Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

À partir de $11.99/mois après l'essai. Annulez à tout moment.

Seules les pierres le savaient: Secrets coupables et amitiés troubles dans les Cévennes
Seules les pierres le savaient: Secrets coupables et amitiés troubles dans les Cévennes
Seules les pierres le savaient: Secrets coupables et amitiés troubles dans les Cévennes
Livre électronique268 pages3 heures

Seules les pierres le savaient: Secrets coupables et amitiés troubles dans les Cévennes

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

Des rencontres, des espoirs, des trahisons, des soupçons, des idylles qui surgissent sans prévenir...

Les archéologues venus faire des fouilles dans ce village des Hautes-Cévennes découvrent un pays d’une beauté exceptionnelle, mais aussi de nombreux secrets savamment entretenus. Le comte de Castelmaure vient d’enterrer sa femme, mais personne n’en parle au château où logent les scientifiques, et ces derniers l’apprendront incidemment. Un jour, en plein travail, ils reçoivent des coups de fusil qui ne les feront nullement renoncer à leur chantier, mais qui les rendront juste plus prudents, et toujours plus dubitatifs. De toute évidence, leur présence au château et leurs travaux dérangent. Ils sont entourés de personnages tous plus insolites les uns que les autres, à l’image de Marc, ce mystérieux rosiériste, ou de Mélanie, la gouvernante silencieuse. Et qui
est vraiment ce comte ? Mais les jeunes s’entêtent... Grâce à leur métier, ils savent que, si les hommes se taisent, les pierres, elles, finissent
toujours par parler.

Une remarque restitution des Cévennes, des paysages, du patrimoine, de l'atmosphère et des lumières.

EXTRAIT

Geoffroy avait entendu les cris. Plus que des cris, c’étaient des hurlements déments et continus. Il avait traversé le couloir à longues enjambées et avait ouvert la porte du salon rouge. Élisabeth était là, échevelée et défigurée au milieu de la pièce. La mallette de métal avait été vidée et son contenu répandu à terre. Tout ce qu’il avait gardé depuis de si longues années, ses souvenirs, ses petits bonheurs si rares, ses secrets, sa vie enfin, son autre vie pour laquelle il respirait
chaque jour.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Bretonne de naissance, enseignante à la retraite, Madeleine Covas vit aujourd'hui en Haute-Savoie, mais elle a longtemps résidé en Ardèche pour laquelle elle a gardé une infinie tendresse et un pied-à-terre. Avec ce roman, elle espère partager avec le lecteur sa passion pour cette terre de beauté. Elle a pris soin de restituer les aspects les plus enchanteurs de ce territoire : les coulées de lave bleue ou noire, les cratères adoucis par les forêts et les immenses châtaigneraies
abandonnées, les calades bordées de genêts et les torrents imprévisibles. Son passé historique l’interpelle aussi, avec ses nombreux sites archéologiques, ses petites églises romanes aux clochers à peigne et ses châteaux.
LangueFrançais
ÉditeurLucien Souny
Date de sortie6 avr. 2018
ISBN9782848866901
Seules les pierres le savaient: Secrets coupables et amitiés troubles dans les Cévennes

En savoir plus sur Madeleine Covas

Auteurs associés

Lié à Seules les pierres le savaient

Livres électroniques liés

Mystère pour vous

Voir plus

Articles associés

Catégories liées

Avis sur Seules les pierres le savaient

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    Seules les pierres le savaient - Madeleine Covas

    Geoffroy avait entendu les cris. Plus que des cris, c’étaient des hurlements déments et continus. Il avait traversé le couloir à longues enjambées et avait ouvert la porte du salon rouge.

    Élisabeth était là, échevelée et défigurée au milieu de la pièce. La mallette de métal avait été vidée et son contenu répandu à terre. Tout ce qu’il avait gardé depuis de si longues années, ses souvenirs, ses petits bonheurs si rares, ses secrets, sa vie enfin, son autre vie pour laquelle il respirait chaque jour.

