Droit européen de la concurrence: Ententes et abus de position dominante
Par David Bosco et Catherine Prieto
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À propos de ce livre électronique
Qu’il s’agisse d’ententes secrètes, de techniques contractuelles pernicieuses, d’abus par pratiques d’éviction de concurrents méritants ou d’exploitations de rente de situation, ce droit traque les hausses des prix, les cloisonnements territoriaux, les limitations de la production, les baisses de qualité et les confiscations de l’innovation.
Intitulé « Politiques de concurrence », le premier titre développe les tenants historiques, économiques et juridiques. Le deuxième traite des « éléments fondamentaux » que sont la notion de pouvoir de marché et le champ d’application des articles 101 et 102 TFUE. Les titres troisième et quatrième détaillent, quant à eux, les qualifications d’ « entente » et d’ « abus de position dominante ». Enfin, le dernier titre décrit en profondeur la mise en œuvre procédurale du droit des ententes et des abus de position dominante dans la sphère publique (public enforcement) et dans la sphère privée (private enforcement).
L’ouvrage s’adresse au monde universitaire et aux praticiens du droit de la concurrence (magistrats, membres des autorités européennes de concurrence, avocats, juristes d’entreprise) et leur offre un exposé complet du droit des ententes et des abus de position dominante, dans ses origines, son actualité et ses évolutions pressenties tant la matière est en situation d’effervescence permanente.
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Aperçu du livre
Droit européen de la concurrence - David Bosco
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© Groupe Larcier s.a., 2013
Éditions Bruylant
Rue des Minimes, 39 • B-1000 Bruxelles
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Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent ouvrage, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
ISBN : 9782802744368
Catherine Prieto est Professeure à l’École de droit de la Sorbonne (Université Paris 1-Panthéon Sorbonne).
David Bosco est Professeur de droit à Aix-Marseille Université.
Tout commentaire critique est bienvenu à l’adresse suivante : [email protected].
Le 1er août 2013.
Sommaire
Titre 1. – Politiques de concurrence
Chapitre 1. – Quêtes de politique de concurrence
Chapitre 2. – Affirmation de politiques de concurrence
Chapitre 3. – Convergence des politiques de concurrence
Titre 2. – Éléments fondamentaux
Chapitre 1. – Pouvoir de marché
Chapitre 2. – Champ d’application
Titre 3. – Ententes
Sous-titre 1. – Méthodologie générale
Chapitre 1. – Nocivité au sens de l’article 101, paragraphe 1
Chapitre 2. – Mise en balance au sens de l’article 101, paragraphe 3
Sous-titre 2. – Analyse par type d’ententes
Chapitre 1. – Restrictions horizontales
Chapitre 2. – Restrictions verticales
Chapitre 3. – Restrictions relatives à l’innovation
Titre 4. – Abus de position dominante
Chapitre 1. – Prolégomènes
Chapitre 2. – La domination du marché
Chapitre 3. – L’abus
Titre 5. – Mise en œuvre procédurale
Sous-titre 1. – Prolégomènes
Chapitre 1. – Distinction entre la mise en œuvre dans la sphère privée (private enforcement) et la mise en œuvre dans la sphère publique (public enforcement)
Chapitre 2. – Évolution historique
Chapitre 3. – Le contentieux des pratiques anticoncurrentielles aujourd’hui
Sous-titre 2. – Mise en œuvre dans la sphère publique
Chapitre 1. – Organisation du contrôle entre les autorités de concurrence européennes
Chapitre 2. – Mise en œuvre par la Commission européenne
Chapitre 3. – Mise en œuvre par les autorités nationales de concurrence, l’exemple français
Sous-titre 3. – Mise en œuvre dans la sphère privée
Chapitre 1. – Mise en œuvre devant les juridictions nationales
Chapitre 2. – Mise en œuvre devant les arbitres
Index
Table des matières
« Des devoirs de ceux qui exercent quelque commerce
On peut ajouter pour un devoir général des marchands celui d’observer les règlements et ordonnances qui les regardent et particulièrement ceux qui défendent les monopoles.
La même justice qui défend les monopoles défend aussi les complots de ne pas donner de certaines marchandises à un moindre prix que celui dont ils seroient convenus entre eux ».
Jean DOMAT, Droit public, Livre premier « Du Gouvernement et de la Police générale d’un État », 1697 in Les Loix civiles dans leur ordre naturel, Le droit public et Legum delectus, Paris, nouvelle édition, 1777, Titre XII. Du commerce, Section II : VII et VIII.
*
« Friedrich von Savigny’s legal fatalism, however, was in keeping with the spirit of his own times of the century to follow. In particular, economic conditions appeared to the lawyers of this era as ineluctable facts, to which the law had to adapt itself. The prevailing view was that the private law in force at any given time, as the system of private interrelationships between citizens, represents at all times the spirit of the prevailing social and economic situation. The politico-legal task of science can only ascertain in each case the most recent social and economic situation and make recommendations as to how the law should adapt itself to this situation. Confronted with such a fatalistic attitude the lawyer can only adjust to the economic conditions. The formation of cartels, for instance, was accepted by the Imperial Court as an unalterable fact since the indicative and fateful decision of 4 February 1897. No attempt at wall was made to formulate a law controlling cartellisation by using the principles embodied in the commercial code…
In reality, they were destroying the basis from which political economy specialists are able to comment in realistic terms upon the major issues of practical economic policy. Even the identification of the problems involved became too narrow. Typical, for instance, is the attitude assumed by Gustav von Schmoller and his school towards the formation of monopolies which had been growing in the German economic system at an increasing rate since the closing decades of the nineteenth century. The fundamental and, at the same time, practical question as to whether the overall system of the economy is destroyed by the formation of monopolies was touched upon but not seriously posed. Had this been done, they would have realised what the permeation of the economy by private power groups means. »
Walter EUCKEN, Hans GROSSMANN-DOERTH, Franz BÖHM, The Ordo Manifesto of 1936, in Alan PEACOCK and Hans WILLGERODT (ed.), Germany’s Social Market Economy : Origins and Evolution, MacMillan 1989, p. 15
*
« Or, l’article 102 TFUE appartient au nombre des règles de concurrence qui, telles celles visées à l’article 3, paragraphe 1, sous b), TFUE, sont nécessaires au fonctionnement dudit marché intérieur.
En effet, de telles règles ont précisément pour objectif d’éviter que la concurrence ne soit faussée au détriment de l’intérêt général, des entreprises individuelles et des consommateurs, contribuant ainsi au bien-être dans l’Union. »
Cour de justice de l’Union européenne, 11 février 2011, C-52/09, TeliaSonera Sverige AB, pts 21 et 22.
*
Titre 1.
Politiques de concurrence
1. Perceptions et traitements des accaparements. La politique de concurrence ne se décline qu’au pluriel. C’est un domaine de malentendus tant se multiplient les approches contradictoires, les polysémies, les complexifications et les simplifications jusqu’à la caricature. Il est opportun de rechercher des fils conducteurs pour défaire les nœuds d’incompréhension. Les règles de concurrence ont des sources très anciennes dans la lutte contre les accaparements.
