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Africa: Etats faillis, miracles ordinaires
Africa: Etats faillis, miracles ordinaires
Africa: Etats faillis, miracles ordinaires
Livre électronique827 pages12 heures

Africa: Etats faillis, miracles ordinaires

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À propos de ce livre électronique

Un état des lieux magistral du continent le plus tourmenté du monde. Un livre profondément émouvant et optimiste. Chaque fois que vous tentez d’expliquer « L’Afrique, c’est… », les mots se désagrègent, se dissolvent. Chaque fois que vous tentez d’exprimer une généralité sur l’Afrique, il y aura toujours au moins cinq pays qui feront exception. Et quand vous pensez être arrivé à une certitude, vous réalisez que le point de vue opposé est vrai lui aussi… L’Afrique est pleine de surprises. Pendant trois décennies, Richard Dowden a parcouru ce continent aussi vaste que varié, écoutant, découvrant et remettant sans cesse ses
certitudes en cause. Pays après pays, il explore dans ces pages les situations locales, prend en compte les avis personnels, relate les incidents, les actions et les rencontres pour nous raconter l’Afrique sub-saharienne d’aujourd’hui.
Le résultat est un livre phare : envoûtant, éclairant et toujours surprenant. Tout ce qu’on a toujours souhaité comprendre à propos de l’Afrique, raconté, expliqué en termes clairs, avec en filigrane la passion contagieuse d’un auteur pour son sujet.
" Un compte-rendu intelligent, juste et éclairé sur l'Afrique. Dowden écrit avec passion et à ce titre mérite le titre de porte-parole de l'Afrique" THE TIMES
LangueFrançais
ÉditeurNevicata
Date de sortie15 juil. 2013
ISBN9782511006504
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    Aperçu du livre

    Africa - Richard Dowden

    absences.

    Préface

    La fierté de l’Afrique

    La meilleure façon de découvrir l’Afrique, c’est d’y aller, nous dit Richard Dowden dès les premières pages d’Africa. Ne pas se cantonner aux quartiers privilégiés des capitales, mais parcourir les campagnes, les bidonvilles, les régions en guerre ou en proie à la sécheresse... Ce qu’il a fait pendant quarante ans, jeune instituteur pétri de bons sentiments dans l’Ouganda des années 1970, grand reporter pour The Economist, président aujourd’hui de la Société royale africaine de Londres.

    Voilà pourquoi Africa vous prend aux tripes. Ce livre met en scène une géographie vécue, pleine d’empathie et de vérité. Africa, c’est, à travers le destin de pays emblématiques – Somalie, Rwanda, Ouganda, Sénégal, Soudan, Nigeria –, la grande fresque de l’histoire mouvementée du continent. Vidé en partie de ses habitants après que les colons américains eurent génocidé leurs natives. Exploité et dominé pendant la colonisation au nom de la mission civilisatrice des puissances européennes. Instrumentalisé pendant la Guerre froide, l’apparente réussite des années post-indépendances s’accompagnant de la tutelle étroite d’un Occident qui fascine, au point que les nouveaux dirigeants en viennent à désavouer leur propre culture, pions, et même parfois marionnettes dans le grand Monopoly des rivalités de puissance. Livré à ses démons juste après, lorsque prend fin la rivalité Est-Ouest et avec elle, l’aide stratégique.

    Balafrée par les conflits où des entrepreneurs de guerre attisent les rivalités ethniques pour mieux capter et monopoliser le pouvoir, l’Afrique des années 1990 devient alors le champ privilégié de l’aide humanitaire, prodiguée par les anciens maîtres au nom d’une stratégie d’endiguement des crises. Richard Dowden décrit avec une précision chirurgicale comment l’ossature du continent affleure en Somalie, et la sidération qui le saisit face au génocide rwandais, au point d’être incapable, sur le moment, d’en relater l’atrocité.

    René Dumont prophétisait dans les années 1960 que l’Afrique noire était « mal partie ». Le grand romancier nigérian Chinua Achebe décrivait en 1966 des élites barricadées dans leurs privilèges, autoritaires, voire dictatoriales pour les préserver et se les réserver. Les « Africains du dedans » contre les « Africains du dehors », réduits à la survie. Richard Dowden nous dresse avec humour le règne des Big Men. Le Big Man plastronne, exhibant « sa force, sa graisse, ses nombreuses femmes, ses armées de courtisans », il concentre la richesse et le pouvoir et n’octroie ses largesses qu’à ceux qui lui font allégeance.

    Mais, et c’est le grand mérite d’Africa, Dowden sait aussi que cantonner l’Afrique à ses drames et à ses dérives serait aussi réducteur que mensonger. Depuis le début des années 2000, l’Afrique est revenue au centre de l’agenda international, d’une part parce que le vieux socle se révèle une éponge à pétrole et à minerais essentiels, d’autre part parce que le monde a enfin compris qu’un quart ou presque des terres émergées ne pouvait être livré, faute d’États solides, aux réseaux criminels de la mondialisation illicite. Menace pour les USA, objet de charité pour la Grande-Bretagne et de prestige international (en rapide déclin) pour la France, l’Afrique bénéficie aussi d’un nouvel engouement, dans lequel l’appétit chinois joue un rôle essentiel.

    La voilà aspirée par le renouveau de la prochaine première puissance mondiale, qui lui procure finances, débouchés, infrastructures et marchandises appropriées, en échange de son pétrole et de ses terres. Un simple retour au pacte colonial, qui voyait le continent assigné à l’exportation de matières premières en échange de produits manufacturés fabriqués par d’autres ? Peut-être, mais pas seulement : le mérite de Richard Dowden est de montrer à quel point cette Afrique prétendument si pauvre se révèle si riche. À la richesse humaine de ses habitants, qui font surgir le rire, la musique et l’espoir au milieu des ruines, avec ces femmes, ces grand-mères « positives au carré », dont il décrit si bien l’incroyable courage, répondent la richesse du sol et l’émergence d’une classe moyenne qui aspire à entrer de plain pied dans la modernité.

    Or, nous rappelle Dowden, « ce qui est indispensable pour la survie est à l’opposé de ce qui est nécessaire pour se développer ». Prenant des risques, rompant avec l’ordre ancien, misant sur une jeunesse éduquée, une nouvelle Afrique émerge, fière de l’élection du président Obama aux USA, prête à saisir les opportunités offertes par la mondialisation, une forte demande mondiale envers ses matières premières et ses sources d’énergie, mais aussi un pouvoir d’achat croissant. Cette Afrique nouvelle nous montre sa capacité de changement en s’appropriant en un temps record l’usage d’Internet et du téléphone portable – 600 millions d’appareils en circulation pour une population d’un milliard d’hommes !

    Ce continent fut longtemps « prometteur pour les malins et les chanceux », et exclusivement pour eux. Le reste de la population était réduit à une survie au jour le jour, faute de capital et d’épargne, avec sa rationalité propre dans ce qui nous apparaît comme de l’irrationalité, la force de la spiritualité, le respect paralysant des aînés, un tribalisme exacerbé par le malheur des temps, et une capacité à se désintéresser instantanément de la modernité si elle ne pouvait être digérée et exploitée, ce qui explique que l’Afrique soit un cimetière de projets de développement avortés et d’usines abandonnées, vestiges d’utopies anciennes livrées à la rouille et aux ferrailleurs. Mais, et Africa le prouve, l’Afrique relève aujourd’hui la tête, elle est en train de se retrouver.

    J’écris cette préface depuis une case en pisé, dans une ferme de l’Atacora, au nord du Bénin, où je dispose miraculeusement d’une connexion internet et de la climatisation, nouveaux miracles de l’Afrique. Devant moi passent de petits chevaux berbas – leurs cavaliers s’en servaient pour chasser à la lance les bêtes sauvages, ils emmènent désormais les touristes découvrir la réserve de biosphère que le gouvernement vient de créer.

    L’Afrique n’est ni notre zoo, ni le conservatoire d’un passé révolu qu’il faudrait figer pour apporter aux étrangers et aux urbains l’exotisme qu’ils recherchent. Lire Africa, c’est prendre conscience que tout y est plus que jamais possible, dans ce continent non du passé, mais de l’avenir. Et de le comprendre dans toute sa diversité et ses apparentes contradictions, mais surtout dans son incroyable capacité de transformation. De résilience. Une Afrique non seulement riche, mais désormais fière de sa richesse, de ses civilisations et de son unicité.

