.

    — Au moins, il n’est plus à guerroyer avec le roi, se félicita maître René, c’est mieux pour la prospérité de nos terres.

    — Assurément, répondit le prévôt, et pour cause : savez-vous que nous venons d’enterrer notre roi guerroyeur ?

    — Fichtre ! je ne l’ai point su, confessa Paré, et de quoi est mort le bon Louis XII ?

    — On dit que c’est sa femme qui l’a épuisé, assura le soldat, encore un coup traîtreux des Anglois.

    — Comment ça ? s’étonna le coffretier.

    — Vous savez que le roi Louis était marié avec Anne de Bretagne ?

    — Pour sûr, notre bonne reine qui a amené aux Français le duché de Bretagne dans sa dot.

    — Vous savez que la reine Anne est décédée l’an dernier sans avoir laissé d’héritier mâle à son époux ?

    — Elle a pourtant bien œuvré, fit remarquer Paré, huit enfants, mais hélas seulement deux filles survivantes.

    — C’est bien cela, confirma le prévôt, et c’est là que ces maudits Anglois se sont mêlés de nos affaires. Leur roi, cet Henri le huitième, que l’on dit aussi dépravé que ribaude en bordeau, a traîtreusement offert sa sœur en mariage à notre vénéré souverain.

    — J’ai entendu dire cela en effet, une Marie d’Angleterre, je crois.

    — Précisément, un tendron de 18 ans qui épouse un barbon de 52 ans, le coup était vil assurément.

    — Comment cela ?

    — La pucelle ne l’est pas restée bien longtemps, affirma le prévôt. Acharnée qu’elle était à se faire engrosser d’un héritier mâle, elle a chevauché notre bon roi nuit et jour paraît-il, tant et si bien que le malheureux en est mort d’épuisement, seulement trois mois après son mariage.

    — Eh bien ! s’étonna le père d’Ambroise, mais alors cette Anglaise porte-t-elle le futur héritier du trône de France dans son ventre ?

    — On n’en sait rien, on l’a enfermée pour 40 jours à l’hôtel de Cluny afin de vérifier si elle était grosse⁴ et pour s’assurer qu’elle ne le devienne pas des œuvres d’un autre, frétilleuse de l’entrecuisse comme elle est.

    — Sage précaution en effet, assura René Paré, ces fourbes d’Anglais seraient bien capables de nous mettre un bâtard sur le trône de France !

    — En tout cas il y en a un qui n’a pas attendu pour savoir si l’Angloise était grosse, reprit le prévôt, l’héritier du trône est François d’Angoulême, cousin de Louis XII, le fils de Louise de Savoie, il s’est proclamé roi sous le nom de François Ier.

    — Ce François est-il bon prince et vaillant de cœur ?

    — Vingt et un ans, jeune et très ardent auprès des dames, dit-on ; celui-là les Anglais ne nous le tueront pas au lit.

    — Sera-t-il aussi batailleur que son prédécesseur ? s’enquit René Paré qui savait que la guerre n’était pas des plus propices à son commerce.

    — Il parait qu’il lorgne fort sur le Milanais et le royaume de Naples, tous deux perdus par Louis XII, assura le prévôt.

    — Pourvu que notre comte ne soit pas obligé de le suivre, s’inquiéta le coffretier.

    — Il le sera si le roi lui en donne l’ordre, affirma le prévôt.

    Le petit Ambroise n’avait pas tout compris dans cette conversation, il pensait que le personnage le plus important en ce bas monde était le comte Guy XVI de Laval et voilà qu’on lui apprenait qu’il existait un roi qui pouvait lui donner des ordres. D’autre part, cette histoire d’une Anglaise qui avait tué le roi en le chevauchant lui semblait bien étrange. Il croyait jusqu’alors que seuls les chevaux, les mules, voire les ânes pouvaient être chevauchés, il fallait donc ajouter les rois de France à la liste des bêtes de monte.

    Le nouveau roi ne tarda pas à montrer qu’il aimait à guerroyer lui aussi. à Laval on vit passer beaucoup de monde qui accourait au rassemblement de l’ost royal à Lyon en cette année 1515. C’est les yeux agrandis par la surprise que le petit Ambroise vit ainsi défiler, sous les remparts de sa bonne ville, les puissants lansquenets allemands et les redoutables piétons français, tous chargés de piques et d’arquebuses, les gentilshommes en armure, les archers à cheval et les attelages des artilleurs sur lesquels on transportait faucons, fauconneaux, couleuvrines et mortiers.