Les monopoles et les collusions sur les prix et la raréfaction de marchandises ont été très tôt stigmatisés. Cependant, les modes d’appréhension ont varié. L’évolution de la relation entre le droit et l’économie permet d’opérer une césure pour éclairer deux grandes périodes. Avant la Seconde Guerre mondiale, les règles relatives aux monopoles et aux collusions ont été conçues sans l’aide de l’analyse économique. On doit même souligner que, à partir du XVIIIe siècle, la théorie économique a vivement contesté toute règle en faisant valoir que la seule régulation efficace résidait dans la concurrence conçue comme un mécanisme naturel. Les approches juridiques et économiques s’ignoraient ou s’opposaient et, pour cette raison, cette période n’est caractérisée que par des quêtes de politique de concurrence (Chapitre 1). En revanche, après la Seconde Guerre mondiale, l’interpénétration du droit et de l’économie tend à se réaliser. Il est alors largement admis dans la pensée économique que le mécanisme d’une concurrence pure et parfaite n’est qu’une vision idéalisée et que la réalité des marchés en est très éloignée. La concurrence n’est pas un processus issu d’un ordre naturel, mais un processus à construire dans un cadre juridique pour qu’elle puisse véritablement faire son œuvre en tant que mécanisme de régulation de l’économie de marché. La qualification de politique de concurrence peut alors être retenue, même si elle s’applique à des conceptions souvent très contrastées (Chapitre 2). Mais ces contrastes ont été si accentués que les politiques de concurrence ont bien imparfaitement relevé les défis lancés à l’échelle mondiale par la puissance économique. L’application unilatérale par les États-Unis de la doctrine dite des effets s’est avérée un piètre calcul. En outre, elle les a confortés dans la posture d’une obstruction systématique à l’élaboration d’un droit international de la concurrence. Avant d’envisager un projet aussi ambitieux, comme les Européens le souhaitaient, il était peut-être nécessaire de passer par une phase de transition telle que la convergence spontanée des politiques de concurrence (Chapitre 3).
Chapitre 1 Quêtes de politique de concurrence
Sommaire
Section 1. – Antiquité : stigmatisation des accaparements d’Aristote à Dioclétien
Section 2. – Angleterre : du Monopoly Act de 1624 à la pensée libérale classique
Paragraphe 1. – Protection contre les private and public monopolies
Paragraphe 2. – Protection contre les Contracts in restraint of trade
Paragraphe 3. – Smith : la libre concurrence dans l’économie libérale classique
Section 3. – France : de la rigueur de Domat à l’admission des « ententes industrielles »
Paragraphe 1. – Domat : crimes de monopole et de complot limitant la liberté du commerce
Paragraphe 2. – Boisguilbert et les Physiocrates : la liberté de la concurrence comme mécanisme de régulation d’un ordre naturel
Paragraphe 3. – Après-1789 : faiblesse des textes révolutionnaires et du Code pénal de 1810
Paragraphe 4. – Délitement du délit de coalition et tergiversations sur les ententes industrielles
Section 4. – Autriche et Allemagne : des faveurs pour les cartels aux sources de la politique européenne de concurrence
Paragraphe 1. – Autriche et République de Weimar : prémisses fragiles d’un droit de la concurrence
Paragraphe 2. – Ordolibéralisme : la concurrence, processus construit et protégé dans un cadre constitutionnel de l’économie
Section 5. – États-Unis : alternances de trust busting et d’atermoiements
Paragraphe 1. – Sherman Act de 1890
Paragraphe 2. – Mise en œuvre : flux et reflux
2. Nocivité identifiée, mais mal appréhendée. Dès l’Antiquité grecque, la nocivité de certains stratagèmes a bien été perçue comme des formes d’enrichissement au détriment de la collectivité. C’est ainsi qu’est né le terme « monopole ». Quant au terme « complot », désignant certaines pratiques entre commerçants, il exprime clairement que celles-ci affectent la chose publique. De Solon, figure tutélaire du législateur sage et soucieux de la protection de son peuple, à l’empereur Dioclétien à la fin de l’Antiquité romaine, la lutte contre les accaparements est une préoccupation constante traduite par un arsenal de règles sévères d’interdictions et de limitations à la liberté du commerce et même parfois par l’interdiction de privilèges consentis par la puissance publique (Section 1). L’esprit de ces règles a traversé les siècles comme en témoigne Domat : les accaparements par la voie de monopoles et de complots doivent être sanctionnés en tant que crimes. En Angleterre aussi ont été recueillies, au titre de lois venant du fond des âges, des règles limitant la liberté du commerce. Quant aux privilèges consentis par le pouvoir royal, ils ont même été ressentis de manière exacerbée et rejetés avec force par le Parlement dans le Monopoly Act de 1624. Or, en Angleterre (Section 2), comme en France (Section 3), ces règles vont être dénoncées comme étant les causes, et non les remèdes, des raréfactions de l’offre et, partant, des disettes. Sous les coups de boutoir du libéralisme, issu de Boisguilbert et de Smith, ces règles vont donc connaître un délitement progressif. On peut comprendre que certaines règles tatillonnes, limitant les conditions de circulation des marchandises, aient démontré leur inefficacité. Mais le mot d’ordre « laissez faire les hommes, laissez passer les marchandises » va emporter et balayer aussi le cœur de la protection contre les effets pervers des monopoles et des collusions. C’est au nom de la théorie économique et du mécanisme naturel de la concurrence que ces règles de protection sont battues en brèche tout au long du XVIIIe siècle. Puis, avec la révolution industrielle, ce ne sont plus les raréfactions qui sont déplorées mais les surproductions. Pour y remédier, c’est encore au nom de la nécessaire liberté économique, qu’apparaît au cours du XIXe siècle l’appellation de « bonnes ententes », désignées aussi comme des « ententes industrielles ». Il faut attendre quasiment la fin du XIXe siècle pour que, à l’encontre de la pensée libérale classique, resurgissent des prises de conscience aiguës de la nocivité des méthodes d’accaparement : d’abord en Autriche, puis en Allemagne (Section 4). Mais l’effondrement de l’Empire austro-hongrois et la faiblesse de la République de Weimar ne vont pas permettre au sursaut juridique de prendre son envol et ce n’est que dans la clandestinité que l’ordolibéralisme va renouer avec la nécessaire lutte contre les monopoles, les ententes et les privilèges. Quant aux États-Unis, le Sherman Act est assurément une prise de conscience de la nocivité de ces nouvelles formes d’accaparement que sont les pools et les trusts. Mais, parce qu’elles sont à contre-courant de la doctrine économique dominante, ces règles sont perçues comme des manifestations de populisme. Elles connaissent une mise en œuvre très prudente, puis une brève période d’intensification dénommée trust busting pour retomber dans un reflux que viendra conforter la crise de 1929 (Section 5). L’histoire de ces cycles souligne combien les juristes ont peiné à répondre à l’attente légitime d’une protection efficace contre les accaparements. On voit aussi comment ils se sont vus opposer un ordre naturel résultant d’une singulière liberté de la concurrence. C’est seulement quelques années avant la Seconde Guerre mondiale que s’impose l’idée selon laquelle la lutte contre les accaparements doit passer par une protection du mécanisme de la concurrence lui-même.
Section 1. – Antiquité : stigmatisation des accaparements d’Aristote à Dioclétien
3. Monopole de Thalès. Les tentatives de domination d’un marché par des stratégies d’entraves à l’encontre de concurrents sont apparues avec les balbutiements du commerce lui-même. Ainsi, les monopoles semblent avoir déjà été identifiés par les Égyptiens. Mais l’étymologie du terme renvoie à la Grèce antique avec monopôlion constitué à partir de monos signifiant « seul » et pôlein « vendre ». Le monopole était bien connu comme un ressort d’enrichissement et, par là même, la loi de l’offre et de la demande l’était également, au moins intuitivement. Une anecdote rapportée par Aristote nous dévoile un aspect singulier de la célébrité de Thalès auprès de ses contemporains, qui est bien éloigné du fameux théorème qui porte son nom (1). Face à l’incompréhension que suscitait sa pauvreté et la remise en cause de l’utilité de ses connaissances, Thalès fit preuve de son ingéniosité en se livrant à une démonstration édifiante. Sur la base de ses calculs en astronomie, il parvint à prévoir une période propice à une abondante récolte d’olives et il prit en location tous les pressoirs à olives de la région de Millet et de Chios. Quand celle-ci advint, il était le seul à disposer de pressoirs et il les sous-loua à un prix très avantageux. La démonstration était ainsi faite : les philosophes peuvent aisément s’enrichir s’ils le décident, mais ce n’est pas ce vers quoi ils tendent par inclination. C’est dans ce contexte qu’Aristote expose le monopole en tant que stratégie d’enrichissement par une manipulation de l’offre par rapport à la demande. On comprend que cette manipulation conduit aux dérives de la chrématistique qu’Aristote a tant décriée. Il opère ensuite une distinction entre le monopole particulier et le monopole de l’État. Pour illustrer le premier type de monopole, il rapporte une autre anecdote : celle d’un particulier en Sicile qui aménagea des dépôts pour acheter le fer de toutes les usines et s’enrichit, mais qui fut ensuite chassé par Denys de Syracuse lorsque celui-ci découvrit son stratagème. S’agissant des monopoles des États, il ajoute que « c’est de cette seule partie de gouvernement, que bien des gouvernants croient devoir s’occuper ». Les illustrations sont alors inutiles. C’est dire combien le monopole était connu, pratiqué et déjà déploré dans les temps les plus reculés.