    Les photos s’étalaient sur le parquet et Élisabeth les piétinait en hurlant, déchaînée. Photos de bébé, de petit enfant et d’adolescent, de collégien rieur et d’étudiant couronné de succès, la mer, le ciel, les bateaux, le cottage anglais, la Bretagne. Photos de réussites, de plaisir, tout ce qu’il avait gardé, pour suivre cet autre lui qu’il n’avait pas pu élever, qui n’avait pas eu le droit de vivre au château. Et les papiers secrets de la banque, ceux qui attestaient qu’il avait versé de l’argent régulièrement, qu’il avait réussi à accumuler un capital suffisant pour une vie d’étudiant, pour la vie tout court.

    D’un regard, il avait vu ses précieux souvenirs jetés au sol, dans un déferlement de cris et de piétinements. Élisabeth hoquetait en bavant, elle crachait littéralement des insultes en anglais, si violentes et si ignobles qu’il était resté froid et silencieux. Il avait songé à La Mégère apprivoisée, mais elle était pire, sa laideur naturelle habituellement devenue anodine parce qu’il ne la voyait pas, à force de la côtoyer, de l’éviter. Cette laideur n’était majestueuse que dans ce genre de situation. C’était pourtant le paroxysme de ce qu’il avait vu ou entendu. Et elle avait menacé de le tuer, de les tuer tous les deux.

    Il avait compris. Tandis qu’elle émiettait tous les documents, il était sorti de la pièce, la laissant hurler, la laissant se déchirer les vêtements, s’arracher les cheveux. Il était resté un moment derrière la porte, l’avait écoutée se frapper la tête contre les murs, contre les meubles. Il n’avait pas fait un geste. Il était descendu au rez-de-chaussée, dans la salle où les fusils accrochés au mur attendaient les chasseurs. Il les avait décrochés et mis dans un grand sac de toile, ne cherchant pas longtemps celui qui manquait sur le râtelier, se demandant simplement où il pouvait bien être, mais renvoyant à plus tard sa recherche. Il y avait ajouté rapidement les cartouches et les balles qui remplissaient plusieurs tiroirs. Puis il avait transporté le lourd paquet dans sa voiture et était sorti de la cour. « Qu’elle souffre ! Chacun son tour ! Je l’ai supportée pendant vingt-deux ans, vingt-deux ans d’affrontements ridicules, de criailleries mesquines, de honte permanente dans le village. »

    Geoffroy ne se sentait plus aucune humanité. Il avait tout fait pour ne pas arriver à ce point de rupture. Bon fils, mari fidèle, toujours à l’affût de ce qui était bien pour son nom, pour sa famille, respectueux des plus pauvres, de ceux qui espéraient en lui. Mais maintenant il sentait bien que c’était fini. Le lendemain, elle irait dans le village en hurlant sa colère et son infortune. Et les villageois ne diraient rien, comme d’habitude, par respect pour lui, par respect pour l’homme qu’il avait été, qu’il tentait d’être.

    Il avait roulé quelques kilomètres dans les bois et s’était enfoncé vers la rivière, dans ces chemins qu’il connaissait si bien, qu’il aimait tant. Il avait trouvé enfin ce qu’il cherchait : un trou assez profond sous un petit pont romain que la rumeur populaire appelait pont de la Diablesse. Il n’avait pu s’empêcher de sourire en évoquant ce nom. Il avait stoppé le véhicule et s’était débarrassé des armes et des munitions. « Elle croit qu’elle y arrivera, elle trouvera bien un fusil chez ses copains chasseurs, mais je serai là. »

    Il était revenu en conduisant lentement, sans appréhension. Il avait garé tranquillement la voiture et était passé à l’écurie. Les chevaux dormaient debout, une patte légèrement relevée. Le valet de ferme allait bientôt les mettre au pré.

    Il n’y avait plus de bruit dans le salon rouge. Il avait entrouvert la porte capitonnée. Élisabeth était couchée à terre et chantait God save the Queen. Il s’était approché et lui avait pris le pouls. Il était normal. Il n’avait pas essayé de la relever et était reparti après avoir ramassé les reliefs du carnage, les lambeaux déchirés de ses souvenirs.