    Fin septembre, on eut des nouvelles de cette belle troupe en entendant sonner les cloches de l’église du village pour fêter la victoire des Français à la bataille de Marignan. Mais c’est seulement trois mois plus tard qu’Ambroise eut le premier aperçu de ce qu’était la guerre en voyant revenir les glorieux soldats. Les rangs s’étaient clairsemés, le bon roi François avait laissé 3 000 morts dans les plaines italiennes. La longue file des blessés, estropiés et amputés de tout poil marqua l’esprit de l’enfant.

    — Je croyais qu’on avait gagné la bataille, lança-t-il à son père qui regardait lui aussi passer cette troupe misérable.

    — Mais nous avons gagné mon fils, 14 000 Italiens et Suisses peuvent en témoigner six pieds sous terre. Bayard, le brave parmi les braves, a fait chevalier le roi François sur le champ même de ses exploits, paraît-il.

    — Notre roi n’était pas chevalier ? s’étonna le mouflet.

    — Eh non, il était encore trop jeune, mais c’est désormais chose faite et de belle manière.

    En regardant les pansements crasseux et tachés de sang des soldats et en entendant leurs gémissements de douleur à chaque pas, le petit Ambroise se demanda ce que ç’aurait été si la chose ne s’était pas faite « de belle manière ».

    Ambroise avait 10 ans quand son père décida de son avenir. L’enfant était plutôt petit et frêle, mais il était vif d’esprit, curieux de tout, d’un commerce agréable, liant facilement parole avec tout un chacun. Pas de doute, il fallait qu’il se lance dans les études, s’il devait faire fortune un jour ce serait avec sa cervelle plus qu’avec ses muscles. Ainsi, par un matin froidureux de l’année 1520, le sieur Paré amena son dernier rejeton vers une petite maison dans les dépendances du château, celle de l’abbé Dorsoy, chapelain du comte Guy.

    — Mon père, voici Ambroise, mon plus jeune fils, il nous semble assez doué pour les études, assura René Paré, et nous aimerions que vous l’instruisiez quelque peu.

    — Que faut-il lui apprendre ? s’enquit l’abbé.

    — Eh bien, je pensais que les arts libéraux, le trivium⁵ et le quadrivium⁶ ainsi que le latin et le grec, lui seraient des plus utiles.

    — Rien que ça ! s’esclaffa le moine, tu veux en faire un savant ou un pape ?

    — Je ne sais, répondit René, songeant qu’il avait peut-être mis la barre un peu haut, le petit est très volontaire pour apprendre.

    — Bien, nous verrons cela, déclara le moine. Et combien me payeras-tu pour faire de cet enfant le premier ministre du royaume ?

    — Je pensais qu’un sou ferait l’affaire, tenta René.

    — Par semaine ou par jour ?

    — Par mois, corrigea le coffretier.

    — Eh bien ! à ce prix-là, il va devoir travailler pour moi et faire le domestique en plus de l’escolier.

    — Je suis prêt à cela, mon père, assura Ambroise, je sais tenir une maison.

    — Fort bien, maître René, marché conclu, déclara l’abbé amusé par l’empressement de l’enfant, ton fils sera instruit, mais il a intérêt également à tenir ma demeure en état, sinon je le renvoie à tes vaches et tes coffres.

    C’est ainsi que le jeune Ambroise entra au service de l’abbé Dorsoy, maître plutôt débonnaire, aux connaissances limitées, mais qui transmit l’essentiel de son savoir à son élève.

    à 14 ans, Ambroise pouvait lire, écrire et compter, mais de latin il ne fut guère question et du reste non plus. Par contre l’enfant savait entretenir la maison et le jardin, et faire le cuisinier. Cet apprentissage, assez sommaire et plutôt éclectique, était malgré tout un peu succinct pour en faire un ministre ou un pape. Ambroise comprit qu’il avait atteint les limites de ce que pouvait lui apprendre l’abbé et un soir il vint le trouver :

    — Mon père, il est temps qu’au lieu de coûter de l’argent à mes parents, j’en rapporte quelque peu.

    — En effet, être encore entretenu à 14 ans n’est pas très glorieux, concéda l’abbé.

    — Aussi vous demanderai-je de m’appuyer dans ma demande auprès du maître-queux du comte Guy pour devenir marmiton dans ses cuisines.

    — Marmiton ? je croyais que tu voulais être Pape.

    — C’est-à-dire que j’ai beaucoup plus appris en cuisine qu’en latin, répondit Ambroise, et je ferai plus vite fortune en accommodant les sauces qu’en disant la messe.

    L’enfant avait raison, l’abbé dut en convenir. Il lui déplaisait cependant de se séparer d’Ambroise, qui était vaillant à la tâche, appliqué dans tout ce qu’il faisait et toujours de bonne humeur.

    — Tu vas me manquer petit, dit-il, mais si tel est ton désir, je parlerai au cuisinier du comte.

    Quelques jours plus tard Ambroise annonçait ses projets à ses parents.