4. Soupçons d’accaparement et contrôle du commerce à Athènes. L’approvisionnement à Athènes a toujours été un enjeu de survie en raison des faibles rendements sur la terre aride de l’Attique. Mise à part la défense d’exporter des céréales et des fruits autres que les olives qui étaient toujours abondantes, le commerce est certes resté libre, mais très surveillé pour éviter les accaparements. On fait remonter à la sagesse de Solon la nécessité d’une telle surveillance. En effet, dès la moindre disette, les accapareurs étaient recherchés à tort ou à raison. Il fallait donc bien répondre à ces soupçons récurrents. Les destinations des bateaux et les cargaisons étaient très surveillées, dans leur nature et leur quantité. La réception et l’acheminement du grain vers des greniers étaient également très surveillés. Ces précautions ne suffisaient pas. On mentionne une loi qui défendit sous peine de mort d’acheter d’un seul coup plus de trente charges de grains sous peine de mort et promit aux dénonciateurs la moitié des charges confisquées (2). On trouve également des témoignages relatant la quête d’un juste prix, voire la fixation d’un juste prix. Cet encadrement du commerce ne devait pas suffire à rassurer le peuple d’Athènes. À titre d’appoint, des achats publics étaient organisés en vue de distributions gratuites de blé. Des officiers spéciaux étaient en charge d’assurer l’exécution rigoureuse de ce service. Il s’agissait de fonctions importantes qui pouvaient permettre d’accéder aux plus hautes dignités.
5. Cléomène : l’expérience d’un marché faiseur de prix sous surveillance administrative. Les historiens de l’économie nous incitent à la prudence dans l’analyse des faits et des écrits historiques. D’abord, parce que les découvertes ne cessent d’être faites pour toutes les époques de l’Histoire, y compris les plus anciennes, et conduisent à écarter bien des idées reçues. Ensuite, parce qu’une fâcheuse propension à universaliser le modèle de l’économie de marché conduit à en plaquer la représentation sur toute expérience humaine. Polanyi s’est dressé contre cette dérive et s’est attaché, pour cette raison à étudier l’économie des sociétés primitives sous un nouveau jour. Cependant, c’est lui-même qui a approfondi et redonné toute son importance à l’expérience de Cléomène (3). Conseiller d’Alexandre, Cléomène est chargé de construire Alexandrie et d’en faire un pôle de civilisation pour son empire. Dans ce contexte, il crée un marché céréalier à l’échelle de la Méditerranée où la liberté du commerce est conjuguée avec un contrôle administratif. L’exportation du blé d’Égypte repose sur un monopole étatique qui surveillait la navigation, les quantités et les prix auxquels étaient vendus les grains, les informations étant centralisées à Rhodes. Une moyenne de prix était ainsi dégagée, avec des variantes selon le coût du transport et diverses circonstances. Selon Polanyi, le succès de cette organisation est à la mesure des réactions d’Athènes, encore rétive à la domination macédonienne (4). Athènes dénonce des manœuvres d’accaparement par Cléomène pour mieux défaire sa dépendance à cette organisation. Mais Polanyi reconnaît ici une authentique expérience d’un marché faiseur de prix sous surveillance administrative. L’offre était déplacée selon les rapports de prix et de façon rationnelle en fonction des besoins réels et non sous l’emprise de la force politique ou militaire. Pour la première fois, les prix des différentes villes grecques se trouvaient en corrélation attestant de l’existence d’un marché. Mais Athènes a voulu s’en extraire pour assurer l’indépendance de son approvisionnement. Avec plus ou moins de réussite, elle s’est tournée vers d’autres sources pour finalement se heurter à Rome et perdre radicalement son indépendance. La dynastie des Ptolémées a conservé des traces de l’organisation de Cléomène et, lorsque l’Égypte est tombée sous la coupe de Rome, le nouvel empire méditerranéen a certainement pu profiter de cette habile expérience administrative.
6. Soupçons d’accaparement à Rome et Lex Julia de annona. L’approvisionnement de Rome fut aussi une grande affaire politique. L’agriculture romaine étant vite délaissée, la population se trouva dans une situation de précarité permanente. Le commerce de grains qui aurait dû être une activité commerciale prisée, car essentielle, s’avéra des plus risquées. En effet, les soupçons de raréfaction artificielle ont toujours prévalu à tel point que les accapareurs étaient désignés sous le nom de dardanaires, du nom d’un magicien Dardanus. Ainsi, quand un marchand vendait cher son blé, la plèbe l’accusait d’être un accapareur et le mettait à mort. Quand, il le vendait à vil prix, le Sénat le soupçonnait d’aspirer à la royauté et le faisait assassiner (5). Pour tenter de remédier à cette situation, Jules César fit adopter la Lex Julia de annona qui comportait des dispositions spéciales sur l’accaparement, car la paix sociale devait être préservée face à la cupidité. Étaient poursuivis « tous ceux qui provoquaient des hausses artificielles, soit en accaparant les denrées, soit en détournant pas artifice les vendeurs du chemin de Rome, soit en retenant dans les ports les navires ou leurs cargaisons, soit en provoquant par toute autre manœuvre la disette des vivres afin de s’enrichir aux dépens du peuple » (6). Ce crime d’accaparement donnait lieu à un publicum judicium. Mais la peine n’était que de vingt pièces d’or (7) et se posait déjà le problème de la dissuasion. En réalité, la sécurisation de l’approvisionnement passait moins par la lutte contre les accaparements que par l’instauration de la cura annonae. Le terme annona vient de annus qui désignait la redevance annuelle, puis l’impôt en nature imposée aux provinces conquises et enfin l’approvisionnement lui-même de la ville de Rome. Dès 123 avant J.-C., sous la menace permanente de la plèbe, des lois frumentaires avaient été adoptées à seule fin d’organiser des distributions gratuites de blé et d’autres denrées sous le contrôle des édiles. La Lex Julia de annona renforça ce système en instituant un service de distributions gratuites, avec une administration qui contrôlait toutes les étapes de l’approvisionnement, du lieu de production aux modalités de cette distribution, en passant par le transport par bateau et les conditions de stockage. L’ampleur prise par la cura de annona sera telle que le commerce libre, déjà fragilisé par l’insécurité des personnes, deviendra de moins en moins rentable (8). Une telle situation ne pouvait qu’inciter à des comportements commerçants encore plus déviants. La fureur populaire n’en était qu’avivée car, singulièrement, le service de l’annone, assez inefficace du fait de sa lourdeur, n’a jamais mis Rome à l’abri des disettes. Seul l’empereur Trajan sut comprendre que le commerce libre pouvait assurer pleinement l’abondance et il y parvint. Mais les travers anciens revinrent ensuite et le commerce végéta à nouveau, avec ses mauvais penchants.