    Il était sorti pour téléphoner au médecin établi au chef-lieu. Il s’était demandé comment Élisabeth avait eu l’idée de fouiller dans sa mallette. Celle-ci était censée ne contenir que ses instruments. Il l’emportait partout avec lui, avec un matériel de première urgence. Mais elle avait un double fond assez profond dans lequel il transportait aussi tous ses documents secrets.

    Il avait été presque soulagé. Elle savait maintenant, elle savait vraiment. Il n’aurait plus à dissimuler. Comment avait-elle pu imaginer qu’il abandonnerait cet enfant ? Il avait essayé de reconstituer la succession des indices qui avaient conduit sa femme vers la cachette. Certainement la rencontre dans la forêt. Cette rencontre inattendue et silencieuse, le même cheval, le même chien, la même silhouette, les mêmes mains. C’était lui vingt-cinq ans plus tôt, exactement lui. Personne n’avait parlé ; les forestiers qui les accompagnaient s’étaient tus soudain, pétrifiés, car eux savaient, tout le monde savait ici. Et c’était arrivé. Bêtement. Mais finalement c’était mieux ainsi.

    Geoffroy s’était assis dans un fauteuil et avait attendu. La femme de chambre était entrée dans le salon et il l’avait entendue tenter de convaincre la malade de se lever. Celle-ci chantait toujours. Cette pauvre Séraphine avait l’habitude. Elle l’avait déjà récupérée nue sur la route, ou, dans le grand bassin, s’abritant sous un parapluie. Elle lui parlait doucement et réussissait toujours à la calmer pour la mettre au lit. Depuis vingt-deux ans, elle aussi devait être usée. Le médecin était venu, comme les autres fois ; il avait administré un calmant en signalant que Geoffroy aurait pu le faire lui-même.

    Geoffroy était entré dans la chambre, à regret. Elle était assise avec deux gros oreillers dans le dos. Elle lui avait tendu la main et il s’était approché, un peu gêné, devant le docteur, et là elle lui avait demandé de jurer quelque chose afin qu’elle puisse vivre, car elle se sentait très malade. Il avait deviné le piège, car dans sa folie elle conservait parfois une cruelle lucidité. Et ce tutoiement inhabituel… Il avait tenté rapidement de diagnostiquer les signes de la fin. Elle avait les yeux profondément enfoncés dans les orbites, la peau grisâtre. Il s’était dit qu’elle n’en avait plus pour longtemps, alors… Elle lui avait demandé de ne jamais le voir tant qu’elle serait vivante, de ne jamais le recevoir au château. Et devant le médecin et la femme de chambre, humilié, il avait juré. Lâchement.

    Geoffroy se blottit dans le fauteuil à oreillettes. Il revoyait cette scène comme il l’avait vécue huit ans auparavant. Huit années. Car elle avait vécu, la moribonde, vécu comme un zombie, mais elle était là, enfermée dans sa chambre et dans son mutisme. Huit ans d’angoisse à la veiller jour et nuit, lui-même ou quelqu’un d’autre ; huit années à distiller son chagrin, son écœurement, à calculer les heures, les jours, les années. Était-ce sa punition ?

    Oh ! il y avait bien eu quelques velléités de vie sociale, au début ! Elle avait lancé des invitations aux notables et ils étaient venus, par politesse. Mais sa folie n’avait pas résisté : debout sur la table à la fin du repas, s’arrachant les vêtements et maudissant tous les bâtards de la terre. Maîtrisée, calmée, elle s’était enfoncée peu à peu dans le silence, exigeant de changer sa garde-robe pour s’habiller en grand deuil et faisant même draper en noir les murs de sa chambre dont elle n’avait plus jamais voulu ouvrir les fenêtres.

    Au village, on la connaissait depuis longtemps, depuis son arrivée d’Angleterre. Méprisante pour les commerçants, exigeante avec ses femmes de chambre, toujours une remarque sarcastique à la bouche, dure avec les gens simples. Elle n’aimait pas le peuple et il le lui rendait bien. Ses traversées du village à cheval au grand galop, le fusil à la main comme dans un western, avaient laissé de mémorables souvenirs. Et l’on plaignait ce pauvre M. le comte, « le pauvre homme avec une telle bonne femme ».

