À travers l'hémisphère sud: ou Mon second voyage autour du monde : Portugal, Sénégal, Brésil, Uruguay, République Argentine, Chili, Pérou
Par Ligaran et Ernest Michel
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Aperçu du livre
À travers l'hémisphère sud - Ligaran
EAN : 9782335041637
©Ligaran 2015
Préface
M. ERNEST MICHEL
Sur la route de Londres à Brighton, un jeune Anglais monte dans mon wagon et s’assied en face de moi. Il a l’air pressé et fatigué, et accepte volontiers les petites provisions que je lui offre. Qu’est-ce qui vous rend si essoufflé, lui dis-je ? – Je viens du Mont-Blanc et j’ai passé plusieurs nuits en route pour ne pas manquer le navire qui part demain pour la Nouvelle-Zélande, où je vais m’établir. – Vous allez donc chercher fortune ? – Non ; j’ai mes capitaux, mais ici ils me rapportent 3 %, et en Nouvelle-Zélande 10 %. Dans mon village je ne suis rien ; là-bas un des premiers. Je viens de parcourir le globe dans un voyage d’investigation, qui a duré deux ans ; j’ai visité tous les pays, je les ai comparés, j’ai pesé pour chacun le pour et le contre, et j’ai arrêté mon choix sur la Nouvelle-Zélande. Par son climat tempéré, ses terres fertiles, c’est celui qui présente en ce moment les plus grandes ressources et le séjour le plus agréable. Tous les objets de première nécessité y sont à bon marché, et les capitaux y trouvent un emploi lucratif. Je viens donc chercher ma famille et nous partons demain ; je ne voulais pas quitter l’Europe sans avoir vu le Mont-Blanc pour le comparer au Mont-Cook des Alpes New-Zélandaises.
Puis, voyant qu’il parlait à un Français, il ajoutait : Pour quelle raison, je l’ignore, mais j’ai constaté que vos compatriotes réussissent peu dans les divers pays.
Là où ils sont venus avec nous, comme en Chine et au Japon, ils disparaissent peu à peu, laissant la place aux Anglais et aux Allemands.
Cette dernière observation fut pour moi fort sensible ; je résolus donc d’aller la vérifier en faisant moi aussi un voyage d’investigation à travers le globe.
Un premier tour du monde m’a fait connaître le Canada, les États-Unis, le Japon, la Chine et les Indes. Il a été publié en 2 volumes, à l’imprimerie du Patronage Saint-Pierre, à Nice, sous le titre de Tour du Monde en 240 Jours.
Un second tour du monde vient de me faire voir le Sénégal, le Brésil, l’Uruguay, la République Argentine, le Chili, le Pérou, l’Équateur, Panama, les Antilles, le Mexique, les Sandwich, la Nouvelle-Zélande, la Tasmanie, l’Australie, la Nouvelle-Calédonie, Maurice, la Réunion, les Seychelles, Aden, l’Égypte et la Palestine.
Je publie aujourd’hui ce deuxième voyage en trois volumes. Le premier comprendra l’Amérique du Sud ; le second, Panama, les Antilles, et mon arrivée en Californie à travers le Mexique et les États-Unis.
Le troisième contiendra mes excursions dans les diverses lies de l’Océanie, et mon retour par Maurice, la Réunion, Aden, l’Égypte et la Palestine.
Ces trois volumes pourront être indépendants ; c’est pourquoi je les fais précéder chacun d’une préface se rapportant aux pays visités.
Dans le récit de mon premier voyage, j’ai déjà parlé de l’utilité et de la nécessité des voyages d’étude ; je signale aujourd’hui un moyen de les populariser. Ce sont les billets circulaires de Tour du monde. Les Anglais les connaissent. Les compagnies anglaises de navigation, d’accord avec les compagnies américaines, donnent, pour 3 à 4 000 fr., des billets pour des tours divers, passant soit par le Japon et la Chine, soit par la Nouvelle-Zélande et l’Australie. Le grand touriste Cook leur donne des billets d’hôtel à des prix fixes pour tous les pays du monde, et conduit tous les ans, par ses employés, des caravanes de voyageurs dans toutes les contrées à un prix fixe, et à forfait.
Le Bradshow Overland guide leur fournit, pour tous les pays, les renseignements utiles : surface, gouvernement, commerce, industrie, agriculture, ressources diverses, nombre de nationaux et d’étrangers, mœurs et coutumes, nom et adresse des consuls, etc.