7. Crime d’accaparement sous le coup de la cognitia extraordinaria. L’empereur Septime Sévère plaça le crime d’accaparement dans le champ de la cognitia extraordinaria, comme pour les crimes n’ayant pas reçu de dénomination spéciale de la loi. La répression devait en sortir renforcée à plusieurs titres (9). À la différence des judicia publica, des formalités solennelles n’étaient plus requises. Les esclaves pouvaient dénoncer leurs maîtres. La peine n’était plus déterminée à l’avance, mais laissée à l’appréciation du juge. L’accusation, la procédure et les peines criminelles ne s’appliquaient pas seulement à ceux qui se rendaient coupables d’accaparement, mais aussi à tous ceux qui attentaient d’une manière ou d’une autre à la liberté des transactions.
8. Édit de l’Empereur Dioclétien sur le Maximum. En 301 après J.-C., les manœuvres de raréfaction de la demande étaient toujours déplorées. Les commerçants semblaient avoir pris la fâcheuse habitude de dissimuler les marchandises pour organiser la hausse des prix. Pour tenter d’enrayer ce surenchérissement artificiel qui provoquait des troubles sociaux, l’Empereur Dioclétien eut recours à l’édit dit du Maximum (10). Gravé sur des plaques de marbre, il fut reconstitué à partir de 132 fragments découverts au XIXe siècle à Delphes et en Turquie, lesquels furent l’objet d’un commentaire remarqué (11). Un prix maximum est arrêté pour toutes sortes de marchandises et même pour des services. Les contrevenants s’exposent à être condamnés à la peine de mort. Le commentateur rappelle les écrits de l’époque assortissant l’édit : après avoir arrêté les ravages des barbares, « le bien public et la dignité de Rome exigent » de « garantir la tranquillité contre les maux intérieurs » et, notamment, contre « la fureur du gain des accapareurs » et « l’acharnement à accumuler des gains illicites ». Il ne s’agissait pas de fixer le prix des marchandises, ce qui aurait été injuste pour ceux qui ne trichaient pas, mais de fixer un simple maximum. Le commentateur ajoute que, en réalité, le maximum était assez bas et qu’il y avait là une singulière prétention à approcher de la sorte « le juste prix » pour toutes les provinces de l’Empire. La solution est certes critiquable. Néanmoins, outre les informations apportées sur les objets de consommation et la manière de vivre de l’époque, l’Édit présente le grand intérêt de témoigner encore une fois d’une prise de conscience aiguë de la nocivité des accaparements.
9. Constitution de Zénon. La législation la plus achevée en ce domaine est celle résultant de la Constitution de Zénon en 483 après J.-C (12). Sont alors prohibées les conventions par lesquelles les marchands s’engagent à ne pas vendre en dessous d’un certain prix. Sont également prohibées toutes les tentatives par lesquelles les marchands cherchent à se constituer des monopoles. Les peines peuvent aller de la confiscation à l’exil. Mais le mérite de la constitution de Zénon ne s’arrête pas là. Elle vise autant les monopoles d’origine publique que ceux d’origine privée. Elle supprime ainsi les privilèges consentis par les empereurs antérieurs, mais semble entretenir l’ambiguïté pour ceux qui seraient consentis à l’avenir. Comme il fallait s’y attendre, l’empereur Justinien réintroduisit les statuts de monopoles sous sa protection et même les démultiplia. Il en résulta des augmentations de prix et beaucoup de corruption (13). En tout état de cause, il faut apporter au crédit de la constitution de Zénon d’avoir décelé la nocivité des comportements publics comme des comportements privés. L’Angleterre retiendra ces deux sources de nocivité dans son grand questionnement sur la lutte contre les formes d’accaparement.
Section 2. – Angleterre : du Monopoly Act de 1624 à la pensée libérale classique
10. Apogée de la perception d’une nocivité : le Monopoly Act de 1624. Les expressions foisonnent : monopoly, engrossing, forestalling, conspiracy, trade combinations, restraint of trade. Les cloisonnements en catégories juridiques sont délicats car, au cours de l’histoire, des chevauchements et des glissements sémantiques ont pu se produire. Ainsi, la définition de monopoly est elle-même variable dans le temps, passant d’un terme générique au domaine étroit des privilèges consentis par le roi (14). Néanmoins, deux grands axes peuvent être dégagés pour tenter d’ordonner diverses formes de résistance contre les manipulations entravant le fonctionnement des marchés (15). Dans le premier axe, on regroupe les instruments qui ont été dressés directement à l’encontre des monopoles, qu’ils soient d’origine privée ou publique (A). Coke a pu déclarer à propos de l’adoption en 1624 du Statute of Monopolies qu’il avait farouchement soutenu : all monopolies are against the Great Charter – Magna Carta – because they are against the liberty and freedom of the subject (16). C’est assurément l’apogée dans la prise de conscience collective de la nocivité des pratiques anticoncurrentielles. S’agissant du second acte de résistance contre les manipulations entravant le bon fonctionnement des marchés, il convient de prendre toute la mesure de la notion de contracts in restrictions of trade. Cette notion, dans une extension de son domaine, a permis de saisir les trade combinations, les formes de conspiracy et certains monopoles (B). Ces deux axes de lutte contre les accaparements vont cependant s’étioler avec le triomphe de la pensée économique libérale sous l’impulsion d’Adam Smith (C).
Paragraphe 1. – Protection contre les private and public monopolies
11. Utopia. Dans la dénonciation des monopoles d’origine privée ou publique, on ne peut manquer de citer Thomas More. Ouvrage phare de l’humanisme naissant, Utopia est connue pour être, dans sa première partie, une satire cinglante de l’Angleterre de 1516. Thomas More y décrit les ravages du mouvement des enclosures par lesquels les droits d’usage et l’exploitation en commun des terres agricoles étaient abandonnés au profit d’une exacerbation de la propriété privée qui transformait les terres agricoles en pâturages pour les profits de l’industrie lainière. La forte déstructuration sociale et la misère qui s’ensuivirent rendaient encore plus intolérables certaines pratiques commerciales. C’est dans ce contexte que Thomas More dénonce, parmi de nombreux fléaux, l’accaparement privé et le monopole légal : « parce que si le commerce des laines n’est pas un monopole légal, il est en réalité concentré dans les mains de quelques riches accapareurs, que rien ne presse de vendre et qui ne vendent qu’à de gros bénéfices » (17). Il exhorte à une rupture : « mettez un frein à l’avare égoïsme des riches ; ôtez-leur le droit d’accaparement et le monopole » (18). C’est une époque charnière où l’on peut déjà s’appuyer sur une illicéité qui remonte au tout début du Moyen Âge et où se préparent aussi de futures grandes batailles judiciaires au tout début du XVIIe siècle.
12. Offences of foresteel before the time of legal memories. Le Haut Moyen Âge est si sombre et dangereux que le commerce est très réduit. Pourtant, des témoignages rappellent que, bien avant la conquête par les Normands, de vives préoccupations portaient sur des méthodes malhonnêtes de raréfaction de l’offre. Ainsi, sous le règne d’Édouard l’Ancien au Xe siècle, est relevé parmi les offences against the King le fait d’acheter des marchandises en dehors des marchés ou avant même qu’elles ne parviennent au marché. C’est ce que désigne le terme forestalling. Cette mention sous l’appellation équivalente de « foresteel » dans le Domesday Book, grand inventaire réalisé en 1086 pour le compte de Guillaume le Conquérant, permet d’admettre communément la conséquence suivante : there existed laws against private monopolies made before the time of legal memory which are considered as part of the Common Law and which were enforced not as Acts of Parliament but by immemorial usage and customs (19). Depuis des temps immémoriaux étaient condamnés les usages visant à organiser artificiellement la raréfaction des marchandises.
