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Juliane: Autobiographie romancée
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Livre électronique243 pages3 heures

Juliane: Autobiographie romancée

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À propos de ce livre électronique

Autobiographie romancée, Juliane évoque la formation artistique de l'auteur à la fin des années vingt, ses découvertes et ses rencontres. Un cahier adjoint regroupe des photographies d'époque et des reproductions de portraits au pastel faits au cours de ses voyages.

A PROPOS DE L'AUTEURE

Marguerite-Marie Thiollier (Agnès Thiorix est un pseudonyme), 1907-2001, grande voyageuse, portraitiste, conférencière passionnée jusqu'à ses derniers jours, est née à Saint-Etienne. Son mariage avec un agent des Messageries maritimes la conduit en Chine en 1930. Son mari sera ensuite affecté à Colombo. Elle profite de ces longs séjours en Asie pour s’initier à toutes les formes d’art et de philosophie orientale. Du fait de la guerre, elle ne peut achever la thèse entreprise sur la danse indienne dans la sculpture. Devenue veuve, elle élève ses cinq enfants en se faisant guide du vieux Paris et accompagnatrice de voyages en Orient. Elle est aussi l’auteure de nombreux portraits au pastel de personnes rencontrées au cours de ses voyages. Juliane est une bio-fiction inspirée par son parcours et ses centres d’intérêt. Elle est l’auteure d'un Dictionnaire des religions, publié chez Larousse en 1966, réédité chez Marabout en 1982, et des Dames du Marais aux éditions Hervas. 
LangueFrançais
Date de sortie2 janv. 2020
ISBN9782360571673
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    Aperçu du livre

    Juliane - Agnès Thiorix

    2-915255-07-5

    Marguerite-Marie Thiollier s’est éteinte le 10 jan­vier 2001. Peu de jours auparavant, elle avait annulé, à cause d’une bronchite qu’elle croyait bénigne, une conférence sur le monas­tère de Sainte Catherine, au mont Sinaï, qu’elle devait donner le 9, chez elle, pour un cercle d’amis fidèles. Elle appro­chait du terme de sa quatre-vingt-quatorzième année.

    On connaissait Marguerite-Marie Thiollier au­teur du Dictionnaire des Religions, paru d’a­bord chez Larousse et plusieurs fois réédité. On la connut travaillant à son livre Dames du Marais, de Christine de Pisan à Clotilde de Vaux, auquel elle avait commencé à se consacrer peu après sa venue dans ce quartier du Marais qu’elle aimait tant et dont elle connaissait toutes les demeures.

    Mais personne, parmi ses amis et ses proches, n’avait eu connaissance de Juliane, ro­man en grande partie auto­­biographique dont le manuscrit vient seu­le­ment d’être dé­couvert ; elle l’avait probablement écrit peu avant de s’installer dans la maison de François Mansart, au 5 de la rue Payenne, où elle vécut les vingt-six der­nières années de sa vie. Personne non plus n’avait été mis dans la confidence du pseudonyme qu’elle s’était choisi – son nom de jeune fille, Rix, adjoint au début de son nom d’épouse – comme si elle avait voulu le réser­ver pour une nouvelle vie, après la sienne.

    Le manuscrit était soigneusement préparé pour l’édi­tion, avec les références de l’illustration de couverture — le buste de la Jeune Fille inconnue, par Laurana, conservé au musée du Louvre, image dans laquelle elle se reconnaissait peut-être —, la page de titre et les exergues des chapitres.

    On retrouve dans cette sorte de biogra­phie rêvée son parcours intellectuel jusqu’à la guerre, l’admi­ration qu’elle avait pour ses maîtres, en particulier pour Marcel Mauss, son goût pour les voyages de dé­cou­verte et la pra­tique du portrait en situation, la passion qui l’anima toujours de faire partager aussi large­ment que possible tout ce qui l’avait person­nellement enrichie. Mais il s’agit d’un roman. Les circon­stances de la vie de Juliane ne sont pas les siennes, si elles en sont bien souvent très proches.