    Sylvie Brunel

    Atacora, Bénin

    Février 2012

    Cartes

    1

    L’Afrique, à un vol de nuit

    Images et réalités

    Il m’est arrivé de voir le soleil se coucher, fade et sans éclat, sur le pavé froid et déprimant de Londres, et de me retrouver le lendemain matin devant une case de pisé, sur le flanc d’une colline kenyane, à l’observer se lever dans toute sa gloire sur les plaines d’Afrique de l’Est. En fait, l’Afrique est toute proche.

    Peu de gens s’y rendent car le continent traîne une réputation de pauvreté, d’épidémies, de guerres. Pourtant, ceux qui font le voyage sont souvent surpris par l’accueil, ensorcelant bien plus qu’angoissant. En Afrique, les visiteurs sont bien accueillis, choyés même. Allez-y ! Vous découvrirez que la plupart des Africains sont bienveillants, aimables et d’une infinie politesse. Leur générosité vous étonnera. Les Africains ne manquent pas de savoir-vivre, au contraire ! Et il n’a pas été nécessaire de le leur inculquer : en Afrique, pas de sourire de convenance, chaque « bonjour » est authentique. Lorsqu’ils se croisent, les Africains se saluent et se parlent. Ils n’ont pas le regard fuyant, ils vous prêtent réellement attention. Ils vous tiennent la main, passent leurs bras autour de vos épaules. Ils donnent et reçoivent des autres sans arrière-pensée. Chez eux, c’est aussi naturel que la musique.

    Sans exception, les Occidentaux qui débarquent pour la première fois sont frappés par la beauté et l’étendue du continent. Même le ciel y semble plus haut. Souvent, une faille s’ouvre en eux. Les voilà qui perdent leurs inhibitions, se sentent plus vivants, davantage eux-mêmes. Ils commencent à comprendre pourquoi, jusqu’alors, ils n’ont vécu qu’à moitié. En Afrique, les choses élémentaires de la vie – la lumière, la terre, l’eau, la nourriture, la naissance, la famille, l’amour, la maladie, la mort – sont plus présentes, plus intenses. D’un coup, les visiteurs réalisent ce que vivre signifie réellement. Au risque de généraliser grossièrement, nos existences noyées dans l’opulence, harcelées par le temps qui court, ont été privées de valeurs humaines qu’on trouve encore à profusion en Afrique.

    Chez moi, à Londres, il m’arrive de demander à des Africains de passage ce qui les frappe le plus chez mes concitoyens. La réponse de Suni Umar, un journaliste de Sokoto, au nord du Nigeria, est représentative des différents avis. « Les gens marchent vite. Ils ne se parlent pas. Même en se voyant le matin, ils ne se disent pas bonjour. Lorsque j’ai débarqué au bureau à Londres, les gens ne m’ont pas plus salué qu’ils ne se saluent entre eux. » Et quelle est la chose la plus déconcertante qu’il ait vécue à Londres ? « J’étais perdu. J’ai demandé à un homme de m’indiquer la route. Il ne m’a pas répondu. Il ne m’a même pas accordé un regard. Il a passé son chemin, comme ça ! » Lorsqu’il raconte l’anecdote chez lui, au Nigeria, les gens croient qu’il invente. Ils savent bien que certains Européens sont peu aimables avec les Africains, mais pour eux, une attitude aussi triviale, aussi dépourvue d’humanité est choquante. Les Africains, eux, même à Londres, à New York ou à Paris, accrochent votre regard lorsque vous les croisez. Levez le sourcil en signe de salut, et dans leur regard vous verrez aussitôt le scintillement d’un sourire naissant. Est-ce insignifiant ? Pas tant que ça : c’est de l’humanité, c’est le don de l’Afrique au reste du monde.

    L’humanité n’est pourtant pas la première image qui vient à l’esprit de ceux qui ne connaissent pas l’Afrique lorsqu’ils pensent à ce continent. Celle qui s’impose le plus souvent est celle du continent obscur, le cœur des ténèbres, théâtre de sauvageries effroyables et inhumaines. C’est, en effet, une des réalités de l’Afrique. Encore récemment, certaines parties du continent n’étaient pas plus hospitalières que l’enfer. Au milieu des années 1990, trente et un des cinquante-trois pays d’Afrique¹ étaient en guerre civile ou traversaient de sérieux désordres qui firent des centaines de milliers de victimes. Toutes ne tombèrent pas sous les balles : la faim, des eaux impropres ou des maladies les tuèrent. Lors de tels conflits, les armées, loyales ou rebelles, vivent du pillage. Elles prennent les civils et les villages pour cibles. Si le nombre de victimes directes des combats est souvent peu élevé, les morts et les destructions qu’ils entraînent sont effroyables. Peu de conflits opposent un pays à un autre. Dans la plupart des cas, il s’agit de guerres intestines, de luttes pour le pouvoir ou pour les richesses d’un État. Le plus souvent, ce sont des groupes ethniques qui s’affrontent.

    Le nombre de conflits a diminué depuis le passage du millénaire, mais leur cause principale, l’absence de sens commun de la nation, demeure. Les États-nations africains ont été conçus par des Européens. Ce sont des Européens qui ont tracé leurs frontières sur des cartes de régions où ils ne s’étaient généralement jamais rendus. Ils ont entaillé des territoires, découpé des royaumes et des sociétés qu’ils connaissaient à peine. À deux exceptions près, tous les pays créés en Afrique comptent différentes ethnies. Les frontières, comme par exemple celles du Nigeria et du Congo, ceinturent des centaines de sociétés différentes. Chacune d’elles a ses propres lois, ses propres langues. Il leur manque ce qui pour nous va de soi : une conception commune de la nation.

    Au sein de ces faibles États-nations africains vivent de vénérables cultures, d’anciennes sociétés. Le sens du pouvoir spirituel y est profondément ancré. Il ne s’agit pas de réminiscences de superstitions ni de vestiges de religions. Il ne s’agit pas non plus d’une sorte de névrose collective due à l’insécurité ou à la pauvreté. La spiritualité, qu’elle soit inspirée par Mohammed, par le Christ ou par la tradition, est au cœur de nombreuses sociétés africaines. On y croit au pouvoir des esprits, lequel peut être contrôlé par des médiums. Cette foi inébranlable explique en partie le manque de structure sociétale et politique des Africains : elle peut miner leur sens des responsabilités personnelles et affaiblir la solidarité entre les personnes. Dans le pire des cas, elle peut même provoquer des actes barbares, bien qu’il n’y en eût jamais à l’échelle des grands massacres que l’Europe a connus au vingtième siècle, provoqués par le fascisme, le communisme ou le nationalisme.

    De telles croyances constituent également un rempart puissant contre le désespoir. En Afrique, au cœur des guerres, des famines et autres catastrophes provoquées par l’homme, j’ai vu de mes yeux des gens s’acharner à vivre. Ils se redressaient avec dignité et faisaient face à des conditions de vie qui auraient brisé la plupart d’entre nous. En Afrique, même aux pires moments, pas de plaintes. Vous n’y entendrez jamais la litanie du malheur et du désespoir répétée à longueur de reportage dans certains médias occidentaux lorsqu’ils dressent l’état des lieux du continent. Il y a là-bas toujours de l’espoir. L’abattement est bien plus palpable à Highbury, mon quartier du nord de Londres, que dans l’Afrique toute entière.

    « C’est la faute des médias, assène le jeune chargé de relations publiques. L’image qu’ils diffusent de l’Afrique n’est faite que de guerres, de famines et d’épidémies. Mais nous pouvons changer cela ! L’Afrique a besoin de récits de réussites. Nous allons redorer l’image du continent ! »

    Un garçon vêtu avec élégance fait glisser le chariot du petit-déjeuner jusqu’à notre table et nous propose du paw-paw, de la mangue, de l’ananas et d’autres fruits africains. À son accent, je devine qu’il est Ghanéen. Il nous apporte également le café, breuvage typiquement africain. Le pourboire que nous lui laissons pour la cafetière fumante dépasse le revenu hebdomadaire de la famille africaine qui en a cultivé les plants. Le petit-déjeuner a lieu dans un élégant hôtel londonien. Les nappes sont amidonnées, les couverts en argent massif.