13. Forestalling, ingrossing, regrating et conspiracy dans les législations des siècles ultérieurs. Pour lutter contre les manipulations de l’offre, Henri III se résout en 1266 à indexer les prix de marchandises sensibles sur le prix du maïs, sous peine d’amende, voire de mise au pilori. Dans des statutes du XIVe siècle, les forestallers seront stigmatisés comme étant oppressors of the poor and the community at large and enemies of the whole country (20). Sous Édouard III, les victuailles doivent être vendues à un juste prix. Les statutes de 1353 et 1363 ajoutent à la prohibition de forestalling celle de ingrossing, de regrating et de conspiracy. Ingrossing désigne l’acte d’acheter des marchandises en grandes quantités et vise à neutraliser le développement de grands entrepôts susceptibles de constituer une force commerciale proche du monopole. Regrating désigne l’acte d’acheter sur un marché suivi d’une revente immédiate sur le lieu même ou à une faible distance. Enfin, conspiracy désigne toute forme d’association et est une préfiguration des trade combinations. Sous Édouard VI, l’Act de 1552 est considéré comme le plus achevé pour appréhender ces pratiques nocives sur les marchés. Blackstone, dans ses Commentaries on the Laws of England, compare ce texte à la Constitution de Zenon (21). La lutte contre toutes les formes d’accaparement par des particuliers est donc fermement engagée.
14. Excès des Royal grants of monopolies. On connaît les droits consentis depuis le Haut Moyen Âge aux guildes commerçantes pour organiser et policer les activités sur la base d’usages. Les avantages exclusifs sont consentis a priori pour des raisons fort louables, tenant à favoriser la sécurité des biens et des personnes, la qualité des produits, l’incitation à des investissements. L’octroi de privilèges commerciaux devint aussi un moyen commode pour les gouvernants de lever des fonds. Le mouvement est bien connu à travers de célèbres illustrations. Ainsi, au XIIIe siècle, Jean sans Terre accorda des privilèges commerciaux à la confédération des Cinque Ports, en contrepartie de quoi il pouvait compter sur une certaine quantité de navires et d’hommes pour reconquérir la Normandie. En 1347, Édouard III consentit aussi un monopole pour le commerce de l’étain dans les régions du Devon et de la Cornouailles en contrepartie d’un prêt. Le monopole des uns appelle d’ailleurs le monopole des autres. C’est ainsi que, pour soutenir les exportations et le commerce dans l’Europe du nord, les Merchants Adventurers obtinrent des privilèges en vue de contrer la Ligue hanséatique. En sens inverse, il fallait soutenir les importations de certains biens et l’installation d’étrangers porteurs de nouvelles techniques ou de savoir-faire fut encouragée dès le règne d’Édouard III. Le soutien devint un système plus sophistiqué avec les Industrial Monopoly Licences introduit en 1563, sous forme de patent letters. Mais le système fut perverti sous le règne de la reine Élisabeth Ire. Des privilèges étaient consentis sans considération sérieuse d’une innovation véritable, ni de commerce avec l’étranger, en conséquence de quoi étaient déplorés des prix élevés, une qualité moindre (22). L’excès de privilèges, de toutes natures, multiplie les frustrations et engendre un sentiment généralisé d’injustice.
15. Contestation des guilds privileges : les excès des tailleurs. Deux affaires célèbres dont les protagonistes étaient des tailleurs mécontents ont frappé les esprits de l’époque. Forts d’une charte royale, les tailleurs de Londres avaient décidé que plus de la moitié des étoffes seraient travaillées par les membres de la même société. Le juge saisi déclara en 1599 que cette décision was against the liberty of the subject et in effect would be a monopoly (23). Quelques années plus tard, un tailleur d’Ipswich, empêché d’exercer son métier par une guilde, saisit le juge. Celui-ci déclara qu’il ne pouvait pas être entravé par le règlement d’une guilde, ni par tout contrat allant dans ce sens car the Common Law abhors all monopolies which prohibit any from working in any lawful trade (24). Il en fut déduit que les privilèges des guildes ne reposant pas sur des Acts du Parlement ou sur une coutume immémoriale n’étaient pas justes. Était ainsi enclenché le processus de désintégration du système des guildes (25).
16. Contestation des privilèges royaux dans le commerce domestique : the Case of Monopolies en 1602. The House of Commons se fit le porte-parole du mécontentement dans le royaume contre les odious monopolies et élabora un premier texte d’interdiction en 1601. Élisabeth Ire esquiva habilement le coup en promettant que la légalité de ces concessions royales serait examinée par les tribunaux. Dès l’année suivante, l’occasion s’en présenta avec la plainte d’un officier de la reine dénommé Darcy qui demanda réparation pour violation d’un droit exclusif qui lui avait été consenti sur la fabrication des jeux de cartes. Le tribunal considéra que cette concession faite par la reine était illicite et nulle, car constitutive d’un monopole contraire à la Common Law et à divers Acts du Parlement. Il ajoutait que les monopoles étaient sources de surenchérissement des prix, de baisse de qualité et encourageaient à la paresse. L’affaire reste emblématique et est désignée dans l’histoire des décisions de justice comme the Case of Monopolies (26). La reine meurt un an après. Sans tenir compte de cette importante décision, Jacques Ier poursuit cette pratique accommodante pour les finances royales.
17. Statute of Monopolies en 1624. En réaction, le Parlement élabora un nouveau texte de prohibition et cette fois-ci en maintint le vote en 1604. James Ier n’en poursuit pas moins l’octroi de droits exclusifs. Sir Edward Coke prit alors la tête de l’opposition au Parlement et soutint un nouveau texte qui fut adopté en 1624. La prohibition était rédigée en des termes très larges et annulaient pour le passé, le présent et l’avenir toutes les formes de droits exclusifs. Elle était aussi assortie de nombreuses exceptions qui en assouplissaient considérablement la portée. Pour autant, cela ne suffit pas à le rendre effectif. Les souverains succédant à James Ier suivirent son comportement laxiste et opportuniste dans l’octroi des droits exclusifs. Il n’en demeure pas moins que cet Act de 1624 est considéré comme un sommet dans l’histoire de la dénonciation des monopoles en Angleterre (27). En revanche, le commerce outre-mer restera toujours un domaine à part.
18. Contestation des privilèges royaux dans le commerce outre-mer : East India Company en 1684. C’est sous le nom de Company of Merchants of London Trading into the East Indies que cette compagnie reçut d’Élisabeth Ire en 1600 le privilège des importations et des exportations avec cette partie du monde. Ce privilège fut renouvelé par les souverains ultérieurs tant les profits étaient importants. Il fut contesté par des commerçants désireux de se lancer, eux aussi, dans cette activité, ce qui donna lieu à une autre décision emblématique. Le juge opéra alors une distinction importante entre le commerce domestique et le commerce outre-mer (28). Tenant compte des risques et des capitaux requis pour mener à bien cette activité commerciale avec des contrées lointaines, il admit le bien-fondé du droit exclusif.
19. Déclin et abandon de la lutte contre les monopoles. Dans l’histoire de la lutte contre les monopoles, il faut encore mentionner le débat politique soulevé par le Newcastle Coal Monopoly. Il était dû au monopole que s’étaient constitué les marchands de Newcastle sur le marché du charbon à Londres depuis la fin du XVe siècle. Le prix du charbon faisait l’objet de récriminations constantes. Singulièrement, il fallut attendre 1710 pour une réaction offensive. Elle vint du Parlement qui adopta un texte spécial au commerce du charbon, réitérant les interdictions bien connues : combination […], every contrat, covenants or agreements, whether the same be in writing or not in writing […] for engrossing or restraining any person from selling […] (29). Tout aussi singulièrement, il apparut quelques années plus tard que cet Act n’avait aucun effet puisque les pétitions affluèrent à nouveau devant le Parlement. Il en est donc déduit que ni les textes généraux, ni les textes spéciaux n’avaient de véritable prise sur la réalité des comportements sur les marchés. Pire encore, c’est la nocivité de ces textes qui fut ensuite invoquée. The House of Commons nomma successivement plusieurs comités pour évaluer les effets des prohibitions telles que forestalling, engrossing et regrating. Il en ressortit que celles-ci entravaient les échanges et avaient des effets opposés aux finalités poursuivies en décourageant la circulation des marchandises et en suscitant des hausses de prix. C’est ainsi que les Statutes d’Édouard VI furent abolis en 1772. La lutte contre les monopoles, qui étaient déjà peu effective, fut privée pour longtemps d’une base légale (30). Les idées générales du laissez-faire semblent l’avoir emporté.