    — Cuisinier, commenta sa mère, pourquoi pas ? C’est un bon métier.

    — Ainsi nos garçons ont trouvé leur voie, constata son père, Jean veut être barbier, Jacques coffretier, tout comme moi, et toi cuisinier, ce sont là d’honorables métiers.

    Jean avait effectivement quitté le foyer quelques mois plus tôt pour rentrer comme apprenti chez un barbier de Vitré.

    Ce fut l’abbé Dorsoy lui-même qui amena son élève au château pour le présenter au maître-queux.

    — Messire Bertrand, j’ai là avec moi un jeune homme qui voudrait être marmiton dans vos cuisines avant d’être Pape. Je vous le recommande, il est vaillant et ne rechigne pas devant le travail.

    — Fort bien mon père, je manque effectivement de bras en cuisine, le comte est au château ces jours-ci et comme toujours, il organise de grandes ripailles, un futur Pape ne sera pas de trop pour nous aider à récurer les marmites.

    L’abbé donna une brassée assez peu protocolaire à son ancien élève et il le laissa là.

    Ambroise fut affecté les premiers temps au nettoyage des cuisines et à la vaisselle. Rapidement cependant, comme il était assez habile de ses mains pour ne pas échapper les plats et correctement maniéré on lui confia mission du service de table. C’est ainsi qu’il côtoya d’assez près le comte Guy et tout son entourage.

    Ambroise apprit tout d’abord que le comte ne s’appelait pas Guy, mais Nicolas de Laval-Montfort, et qu’il n’avait pris le patronyme traditionnel des comtes de Laval qu’en héritant du titre en 1501. Guy était l’un des plus importants personnages du royaume et il menait grand train en son domaine de Laval. Passionné de joutes, il organisait régulièrement des tournois sur ses terres, même si désormais, à 49 ans, on le voyait moins souvent brandir la lance. Dans sa maisonnée il entretenait une trentaine de gentilshommes et six clercs attachés à sa chapelle. Pour divertir tout ce monde il possédait en permanence une troupe de musiciens, des peintres et autres jongleurs, et enfin, pour soigner ses gens, un médecin, un apothicaire et un chirurgien.

    Ainsi Ambroise découvrit-il ce qu’était la vie d’un grand du royaume. Lui qui n’avait connu, au menu du chapelain, que soupe de légumes au pain trempé, navets, choux, fèves ou lentilles, et volaille le dimanche, il découvrit au château de tout autres menus : pâtés de lièvre, pièce de gibier marinée, langue de bœuf, tête de veau sauce ravigote…

    Rapidement le marmiton sut se faire apprécier de tout le monde. On le voyait au travail dès l’aurore et le soir, c’est encore lui qui finissait les rangements. C’est ainsi qu’un jour, avec Ancelin, un de ses confrères commis de cuisine, il transportait pour aller la vider au-dehors une énorme marmite d’eau brûlante, qui avait servi à bouillir les légumes. Ancelin trébucha sur une dalle déchaussée de la basse-cour et il chut au sol, renversant sur sa jambe l’eau bouillante contenue dans la marmite. Le jouvenceau poussa un grand cri car l’eau l’avait brûlé à travers ses braies. Ambroise était totalement désemparé devant la douleur de son ami et il ne savait trop que faire. Il avisa une servante qui passait par là et lui demanda d’aller quérir maître Vialat, le barbier du comte.

    En attendant l’arrivée du praticien, Ambroise se dit qu’il fallait ôter les braies de son ami pour exposer sa brûlure, car le moindre contact du tissu sur la chair ébouillantée était intolérable pour le blessé et lui arrachait des cris d’orfraie. Il alla quérir en cuisine un couteau affûté et une cruche d’eau froide. Il fendit les braies et enleva le soulier du côté meurtri. Il découvrit ainsi une peau toute rougie sur une bonne partie de la jambe et qui remontait jusqu’au genou. Il entreprit de verser de l’eau froide sur cette rougeur, pensant qu’il fallait lutter contre le chaud par le froid son contraire. Cette manœuvre sembla procurer quelque répit à son ami, qui cessa de crier. Maitre Vialat arriva sur ces entrefaites, il se fit rapidement expliquer l’incident.

    — Qui a coupé les vêtements et mis de l’eau froide sur cette brûlure ? demanda-t-il.

    — C’est moi, avoua timidement Ambroise, je croyais bien faire.

    — Et tu as eu bien raison, déclara le barbier, nous allons continuer à verser de l’eau fraîche sur la peau, puis nous ferons un pansement au blanc d’œuf qu’il faudra refaire chaque jour, jusqu’à guérison.