Pourquoi n’en ferions-nous pas autant ? Ce n’est pas que la liberté ne soit préférable ; on peut changer de plan en route, s’arrêter plus longtemps dans tel pays, etc. ; mais si la liberté a des avantages pour celui qui est habitué aux voyages, un plan tout tracé, une dépense fixe, un temps limité, sont des choses précieuses qui peuvent décider les plus timides, et surtout ceux qui disposent de peu de temps et de peu d’argent.
J’indique ici trois tours que nos compagnies et surtout les Messageries maritimes et la Transatlantique pourraient organiser, en s’entendant avec les compagnies américaines.
Le prix du billet circulaire pourrait être réduit à 3 000 fr.
Le prix du billet circulaire pourrait être à 2 500 fr.
Le prix du billet circulaire pourrait être de 4 000 fr.
En un mot, les compagnies n’auraient qu’à faire un rabais de 20 à 25 % pour les billets circulaires. En Espagne, en Italie et ailleurs, les compagnies de chemins de fer font un rabais de 40 à 45 %. On accorderait un an de temps avec faculté d’interrompre le voyage à toutes les escales pour visiter le pays. Un planisphère indiquant ces trois tours avec prix et conditions dans le Guide-Chaix hebdomadaire en populariserait la connaissance. Ce n’est que depuis l’insertion des voyages circulaires dans l’indicateur des chemins de fer que l’Algérie et la Tunisie commencent à être un peu visitées par nos nationaux.
Les compagnies de navigation seraient amplement compensées de leur sacrifice par le plus grand nombre de passagers, d’autant plus que la plupart du temps, aujourd’hui, leurs navires s’en vont à moitié vides.
Pour bien tirer parti des voyages, il faut s’y préparer.
La première préparation consiste à connaître au moins les éléments de la langue parlée dans le pays qu’on va visiter. Je dis les éléments, car la pratique ensuite fera le reste. Sans cela on risquerait de parcourir les villes, de visiter les monuments, d’admirer les scènes de la nature, mais on ne connaîtrait pas les hommes, qui sont le pays vivant. Il importe en effet de les interroger, depuis le gouvernant jusqu’à l’homme du peuple. À cet effet, le voyageur devra se munir ; de lettres de recommandation pour les savants, les commerçants, les industriels, les agriculteurs, les missionnaires, les hommes politiques. Sans cette précaution, il ne pourrait le plus souvent les aborder, et malgré sa bonne volonté, il ne pourrait connaître ce qui se passe dans le pays.
Lorsqu’on fait partie d’une Société de Géographie, d’une Conférence de Saint-Vincent de Paul et autres associations analogues, il est facile d’avoir les lettres nécessaires, car des associations similaires existent partout, et il suffit d’aborder quelques personnes bien placées dans un pays, pour que celles-ci vous fassent ouvrir toutes les portes.
La langue espagnole est indispensable dans toute l’Amérique du Sud. Celui qui la possède se fera bien vite à la langue portugaise, parlée dans tout le Brésil. Pour l’Amérique du Nord, l’Océanie, l’Hindoustan et tout l’Extrême-Orient, la langue nécessaire est l’anglaise. Dans le bassin de la Méditerranée vers l’Orient, la langue européenne la plus en usage est encore l’italien, mais le français s’y répand tous les jours davantage. L’allemand est nécessaire dans le nord de l’Europe.
Le voyageur devra lire les derniers ouvrages sur les pays qu’il va visiter, porter avec lui un thermomètre, une boussole, un baromètre anéroïde, l’Aide-Mémoire du voyageur de Kaltbruner, ou tout autre semblable, et se munir des meilleures cartes. Il est regrettable que jusqu’à ce jour les meilleures cartes soient encore celles des Anglais et des Allemands.
Un des ennuis du voyageur c’est le changement de monnaie, de poids et de mesures dans chaque pays. Comme on a unifié la poste, il serait utile d’unifier les monnaies, les poids et les mesures.
Un billet circulaire pris au Comptoir d’Escompte de Paris, ou des traites circulaires achetées à la Société générale pour le développement du Commerce et de l’industrie, permettent au voyageur de se procurer aux banques correspondantes, dans tous les pays, la monnaie indigène nécessaire. Ces traites sont fournies au pair et sans frais. Quant à la dépense qu’on peut faire à terre, elle atteint une moyenne de 30 fr. par jour, tout compris. Les hôtels, dans tout l’Extrême-Orient, n’atteignent pas les prix des hôtels de l’Europe.