    Voilà donc le moyen de changer le monde : si l’image ne vous convient pas, choisissez-en une autre ! En somme, changer la réalité serait aussi simple que de zapper entre les chaînes de télévision.

    La campagne récente, lancée pour changer la mauvaise réputation de l’Afrique, accuse les médias de ne donner qu’un reflet tronqué de la réalité. On va jusqu’à suggérer que le continent est victime d’une conspiration de correspondants étrangers. Dites « Afrique » à une personne qui n’y a jamais mis les pieds et elle vous décrira un enfant malade et affamé, ou des hommes en armes. Les infos qui nous parviennent du continent n’évoquent pratiquement rien d’autre que ça : la pauvreté, les guerres, la mort.

    Serait-il préférable que les journalistes n’en rapportent pas de mauvaises nouvelles ? En 1984, lorsque j’étais reporter au Times, je reçus un appel d’une personne chez Oxfam. Elle me prévint qu’une famine de grande envergure menaçait en Éthiopie. Je demandai à Charles Douglas-Home, le rédacteur en chef de l’époque, de m’envoyer sur place. Mais celui-ci me dit de sa voix traînante : « Je ne pense pas que les gens aient envie de lire des articles sur des Africains affamés. On en a déjà vus assez au Biafra ». Le drame qui ravagea l’Éthiopie peu après fut un des plus effroyables de la décennie. Le Times dut y envoyer en toute hâte un autre reporter. C’est à ce moment-là que je jurai de faire tout ce qui serait en mon pouvoir pour que la réalité des guerres et des famines en Afrique soit évoquée dans les journaux de la même façon que si ces catastrophes s’étaient déroulées à n’importe quel autre endroit du monde.

    Vingt ans plus tard, je me retrouve sur le banc des accusés : je suis responsable de la mauvaise réputation de l’Afrique. Ma première réaction en tant que journaliste est de me demander : « Est-ce moi qui ai fabriqué cette image ? » Ma seconde réaction est une réplique : « Vous feriez mieux de changer la réalité plutôt que l’image ». À la décharge des médias, on peut avancer que les guerres et les désastres sont leur matière première. La vie ordinaire, le quotidien, que ce soit en Afrique, en Asie ou en Amérique du Sud, ne fait pas l’actualité. La normalité, c’est bien aimable, mais ça ne fait pas vendre de journaux. Pas besoin de chercher plus loin que la Yougoslavie pour en trouver le preuve. Nous avons tous entendu parler de la Bosnie, de la Croatie, de la Serbie et du Kosovo et des guerres qui ont déchiré ces pays. Mais que sait-on de la Slovénie, cette petite portion de Yougoslavie qui s’est séparée du reste, qui a su préserver la paix et est devenue prospère ? Aucun média n’y prête attention.

    Il en va de même pour la majeure partie de l’Afrique. La plupart des Africains ne se battent pas et ne crèvent pas de faim. Des millions d’entre eux n’ont jamais connu la famine ni la guerre et mènent une vie paisible, sans histoire. Mais ça, ce n’est pas de l’info. Ce que veulent les chefs de service, c’est de l’actualité brûlante. L’explication des faits leur importe peu, moins encore lorsqu’il s’agit d’une perspective africaine. On envoie des journalistes « chercher l’info » ou, dans le cas de rédacteurs en chef comme Douglas-Home, on ne les envoie pas. Et même lorsqu’ils se rendent en Afrique, les journalistes ne se plongent pas dans les complexités du continent. « Simplifiez », leur recommande-t-on. En fin de compte, voilà comment on passe, sans le remarquer, à côté de la riche histoire, de la culture et de la complexité de l’Afrique. Dans les médias, peu de journalistes ont envie d’approfondir leur sujet. N’est-ce pas plus simple de décrire le continent comme un vaste chaos ? Or, si l’Afrique peut par moments ressembler à un grand désordre ou rappeler des images de la folie humaine, il y a toujours une explication cohérente à ce qu’il s’y passe, même si elle est parfois complexe.

    Avec un groupe de journalistes ayant couvert l’Afrique à plein temps, nous avons décidé de bannir le mot « chaos » de nos reportages. Nous nous sommes engagés à ne jamais cesser de chercher des explications rationnelles aux situations dont nous serions les témoins. Notre mot d’ordre était : « Si tu utilises le mot ‘chaos’, c’est que tu n’as pas été au fond des choses ». La recette fonctionna jusqu’au jour où je parlai de ce pacte à un rédacteur nigérian. « Ça ne marchera pas ici, me dit-il. Le Nigeria, c’est le chaos. Mais ce chaos est l’œuvre du gouvernement qui l’a créé et organisé. Le chaos lui permet de se maintenir en place. »

    L’Afrique a de nombreux visages. Le reflet qu’en donnent les médias, que le jeune chargé de relations publiques rejetait, n’est certes pas faux. Seulement, ce n’est qu’une des facettes du continent, une image incomplète. Les récits de guerres et de désastres ne sont pas fabriqués de toute pièce, mais ils ne sont qu’une des réalités de l’Afrique. Les autres facettes, les phénomènes récents, les téléphones portables dans les villages, les costumes de confection chinoise vendus sur les marchés, les multinationales africaines... ne sont pas abordés.

    En ne traitant que les catastrophes et les conflits, les médias ne révèlent qu’un aspect du continent, ce qui pose problème. Nous ne connaissons pas les autres visages de l’Afrique. Lorsque nous voyons les ravages provoqués par les inondations de 2005 à la Nouvelle-Orléans², nous n’en concluons pas pour autant que l’Amérique est sous eau en permanence. Lorsque nous voyons des mouvements de troupes en Indonésie, nous ne nous figurons pas que l’Asie entière est à feu et à sang. Grâce aux autres images diffusées sur les États-Unis et grâce aux articles qui parlent d’autre chose que d’inondations, nous savons qu’il y a une Amérique florissante, tout comme nous savons qu’il y a une Asie qui prospère en paix. De l’Afrique, nous n’avons qu’une vague idée, nous ignorons tout de son quotidien. Les images d’enfants affamés et d’hommes en armes abondent dans les articles. Du coup, nous ne voyons plus les Africains qu’en guerriers primitifs, inséparables de leurs armes. Nous ne connaissons de l’Afrique que les victimes livrées à elles-mêmes, incapables de s’en sortir, condamnées à subir la misère, la violence et la famine. Nous pensons que seule l’aide extérieure et l’aide humanitaire peuvent sauver les Africains. Les images d’armes, d’oppression, de faim et de maladies repassées en boucle finissent par ancrer en nous le sentiment que l’Afrique n’est rien d’autre que ces fléaux. Les informations du Zimbabwe et du Darfour, et ce que les journaux nous ont servi à propos de conflits précédents, sont tout ce que nous captons de l’Afrique. Nous en venons à penser qu’elles résument le continent entier.

    À cause de la situation dans laquelle elles ont sombré, les victimes éveillent notre pitié, mais nous ne leur accordons ni notre respect ni notre compréhension. On nous répète : « Ils sont comme nous, sauf qu’ils n’ont pas d’argent. Faites un don et tout ira bien ». En réalité, les organisations d’aide au développement, qu’il s’agisse de petites ONG ou de géants tels que la Banque mondiale ou les Nations unies, n’attachent guère d’importance aux différentes façons de comprendre l’Afrique, à la façon dont le continent tourne. Dommage, car tous les politiciens, organisations, célébrités occidentales et rock stars réunis ne suffiront jamais à sauver l’Afrique. Seuls les Africains sont capables de développer leur continent. Ceux qui viennent de l’extérieur ne pourront l’aider qu’à condition de le comprendre, de l’accompagner. L’histoire, la culture et les coutumes du continent noir sont la clé de son épanouissement. Malheureusement, ces éléments cruciaux sont aussi peu connus et compris aujourd’hui qu’au dix-neuvième siècle, lorsque l’Europe colonisa le continent. Certains redoutent pourtant que sans accorder à l’Afrique l’attention qu’elle mérite, à défaut d’entendre ce qu’elle a à dire à propos de son propre développement, les négligences d’aujourd’hui soient aussi destructrices que l’impérialisme territorial d’il y a cent cinquante ans. Les actions des organisations d’aide au développement en Afrique ne sont pas toujours mauvaises. Elles sont souvent le reflet d’aspirations et d’idéaux purs, mais elles ne tiennent pas compte de la réalité des personnes sur place. Les modèles socialistes et étatiques des années 1960, le credo libre-échangiste des années 1980, le consensus de Washington des années 1990 et l’actuelle politique d’aide au développement négligent tous, systématiquement, un élément fondamental : les Africains.