    De vilaines cloques étaient apparues sur la jambe d’Ancelin. Le barbier fit ce qu’il avait dit et termina en enveloppant le membre meurtri d’un bandage. Ambroise songea que cette dernière précaution avait pour but de cacher à Ancelin l’état préoccupant de sa jambe. Alors que le barbier s’en allait vaquer à d’autres tâches, Ambroise le rattrapa et demanda :

    — Faudra-t-il lui couper la jambe ?

    — Je ne pense pas, si nous arrivons à tenir cette blessure au propre elle ne devrait pas s’enflammer, ni se gangrener. Tu as vu comment j’ai fait aujourd’hui.

    — Oui, confirma Ambroise.

    — Eh bien, tu feras la même chose tous les jours et tu viendras me quérir si la peau devenait torve ou si quelque puanteur s’élevait du pansement.

    Ambroise ouvrit des yeux de hibou en entendant cela, ce qui fit sourire le barbier.

    — Ça n’est pas très compliqué, assura-t-il. On dit que tu es appliqué dans ce que tu fais, tu sais casser les œufs pour en tirer le blanc ?

    — Oui, concéda Ambroise.

    — Eh bien voilà, la jambe de ton ami ne tient qu’au cul des poules et à tes bons soins.

    Ambroise jeta un œil à Ancelin, priant le bon Dieu pour qu’il n’ait pas entendu cela. Il le voyait déjà unijambiste, affublé d’un horrible moignon, lui reprochant son manque de zèle.

    Une bonne partie de la domesticité du comte dormait au château. C’était le cas d’Ambroise et Ancelin qui avaient leurs quartiers dans le grand dortoir. On installa le brûlé dans son lit, le plus confortablement possible, et Ambroise, dont la couche était toute proche, dormit fort mal cette nuit-là. Il se releva plusieurs fois pour voir comment allait son ami. Ancelin non plus n’arrivait pas à trouver le sommeil, la douleur était revenue, lancinante. Il demanda avec anxiété à son ami :

    — Va-t-on me couper la patte ? Je t’ai vu discuter avec le barbier, qu’est-ce qu’il a dit ?

    — Qu’on n’amputait pas pour une brûlure, assura Ambroise, il m’a expliqué ce que je devais faire et tout se passera bien.

    Le jeune marmiton s’endormit sur ces paroles réconfortantes et Ambroise fit de même, jurant qu’on ne le reprendrait plus à jouer au garde-malade.

    Le lendemain, en début d’après-midi, il entreprit de faire ce que lui avait commandé le barbier. Il s’arma en cuisine de deux œufs et d’un grand drap propre que lui donnèrent les blanchisseuses, prévenues des malheurs du jeune Ancelin. Il commença par défaire le pansement de la veille avec quelque inquiétude : qu’allait-il trouver là-dessous ? La peau n’était pas très belle, une grosse cloque la boursouflait et le pourtour était rouge. Ambroise commença par faire couler de l’eau sur la blessure, ce qui calma à nouveau quelque peu les douleurs. Quand il l’eut ainsi bien lavée, il entreprit de casser ses œufs et il en appliqua le blanc sur toute l’étendue de la brûlure à l’aide d’un linge.

    — Si c’est pas malheureux de gâcher ainsi deux beaux jaunes d’œuf ! s’exclama Ancelin qui retrouvait peu à peu goût à la vie.

    — Il n’est pas question de les gâcher, assura Ambroise, je vais t’en faire une omelette au lard que tu vas me manger sur le champ, j’ai toujours entendu ma mère dire qu’il fallait bien se nourrir quand on était malade car c’était la moitié du traitement.

    Au troisième jour, la cloque s’était rompue sur la jambe d’Ancelin, mais il n’y avait toujours pas d’aspect gangreneux ni d’odeur nauséabonde, aussi Ambroise ne jugea pas utile de rappeler le barbier. En fait il prenait goût à sa tâche. Chaque jour il avait hâte de voir les progrès de « son pansement », comme il l’appelait maintenant. Au bout de 10 jours, la peau était encore rouge par endroits, mais l’aspect était plutôt rassurant et Ancelin commençait à faire du lard, couché dans son lit à manger ses omelettes. Ambroise songea qu’il était peut-être temps d’arrêter le traitement et les bandages et il décida d’aller poser la question à maître Vialat.

    — Allons voir où en est ton patient, proposa le barbier.

    Ils allèrent trouver le blessé et Ambroise ôta le pansement de la veille.

    — Eh bien, voilà un très bon résultat, déclara le barbier satisfait de son inspection. Tu as raison, nous allons laisser cette brûlure à l’air, plus besoin de blanc d’œuf, et un peu de marche chaque jour.

    — Et mon omelette ? se lamenta Ancelin, je suis sûr qu’elle a fait beaucoup pour ma guérison.

    — Tu as probablement raison, assura maître Vialat, les brûlés guérissent mieux s’ils sont bien nourris, encore une bonne idée de notre ami Ambroise.