    De belles pages à la fin du récit sont ins­pirées par le voyage que Marguerite-Marie Thiollier fit au mont Sinaï, après la guerre du Kippour, pour y visiter le mo­­nastère de Sainte-Catherine. Ainsi se rejoignent — et c’est très émouvant pour les siens — le dernier cha­p­i­tre de son livre et l’ultime travail de préparation d’une conférence qui ne put être faite.

    G.-A. T., avril 2001

    Introduction

    C’est la fin d’une longue journée du solstice d’été, accablante de chaleur ; pas une feuille ne bouge. Mais ce moment crépus­cu­laire allongeant démesurément les ombres amènera bientôt un peu de fraîcheur sous les grands arbres ou, plus sûre­ment, à l’inté­rieur des murs épais de la grosse tour médiévale, où une salle a été transformée en biblio­thèque au début du XXe siècle, lorsque la ferme fortifiée fut aménagée en maison habitable.

    C’est là que se rend presque chaque jour Juliane, qui ce soir monte un peu plus pesamment que de coutume l’escalier à vis aux marches hautes. Elle pousse la lourde porte, ouvre les rideaux et s’affale dans un grand fauteuil Louis XIV près de la seule fenêtre, mains sur les accotoirs, jambes étirées repo­sant sur une balancelle, coussins bien répartis dans le creux du dos… C’est la relaxation habi­tuelle, le repos après les fatigues de la journée qui mène à l’assoupissement.

    Au loin, on voit encore les montagnes dessinant leur pro­fil en ombres chinoises sur un ciel rouge orangé. À l’in­té­rieur de la grande pièce, les der­nières lueurs du jour font ressortir sur un fond obscur quelques objets clairs ou brillants, des feuilles blanches sur le bureau et le beige bleuté du tapis.

    C’est le calme absolu, les bruits du jour se sont tus… la vraie paix du soir descend ; le moment idéal pour attendre tranquille­ment la nuit… songer… réfléchir… méditer. Aujourd’hui plus que d’habi­tude, ce besoin s’impose avec force — « O beata solitudo » — et cependant le silence pesant peut être inquiétant, le moindre bruit peut affoler : une sou­ris qui court grignoter les livres, un insecte qui vole ou, au loin, une chouette qui hulule.

    Écouter les voix intérieures, apprécier la tranquil­lité du cré­puscule, symbole du crépuscule de la vie… Mais ce soir, il ne faut pas se laisser aller vers la déréliction, la rêverie inutile. Il faut plu­tôt faire le point, établir un bilan de l’existence jusqu’à ce jour, se juger sans indul­gence… se pencher sur le passé, tantôt avec tristesse et amertume, tantôt avec joie et gratitude. Pour cela, il est néces­saire d’écarter les petits soucis quotidiens comme les grandes inquié­tudes de l’heure, faire taire les voix du monde : pas de radio ni de télévision, ni même de jour­naux, ce qui les autres jours à cette heure offre un véri­table délassement physique et intellec­tuel, en même temps que l’information pour être dans son temps à l’écoute des agitations de l’humanité, des manifestations de la pen­­­sée universelle, des mouvements du progrès et de la vulga­ri­sa­tion scientifiques.

    Mais aujourd’hui, ne penser qu’à soi, au moment même, hic et nunc. La mélancolie du soir, la mélan­colie du cœur s’installe avec cet anniversaire, fêté en famille, parmi les fleurs et les joyeux cris d’enfants, mais quelle ironie que ce traditionnel gâteau et ses six bougies et demi, indiquant les dizaines d’années ! Rite puéril, tradition ? Coutume conservée par le souvenir de séjours en pays britan­niques, cependant peu courante dans le sud de la France. Soixante-cinq ans ! Chiffre fatidique, porte bien ouverte sur le troisième âge, bel euphémisme du mot « vieillesse », mot mal­sonnant qu’on n’ose prononcer sans songer à son triste contenu de décré­­pi­tude : infirmités, souffrances, soli­tude, mi­sères. Peut-on échapper à cette loi de l’huma­nité, à ce triste cortège de douleurs se terminant inéluc­ta­ble­ment par la mort ?