Paragraphe 2. – Protection contre les Contracts in restraint of trade
20. Prohibition de tout contrat entravant la liberté du commerce. En parallèle, la lutte contre les entraves aux mécanismes du marché a emprunté une autre voie avec les restraints of trade. Il était acquis, à l’époque élisabéthaine, que la portée du Statute of Magna Carta englobait la liberté d’exercer une activité. Ainsi, la liberté du commerce ne pouvait pas souffrir la moindre entrave, qu’elle provienne d’un privilège octroyé par la Couronne ou d’un engagement contractuel. Cette appréciation est éminemment protectrice de l’individu. Elle devait ensuite être nuancée pour demeurer « raisonnable ».
21. Contestation des restraints of trade ancillary to a main contract. Ces restrictions de concurrence sont bien connues pour être les accessoires habituels de contrats de vente, de location de fonds de commerce ou de contrats de travail. Une des parties s’engage à l’égard de l’autre à ne pas lui porter concurrence durant l’exécution du contrat ou à la fin du contrat. Leur nocivité a été perçue très tôt comme en témoigne the Dyer’s case en 1415. Le litige avait pour origine un engagement de ne pas exercer d’activité de teinturier dans une ville pendant la moitié d’une année. Le juge saisi déclara : the condition is against the Common Law, and by God, if the plaintiff were here, he should go to prison till he paid a fine to the king (31). Le fondement d’une position aussi radicale s’explique par la crainte d’empêcher un homme de subvenir à ses besoins et ceux de sa famille et, par là même, de créer une charge pour la collectivité (32). Mais cette crainte devait laisser place à une approche plus réaliste et, partant, plus souple.
22. Restraints of trade et reasonableness. C’est dans ce domaine qu’apparut le test de l’appréciation raisonnable de l’engagement, qui allait par la suite inspirer the rule of reason dans le droit antitrust américain. L’assouplissement dans les restraints of trade est venu de la perception que l’interdiction d’une obligation de non-concurrence pouvait aussi être un obstacle à la liberté d’action de la personne qui était censée être protégée. Son engagement avait une valeur commerciale avec une contrepartie et, au surplus, il était une condition d’accès à une activité. Deux affaires au XVIIe siècle semblent éprouver cette analyse (33). La consécration de cette évolution en a été apportée avec l’affaire Mitchell v. Reynolds : la limitation dans le temps et l’espace sous réserve d’une raison sérieuse et appropriée pouvait conférer un caractère licite (34). Cet arrêt est considéré comme un jalon dans l’histoire au motif qu’il ouvrit la voie à une appréciation du juge (35). Ainsi, a reasonable restraint of trade est celle qui n’est ni oppressive, ni injurious […] on the ground of public policy (36). La touche finale est apportée par le très emblématique case of Nordenfelt en 1894 (37). Un fabricant d’armes avait vendu son fonds de commerce et s’était engagé à ne pas vendre des armes dans le monde entier pendant 25 ans. Le juge considéra que l’engagement n’était pas déraisonnable au regard de la nature de l’activité commerciale qui en faisait un marché mondial. En effet, les clients ne pouvaient être que des gouvernements. À ce stade, on perçoit mal le lien entre ces restrictions de concurrence accessoires à un contrat et la lutte contre les accaparements.
23. Le lien entre restraints of trade et conspiracy. Les obligations de non-concurrence semblent a priori relever d’un autre registre que celui du droit antitrust. La question a pourtant fait l’objet de vives discussions. Certaines affaires présentent une proximité troublante. Dès 1410, la notion de restraint of trade avait permis de stigmatiser une combination of masters (38). Leur arrangement portait non seulement sur le montant de leur rémunération, mais aussi sur le nombre d’heures de travail et autres dispositions non couvertes par les statuts de la profession et les guilds privileges. Ceci serait analysé aujourd’hui comme une entente sur les prix et le volume de production. Mais le fondement de la condamnation reste discuté. La prise de conscience de la nocivité des combinations en termes d’augmentation artificielle des prix a conduit à confier aux guilds la responsabilité de les réguler. C’est évidemment paradoxal tant il est maintenant établi qu’elles ont trop souvent été le cadre d’arrangements anticoncurrentiels au sein des professions. Il faut également mentionner ici la doctrine dite conspiracy en tant que perennial catch-bag of the Common Law (39). Elle a été appliquée à tous les crimes reposant sur une action concertée, un accord pour comploter à l’encontre des droits d’un tiers ou à l’encontre des fonctions de gouvernement. Le concept a pris une certaine importance dans la régulation du commerce au cours des XVIe et XVIIe siècles. Malheureusement, ce fut une arme souvent employée contre les associations de travailleurs jusqu’à ce qu’une loi de 1875 les mette à l’abri de telles poursuites. Selon Adam Smith, cette doctrine n’aurait pas été invoquée de manière intensive contre les comportements et regroupements des hommes d’affaires pour la bonne et simple raison que leurs arrangements étaient aisément gardés secrets. Les commentateurs observent que dans certaines affaires les termes combinations et conspiracy sont employés l’un pour l’autre. Il y a bien eu un creuset dans lequel l’action conspiring to monopolize a pu être condamnée. Mais, sous l’impulsion de la doctrine dite du laissez-faire, ce creuset a été abandonné au début du XIXe siècle, lorsque s’est relâchée la lutte contre les combinations du fait d’une approche bienveillante due à ancillary contracts in restraint of trade.
24. Test of reasonableness pour les accords sur les prix et répartition de marchés. Au début du XIXe, l’appréciation des monopoles et la doctrine de restraint of trade s’étaient entremêlées du fait de l’immixtion dans cette dernière de la notion de conspiracy. L’assouplissement de l’appréciation des restraints of trade rejaillit alors pleinement sur celle de l’accaparement. Singulièrement, un glissement s’opéra peu à peu et la notion de restraints of trade couvrit alors des accords dont l’objet principal était de restreindre la concurrence. Ils furent cependant admis sous la réserve qu’ils ne restreignaient pas la concurrence de tiers au contrat. Les analyses de la concurrence imparfaite faisaient cruellement défaut et il n’était pas perçu que de tels arrangements affectaient nécessairement les intérêts des tiers concurrents (40). Ainsi, dans l’affaire Wickens c. Evans, le contrat opérant une répartition de marchés géographiques n’a pas été jugé illicite, car il ne faisait que lier des producteurs dans leur intérêt mutuel et ne portait que sur une partie seulement du secteur concerné (41). Le contractant n’ayant pas respecté le territoire de l’autre partie devait donc payer les indemnités prévues dans le contrat. Durant le XIXe siècle se renforça l’idée que le contrat était inoffensif dès lors qu’il n’empêchait pas un tiers concurrent d’exercer son activité. Ainsi, dans une affaire de répartition de territoires entre trois compagnies de chemin de fer, il fut vainement invoqué que l’accord était injurious to the public by giving, in effect, a monopoly to the plaintiff (42). Le test du caractère raisonnable ne semblait pas inapproprié dans un tel contexte. Cet assouplissement généralisé résulte de l’emprise de la doctrine libérale.