    Puis regardant son nouvel assistant, le barbier reprit :

    — Dis-moi, jeune homme, je cherche un apprenti, tu me sembles avoir quelques dispositions pour soigner et t’occuper de ton prochain, que dirais-tu d’apprendre le métier de barbier ?

    Ambroise fut pris au dépourvu par cette proposition. Il n’était pas malheureux dans les cuisines du château, mais il avait pris goût à soigner son ami et il avait éprouvé une grande satisfaction à voir chaque jour les bons résultats de ses soins.

    — Ma foi ! dit-il, serai-je nourri et logé, comme aux cuisines ?

    — Tu le seras et si tu travailles bien tu auras un sou par semaine.

    Ambroise n’en revenait pas de conditions aussi avantageuses : en cuisine, il ne gagnait qu’un denier par semaine, il y avait forcément un revers à la médaille.

    — Irai-je en enfer si je dois vous aider à farfouiller dans les entrailles de quelque malade ?

    — Bien au contraire, Dieu recommande de secourir son prochain.

    — Bon, c’est d’accord, dit Ambroise, pas tout à fait rassuré quand même.

    C’est ainsi que le dernier des rejetons de René Paré devint apprenti barbier, tout comme son frère aîné, auprès de maître Jean Vialat le barbier-chirurgien du comte de Laval.


    1. On ne connaît pas les prénoms des parents d’Ambroise, nous savons simplement que l’initiale de son père était un « R », d’après un document administratif.

    2. On retrouve ce second frère d’Ambroise (qui fut coffretier à Paris) appelé parfois Jean comme son aîné (qui fut barbier à Vitré), pour la commodité du livre je l’ai appelé Jacques.

    3. On trouve également parfois une date de naissance en 1510 pour Ambroise.

    4. Affaire authentique.

    5. Trivium : grammaire, dialectique et rhétorique.

    6. Quadrivium : arithmétique, musique, géométrie et astronomie.

    L’apprenti barbier (1525)

    Les premiers temps de cet apprentissage consistèrent pour Ambroise à acquérir l’art de tailler correctement la barbe, de friser les perruques et de couper et peigner les poils les plus récalcitrants. Il se montra rapidement assez habile dans ces différentes tâches au point que Jean Vialat, au bout de six mois, n’hésita pas à lui confier la mission délicate de raser son plus illustre client, le comte Guy en personne.

    Ambroise n’en menait pas large en tenant le rasoir au-dessus du cou de cet important personnage.

    — Dis-moi, Jean, ton élève a-t-il la main sûre ? s’enquit le comte. J’ai réussi, jusqu’à ce jour, à ne pas me faire tailler le gosier, ni par les Anglais, ni par les Impériaux, ce serait dommage de finir sous la lame d’un apprenti barbier malhabile.

    — Il est très sûr monseigneur, j’en réponds, affirma le barbier.

    La main d’Ambroise ne trembla pas et cette coupe ne coûta pas la moindre estafilade au comte Guy, ce qui finit d’asseoir la notoriété du jeune homme au château.

    Maître Vialat confia ensuite des missions plus délicates à son élève, telles que panser les plaies de tout type, les ulcères creusants ou variqueux, les brûlures sèches ou humides, les fissures scrofuleuses ou croûteuses. Ambroise apprit ensuite la saignée, qui pouvait être artérieuse ou veineuse, selon les besoins. Pour cette dernière, il sut poser le garrot pour faire saillir la veine à inciser, et donner le coup de lancette rapide et précis. Très vite le jeune homme se montra à son avantage dans toutes ces tâches, associant réflexion dans ses décisions, célérité et précision dans les gestes, et discours rassurant, tant et si bien que les patients ne voulaient plus avoir affaire qu’à lui.

    — Du diable s’il me reste quelques clients après ton passage, commenta un jour maître Vialat, ton habileté et tes propos ensorceleurs font accourir tout le monde à la saignée, là où sous ma main ils fuyaient comme lapins effrayés.

    — C’est vous qui m’avez appris à distraire l’attention du malade en l’entretenant de choses et d’autres, rappela Ambroise.

    — Certes, mais il semble, pour finir, que l’élève soit plus apprécié que le maître.

    Cela faisait environ un an qu’Ambroise travaillait pour Jean Vialat, quand son ancien écolâtre, l’abbé Dorsoy, vint un beau jour trouver le barbier et son élève.

    — Maître Vialat, déclara l’abbé, il faudrait que vous veniez consulter de toute urgence frère Léon, chapelain comme moi et confesseur du comte Guy.

    — De quoi se plaint-il ? demanda le barbier.

    — De douleurs au bas-ventre et de grandes difficultés dans ses pissoiements.