    Il avait renoncé à son travail de chirurgien militaire, mais il était resté attaché à un service de chirurgie orthopédique à Lyon où il se rendait deux jours par semaine. Alors, lorsque Séraphine, percluse de rhumatismes et épuisée, était venue lui demander de la laisser partir, il avait eu un moment de désespoir. Heureusement, Mélanie avait été là. Mélanie, sa bouée de sauvetage, qui lui avait permis de vivre toutes ces années la conscience en repos. Mélanie s’était installée au château, dans la chambre voisine de celle d’Élisabeth. Et Geoffroy avait pu continuer à opérer, avec le plus grand plaisir, même lorsque les cas étaient difficiles.

    « Tu ne le verras jamais de mon vivant… » Il ne l’avait vu que par hasard, lors de leurs sorties cavalières. Ils ne se regardaient pas, se croisaient en silence, attentifs à l’allure des chevaux, mais c’était un silence douloureux.

    Et Élisabeth s’était éteinte un matin sans crier gare, surprenant Mélanie par sa sortie discrète alors qu’il était à New York pour témoigner contre les mines antipersonnel parce que cette saloperie humaine, comme il disait, l’empêchait de dormir.

    Le fax du CNRS était laconique : Autorisation accordée pour Rochemure, crédits compris. Blaise le relut plusieurs fois, malgré tout. C’était incroyable ; jamais il n’avait eu une telle autorisation pour un si petit site et les crédits alloués avec, sans avoir besoin de réclamer. Enfin, cette longue période d’inaction était terminée. Il allait pouvoir guérir complètement en se remettant au travail. Deux jambes brisées dans un accident stupide sur un chantier de fouilles en Jordanie l’avaient immobilisé près de six mois. Stupide, vraiment : le palan qui servait à soulever les blocs était tombé sur ses membres inférieurs. Il avait été immédiatement évacué par avion sanitaire. Six mois de repos forcé. Six mois à se ronger intérieurement, à se demander s’il avait eu quelque responsabilité dans cet accident, à soupçonner même ceux qui l’entouraient. Des bêtises dont il ne voulait plus parler.

    Pendant ce temps, les fouilles de sauvetage avaient pris fin : celles qu’on réalisait dans l’urgence, quand des vestiges archéologiques mis au jour par hasard, au cours de travaux de voirie ou de construction, demandaient une rapide intervention. Il avait donc espéré un nouveau chantier. Enfin, il y était arrivé ! Un site récemment découvert, dans une vallée perdue des Hautes-Cévennes, au bord d’un plateau volcanique bordé de coulées violettes de basalte, un endroit vierge, mais sans doute bien abîmé par le temps et les différentes occupations humaines. Mais un terrain que personne n’avait encore exploré. Blaise fut soudain heureux, retrouvant quelques instants l’enthousiasme de ses débuts, quand, admirateur de Champollion, il voulait mettre ses pas d’adolescent dans ceux du géant. Trente années avaient passé et Blaise avait senti souvent cet enthousiasme s’émousser dans des chantiers sans âme, au fond de trous poussiéreux, sous un soleil accablant, avec des journées entières à remuer du sable, pour devoir renoncer enfin parce que le temps des recherches était fini, parce que le pays d’accueil avait changé sa politique, parce qu’un grand archéologue à la mode et très médiatisé allait prendre la suite. Mais maintenant personne ne viendrait parader devant les caméras à l’heure du journal télévisé. Ce site n’intéressait personne. Le miracle étant que Blaise avait obtenu non seulement l’autorisation, mais aussi les crédits. Et cette période exceptionnellement longue d’une année offerte comme un cadeau.

    Il attendit avec impatience le passage du facteur. Son père frappa à la porte pour lui remettre deux grosses enveloppes. Une bonne odeur de cuisine s’infiltra dans sa chambre : sa mère préparait un pâté limousin. Il en aimait la pâte briochée et ce moelleux intérieur de pommes de terre et de crème mêlées au hachis de viande. Un vrai délice. Pas bon pour sa ligne pourtant !