    Avant tout, songer à la santé, aller à la recherche du vieux rêve de la fontaine de Jouvence et surtout ne pas se laisser aller et oublier encore pour quelque temps que le corps n’est plus aussi souple, l’esprit aussi vif, la mé­moire aussi fidèle. Tout en étant lucide, il faut essayer d’oublier le nombre des années et la fameuse image d’Épi­nal de la pyramide des âges montrant, sur la pente descen­dante, de vieux couples de plus en plus courbés vers la tombe qui les attend.

    C’est ce que pense Juliane, en songeant que, malgré cet âge dit res­pectable, elle n’est pas pour l’instant parmi les défavorisés. Elle jette un coup d’œil, dans la demi-obscurité de la pièce, sur la masse énorme de livres venus depuis de bien nom­breuses années meubler les rayonnages, qui, faisant le tour de la salle, lui donnent une forme poly­go­nale : volumes anciens aux brunes ou fauves reliures, bro­chures jaunies et usées ou livres mo­dernes trop blancs ou glacés… Là sont les vrais amis, les serviteurs fidèles, les com­pa­gnons de tous les instants qu’on prend et reprend suivant les besoins, souvenirs aussi de toute une vie, car tous ont été feuilletés sinon lus et relus, gardant pour la plu­part de nombreux signets pour des repères faciles. Lequel d’entre eux sera choisi ce soir pour être le consola­teur, le confi­dent nocturne ? Une bonne mono­­graphie de Dürer, pour contem­pler encore sa Mélancolie et en relire une fois de plus les com­men­taires, essayant d’en déchif­frer le pro­fond éso­té­risme ? Un de ceux qui furent long­temps livres de chevet : la Bible, la Bhagavad-Gita, les Pensées de Pascal ou les Mémoires d’outre-tombe et surtout leur pré­face testamentaire de cette « voix lointaine qui sort du tombeau » ? Bel exemple de retour sur soi que ce récit d’une vie entre deux mondes, « au confluent de deux fleuves », que l’auteur mit qua­rante ans à écrire.

    Non, ce soir, laisser dormir les fantômes, n’en évoquer que quelques-uns en fermant les yeux et peu à peu se laisser gagner par le sommeil, simple­ment rester ici sans bouger du fauteuil dont l’in­cli­naison est réglable, ce qui avait dû être ima­giné jadis pour un valétudinaire par un astucieux ébé­niste ferronnier.

    Oui, rester là, songer le moins possible à l’avenir, mais regarder le présent, évoquer le passé sans trop penser à tous les êtres chers à jamais disparus qui ont hanté ces lieux, avant de s’assoupir sur place et de sombrer dans le néant. Faire un exa­men général de la situation.

    Tout d’abord l’aspect physique, vu sans complai­sance : l’état géné­ral n’est pas trop mauvais, bon pied, bon œil. Cependant, si l’ap­parence extérieure n’est pas très dégra­dée, on remarque quelques rides, des cheveux blancs, des lunettes pour lire, plusieurs fausses dents, des taches brunes sur les mains, un léger embon­point et des chairs un peu flasques… Ce sera bientôt le cri d’alarme ! Il faudra s’adonner davantage à la gymnastique et aux soins de beauté. Il est certain que les sexagénaires de notre époque n’ont plus l’allure de vieillards de ceux d’autrefois. Un régime sain, la vie au grand air et la marche ne sont-ils pas les meilleurs adju­vants quand on a la chance de vivre à la campagne ?