    — Diantre ! serait-ce la pierre de vessie ?

    — Je ne sais, maître Jean, mais frère Léon souffre le martyre.

    — Souffrir le martyre, c’est un vrai bonheur pour un clerc, c’est le premier pas vers la béatification ce me semble, assura Jean qui avait quelque tendance à l’humour mécréant.

    — Ne plaisantez pas, s’insurgea l’abbé, il a besoin de votre secours.

    L’abbé emmena le barbier et son élève au domicile du chapelain qui était effectivement allongé sur son lit, le visage crispé par la douleur.

    — Quand les troubles ont-ils commencé ? demanda Jean Vialat.

    — Hier, expliqua le moine, mais au début la douleur était faible, elle n’est devenue intense que ce matin.

    — Comment sont les urines ?

    — Plus une goutte depuis que le mal a commencé, répondit l’homme dans un rictus.

    — Fort bien, je m’en vais vous examiner, expliqua Jean.

    Le barbier fit remonter la robe de bure sur le ventre de l’abbé, et Ambroise constata que ce qui se disait en cuisine était exact : les moines ne portaient rien sous leur coule. Le barbier appliqua ses deux mains sur le ventre du clerc, sous l’œil attentif de son élève.

    — La vessie est fortement distendue, annonça-t-il.

    Il fit répéter cette manœuvre à Ambroise qui constata lui aussi qu’il existait une masse à la partie basse du ventre et que cette masse était douloureuse au palper.

    — Serait-il possible d’éviter que tout le château vienne m’appuyer sur le ventre ? se plaignit le moine.

    — écartez les jambes et cessez de geindre, répondit le barbier, il faut bien que j’instruise mon élève.

    Ce disant, maître Jean mit l’index de sa main droite dans sa bouche, puis il le brandit vers le ciel, comme on fait quand on veut savoir d’où vient le vent et, à la grande surprise de l’assistance, il enfonça ce doigt, sans plus de préambule, dans l’anus du moine. Ce dernier poussa un grand « Ah ! », suivi de peu par un grand « Oh ! » émis par l’abbé Dorsoy. Ambroise, quant à lui, ne dit rien, mais il ouvrit la bouche, tétanisé par la surprise. Le barbier farfouilla un instant dans le fondement du moine, arrachant à ce dernier force cris de douleur. Puis il sortit enfin le doigt de cet endroit improbable et déclara d’une voix sentencieuse :

    — Il y a bien pierre de vessie qui obture le canal de ladite vessie, il nous faut sonder à la canule. Je vais chercher le nécessaire dans mon office.

    Sur ce, maître Jean partit à grandes enjambées vers ses appartements, et son élève lui emboîta le pas, en remerciant Dieu que son mentor ne lui ait pas demandé de mettre son doigt au même endroit que lui.

    — Tu as remarqué, mon cher Ambroise, que j’ai sucé mon doigt avant le toucher mais pas après, fit observer le barbier.

    — J’ai bien noté ce détail, maître, répondit Ambroise en réprimant du mieux qu’il put un haut-le-cœur.

    Jean Vialat avait dans son office tout un tas de canules de longueur et de calibre différents, minutieusement rangées par taille dans une grande boîte en bois. Il en saisit une, très fine, qui mesurait presque une coudée de longueur. Ambroise préféra ne pas demander par où on allait introduire cet instrument et la suite ne lui fit pas regretter cette décision.

    Le barbier, revenu auprès de son patient, lui saisit la verge de sa main gauche, la faisant pointer vers le zénith, et, de sa main droite, il enfonça la canule par le méat urinaire. Frère Léon gémissait sur son lit et se débattait autant qu’il pouvait, mais Ambroise et l’abbé Dorsoy le cramponnaient solidement. Après qu’il eut enfoncé la canule sur une longueur d’un empan environ, maître Vialat abaissa le noble organe de son patient de 90°, puis poussa encore l’instrument sur une bonne palme. De l’urine se mit alors à couler par l’orifice de la verge, le long de la canule. Le frère Léon cessa de crier en regardant d’un air très étonné cette miction qui tourna rapidement à l’inondation. Il évacua ainsi environ deux pintes et déclara se sentir beaucoup mieux après cela. Le barbier retira sa sonde et il donna quelques explications à son patient :

    — Il s’agit bien d’une pierre de vessie que j’ai délogée avec ma canule, libérant l’écoulement des urines, cependant cette pierre va obturer à nouveau le canal si nous ne faisons rien.

    — Alors nous allons sûrement faire quelque chose, assura l’abbé Dorsoy.

    — Il faut réaliser l’opération de la taille que seuls les lithotomistes savent pratiquer, reprit le barbier.