    Depuis qu’il était revenu dans la maison familiale, après son opération, il avait retrouvé ses parents, la cuisine de sa mère, le jardin, la famille au complet, et, finalement, cela ne lui avait pas pesé, bien au contraire, jusqu’à ses premiers pas sans cannes. Le temps passant, il supportait de moins en moins les incursions dans son bureau, les questions de son père, les cris de ses neveux qui se chamaillaient dans la cour, les remarques acides de sa sœur divorcée qui lui reprochait de ne s’être jamais marié. Il préférait ne pas y songer.

    La maison surtout avait eu un heureux effet sur lui. Finalement, il ne l’avait jamais beaucoup aimée, ne la regardant jamais, ne la voyant pas. Pendant ces longues semaines passées dans sa chambre, dans le salon ou dans le jardin, il en avait admiré l’harmonie simple et équilibrée avec sa façade symétrique, ses grandes fenêtres au sud qui buvaient la lumière et sa véranda de bois. La glycine un peu envahissante était en fleurs depuis février et ses longues grappes bleues dégringolaient sur les balustrades dans un arrangement négligé que sa mère entretenait soigneusement. Dans le jardin, deux gros camélias étalaient leurs fleurs sous les rigueurs de l’hiver, et les corolles rouges et blanches paraissaient si parfaites qu’on s’en approchait pour les toucher afin d’être sûr qu’elles n’avaient pas été posées là par quelque artifice de carnaval. Les arbres fruitiers au fond du petit potager fleurissaient maintenant et Blaise les trouvait beaux, surtout les bouquets blancs des cerisiers. Fallait-il vieillir pour apprécier l’essentiel ?

    Depuis quelques jours, il marchait vraiment bien. Et pourtant l’effet était le contraire de celui qu’il escomptait. Il se sentait déprimé, amer, inutile. Ses souvenirs douloureux étaient revenus – Anne-Lise, toujours –, alors qu’il se croyait guéri.

    Mais là, tout allait changer. Les photos du site, les croquis faits par Jean-Jacques, son ami et collaborateur depuis toujours, s’étalaient maintenant sur son bureau. Pour un néophyte, ces documents ne voulaient rien dire, mais au CNRS on ne s’y était pas trompé : quelque chose d’important se cachait sous la verdure, sous les fourrés inextricables, sous les vignes, et même sous le village actuel.

    On était en mars. Les investigations commenceraient en avril et cette première campagne allait durer trois mois. Puis on rangerait le matériel pour faire le bilan du travail, reprendre les dessins et les photos, en tirer des conclusions. Blaise se réjouit de fouiller au printemps en France. Il ne craignait pas les intempéries, mais les chaleurs infernales d’Égypte, de Syrie, voire de Grèce, lui semblaient, depuis quelques années, insupportables. Pourtant, les fouilles se faisaient le plus souvent en cette saison ou en hiver. Il se remémora Abou Simbel avec plus de quarante-cinq degrés à l’ombre et une fatigue extrême qui enlevait à tous l’envie de travailler. Et quand arrivait le soir, après un superbe coucher de soleil sur le lac Nasser, on grelottait sous les tentes, et les nuits n’apportaient pas le repos si nécessaire.

    Naturellement, il sentait bien qu’il ne pourrait plus rester longtemps à genoux dans les tranchées ou assis sur des pierres branlantes. Il pensait avec émotion à Legrand, un de ses professeurs, qui l’avait invité pour sa première grande campagne de fouilles, au Pérou. Il y songeait même sans rancœur bien qu’Anne-Lise l’ait choisi. Legrand avait toujours avec lui un petit siège de cuir pliant qu’il dégageait avec dextérité de son sac à dos. Il s’asseyait tranquillement dans la caillasse et personne n’aurait osé sourire du grand homme. Maintenant, Legrand ne venait plus sur les chantiers. Il avait encore un temps travaillé à l’Institut, jusqu’à ce que sa maladie l’empêche de paraître en public : ses forts tremblements le mettaient hors course pour toutes choses.

    « Je trouverai aussi un siège. » Cela ne lui sembla pas anormal, il s’adaptait tout simplement à son accident et aussi à son âge. N’avait-il pas dépassé la cinquantaine ?