    Les journalistes ne sont donc pas les seuls à blâmer. Ce qu’on peut appeler l’industrie de l’humanitaire a tout intérêt à pérenniser l’image des Africains en victimes désespérées de guerres et de famines interminables. Aussi louables qu’aient été leurs intentions premières, les organisations humanitaires ont leur part de responsabilité dans l’image dominante d’une Afrique qui ne connaît que la détresse. Tant les agences que les journalistes en profitent. Il y a entre eux une sorte d’accord tacite : les coopérants indiquent aux journalistes l’endroit où un désastre se prépare. Leurs structures fournissent aux reporters les tickets d’avion, l’hébergement, les véhicules, un chauffeur, éventuellement un interprète... Un reportage clé en main, en somme. En contrepartie, les journalistes répercutent dans les journaux l’action des ONG et expliquent aux lecteurs et aux spectateurs comment elles sauvent des vies. Les images de détresse et de désespoir que rapportent les journalistes permettent aux ONG de lever des fonds. Mais cette collusion tue dans l’œuf les efforts des Africains pour se débrouiller par eux-mêmes. En effet, quoi de plus simple – et lucratif – que de dresser le portrait de victimes dépendantes de la charité de l’Occident ?

    Au début des années 1990, plusieurs ONG embauchèrent de jolies jeunes femmes aux postes de porte-parole. Dans les zones sinistrées, leurs silhouettes attirèrent les caméras des télévisions et dopèrent les levées de fonds. Une décennie plus tard, les organisations allèrent plus loin encore. Elles demandèrent à des stars du rock et du cinéma de se rendre sur le terrain. Puis elles invitèrent les médias à suivre ces ambassadeurs dans les camps de réfugiés, où ils serraient des enfants faméliques dans leurs bras et lançaient des appels aux dons face aux caméras. Mais les vedettes sont hélas encore moins bien armées que les journalistes pour permettre aux gens de comprendre ce qui se joue en Afrique. La tactique fut pourtant tout bénéfice pour les ONG. « Sauver de petits Africains » devint un bon business. Malheureusement, c’est aussi par ce prisme que le reste du monde fut amené à voir le continent. Bob Geldof découvrit l’Afrique lorsqu’il contraignit le monde à envoyer de l’aide alimentaire aux victimes de la famine en Éthiopie. Il repartit en croisade vingt ans plus tard en persuadant Tony Blair de rejoindre son combat. Celui-ci ne se rendit qu’une fois en Éthiopie pour une brève visite officielle, mais cela lui suffit apparemment pour proclamer sa « passion pour le continent ». Il en parla ensuite comme d’une « cicatrice sur la conscience du monde », offensant de nombreux Africains au passage. La mission qu’il s’était assignée n’était pas autre chose qu’une réminiscence du zèle des missionnaires du dix-neuvième siècle. Tony Blair en hérissa plus d’un : c’était comme s’il voulait sauver l’Afrique des Africains.

    « La vie, chantait John Lennon, c’est ce qui vous arrive quand vous êtes occupé à faire d’autres projets ». Pour ma part, à force de voyager en Afrique depuis le début des années 1970, j’ai commencé à entrevoir des vérités plus fondamentales qui m’avaient d’abord échappé, accaparé que j’étais par les gros sujets d’actualité que je couvrais. Les livres d’histoire servent à rappeler les événements cruciaux, à détailler les politiques dans toute leur complexité. Les mémoires et les récits de voyage permettent de faire l’expérience d’un lieu, de suivre pas à pas ceux qui les ont rédigés. Pour ma part, dans ce livre, j’ai tenté de combiner l’histoire générale et celle, à plus petite échelle, de lieux et d’individus. Je raconte des incidents, des événements, des gens. J’espère qu’ils donneront chair à l’Afrique, qu’ils contribueront à dévoiler l’immense diversité de ses peuples et de ses paysages. J’espère qu’ils permettront de mieux comprendre pourquoi l’Afrique est ce qu’elle est, dans ce qu’elle a de meilleur et de pire.

    J’écris avant tout pour ceux qui ne sont pas familiers du sujet, pour ceux qui ne se sont jamais rendus en Afrique, mais qui voudraient en apprendre davantage sur ce continent.

    J’espère néanmoins que les Africains se retrouveront dans ces pages, qu’ils reconnaîtront leur terre. La meilleure façon de découvrir l’Afrique, c’est d’y aller. Pas comme un touriste enfermé dans une bulle de luxe et de sécurité à l’occidentale, mais en voyageur, en allant à la rencontre des gens et en se frottant à eux. Rien de plus facile. Mais prenez garde ! L’Afrique peut être ensorcelante. Les Français le savent bien : ils ont baptisé ceux qui se sont laissés envoûter les « fous d’Afrique »³ !

    Ce livre parle de l’Afrique au sud du Sahara. Je ne traite pas de l’Afrique du Nord, cette partie musulmane et arabe du continent sur les rives de la Méditerranée. Les liens historiques et culturels entre le Maghreb et le reste de l’Afrique sont ténus. La Méditerranée a relié l’Afrique du Nord à l’Europe, alors qu’au sud, le Sahara a entravé la route qui mène au reste du continent. D’autre part, peu de Nord-Africains se considèrent comme Africains. Ce livre ne traite pas non plus des îles ni des archipels. Sept d’entre eux sont des États indépendants. Madagascar, par exemple, fait deux fois la superficie de la Grande-Bretagne et est un monde en soi, avec son caractère propre. Mais si ces îles sont influencées par l’Afrique et si elles font partie de la région africaine, elles en sont néanmoins trop différentes.

    Cela ne signifie pas pour autant que l’Afrique subsaharienne est un ensemble homogène. Au contraire, c’est la région de notre planète qui compte la plus grande diversité. Des déserts de Namibie, où jamais ne tombe la pluie, aux neiges (qui disparaissent peu à peu) du Kilimandjaro, de la brousse du Sahel aux luxuriantes forêts tropicales du bassin du Congo, l’Afrique compte une variété surprenante de climats, de flore et de faune. C’est en Afrique qu’on trouve la plus grande diversité de peuples. Le continent noir compte plus de deux mille langues et cultures. Et même si la mère de l’humanité, notre mère à tous, est une Africaine, la diversité génétique des humains en Afrique dépasse celle du reste de la race humaine.

    On parle souvent de l’Afrique comme s’il s’agissait d’un seul pays uniforme. Mais en comparaison, l’Europe est homogène, l’Amérique monotone. Qui se risquerait à faire des généralisations sur l’Asie en se basant uniquement sur le Bengladesh ? Ou à propos de l’Europe en ne pensant qu’à la Grèce ? On pourrait se contenter de voir l’Afrique comme une portion de terre bordée par les océans, une simple silhouette sur les cartes. Mais ce serait réducteur : il y a entre ses peuples et ses cultures aussi peu de points communs qu’avec les autres parties du monde. En réalité, même en divisant le continent en trois parties (l’Afrique du Nord et le Sahara, l’Afrique du Sud et son orbite, et la zone entre les deux), il y a peu de facteurs communs.