    Frère Léon écoutait la conversation en ouvrant des yeux effarés. Il avait entendu parler de cette opération de la pierre de vessie, que l’on disait des plus délicates, toujours douloureuse, souvent mortelle et parfois seulement couronnée de succès.

    — Maîtrisez-vous cette opération, maître Jean ? s’enquit l’abbé.

    — Non, je n’en ai point l’expérience, mais je connais à Paris un lithotomiste réputé que nous pouvons solliciter, c’est le meilleur du pays.

    C’est ainsi que trois semaines plus tard, Laurent Collot, célèbre barbier chirurgien lithotomiste de la capitale arrivait à Laval. Entre-temps, il avait fallu sonder à nouveau la vessie de frère Léon tous les deux jours. Ambroise avait réalisé lui-même quelques-uns de ces sondages.

    Le chirurgien commença par examiner le malade, introduisant lui aussi son doigt dans l’intimité du frère Léon, intimité qui commençait à être tout autant fréquentée que la grande porte du château de Laval.

    — Il y a bien pierre de vessie, confirma l’éminent praticien, je vous félicite de votre diagnostic, maître Vialat, et je vais donc procéder à l’opération de la taille. Si vous le voulez bien, nous allons nous retirer pour nous préparer et afin que je vous explique comment vous allez m’assister.

    Ambroise était ravi de cette opportunité de voir l’une des opérations les plus réputées parmi les chirurgiens, réalisée par l’homme le plus adroit du royaume dans cet exercice.

    — Allez-vous utiliser la technique du « petit appareil » décrite par Galien ? demanda Jean Vialat à Laurent Collot.

    — Non, cette manière de procéder n’est efficace que chez les enfants. Chez l’adulte je pratique désormais le « grand appareil », décrit par un chirurgien italien nommé Jean des Romains.

    — Je ne connais pas cette manière de faire ni cet Italien, avoua Jean Vialat.

    — Peu de gens la connaissent, reprit maître Collot. La procédure débute par la mise en place d’un cathéter crénelé dans la verge pour repérer l’urètre. Ensuite, il faut inciser entre scrotum et anus sur la ligne médiane pour aborder l’urètre dans sa partie membraneuse.

    Ambroise fronça du sourcil en imaginant les douleurs que devait ressentir le patient.

    — Il suffit alors d’ouvrir l’urètre sur la canule qui sert à le repérer. Ensuite il faut dilater l’urètre dans sa partie glandulaire, à l’aide de conducteurs que les Italiens appellent des Itinerarias, et ce jusqu’au col vésical. J’introduirai enfin une tenette dans cet urètre dilaté, grâce à laquelle je pourrai me saisir de la pierre pour l’extraire.

    — Et si elle est trop grosse pour passer à travers l’urètre même dilaté ? s’enquit Vialat.

    — Je dispose de tenettes morcellantes, plus fortes, pour fractionner la pierre et l’extraire en morceaux si nécessaire.

    — Eh bien ! s’exclama Jean Vialat, quelle aventure !

    — Que faites-vous de l’incision une fois la pierre extraite ? demanda Ambroise.

    — Je la referme en un plan avec de bons fils de lin, assura le lithotomiste.

    — Et l’urètre ? s’enquit à son tour Vialat.

    — On le laisse ouvert, une fermeture pourrait le sténoser.

    — Ceci n’expose-t-il pas à une fistule ? reprit le barbier de Laval.

    — Si fait, concéda maître Collot, ainsi nous devons nous en remettre à Dieu pour éviter cette complication, il faut bien qu’il ait sa part dans le succès de notre entreprise.

    Ambroise songea que Dieu aurait effectivement quelque rôle important à jouer dans cette affaire pour qu’elle soit couronnée de succès. Jean Vialat fit appeler les deux solides garçons qui avaient l’habitude de l’aider en maintenant les patients qui s’agitaient un peu trop sous ses bons soins.

    Toute cette belle troupe pénétra dans la chambre de frère Léon, et le moine comprit en voyant l’air décidé de ces gens que les choses sérieuses allaient commencer. Tandis que le patient était installé dans la position dite « de la taille » et solidement cramponné par les aides, Laurent Collot sortit un premier instrument de sa sacoche. Il s’agissait d’une lame coupante des deux côtés, qu’il appela « un scalpel », et avec lequel il incisa la peau du périnée, comme il l’avait expliqué. Dès lors il fut bien difficile de communiquer tant les cris de frères Léon tétanisèrent les oreilles de chacun, et Ambroise comprit pourquoi maître Collot avait exposé sa technique avant de la mettre en œuvre : ensuite on ne pouvait plus rien entendre. Quoi qu’il en soit, tout se passa comme l’avait décrit le parisien, il n’eut pas besoin de morceler la pierre, qui était grosse comme une noisette et qui sortit entière dans la tenette à travers l’urètre dilaté. Il appliqua ensuite ses ligatures, comme prévu, et une heure après le début de l’opération, frère Léon avait cessé de crier, il se contentait de gémissements sporadiques, bien moins cruels aux oreilles de toute l’assistance.