    Le bilan intellectuel, établi honnêtement, est-il meil­leur ? Les facultés sont-elles en baisse ? La mé­moire est parfois défaillante, la fixation difficile, les lectures trop sérieuses fatiguent, la corres­pon­dance et les comptes indis­pensables ennuient. Il faut s’achar­ner pour ne pas s’enliser dans la paresse qui conduit au « ramollisse­ment » du cerveau, lire des choses intéressantes, étudier un peu, se tenir au cou­rant des nouveautés, se remettre au dessin, à la sculp­ture abandonnés depuis longtemps. Il y a tant de choses passion­nantes à faire tant qu’on est encore valide !

    Quant au bilan moral, que laisse-t-il apparaître ? Une vie honnête qui s’efforce d’être juste, un déta­che­ment pro­gressif des richesses de l’argent et des objets qui amène à plus de générosité, plus de com­préhension d’autrui, plus de bonté, l’oubli des ran­cunes et même le pardon des offenses… Privilège de l’âge : plus de désirs sexuels avec tous les soucis qu’ils comportent, mais quelques regrets tardifs d’avoir eu trop de scrupules, nostalgie de la jeunesse et constatation de certains échecs. L’éternel : « Si j’avais su ! » Fidélité aux chers dispa­rus, à la famille, au pays, à la religion et à ses tradi­tions (jusqu’à quel point ?), notion du devoir accompli (toujours et en toutes circons­tances ?). Que d’angoisses, d’incer­ti­tudes, de faiblesses qu’une minutieuse analyse rétrospective mettrait sans doute à jour. Pour cela, il faut remonter le cours du temps, retrou­ver une mémoire fidèle appuyée par tous les événements qui jalon­nent une vie déjà longue et relati­vement mouvementée. Ceux-ci ont souvent été notés dans des agendas éphémérides qui, tous conser­vés, offrent quelque utilité de points de repères d’une vie bien rem­plie, parfois trop, ne laissant pas assez le temps de penser. Il est venu le moment de mettre de l’ordre dans les affaires, de voir clair et d’envi­sager le plus froidement pos­sible le spectre inquié­­tant de l’âge, ainsi que la venue plus ou moins proche de celle qu’on n’ose pas nommer : la mort ; l’affreuse camarde. Que signifie être prêt pour cette « éven­tua­lité certaine » ? Ce grand pas­sage débouche-t-il sur une autre vie ? Tout finit-il dans un trou noir ? Il faudra relire cer­tains ouvrages trai­­tant de ce sujet, depuis le Livre des morts égyp­tien jusqu’aux Oraisons funèbres de Bossuet en pas­sant par les Évangiles et le Bardo Thodol tibé­tain… Bel itinéraire…

    En attendant, l’obscurité vient, quelque peu éclaircie par des rayons de lune dessinant les contours des meubles de la pièce, la nuit tiède engendre une douce torpeur, le silence du lieu, le calme intérieur, l’absence de désirs et de voli­tions conduisent peu à peu la conscience évanes­cente vers l’anéantissement du sommeil profond.

    Et puis, c’est le brusque réveil avec la fraîcheur de l’aube et le jour qui point. Juliane en s’étirant se reproche vive­ment le manque de courage de la veille qui l’a inclinée à rester sur place pour ne pas faire l’effort de regagner sa chambre. Elle en cherche la cause inquiétante : la fatigue, la mélan­colie, l’angoisse ? Peut-être tout cela, dû au pas­sage dans une nouvelle étape de la vie. Cette dé­fail­lance est sans doute excusable, mais il s’agit mainte­nant de repren­dre le train-train quotidien de la mai­son, ce cher vieux « Capoulet », et aussi le col­lier de la direction d’une propriété vinicole… Tenir le coup encore quelques années… Courage !