    Dans ce cas, qu’est-ce qui fait l’Afrique ? La couleur du sol ? Cette teinte de terre cuite pâle, pourtant si typique, ne se retrouve pas partout. Les chiens ? Ces cabots osseux et brunâtres font partie du paysage en de nombreux endroits, mais eux non plus ne sont pas présents partout. Serait-ce la musique ? Peut-être. Je ne connais pas de communauté africaine, ni même d’Africain, capable de se passer de musique pour faire la fête. Ceci dit, la musique est universelle et celle qu’on entend en Afrique est très variée. Le fait est que les systèmes sociaux, les croyances et les cultures sont aussi nombreux que les peuples du continent et aussi changeants que les climats qui y règnent. L’Afrique de l’Ouest est donc très différente de l’Afrique de l’Est, mais même dans cette région il est impossible de confondre le Nigeria et le Sénégal. Et aucun de ces deux pays ne semble de la même planète que le Mali. Dites « l’Afrique, c’est... », et aussitôt vous mesurerez l’insuffisance de vos paroles : chaque généralisation exclut au moins cinq pays. Chaque fois que vous croyez avoir trouvé une certitude, une caractéristique commune percutante, vous découvrez que le contraire est vrai à d’autres endroits du continent. L’Afrique réserve bien des surprises.


    1.  Depuis le 9 janvier 2011, le Sud-Soudan est devenu un État indépendant, portant le nombre de pays d’Afrique à cinquante-quatre.

    2.  Suite au passage de l’ouragan Katrina.

    3.  En français dans le texte.

    2

    L’Afrique est différente

    Ouganda 1

    Difficile de me souvenir des images de l’Afrique avec lesquelles j’ai grandi. Au début des années 1950, mon grand-père mit les voiles pour le Ghana, appelé Côte-de-l’Or à l’époque. On nous avait dit qu’il était parti là « pour compter les indigènes ». Il avait passé la majeure partie de sa carrière au Registre des naissances, décès et mariages à Somerset House¹, à Londres. Au sortir de la soixantaine, il eut envie de faire quelque chose de différent de sa vie et sortit de sa retraite. Il revint un an plus tard, le teint cuivré et avec de belles cuillers en argent. Y figurait un emblème : un éléphant et un palmier. Il nous fit des récits de campements dans la brousse et de foules en colère lançant des pierres. J’appris plus tard qu’il avait insisté pour voyager en troisième classe à bord d’un vapeur, qu’il avait passé ses nuits dans un hamac, dans une cabine commune, et qu’il avait débarqué à Accra sur le dos d’un Africain.

    Autre souvenir : je me rappelle d’une bonne sœur congolaise à l’école, lorsque j’avais six ans. Son charmant visage était fendu d’un grand sourire. J’adorais son odeur, mais elle pouvait être terriblement sévère. Je l’aimais autant que je la redoutais. À la fin des années 1950, le très solennel journal de la BBC, retransmis par notre radio brun foncé, rapporta des nouvelles du « Keenya »², comme on le prononçait alors. Il était question de meurtres et de quelque chose d’effroyable, appelé Mau Mau. Plus tard, dans les années 1960, j’entendis des récits de mutilations et de massacres au Congo, mais au fond, à cette époque-là, comme la Corée, Malaya³ ou Chypre, l’Afrique semblait lointaine et dangereuse.

    Peu de temps après, la ville de Worcester, où vivait ma famille, fut submergée par une vague de coloniaux rapatriés. C’étaient d’anciens chefs de districts, des policiers arrivant du Kenya, d’Ouganda ou du Ghana. Ils étaient burinés, fringants et très tatillons sur les questions d’étiquette sociale. Les hommes portaient des blazers à boutons dorés, des cravates club et parlaient avec un air de supériorité. Les femmes étaient vêtues de robes à fleurs en coton, s’aspergeaient de parfums forts. Elles étaient hautaines et ne cessaient de se plaindre. Pompeuses, elles crachaient leur fiel sur les « indigènes » ou sur « l’Africain ». Les mêmes sentences revenaient toujours : « C’est bien simple : ils ne sont pas prêts pour l’indépendance ». Généralement, ces jugements étaient suivis de récits de révolutions sanglantes, de prises de pouvoir par les communistes et de domestiques voleurs de sucre. Au fond, ces gens verbeux et anxieux dégageaient surtout une grande tristesse. Ils étaient l’incarnation d’un déclin. À mesure que leur peau pâlissait dans la fraîcheur du Worcestershire, leurs âmes se consumaient du manque de l’Afrique, leur paradis perdu.

    Leur arrivée coïncida avec mon passage à l’adolescence et à l’âge de la fronde. Je me dressai contre ces vieux raseurs présomptueux. Je m’identifiai bien sûr à tous ceux qu’ils avaient opprimés. Certes, leur génération avait gagné la Seconde Guerre mondiale, mais ils se comportaient comme s’ils étaient les maîtres du monde. Confusément, j’associai ma quête de liberté personnelle à celle des foules africaines dont j’entendais le cri Freeeeedom !⁴ au journal parlé. Ces administrateurs coloniaux avaient été défaits par l’Afrique, et dans mon esprit cela donnait au continent noir une aura de puissance inquiétante. Lorsque le Parti travailliste remporta les élections générales de 1964, la perspective d’être gouverné par des socialistes terrifia ces anciens colons autant que l’idée que l’Afrique devrait être dirigée par les Africains. Ils furent nombreux à y retourner, en Rhodésie (le Zimbabwe d’aujourd’hui) ou en Afrique du Sud. Là au moins, on était parvenu à remettre les indigènes à leur place et la civilisation avait eu le dernier mot.

    Comme tous ceux qui fréquentaient l’université en 1968, je me radicalisai à l’heure de la guerre du Vietnam. Cependant, je n’avais pas encore l’assurance en moi nécessaire pour descendre dans la rue et agiter des banderoles. Je ne parvenais pas non plus à me persuader que manifester provoquerait le moindre résultat. Ce que je souhaitais, c’était poser des actes concrets pour lutter contre la pauvreté et la souffrance. J’avais la conviction que pour changer le monde, il fallait aller sur le terrain, vivre avec les plus démunis et changer leur vie. Mais en trois ans de cours d’Histoire européenne, qu’avais-je appris qui pourrait être utile à l’Afrique ?

    La seule chose à laquelle mes études m’avaient préparé était l’enseignement. Je ne souhaitais pas aboutir dans une école en ville, dans le réseau officiel : à mon goût, elles faisaient trop partie du « système ». J’étais convaincu que je trouverais la « véritable » Afrique plus loin, dans les zones rurales. J’étais en quête de liberté et d’authenticité. À Londres, je rencontrai un groupe de Pères Blancs, des prêtres catholiques actifs en Afrique. C’étaient des hommes enjoués, aimables en dépit de leurs traits radicaux. Leur amour de l’Afrique et leur dévouement me touchèrent. Grâce à eux, je décrochai un emploi d’instituteur dans une école de village en Ouganda.

    J’arrivai en Afrique le 18 mai 1971. Mon nouveau logis était une minuscule maison au bord d’une colline appelée Kabuwoko, dans le Sud-Ouest du pays. De ma fenêtre, entre les verts coteaux de plantations de bananiers et de forêts, j’apercevais les eaux scintillantes du lac Victoria. Cette partie de l’Ouganda est pareille aux vallées du Sud de l’Angleterre, en plus grand, et verte toute l’année ronde. Bien qu’il y ait deux saisons des pluies, c’est l’immense lac qui détermine à cet endroit le temps qu’il fait et qui apporte des averses régulières. Pendant la période des pluies de septembre, d’énormes houppes nuageuses en forme de meringue s’élèvent de ses eaux étincelantes. Ensuite, les sombres masses orageuses se ruent vers l’intérieur des terres en parsemant le ciel d’éclairs. Elles noient les collines et les vallées sous les coups de tonnerre et les trombes d’eau. Au bout d’une heure ou deux, tout s’éclaircit et s’apaise. Le soleil réapparait. Du coup, en Ouganda, personne ne se soucie d’être trempé.

    Au contraire des vallées du Sud de l’Angleterre, le creux des vallons est constitué de marécages. Les gens vivent donc au bas des collines, éparpillés autour de petites fermes. Les maisons sont des cases en banco rectangulaires, couvertes de chaume ou, pour les ménages les plus aisés, de tôle ondulée. Elles ont leurs propres plantations de bananiers et de caféiers ainsi que des jardins potagers. Le sol autour de chaque case est nu et balayé quotidiennement avec soin. Approchez d’une habitation en passant par les plantations et vous serez noyé dans les délicieux parfums de fleurs de caféier, de fumée de bois et dans la vapeur se dégageant des bananes. N’allez pas frapper à la porte. Restez à quelques mètres sur la terre battue et lancez un salut. Il y aura toujours quelqu’un pour vous accueillir.