Paragraphe 3. – Smith : la libre concurrence dans l’économie libérale classique
25. Libéralisme économique sans garde-fou. Ce deuxième axe de la lutte contre les coalitions, tout comme celui de la lutte contre les monopoles, s’est donc étiolé au fil des XVIIIe et XIXe siècles. L’Angleterre semble s’être adonnée à une perception des « nécessités du commerce » bien éloignée des positions défendues par les illustres Thomas More et Edward Coke. L’engouement pour la liberté est irrésistible. La défense de la libre concurrence se réduit à la lutte contre les monopoles publics. L’existence de monopoles privés et de coalitions est gommée ou minorée. Le seul programme qui vaille est de libérer la mécanique naturelle de l’économie.
26. Main invisible. Déjà en 1759, dans sa Théorie des sentiments moraux, Smith considère qu’une main invisible, dénommée la Providence, force les uns et les autres à servir leurs intérêts réciproques au profit de la société dans son ensemble (43). Il est vrai que sa démarche intellectuelle est empreinte d’une philosophie sociale élevée : le but de l’homme est non seulement la conquête de la richesse mais aussi et surtout la conquête de la sagesse. Cependant, dans Théorie des sentiments moraux et plus encore dans Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, il ne cesse de relever, avec la plus grande lucidité, les profondes injustices et les turpitudes de son temps qui faussent la belle mécanique de la liberté. Ainsi, par exemple dans son chapitre sur les salaires, il constate comment les entrepreneurs se coalisent en permanence pour imposer aux ouvriers les conditions de travail les plus dures et les salaires les plus bas. Ainsi, dans son chapitre sur les colonies, il fait le même constat pour les ouvriers et ajoute que les deux classes supérieures écrasent la dernière. Quant à la crise de la surproduction, il la constate également, mais voit dans la conquête des colonies l’élargissement légitime des débouchés extérieurs, non sans un certain repentir. Mais pour assurer l’émancipation des colonies et la fin des injustices commises, il ne voit que l’abolition du monopole du commerce avec les colonies, c’est-à-dire encore plus de liberté. Paradoxalement, sa foi est donc inébranlable : la liberté du commerce est le meilleur moyen d’enrichir les marchands, de leur permettre d’amasser du capital pour investir pour créer de nouvelles manufactures et contribuer au progrès économique qui profitera à l’ensemble de la société. Ceci conduit même à penser que, de manière résignée, il considère que les imperfections sociales, aussi graves soient-elles, sont dans l’ordre des choses (44).
27. Critique des législations entravant le commerce. L’abandon des Statutes d’Édouard VI en 1772 ne peut que satisfaire Adam Smith qui déplore les préjugés sur le bien-fondé des législations entravant le commerce du grain. Ses analyses développées en 1776 dans The Wealth of Nations sont sans appel à l’encontre de toute législation qui entrave le commerce. Toutes les interventions de l’État ont des effets nocifs. Il vise les interdictions relatives au commerce du grain qui favorisent la disette, plutôt qu’elles ne la contrecarrent. Les accaparements ne sont guère possibles, même dans le commerce du grain, et ce sont des affabulations qui les invoquent pour expliquer la raréfaction de l’offre. En d’autres termes, ne pas admettre les pénuries naturelles revient à désigner le commerçant comme bouc émissaire. Le leitmotiv est que les pays où le commerce est libre connaissent l’abondance (45). Quant aux conspirations, Adam Smith admet qu’elles existent, mais il serait tout aussi vain qu’attentatoire aux libertés de les poursuivre :
« Les gens du même métier se rassemblent rarement, même pour se divertir et prendre de la dissipation, sans que la conversation aboutisse à une conspiration contre le public ou à quelque invention pour renchérir leur travail. Véritablement, il est impossible d’empêcher ces assemblées par aucune loi qui soit exécutable et qui soit compatible avec la liberté et la justice. Mais si les loix ne peuvent les empêcher, elles ne doivent rien faire pour les faciliter, ni à plus forte raison pour les rendre nécessaires » (46).
28. Critique des seuls monopoles d’origine publique entravant le commerce. La critique est ancienne depuis l’époque élisabéthaine et le Monopoly Act. Mais les monopoles du fait du Prince ont laissé place aux monopoles consentis par le Parlement. Or ceux-ci sont tout aussi nocifs. À ce dernier égard, Adam Smith est assez pessimiste :
« S’attendre que la liberté du commerce soit jamais rétablie entièrement dans la Grande-Bretagne, ce serait une bonhommie aussi absurde que de compter d’y voir jamais réalisé l’Oceana ou l’Utopie. Non seulement les préjugés, mais ce qui est bien plus insurmontable les intérêts particuliers de plusieurs individus s’y opposent irrésistiblement […]. Il n’y aurait pas moins de danger à réduire une armée, qu’il n’y en a eu dernièrement à vouloir diminuer à quelque égard le monopole que nos manufacturiers ont obtenu contre leurs concitoyens. Ce monopole a tellement grossi parmi nous le nombre de certaines races d’hommes que, semblable à un déluge de troupes sur pied, ils sont devenus formidables au gouvernement et ont intimidé la législation dans plusieurs occasions. Le membre du Parlement qui vient à l’appui de toute proposition faite pour fortifier le monopole est sûr d’acquérir non seulement la réputation de bien entendre le commerce, mais de la faveur et du crédit dans un ordre d’hommes à qui leur multitude et leurs richesses donnent une grande importance. S’il s’y oppose, au contraire, et qu’il ait de plus assez d’autorité pour les traverser, ni la probité la plus reconnue, ni le plus haut rang, ni les plus grands services rendus au public ne peuvent le mettre à l’abri de la détractation et des calomnies les plus infâmes, des insultes personnelles et quelques fois du danger réel que produit le déchaînement des monopoleurs furieux et trompés dans leurs espérances » (47).
29. Dénonciation du prix de monopole et quête du prix de la concurrence libre. Adam Smith ne nie pas que les privilèges ou droits exclusifs consentis puissent être dictés par des objectifs louables en termes de protection des personnes pour les corporations ou en termes d’incitation à la prise de risque pour les sociétés commerciales. Il n’en demeure pas moins que le prix de monopole conduit inéluctablement à un surenchérissement. Le prix naturel est le prix de la concurrence laissée libre, par opposition au prix de monopole :
« Le monopole accordé soit à un individu, soit à une compagnie commerçante, a le même effet qu’un secret dans le commerce ou les manufactures. Les monopoleurs tiennent le marché constamment dégarni ; la demande effective n’étant jamais satisfaite, ils vendent leurs marchandises beaucoup au-dessus de leur prix naturel ; et, soit que leurs émoluments consistent en salaires ou profits, ils les portent bien au-delà de leur taux naturel.
Le prix du monopole est en tout temps le plus haut qu’on puisse gagner. Le prix naturel, au contraire, ou le prix de la concurrence libre, est le plus bas qu’on puisse prendre, non en toute occasion, mais pendant un long temps de suite. L’un est le plus cher qu’on puisse avoir en pressurant les acheteurs, ou le plus fort qu’on suppose qu’ils voudront en donner ; l’autre est le plus médiocre dont les vendeurs puissent se contenter pour demeurer en état de continuer leur commerce.
Les privilèges exclusifs des communautés, les statuts d’apprentissage et toutes ces loix qui restreignent la concurrence à un plus petit nombre qu’elle n’en contiendrait autrement, ont la même tendance, quoiqu’à un degré inférieur. Il en résulte une sorte de monopole étendu, qui souvent, durant des siècles et dans des classes entières d’industrie, peut tenir le prix du marché de certaines marchandises particulières au-delà du prix naturel, et donner constamment au salaire du travail et aux profits des fonds qu’on y emploie, quelque supériorité sur leurs taux naturels » (48).