Le voyageur devra se garder de la manie des malles lourdes ou nombreuses ; elles lui coûteraient autant que son voyage, sans parler des ennuis de toute sorte pour veiller sur elles. Un vêtement de flanelle de Chine, deux vêtements d’été, un d’hiver et un peu de linge de corps avec un pardessus et un châle suffisent, et le tout tient dans une valise et une courroie, qu’on peut au besoin porter à la main. Les objets de curiosité qu’on achète en route sont facilement et économiquement expédiés en Europe, du premier port qu’on rencontre.
Quelques-uns s’imaginent qu’il faut s’armer jusqu’aux dents. Les armes sont dangereuses, provoquent la méfiance et exposent à une mauvaise action. Les meilleures armes sont : la prudence, la bienveillance, la fermeté, la justice envers les populations. Je n’en ai jamais eu d’autre, soit dans les pays civilisés, soit dans ceux plus primitifs du Japon, de la Chine, de l’Hindoustan, de l’Araucanie et des Canaques. J’ai même traversé seul en voiture tout le Mexique, si renommé pour ses brigands ; je n’ai trouvé partout que d’honnêtes gens polis, et aimables lorsqu’on les traite convenablement.
Enfin, le voyageur devra prendre ses notes aussitôt après ses conversations et pendant sa visite aux divers établissements. Il devra rédiger jour par jour, ou tout au moins chaque semaine, son journal de voyage. Les longues journées de navigation lui seront pour cela fort utiles. Les notes écrites sur place sont plus vivantes et conservent la physionomie des personnes et des lieux. Si on retarde, les impressions d’une contrée effacent celles de la contrée visitée précédemment.
Plusieurs croient impossible d’aborder les grands voyages à moins d’une constitution robuste. Je peux affirmer le contraire. J’ai rencontré partout les Anglais et les Américains, de santé délicate, voyageant pour la fortifier ; je les ai vus, s’en allant aux antipodes avec femme et enfants ; j’en ai rencontré un bon nombre voyageant autour du monde en voyage de noces.
J’ai cru devoir entrer dans tous ces détails, parce qu’ils sont utiles au voyageur. L’essentiel, c’est que notre jeunesse voyage, non en touriste, pour s’amuser, en gaspillant le temps et l’argent, mais en observateurs, pour rapporter dans le pays des connaissances étendues, des faits nombreux, bien étudiés. Nous pourrons alors, par la comparaison de ce qui se passe chez les peuples divers, adopter ce qui leur réussit, préparant ainsi notre réforme, non sur des théories, mais sur l’expérience.
Dans ce premier volume, après un arrêt en Portugal et au Sénégal, que nous aurions déjà dû relier à l’Algérie, le lecteur verra au Brésil comment des vues courtes et une étroitesse d’esprit font que les ressources précieuses de cet immense pays demeurent inexploitées et perdues, aussi bien pour les habitants que pour le reste de l’humanité. Il y remarquera encore l’horrible plaie de l’esclavage.
À l’Uruguay, à la République argentine, comme dans les autres républiques de race espagnole, il verra à quel triste état les guerres civiles périodiques réduisent les populations, qui devraient pourtant prospérer et se multiplier sur d’immenses terres fertiles.
Au Chili, il trouvera une race plus virile, mais abusant, elle aussi, des Indiens, qu’elle tient dans un état bien misérable.
Au Pérou, il déplorera la corruption générale, fruit de la richesse, et suivie du désastre d’une guerre sanglante et malheureuse.
Le lecteur, comme le voyageur, saura tirer parti pour son pays de toutes ces observations.
CHAPITRE PREMIER
Portugal
Le départ. – Le Tage. – Lisbonne. – La ville. – Les œuvres catholiques. – L’église de Saint-Roch. – Le cloître de Bélem. – La Casa Pia. – La navigation. – Un mineur qu’on voudrait détrousser. – Le steamer le Niger. – Ses dimensions. – Les passagers.
Ce n’est pas sans émotion que le voyageur au long cours quitte le sol natal. Les parents, les amis se présentent à son esprit et semblent vouloir le retenir ; l’imagination accumule les difficultés, les périls, et s’efforce de l’arrêter. Puis la pensée de la Providence qui veille sur toutes ses créatures dissipe ce trouble d’un moment.
C’est dans ces sentiments que le 20 mai 1883, à dix heures du matin, je quittai Bordeaux pour descendre la Gironde et rejoindre à son embouchure le Niger, steamer de la Compagnie des Messageries maritimes, qui devait me porter au Brésil.