    « Eradde ? disent les Bagandas – Est-ce que le lac est calme ?

    — Eradde – Le lac est calme. »

    Les salutations en luganda, une langue de l’Ouganda, se font selon un canevas ancien de questions et de réponses, de phrases répétées. Le rythme établit les bonnes relations, l’ordre et la paix. Les répliques sont les questions, prononcées sur un autre ton.

    « Bwera ? – Y a-t-il assez de millet ?

    — Bwera – Il y a du millet. »

    « Mirembe ? – La paix règne-t-elle à l’endroit d’où vous venez ?

    — Mirembe – La paix règne. »

    « Balamu ? – Vos proches sont-ils en bonne santé ?

    — Balamu – Ils sont en bonne santé. »

    « Kulika ekkubo – Merci d’être venu.

    — Awo – Je suis arrivé. »

    « Wasuze otyanno. Musula mutya ? – Bonjour. Comment allez-vous ?

    — Bulungi. Ggwe osula otya ? – Je vais bien. Et vous ?

    — Bulungi. »

    Même si vous êtes au seuil de la mort, les répliques sont les mêmes. Les mauvaises nouvelles ne viennent que plus tard, discrètement, au cours de la conversation. On ne salue les gens qu’en apportant de bonnes nouvelles.

    Le climat de l’Ouganda est idéal. Comme il s’agit d’un microclimat dû à la présence du lac, nul ne sait exactement dans quelle mesure il sera affecté par le réchauffement planétaire. Depuis que les Bagandas sont là, rien n’a changé. Quoi qu’il se trame, ils vivent comme si la vie n’apportait que de bonnes choses. Ce qui compte pour eux, c’est d’être avec les autres, parler, faire rire. Leur langue, le luganda, a des résonances douces et subtiles, elle a un rythme ponctué de roucoulements et bourdonnements. Un des premiers visiteurs britanniques, soucieux d’apporter aux Bagandas les bienfaits des vertus chrétiennes du progrès, de la civilisation et du labeur, rapporta qu’il n’y avait pas grand-chose pour inciter les indigènes à travailler, car la nature leur fournissait de quoi manger sans qu’ils eussent à accomplir de grands efforts. Il se plaignait qu’ils passent leurs journées à boire de la bière, à danser et à colporter des ragots. Ce pieux visiteur enrageait que Dieu, lorsqu’il avait chassé Adam et Ève du Jardin d’Éden, ait permis pour une raison inexplicable que ces gens, certes charmants mais bons à rien, y restent, eux ! Pourquoi donc avait-Il envoyé le Peuple élu – de toute évidence les Britanniques, des gens industrieux, craignant le Seigneur, de bons Protestants – dans une île abominable pour y subir les aléas d’une météo capricieuse ? Ce mystère ne cessait de l’irriter.

    Si les hommes vivent dans les vallées, les sommets escarpés et couverts d’herbe grasse des collines sont le domaine des bergers menant leurs troupeaux de zébus Ankole. Ces bovins aux longues cornes sont les descendants directs des grands animaux que l’on voit sur les fresques des anciennes sépultures égyptiennes. Une volée d’aigrettes blanches suit les vaches, elles se perchent sur le dos ou voltigent entre les sabots des bovins, picorant du bec à la recherche de tiques et d’insectes. Lorsque j’y arrivai, la colline abritait également un couple de grues huppées, le symbole national ougandais. Une ombrette du Sénégal chassait la grenouille dans la mare qui se formait à côté de la maison à la saison des pluies. Traditionnellement, les sommets des collines, plus proches du ciel, sont le lieu où résident les esprits. À proximité de ma maison se trouvait un étrange bloc de pierre, de la taille d’un grand tabouret de bar. Il jaillissait du sol tel un menhir. On l’appelait le Nkokonjero, la « Queue Blanche ». Les étudiants me racontèrent qu’elle avait englouti une jeune fille qui se rendait à son propre mariage. La pauvre était toujours prisonnière de la pierre et personne ne devait s’en approcher, car celle-ci devait être affamée d’autres victimes. Je pris l’habitude de m’asseoir dessus, mais je ne parvins jamais à savoir si aux yeux des étudiants, étant étranger, j’étais à l’abri des esprits locaux ou s’ils me trouvaient seulement stupide mais chanceux.

    À Kabuwoko, comme partout en Ouganda, les missionnaires chrétiens établirent leurs églises sur des collines. Peut-être espéraient-ils que cette position stratégique leur permettrait de coloniser les âmes aussi durablement que leurs collègues politiques avaient colonisé le pays. Ils bâtirent une vaste grange de brique rouge pâle. De-ci, de-là, ils y ajoutèrent quelques touches gothiques et un clocher à son extrémité est. Ils se mirent à collecter dans d’immenses réservoirs l’eau qui coulait des vastes toits de tôle et à la redistribuer, ce qui eut pour effet de rendre la colline habitable. Sans les missionnaires, il fallait descendre un chemin escarpé pour trouver une source dans la vallée.

    Les pères garnirent également la colline d’arbres à fleurs et de gazons, montèrent un dispensaire et des bâtiments scolaires, et nivelèrent un lopin pour en faire un terrain de football. À l’époque des colonies, les Églises et les paroisses qui en dépendaient devinrent des centres politiques, sociaux et religieux puissants. Cela perdura lorsque les missionnaires européens les transmirent aux prêtres et religieuses africains. Aujourd’hui, partout en Afrique, les paroisses sont synonymes d’écoles, de dispensaires, d’ateliers professionnels et de services postaux indigènes. Dans la majeure partie du continent, les Églises ont apporté davantage de développement tangible aux populations que tous les gouvernements, la Banque mondiale et les ONG réunis. Les réseaux de prêtres, de religieuses et d’aides paroissiaux figurent parmi les organisations les plus efficaces en Afrique. À l’heure où nombre d’États – Congo, Ghana, Angola, Mozambique et Ouganda – s’effondrèrent, les paroisses purent continuer à offrir une protection aux gens, car elles étaient auto-suffisantes et avaient une forte autorité morale. Comme l’avaient fait les monastères en Europe au Moyen Âge, elles veillèrent à ce que la flamme de la civilisation ne s’éteigne pas.

    Mais les missionnaires ne se contentèrent pas d’importer en Afrique une religion nouvelle, un système d’enseignement, la médecine occidentale et le football. Il apportèrent également partout – et aussi à Kabuwoko – leur propre histoire, affligeante. Les Catholiques s’installèrent sur un versant de la colline, les Anglicans s’établirent sur l’autre. Les deux groupes s’affrontèrent lors d’une bataille sauvage en 1911, sur la crête, au centre du territoire. Lors de l’indépendance, cinquante ans plus tard, ce conflit religieux se limitait à une rencontre de football annuelle disputée avec acharnement par les deux écoles rivales et à quelques escarmouches dominicales entre écoliers, dans le centre de commerce au pied de la colline. Pourtant, des relents de clivages religieux subsistent dans la politique ougandaise. Ils font furieusement penser à l’Irlande du Nord.

    Pendant un temps, je partageai la maison avec un autre enseignant britannique et avec le neveu du curé de la paroisse, Henry Ssemanda. La plupart des Blancs en Ouganda, qu’ils soient enseignants dans les écoles de l’État, médecins ou coopérants, maintenaient leurs distances avec les Africains. Il ne leur venait tout simplement pas à l’esprit de revoir leur position dans la société africaine et de vivre comme les autres gens. Nombre d’entre eux se méfiaient profondément des Africains. Je n’arrivais pas à savoir s’il s’agissait de politesse, si cette attitude était un héritage du passé ou si elle incarnait en fait le souhait de la plupart des Blancs de maintenir une distance avec les Noirs. Je tentai d’enfoncer les portes.