En définitive, Adam Smith fonde sa théorie du développement économique sur le prix naturel, défini comme celui qui est exempt de réglementation et de monopole. Mais le seul monopole qu’il dénonce est celui résultant des privilèges consentis par le Parlement, car le monopole résultant de stratégies commerciales ne peut véritablement s’établir selon lui.
30. Épigones du libéralisme classique. L’influence d’Adam Smith perdurera durant la majeure partie du XIXe siècle. Ricardo en sera un excellent relais. Jeremy Bentham et les utilitaristes vont s’inscrire aussi dans cette philosophie et contribueront à son rayonnement. Stuart Mill sera le dernier grand représentant de l’école libérale classique. La mécanique libérale reste, pour lui aussi, le socle absolu de la théorie économique sans qu’il s’interroge sur les abus du droit de propriété, ni ceux de la liberté de la concurrence, laquelle est confisquée au profit des plus puissants et des tricheurs. Les conséquences de la révolution industrielle sont pourtant de plus en plus éclatantes : paupérisation et crises de surproduction. Néanmoins, la réglementation protectrice a disparu : en 1834, il est mis fin à l’assistance sociale ; en 1844, sont définitivement abrogées les lois sur le prix du blé. Quant au monopole de la Compagnie des Indes orientales, il a été supprimé en 1813. Pour autant, la situation des colonies ne fait que s’aggraver. Même le libre-échange est dénaturé. Selon Ricardo, il devait assurer le développement harmonieux des richesses dans le monde entier par le jeu de la loi des coûts comparés. En réalité, les traités signés par l’Angleterre contenaient tous des ressorts de protectionnisme à son avantage qui disparaissaient au fur et à mesure que les producteurs locaux avaient disparu. Dans ce contexte, on ne peut qu’admettre les insuffisances de la doctrine libérale classique et comprendre l’émergence de doctrines à visée sociale. Pourtant, la protection contre les accaparements, en total décalage avec la théorie économique dominante, est abandonnée dans un pays où elle avait été portée au pinacle au nom de la justice et même de la défense contre l’arbitraire politique. La même évolution est constatée en France.
Section 3. – France : de la rigueur de Domat à l’admission des « ententes industrielles »
31. Perception la plus aiguë de la nocivité : Domat ou l’article 419 du Code pénal de 1810 ? Les prémices du droit de la libre concurrence sont souvent associées à l’adoption de l’article 419 du Code pénal de 1810. En réalité, le texte est décevant et, paradoxalement, l’œuvre bien antérieure de Domat semble être en plus étroite relation avec le droit moderne des pratiques anticoncurrentielles, alors qu’il est pourtant tombé dans l’oubli pour la partie de son œuvre intitulée « Le droit public ». Or, il y recueille de manière lumineuse l’héritage du droit romain et de plusieurs siècles de lutte contre les accaparements à un moment singulier du règne de Louis XIV où se cristallisent les concepts de monopole et de coalition en même temps que la multiplication des privilèges en tant que système (A). Mais la science et la sagacité de Domat ont été ensuite balayées par les Physiocrates et cette aspiration irrésistible de liberté, au nom de la science économique émergente (49), que révèlent la grande querelle sur le commerce du grain et la lutte contre les corporations (B). Enfin, l’idéologie libérale dominera tout le XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle. L’article 419 du Code pénal, mal rédigé, y fera piètre figure en termes de protection contre les dérives de la puissance économique. Focalisé sur les coalitions, il ne mentionne même pas les monopoles qui ne seront pas condamnés en tant que tels par la jurisprudence. La Révolution industrielle a certes mis fin aux pénuries, mais les surenchérissements artificiels vont perdurer avec « les bonnes ententes » censées régler les nouveaux défis des surcapacités de production (C).
Paragraphe 1. – Domat : crimes de monopole et de complot limitant la liberté du commerce
32. Mercantilisme. Avec la Renaissance, l’enrichissement devient une finalité en soi, par étapes successives et subtiles. Auparavant, la finalité héritée de l’Antiquité et du christianisme est le Bien commun selon la doctrine de Saint Thomas d’Aquin qui irrigue toute la pensée médiévale. Or, pour protéger la société, l’État doit être fort face aux périls de l’extérieur comme de l’intérieur. La force requise est suspendue à la richesse de l’État. La quête de richesse devient peu à peu ouvertement assumée et revendiquée, jusqu’à se détacher du Bien commun. Ainsi, Machiavel s’en tient à la seule exigence de l’enrichissement de l’État. Bodin développe, quant à lui, l’idée selon laquelle l’enrichissement des marchands contribue à l’enrichissement de l’État pour que celui-ci réalise sa finalité du Bien commun. Dans ce contexte, Montchrestien déploie ses recommandations dans son fameux traité de 1616 « L’économie politique » (50). Les positions d’Aristote sont renversées à deux égards. D’une part, l’économie devient une affaire d’État, alors qu’elle était un art dédié aux affaires domestiques. D’autre part, le travail devient une activité sociale valorisée, au lieu et place d’une vie vouée à l’élévation de la pensée. Montchrestien a même l’audace de considérer que la dynamique de la société repose sur l’intérêt privé. Cependant, Montchrestien a une vision généreuse selon laquelle l’État devenu fort permettra en retour à tous ses sujets de mieux vivre. La science d’acquérir des richesses est née pour le contentement de tous. Certes, la réalité sociale de la fin du XVIIe siècle en sera un démenti cinglant, avec des écarts de niveau de vie stupéfiants où des fortunes considérables côtoient une misère effroyable. Cette doctrine économique ne concourt qu’à l’émergence d’une riche classe de commerçants et au renforcement d’une frange de la noblesse. En effet, une importante dérogation est accordée à l’incompatibilité de l’état de noblesse avec l’activité du commerce. Seul le commerce de détail est interdit, mais la prise de risque sur le commerce d’importation et d’exportation est admise tant celui-ci est associé à la guerre, fonction naturelle de la noblesse. Le mercantilisme est d’ailleurs assimilé à une guerre économique. Il tient essentiellement à la thésaurisation de la monnaie selon les règles suivantes : la conquête de colonies pour l’obtention de métaux précieux et la conquête de débouchés qui supposent toutes deux la maîtrise des voies maritimes par la guerre ; le développement de la production interne de telle sorte à diminuer le plus possible les importations, voire les interdire, pour que la monnaie ne sorte pas du royaume, tout en forçant les exportations de telle sorte que la monnaie de l’étranger soit récupérée. Les mercantilistes, tout en étant convaincus de l’importance de la poursuite du gain par l’individu, n’en sont pas moins persuadés qu’il n’y a pas d’harmonie spontanée et que les comportements économiques doivent être soumis à un corpus de règles destinées à lui conférer une dimension morale (51).
33. Colbert et l’octroi de monopoles. La réservation d’une activité est une modalité simple d’incitation à la prise de risque pour développer les manufactures de nouveaux produits et la conquête de nouvelles voies commerciales. Le procédé n’est pas en soi nouveau en France. Ainsi, Philippe le Bel d’Anjou consentit en 1301 un monopole sur les mines de sel d’Aigues-Mortes et de Provence. Sur le conseil de Barthélemy de Laffemas, Henri IV soutint encore par ce moyen la manufacture de biens précieux. Une célèbre illustration en est donnée avec l’octroi d’un privilège à deux Flamands pour la création en 1601 de la manufacture des Gobelins, à seule fin de concurrencer les ateliers de Flandres et de pouvoir offrir sur le marché français de belles tapisseries. Avec Colbert, c’est l’ampleur du procédé qui frappe les esprits. Colbert, qui incarna le plus le mercantilisme en France, est associé à une période de grand développement industriel. L’octroi de privilèges est donc perçu comme une des méthodes efficaces qu’il a habilement employées. Pour inciter à prendre des risques dans le commerce maritime, il reprend la technique de Richelieu visant à soutenir la constitution de