    Depuis qu’il était revenu, bien malgré lui, à Limoges, il avait davantage d’indulgence pour son père qui, dans sa vieillesse, paraissait avoir acquis un peu de sérénité et ne vivait plus d’invectives et d’éclats de voix comme au temps où il travaillait à la préfecture. Une obscure fonction sans doute, qui ne le satisfaisait pas. Sa mère, toujours effacée et discrète, hantait le jardin à longueur de journée et Blaise se demanda si elle avait aussi bien résisté au temps grâce à ses fleurs.

    — Blaise, téléphone…

    — Je prends dans ma chambre.

    C’était Jean-Jacques.

    — Allô, Blaise ? Alors, mon vieux, on remet ça ?

    — Il va bien falloir. Enfin, je suis bien content, j’ai cru être bon pour la réforme.

    — Mais non, tu sais bien qu’il aurait pu t’arriver pire…

    — Pire ?

    — Eh oui, des fouilles sous-marines…

    Ils rirent tous deux, complices, heureux de se retrouver dans l’action et dans ces petits mots à code dont eux seuls possédaient la clé.

    — Ne parle pas de malheur. Bon, c’est pour le 1er avril, tu es sûr que c’est vrai ?

    — Arrête ! Je peux récupérer le tout-terrain et te prendre à Limoges. J’en profiterai pour embrasser ma grand-mère en passant à Clermont. Elle se plaint toujours de ne jamais me voir. Elle sera enchantée de nous héberger une nuit.

    Brave Jean-Jacques ! Non seulement il lui rendait infiniment service en déplaçant le véhicule de Paris jusqu’en Ardèche, mais encore avait-il tout prévu pour rendre le voyage moins fatigant.

    — D’accord. Tu arrives quand ?

    — Dès que les appareils seront révisés. On a récupéré un nouvel engin qui fait un remarquable travail de repérage jusqu’à un mètre de profondeur. Enfin, je demande à voir. C’est Ariane qui sait bien l’utiliser. Je serai chez toi sans doute dans quatre ou cinq jours. Il faudrait bien être là-bas un peu avant ; on va devoir se loger et c’est le désert.

    — Quand tu voudras, je serai prêt. Que dit Ariane ?

    — Elle est ravie de retravailler avec ses deux machos. Elle nous rejoindra. Tu pourrais appeler le maire ?

    Blaise raccrocha, après avoir noté le numéro du premier magistrat de la commune, qu’il faudrait visiter à l’arrivée et ménager, mais qui pourrait leur être d’une grande utilité pour résoudre les problèmes administratifs sur place. Il était soulagé ; les appareils photo, les ordinateurs, les viseurs, le système sonar, les batteries, cela faisait beaucoup de matériel, mais il connaissait Jean-Jacques : tout serait là, en ordre, dans quatre jours.

    Il s’était senti limogé, dans le vrai sens du mot, mais il savait, en y songeant, que rien ni personne n’auraient pu changer sa situation. Ces six mois, si difficiles à vivre, lui avaient donné un peu de temps pour réfléchir ; il avait revu tout son passé d’archéologue passionné, puis un peu désabusé. Finalement, il n’était pas mécontent de lui-même et, si les dernières semaines lui avaient semblé longues, il était devenu plus serein. Il avait pu mettre de l’ordre dans ses multiples notes destinées à un futur ouvrage sur les différents sanctuaires réservés au dieu Baal autour de la Méditerranée. Son travail lui avait paru plus avancé qu’il ne le pensait.

    Sa mère avait aussi joué un rôle apaisant. Elle ne lui avait jamais parlé de ses absences, de ses silences pas toujours justifiés. Elle l’avait traîné dans les jardins de l’Évêché pour admirer les installations des jardiniers et la taille des arbres en forme de nuages. Elle l’avait entraîné sur les bords de la Vienne, dans les anciens chemins de halage chargés d’histoire ou dans des expositions charmantes de vieilles photos où l’on pouvait voir les lavandières aux bras nus, le battoir à la main. Il s’était même rendu avec elle sur le marché de Brive, si haut en couleur grâce à l’accent rocailleux des paysans encore nombreux, ou dans les foires aux cochons culs

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1