    Aux premiers temps de mon séjour, mon journal fait ainsi état d’efforts obsessionnels pour établir un lien avec la société africaine, pour faire partie de l’Afrique. « Chacun ici semble avoir accepté la prison dans laquelle les Africains ont enfermé les wazungu (les Blancs) et tous passent leur temps à interpréter un rôle devant un public africain », notais-je au bout d’un mois. « Pour ma part, j’ai bien l’intention d’éprouver la solidité des murs de cette prison, mais qu’il est compliqué de se frotter aux Africains sans les insulter ou sans perdre la face, et par conséquent leur respect ! »

    À l’époque où j’arrivai en Ouganda, le rêve africain d’un avenir de richesse et de prospérité effaçait tout. Les parents des élèves de l’école vivaient pour la plupart d’agriculture de subsistance. Les jeunes souhaitaient désespérément, peut-être trop, obtenir des certificats d’études. La culture du café permettait aux familles de rassembler les 15 livres nécessaires pour payer l’inscription à l’école d’un ou deux enfants. Le nombre d’inscrits variait selon les récoltes. Nombre d’entre eux ne pouvaient assister aux cours avant que la récolte fût vendue et le prix des cours réglé. Il y avait une majorité de garçons parmi les élèves car, à fréquenter l’école, ils génèrent un retour sur investissements plus élevé que les filles. De douze à vingt-deux ans, tous les âges étaient représentés. Ils étaient répartis sur quatre années qui occupaient les cinq locaux d’un bâtiment construit en longueur. Chaque classe disposait d’un tableau noir, de pupitres et de chaises, mais les livres et le matériel pédagogique étaient pratiquement introuvables. Certains écoliers parcouraient plus de huit kilomètres tous les matins pour se rendre à l’école, et encore huit kilomètres le soir pour rentrer. D’autres n’avaient pas les moyens de s’offrir les bougies ou la lampe à huile indispensables pour travailler le soir venu.

    Les élèves avaient une conception plutôt biaisée de ce à quoi sert l’enseignement. Ils venaient de familles qui cultivaient ce qu’elles mangeaient et mangeaient ce qu’elles cultivaient. Des poules picoraient autour de la maison et parfois une vache attendait, attachée sous un arbre. Leur seule source de revenus (sauf quand ils étaient employés par d’autres familles ou lorsqu’ils vendaient leurs surplus de récoltes) était le café. Chaque shamba (lopin de terre cultivée) comptait quelques plants de caféier dont la récolte était vendue pour payer de menus extras : du sucre et du sel, des vêtements, de l’huile pour les lampes. Pratiquement aucun Ougandais ne boit de café, bien que certains disposent, pour les visiteurs, d’une petite réserve de Nescafé dans une boite en fer blanc. À l’instar des dépenses pour les mariages, les frais de scolarité étaient prévisibles. Les dépenses imprévues, souvent dévastatrices, mais auxquelles chacun était confronté tôt ou tard, allaient aux médicaments et aux enterrements. Ceux-ci étaient particulièrement onéreux. Les morts sont importants en Afrique et les esprits exigent des adieux convenables. De belles funérailles peuvent engloutir la moitié des revenus annuels d’un ménage. C’est entre autres pour cette raison que le Sida a été si dévastateur pour l’Afrique : des familles, déjà fortement appauvries par la longue maladie d’un parent dans la force de l’âge, ont été carrément ruinées par les dépenses nécessaires aux funérailles. Aujourd’hui, les Églises en Ouganda insistent pour que les familles n’y consacrent pas trop de moyens financiers.

    Mais en 1971, tout cela était encore à venir. Le cours du café était bon. La nouvelle route en dur menant à Kampala avait désenclavé la région. Il y avait de la pauvreté, mais il y avait également des opportunités pour ceux qui ne ménageaient pas leur peine. À mes yeux, cette vie ressemblait à une sorte de paradis rural. Mes élèves par contre ne partageaient pas mon avis. Pour eux, le village était « primitif », « pas civilisé ». Était-ce réellement leur opinion ou leur avait-elle été inculquée ? Et si quelqu’un leur avait mis cette idée en tête, pourquoi s’y tenaient-ils ? Selon eux, une bonne vie (eux disaient : « une haute vie ») consistait à porter un complet-cravate, avoir un attaché-case et se rendre au bureau, en ville, au volant d’une voiture. Ils voulaient s’évader de leur condition. À cette époque, les Africains n’avaient que l’utopie de l’Occident pour alimenter leurs rêves. Mes petits écoliers va-nu-pieds ne doutaient pas qu’ils seraient pilote de ligne, chirurgien, astronaute ou évêque. Ils iraient travailler en ville, ils auraient un travail dans un bureau. En aucun cas ils n’apprendraient un métier tel que charpentier ou maçon, car cela signifiait se salir les vêtements. Il n’était pas non plus question de cultiver le shamba. Ce n’est pas tant qu’ils souhaitaient échapper à l’ennui dévorant de la vie aux champs (la vie des paysans africains était bien plus facile que celle des paysans de l’Europe préindustrielle). Simplement, ils méprisaient le travail de la terre. Ce qu’ils voulaient, c’était une vie de citadins.

    Le directeur de l’école, Joseph Lule, savait bien que la plupart des jeunes n’aurait jamais de boulot en ville et qu’ils n’auraient d’autre choix que de rester à la campagne. Il estimait pour sa part qu’exploiter la terre et cultiver de quoi nourrir l’école devait faire partie du programme scolaire. Il tenta de donner l’exemple. Il s’empara de la binette et sarcla le sol avec ardeur. Mais même lui trouvait frustrant de tenter d’inciter les élèves aux travaux manuels. Les autres professeurs ne l’aidaient pas : sans en avoir l’air, ils se dissociaient de ses efforts pour mettre l’agriculture au programme. L’objectif était d’autant plus ardu à atteindre que bêcher la terre était considéré comme une punition grave. Ce n’est pas que travailler la terre à la binette sous le soleil de midi fût dur. C’était une humiliation. Bêcher était tout bonnement au-dessous de la dignité des élèves. Pour eux, s’ils étaient à l’école, c’était précisément pour ne jamais avoir à travailler de leurs mains.

    Ceux qui avaient la peau pâle et les paumes tendres étaient enviés par les autres : c’étaient là les signes qu’ils n’étaient pas condamnés à retourner la terre sous le soleil. Comme tous les humains, les Noirs deviennent plus foncés sous le soleil et plus pâles lorsqu’ils l’évitent. Katongole, un garçon à la peau particulièrement foncée, ne possédait même pas de chaussures. Il était l’objet de moqueries, car il était Noir et pauvre. Il avait été affublé du sobriquet de « charbonnier ». Mais Katongole prenait la chose avec un calme extraordinaire. Il en riait avec les autres. Il était le seul à travailler joyeusement au jardin. Il semblait dire : « Je suis pauvre, je suis Noir. Je n’en suis pas fier, mais je n’y suis pour rien ».

    La plupart des autres élèves avaient honte de leurs origines. Quand je leur dis que moi aussi j’avais grandi dans une ferme, ils me demandèrent aussitôt s’il y avait des tracteurs. Je dus bien admettre qu’il y en avait. Ils prirent un air entendu qui voulait dire : « Nous y voilà ! C’est toute la différence ». J’envoyai des lettres en Angleterre pour qu’on m’envoie des images de Blancs retournant la terre à la bêche. Les élèves les observèrent, incrédules. De nombreux écoliers étaient gênés de leurs parents réduits aux travaux manuels. Nous tentâmes alors de réunir ceux-ci lors d’une rencontre, mais les parents révéraient l’école plus encore que leurs enfants et peu firent le pas. Un jour, le père d’un des enfants passa pendant la journée pour payer l’inscription de sa fille. Il n’avait pas de chaussures. Il s’inclina et se répandit d’une voix hésitante en remerciements et en bénédictions. Je sentis monter en moi la colère contre ces élèves qui méprisaient leurs parents, ces gens qui travaillaient comme des bêtes pour leur offrir l’école.