    Ambroise était fasciné par ce qu’il venait de voir. La dextérité de maître Collot le laissait sans voix, il regardait le lithotomiste comme Pierre avait regardé Jésus marchant sur les eaux du lac de Tibériade. Son héros demanda une livre tournois pour le prix de son labeur, salaire qu’Ambroise trouva tout aussi extraordinaire que l’opération elle-même. Naturellement frère Léon ne possédait pas une telle fortune, mais le comte Guy se montra grand seigneur en payant cette somme, heureux qu’il était de retrouver son chapelain en bonne santé.

    Les suites de frère Léon furent des plus remarquables, le patient retrouva une miction normale, pissant fort et bien droit par l’orifice que la nature avait prévu à cet effet. Ambroise réfléchit longuement après cette guérison miraculeuse. Il sentait naître en lui une vocation pour ce métier de barbier et surtout de chirurgien. De plus les émoluments perçus par maître Collot lui montraient que cette activité le tiendrait à l’abri du besoin. Faire quelque chose qui vous passionnait tout en gagnant largement sa vie, n’était-ce pas le destin dont tout le monde pouvait rêver ?

    Un soir que son frère aîné était rentré de Vitré pour visiter sa famille, lors d’un repas chez ses parents, la discussion aida Ambroise à prendre sa décision :

    — Le labeur ne manque pas dans notre corporation, expliqua Jean, entre les barbes à faire et les malades à soigner, je trime du soir au matin.

    — Avez-vous besoin de main-d’œuvre ? demanda Ambroise.

    — Nous en aurions besoin, mais mon patron est avare comme un archevêque, il préférerait nous voir crever à la tâche plutôt que d’embaucher un apprenti. Mais si tu veux du travail, je connais un barbier d’Angers qui cherche un aide-soignant.

    — Peux-tu me faire une lettre de recommandation pour ce barbier ? demanda Ambroise à son frère.

    — Assurément, répondit l’aîné.

    C’est ainsi qu’en 1525, dans sa quinzième année, Ambroise fit son balluchon pour rejoindre la bonne ville d’Angers où il fut embauché par l’un des plus célèbres barbiers de la ville. Je ne vous dirai pas le nom de ce premier véritable patron d’Ambroise, car il ne me l’a jamais dit et il ne l’a écrit dans aucun de ses ouvrages. Tout ce que j’en sais c’est que le bougre n’était pas commode et qu’Ambroise trima comme un forcené dans sa boutique. Dès le chant du coq il fallait balayer puis ouvrir la maison aux premiers clients qui voulaient qu’on leur fasse la barbe dès potron-minet. Ensuite Ambroise devait se rendre chez les particuliers pour y peigner, mettre en paillote ou friser au fer les perruques et, là encore, tailler des barbes. Vers quatorze heures il rentrait à la boutique et devait y accueillir les clients. Il avait parfois le droit d’accompagner son patron au domicile des malades et c’était la partie la plus intéressante de sa fonction, car il vit les maladies les plus fréquentes et les soins qui s’y rapportaient. C’est également à cette époque qu’il fit la connaissance de deux compagnes qui ne le quitteraient plus tout au long de sa vie : l’agonie et la mort. Le jeune homme de quinze ans apprit à accompagner jusqu’au bout les malades incurables, à les réconforter du mieux qu’il pouvait, à voir mourir des jeunes, des vieux, hommes ou femmes, des enfants. Il pleura avec les familles, les époux, les parents. Puis, petit à petit, il apprit à cohabiter avec le deuil, mais il sut dès cette époque que ce serait là son ennemi tout au long de sa vie, qu’il était venu sur cette terre pour combattre la mort et qu’il s’y emploierait sans relâche tant que Dieu lui prêterait vigueur pour cela.

    Son patron ne lui laissait qu’une demi-journée de liberté par semaine. Maigre consolation, il avait trouvé dans la boutique du barbier un livre de médecine rédigé en français qu’il apprit par cœur, tant il avait soif de connaissances. Il découvrit dans ce traité que l’observation du malade était fondamentale dans l’art de guérir les gens et il chercha à développer en lui ce sens du détail.

    Il eut bientôt l’occasion de mettre en pratique ces recommandations. Un mendiant venait s’installer chaque jour au coin de sa rue. Le malheureux avait un bras gangrené qui pendait misérablement à son côté. Il avait encore bonne mine, mais Ambroise ne put s’empêcher de penser que cela n’allaient pas durer : la gangrène du bras ne pardonnait pas, bientôt l’inflammation allait gagner tout le corps

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