Trois jours de navigation nous firent franchir les côtes de France et d’Espagne, et dans la nuit du 23 mai notre navire jetait l’ancre dans le Tage, en face de Lisbonne, en Portugal.
Cette ville de 300 000 habitants ; vue du port, ressemble un peu à Gênes. Elle est construite en partie sur plusieurs collines que les voitures ont de la peine à escalader. Après les formalités de la santé et de la douane, je prends terre et me rends à Saint-Louis des Français. Chemin faisant, je rencontre de nombreux tramways traînés par des mules. Des paysans en costume pittoresque emmènent sur leurs mulets les denrées au marché ; mais ce que je trouve de plus coquet, ce sont les vendeuses de poisson coiffées d’un gracieux chapeau de feutre surmonté d’une corbeille remplie de gros poissons. Elles courent pieds nus, les mains sur les hanches, se dandinant plus ou moins gracieusement, et poussant ces cris traînards qui sont la spécialité des poissardes de tous les pays.
Type de Paysanne portugaise.
Le P. Miel, lazariste, me reçoit avec bonté, et me présente au comte d’Aljésur, Brésilien qui passe les hivers à Lisbonne, où il préside la conférence de Saint-Vincent de Paul, fondée en 1859 à Saint-Louis des Français. Une seconde conférence vient d’être inaugurée le 19 mars dernier chez les RR. PP. dominicains irlandais, et l’on s’occupe déjà de la subdiviser pour étendre plus aisément son action bienfaisante à chacune des trente-trois paroisses de la ville. En dehors des deux conférences de Lisbonne, chacune des villes suivantes possède la sienne : Funchal, Braga, Porto, Marinha Grande, Guimaraens, Penafiel et Coïmbra ; en tout neuf conférences avec 1 182 membres et souscripteurs, distribuant 25 000 francs de secours en nature à 450 familles. C’est bien peu pour un pays qui compte dix mille confréries et associations de tiers ordres avec leurs hôpitaux, leurs asiles et leurs orphelinats ; mais l’abondance même de ces instituts charitables, largement pourvus de ressources, explique le peu de développement de l’œuvre de Saint-Vincent de Paul. Maintenant qu’une impulsion vigoureuse lui a été donnée, tout fait espérer qu’elle se propagera.
Type de Poissarde portugaise.
Lisbonne possède soixante-dix belles églises, sans compter les oratoires et chapelles privées : la plus ancienne est la basilique patriarcale de Sainte-Marie Majeure, dont on attribue la fondation à l’empereur Constantin ; elle était dès le commencement du IVe siècle le siège d’un évêché, car depuis cette époque les actes des conciles de Tolède portent la signature d’un Episcopus Olissiponensis. En 1394, le Prélat de Lisbonne fut promu au rang d’archevêque, et plus tard, en 1716, élevé à la dignité de patriarche et aux honneurs de la pourpre romaine. Le titulaire actuel est le cardinal Neto, né en 1841, nommé en 1879 à l’évêché d’Angola et du Congo, promu en avril 1883 au patriarcat ; il est le moins âgé des membres du sacré collège.
Tout près de la cathédrale on aperçoit la jolie petite église de Saint-Antoine, bâtie sur l’emplacement de la maison où le saint vint au monde en 1195. Les Portugais ont une grande dévotion envers leur compatriote saint Antoine, dit de Padoue, parce qu’il expira dans cette ville le 13 juin 1231. Grégoire IX le canonisa onze mois après, le 30 mai 1232, et on raconte que ce jour-là les cloches de Lisbonne se mirent d’elles-mêmes à carillonner joyeusement, tandis que toute la population se livrait à la danse, sans que personne soupçonnât la cause de la commune allégresse.
Je passe, ensuite à l’Hôpital français : les Sœurs de Saint-Vincent de Paul y soignent quelques malades et instruisent un grand nombre de jeunes filles. Je trouve là un jeune abbé auquel je demande de quelle partie de la France il est originaire ; il me répond : « Je ne suis pas Français, je suis Auvergnat. »
L’église de Saint-Roch, ainsi que son vaste couvent, avait été donnée en 1533, par Jean III, à la Société de Jésus, et saint François Borgia y a prêché. Ce qui y attire le plus l’attention c’est la magnifique chapelle de Saint-Jean-Baptiste, dans laquelle on a prodigué les marbres les plus rares, les bronzes les plus artistiques, les mosaïques les plus belles et les pierres précieuses. L’on raconte qu’en 1718, Jean V assistant dans cette église à la fête de saint Ignace de Loyola et remarquant que toutes les chapelles étaient profusément ornées de fleurs et de lumières, à l’exception de celle de saint Jean, s’enquit de la cause, et qu’on lui répondit que toutes les autres chapelles avaient des confréries qui veillaient à leur entretien, tandis que celle-là n’en avait point.