    Juliane descend dans la grande salle remettre un peu d’ordre après le passage des enfants qui ont heureusement peu joué à l’intérieur. Elle retrouve le coin radiotélévision où elle a aussi son fauteuil habituel et sur lequel est resté son « ou­vrage de dames », pas tout à fait comme les autres : c’est un travail de longue haleine commencé de­puis plus de huit ans, d’une facture difficile sans métier, une sorte de tapisserie au petit point, d’un format tapis de prière. Le dessin en a été lente­ment élaboré. Refusant le point de Saint-Cyr et le point de Hongrie et ne pouvant exécuter les vrais nœuds senneh ou gordieh, elle avait opté pour celui à l’aiguille qu’elle avait vu pratiquer en Orient pour les ravau­dages. Après avoir bâti un simple schéma sur cane­vas, elle était allée un peu à l’aventure, partant de la bor­dure plutôt géomé­trique, en zigzag ordonné, camaïeu bleu annonçant dans une pro­gression centripète un motif sym­bo­lique de tapis chinois en forme de petit temple sur une mon­tagne — signifiant le mont Merou d’origine indienne. En semis, de petits nuages stylisés (tchi), symboles de pluie bienfaisante, motif très décoratif qui peut meu­bler de grands espaces vides, de même que la chauve-souris, em­blème auspicieux très fréquem­ment représenté dans la décoration chinoise. Seul, au centre, se détachant sur un fond beige rosé, un dragon enroulé dans un cercle. Aux deux extré­mités, des vagues ondulantes dans une gamme de bleus signifiant la traversée du fleuve des exis­tences pour aboutir à la sagesse en passant par les nuages… des difficultés de la vie. N’est-ce pas tout un programme ?

    Le travail avance lentement ! Il ne sert qu’à occuper les doigts, remplaçant les interminables tricots pratiqués pen­­dant la guerre. Patience… Temps… encore un an, deux ans, trois ans ? Peut-être plus. « Si tu meurs avant la fin, qui pourra le finir ? », demanda un jour Marianne, sa petite-fille de 7 ans qui avait déroulé cet ou­vrage inquiétant où elle ne voyait que de pâles indications au lieu d’un cane­vas aux dessins bien lisibles et aux mul­tiples cou­leurs. Imperturbable logique enfantine… Cet ouvrage sera-t-il comme une peau de chagrin où, les vides se comblant peu à peu, la fin corres­pon­dra à celle de la « manu­fac­trice » ? Instinctive­ment, Juliane ne se sent pas pressée de l’achever. Après avoir examiné ces sym­boles d’une certaine spiri­tualité orientale, elle range dans un grand coffre l’objet, avec les écheveaux de laine teints à l’échan­til­lon (le bleu du toit du temple du Ciel de Pékin ayant été particu­liè­re­ment difficile à obtenir). Puis elle se dirige vers un secrétaire qu’elle ouvre pour y prendre, bien alignés, une quaran­taine de petits agen­das de taille et de couleur différentes, tous « fatigués » pour avoir été notés et consul­tés au jour le jour. Vérifier une date ou un événement, remettre en mémoire les sites mé­connus visités dans ses voyages, retrouver parfois une adresse inscrite à la hâte, telle avait été jusque-là l’utilité de ces éphémérides, mais aujour­­d’hui il faut aller plus loin, retrouver presque toute une existence et en revivre les joies et les peines, rafraî­chir les souve­nirs, rassem­bler des papiers épars, des lettres, des fragments de journaux intimes de l’adolescence, mettre de l’ordre dans ses idées, dérouler le fil de la Parque en sui­vant le cours des années et essayer de décou­vrir un cer­tain détermi­nisme tout au long d’une existence assez dense.

    Rien ne peut nous advenir qui ne nous appartienne dans les profondeurs de notre être.

    Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète

    Regards sur le passé

    Juliane… Pourquoi ce prénom peu courant m’a-t-il été donné ? D’où vient-il ? Est-ce à cause du grand-père Jules ? (Le XIXe siècle n’a-t-il pas été l’époque des Jules ?) Peut-être. Mais sans doute aussi de la recherche d’une certaine ori­ginalité, du souvenir d’une jolie petite chapelle dans le Miner­vois dédiée à sainte Juliane dont la vie légendaire n’est connue que dans la région. Tout ce que je sais de ce pré­nom, c’est qu’il a été choisi par ma mère, disparue depuis bien longtemps. Chère mère, dont l’image s’est peu à peu effacée de ma mémoire, en dehors des photo­gra­phies plus ou moins sté­réo­typées des albums de famille, de rares instantanés et d’un pas­tel délicat, portrait de jeune fille exécuté par un ami. Elle devait être belle : che­veux blond cendré, teint clair, yeux gris-vert et cepen­dant quelque chose d’étrange dans le regard, peut-être dû à un très léger strabisme convergent mais tradui­sant une sorte de tris­tesse et de timidité qui lui donnaient un air romantique. Comme j’aurais voulu la connaître davan­tage, cette mère trop sen­sible et un peu exaltée, autant que j’en ai pu juger par quelques lettres retrou­vées après la mort de mon père et qui me paraissaient pleines de qua­lités de cœur et d’esprit.

    Je n’avais que 10 ans lorsqu’on m’annonça que ma maman, partie d’abord pour une cure ther­male suivant son habitude, pro­longerait son absence, puisque cette fois-ci elle était allée beau­coup plus loin chercher le dépay­sement ou la guérison : chez sa sœur en Algérie… et n’en était jamais revenue. Sa santé, ébranlée par les drames de la guerre de 1914-1918 où elle avait perdu deux frères, avait alors commencé à donner des inquié­tudes. Sa mala­die, mal définie et difficile à soigner, se traduisait par un manque d’ap­pé­tit, des troubles du sommeil, une certaine instabilité et une per­sis­tante mélancolie.

    Elle était originaire du Forez, région du centre est de la France aux beaux paysages tranquilles d’une douce lumière, accord mystérieux de teintes délicates des champs et des bois, des collines et des ruisseaux, admirable pays qui a tant inspiré Honoré d’Urfé. De famille austère et sédentaire, elle avait fort peu voyagé, n’allant que rare­ment à Roanne, Boen ou Montbrison pour des visites familiales et à Saint-Étienne pour des séjours de pen­sion­nat, dans cette ville noire où ses frères faisaient leurs études (l’un d’eux à l’école des Mines). Ils venaient lui faire quelques visites et l’emme­naient en vacances. Son plus grand dépla­cement avait été Lyon, où elle devait rencon­trer celui qui allait devenir son mari et lui faire connaître une région bien différente par son climat et la personna­lité de ses habitants : le Lan­gue­doc. Les caractères régio­naux étaient jadis bien plus marqués dans les provinces ; la population, plus stable, conservait certains aspects d’ori­gine quelque peu raciale donnés par les mélanges consé­­cutifs aux événements historiques. Le langage, surtout dans les villages, était soit une langue autoch­tone, soit un patois dérivé de différents langages.

    Dans ce pays méridional où désormais ma mère devait vivre, il y avait des dialectes dérivés de la langue d’oc plus ou moins teintés de provençal ou de catalan. Le français était parlé avec l’ac­cent chantant indispensable pour ne pas faire « étran­ger », auquel celui de la région lyonnaise, très loin du « pointu » parisien, l’avait quelque peu pré­parée. Il fallait aussi s’accoutumer au pays viticole, vivre par et pour la vigne presque toute l’année, comprendre son rythme, en adopter les servi­tudes ; s’habituer à une campagne bien différente de la polyculture de la plaine et des monts du Forez, pays de son enfance où elle retour­nait chaque été auprès de sa mère. Celle-ci, restée seule très jeune avec quatre enfants, enfermée dans son veuvage et son austérité, avait dû vendre une grande partie de ses propriétés pour élever sa pro­gé­niture, ne gardant qu’une massive maison carrée au grand toit à quatre pentes entre cour et jardin avec sa ferme presque attenante, à l’ex­trémité du village. L’ensemble s’appelait « la Vézeline ». Je garde un souvenir encore terrifié de cette grand-mère sévère, au rare baiser glacial, à qui il fallait obéir sans répli­­quer. J’imagine avec pitié ce qu’avait pu être l’enfance de ma chère maman — affec­tueuse, fine, trop sensible —

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