    Un jour, des élèves me demandèrent combien d’argent j’envoyais à mes parents chaque mois. J’avais alors un salaire mensuel de 25 livres, un peu plus que les enseignants africains de l’école. Je leur répondis que je ne leur envoyais rien. Ils étaient abasourdis. « Vous êtes celui de la famille qui a un emploi. Pourquoi n’aidez-vous pas les vôtres ? », me demandèrent-ils. Je leur répliquai avec suffisance que c’était plutôt l’inverse qui se produisait : mes deux parents travaillaient. Cela les laissa sceptiques. Henry Ssemenda m’apprit plus tard qu’ils étaient nombreux à penser que je mentais. D’autres spéculaient sur les raisons inavouables qui m’auraient contraint à quitter les miens, alors que ma famille ne manquait pas de moyens. Pourquoi étais-je si cruel, refusant mon aide financière à mes parents ? Avais-je commis quelque chose d’horrible qui m’eût forcé à m’éloigner de chez moi ? Au point de vivre en Afrique ? Voyant mes élèves hésiter à me considérer comme un missionnaire ou comme un assassin, j’estimai que la première solution était préférable.

    Comme la plupart des gens peu familiers de l’Afrique, lorsque j’arrivai la première fois, je fus surpris de la façon dont les Africains évoquaient leur famille. Lorsqu’un élève me parla de ses pères et de ses mères, je tentai de rectifier. Mais c’est lui qui me dit que je faisais erreur : ne vivait-il pas dans une maison avec trois pères et deux mères ?

    « Bien sûr, mais toi, tu n’as qu’un père et une mère, lui dis-je.

    — Non, à la maison, j’ai trois pères et deux mères, répliqua-t-il. Une de mes mères est la sœur de ma mère et un de mes pères est son frère. »

    En Afrique, chaque parent qui prend soin d’une personne dans son enfance devient sa mère ou son père. Même des cousins éloignés peuvent être appelés frères et sœurs.

    Sur le continent noir, la famille est au cœur de la vie, mais pour bien comprendre, il faut dire que la famille africaine n’a rien à voir avec la famille nucléaire telle que nous la connaissons en Europe. Pour les Africains, la perception qu’en ont les Européens réduit la famille à une piètre entité, sans âme. Sur tout le continent, ce mot englobe des relations dont les Européens n’ont même plus conscience. Les Africains y tiennent, particulièrement lorsque ces relations sont anciennes. Les personnes âgées inspirent le respect et sont écoutées. Elles ne sont pas poussées à l’écart comme c’est si souvent le cas dans les pays occidentaux. Cependant, la médaille a un revers : les anciens exercent leur autorité sur la famille jusqu’à leur décès. Impossible dès lors pour un jeune de bouleverser les traditions et de prendre un nouveau départ.

    Le self-made man n’existe pas en Afrique. Alors qu’en Europe règne l’individualisme, le « je pense, donc je suis », c’est le communautarisme qui prévaut sur le continent noir : « je suis lié à..., donc je suis ». Un dicton zoulou dit : « On est quelqu’un par les autres ». Selon les termes de John Mbiti, le théologien kenyan, « je suis parce que nous sommes, et c’est pourquoi je suis ». Les Africains savent qui est de leur famille et ils savent où ils se situent dans la famille, tant verticalement qu’horizontalement. Une personne sans famille n’est personne. Elle n’est rien.

    La famille impose des devoirs et des obligations. Il est donc primordial de s’attacher autant de monde que possible. Le mieux, c’est d’étendre la famille. Mais les Africains sont aussi les champions des confréries et des associations. Les clubs, les loges maçonniques, les organisations religieuses, les Rotary, les coopératives, les partis politiques et autres assemblées en tous genres sont immensément populaires. Il s’agit d’être membre d’un maximum de sociétés, car chaque affiliation génère un avantage. Et celui-ci s’étend à la famille. En Europe, traditionnellement, une fille se mariait et recevait une dot en quittant sa famille, un viatique pour son installation ailleurs. En Afrique, l’argent part dans l’autre direction. Le prétendant doit doter la famille de la mariée. Comme l’épouse a de la valeur, l’argent lui assure le respect et un traitement décent, mais il lie également les deux familles.

    En Europe, les familles se défont, en Afrique, les familles s’agrandissent. Peut-être est-ce parce que dans le passé nos sociétés européennes étaient surpeuplées et dès lors confrontées à des pénuries de terres. En Afrique, au contraire, on avait assez d’espace, mais pas assez de population pour le dominer. La sanguinaire Europe, surpeuplée, s’agrippait à la terre et se battait pour elle. En Afrique, on se battait pour piller : esclaves, troupeaux, contrôle du commerce. La terre était rarement l’enjeu des batailles : ce n’était pas nécessaire car il y en avait en suffisance. Généralement, lorsque des villageois ne s’entendaient pas avec leur chef, ils déménageaient. Ils franchissaient la colline et fondaient un nouveau village. Tout comme l’identité personnelle ne s’exprimait que par l’adhésion à un groupe, la propriété d’une terre était systématiquement communautaire, jamais individuelle. Ainsi, aujourd’hui encore, différentes personnes, par exemple des fermiers et des pasteurs, peuvent revendiquer le même lopin de terre pour des usages différents. De même, des gardiens de troupeaux itinérants et des cultivateurs sédentaires susceptibles de se disputer un terrain ou des sources d’eau peuvent conclure un accord permettant à chacun de l’utiliser en fonction des saisons.

    Le revers de cette médaille, c’est que les membres les moins aisés de la famille sont en droit d’exiger l’aide de membres plus riches. Ce que gagne un membre de la famille doit être redistribué au reste de la famille étendue. Il arrive donc que des cousins éloignés se reposent sur une personne gagnant un salaire pour financer leurs médicaments, leurs frais scolaires ou un enterrement. À l’époque où j’y étais, il était impossible de se soustraire à cette règle. Ainsi Franco, un instituteur à Kabuwoko à peine sorti de secondaire et gagnant à peine 20 livres par mois, avait l’obligation morale de payer la scolarité de deux cousins.

    L’école avait une équipe de football et une autre de netball⁵. Nous encouragions les élèves à rester après les cours pour pratiquer du sport. La plupart d’entre eux devait parcourir une longue distance pour rentrer chez eux et ne disposait que d’une seule tenue pour aller en classe. Quelques-uns seulement avaient des chaussures. Dans cette société où le paraître comptait plus que tout, ils étaient peu nombreux à consentir le risque d’endommager ou de salir leurs précieuses galoches. Nous avions bâti un terrain de volleyball et nous jouions tous les soirs d’hilarantes parties, à trente de chaque côté du filet. Mais lorsqu’un des joueurs tombait ou se salissait, il quittait aussitôt le terrain, affolé. Nous avions abattu un petit arbre pour en faire de nouveaux buts pour le terrain de foot. Mais en Ouganda, la nature est tenace. Un des montants du but se mit à pousser et devint un arbre. Les termites s’attaquèrent à l’autre. Ces insectes ne grignotent que l’intérieur du bois, jamais l’écorce. Personne ne s’en rendit compte jusqu’à ce que l’attaquant d’une équipe en déplacement chez nous touche le montant d’un tir dévastateur. Le but se désagrégea en un nuage de poussière et la transversale s’effondra, manquant de peu le gardien.

    Voilà typiquement le genre de petites anecdotes qui illuminaient la vie en Ouganda. Elles peuvent sembler paternalistes : se moquerait-on de la candeur des Africains ? C’est pourtant eux qui riaient. Ils s’esclaffaient, battaient des mains, tombaient à la renverse et se tenaient les côtes dans l’hilarité générale. Pour moi, ce fut un choc culturel. Il n’y avait là aucune hostilité, au contraire : la joie régnait. Je pourrais également parler de la confiture qui fermentait et en devenait alcoolisée, du tourne-disque qui accélérait la cadence à mesure que l’aiguille approchait de centre du vinyle, de notre petit chien et de notre coq blanc, ostensiblement racistes, qui à notre grand embarras chassaient les Africains de la maison, mais provoquaient les rires de tous (sauf de la victime des persécutions). En Afrique, rire aux dépens d’autrui n’est pas un crime.

    Nous supposions que le chien devait avoir eu un maître goûtant peu les visites ou haïssant les Africains, mais le coq ? Il trépassa une nuit, lors d’une effroyable invasion. J’avais entendu parler des colonnes de fourmis, mais je n’en avais vu que de modestes versions, de petites lignes de fourmis toujours pressées qui croisaient de temps à autre les sentiers de la colline. Une nuit, je fus réveillé par un bruit de bousculade et un cri d’Henry Ssemanda qui dormait dans un appartement en face de chez nous. Il avait entendu les jappements de nos chiots. Dans le

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