– Eh bien ! dit le roi, puisque cette chapelle est dédiée au saint dont je porte le nom, je prends sur moi de l’embellir. En effet, dès le lendemain il commandait à son ambassadeur à Rome une chapelle digue de son saint patron, et l’ambassadeur ayant confié ce travail à Vanvitelli, qui s’en acquitta à son honneur, Benoît XIV la consacra et y offrit le saint sacrifice avant qu’elle ne fut expédiée à Lisbonne. Le roi envoya au souverain Pontife, en témoignage de sa reconnaissance, un calice d’or massif orné de brillants, de la valeur de 250 000 francs. Cette chapelle avec ses accessoires a coûté cinq millions de francs ; mais le pieux monarque n’eut pas la consolation de la voir, car il se mourait lorsqu’elle arriva à Lisbonne, et ce fut son fils et successeur Joseph 1er qui l’inaugura en 1751.
Dans le couvent attenant à cette église est établie l’œuvre de la Miséricorde, qui accueille les enfants trouvés et les protège jusqu’à l’âge de 18 ans. D’après le rapport de l’exercice 1881-1882, l’œuvre n’en avait pas moins de 7 617 sous sa tutelle, dont 92 dans l’établissement même et 7 525 dehors, c’est-à-dire en nourrice ou en apprentissage. L’œuvre pensionne les nourrices qui, après l’allaitement, consentent à garder les enfants, et pour les encourager à envoyer ces pauvres petits êtres à l’école, elle leur accorde des prix lorsque ceux-ci passent de bons examens. Les enfants maintenus hors de l’établissement sont assidûment surveillés, et lorsqu’ils sont malades ou bien qu’ils se déplacent, ils accourent à la Miséricorde pour se faire soigner ou placer de nouveau.
En dehors de cette œuvre principale, la Miséricorde a servi 2 880 pensions d’allaitement à des mères pauvres ; elle a dépensé 20 000 francs pour aider de pauvres familles à payer leurs loyers, et 70 000 francs en secours à domicile, lesquels – observe le Rapporteur – n’ont été refusés à aucun besoin légitime. La recette totale de l’exercice a été de 1 350 000 francs et la dépense de 1 210 000, y compris 200 000 francs capitalisés. Cette belle œuvre est présidée par le comte de Rio-Maior, grand maître des cérémonies de la Cour, membre héréditaire de la Chambre des pairs.
Tous les membres, d’ailleurs, de cette noble famille de Rio-Maior, consacrent leur fortune, leur intelligence et leur activité au soulagement de toutes les infortunes : – Dom José de Saldanha, frère puîné du comte, est le président de l’Association catholique et le champion de la cause religieuse à la Chambre des députés : il cède son traitement aux pauvres du district qui l’a élu. – Leur sœur, Dona Theresa de Saldanha, a fondé et dirige personnellement l’Association protectrice des jeunes filles pauvres, laquelle a établi dans trois anciens monastères de religieuses, que le gouvernement lui a cédés, des écoles-asiles confiées aux Sœurs du tiers ordre de Saint-Dominique.
Château royal à Cintra.
La vénérable comtesse douairière de Rio-Maior, leur mère, est la fondatrice de l’Association de Notre-Dame Consolatrice des affligés, que malgré son grand âge elle préside encore. Cette association a créé, dans un ancien couvent de Carmélites, un asile où elle maintient vingt pauvres femmes aveugles, soignées par les Sœurs dominicaines. Le rapport publié au mois d’avril dernier constate que pendant l’année précédente, en dehors de l’œuvre des aveugles, l’association avait distribué à des pauvres honteux 1 312 pensions de 5 jusqu’à 50 francs par mois, qu’elle avait dépensé en outre 2 000 francs en bons alimentaires et en secours pour loyers, et que son vestiaire avait fourni des vêtements, de la literie, etc. La dépense totale a été de 27 000 francs. – Faute de temps pour visiter l’asile, j’ai dû me contenter d’une prière dans sa belle église, une de celles où l’on fait quotidiennement à tour de rôle, comme à Rome, l’exposition des quarante heures ; et je pousse mon excursion jusqu’au faubourg de Bélem.
La superbe église de Sainte-Marie de Bethléem ainsi que son cloître, qui appartenait aux ermites de saint Jérôme, ont été bâtis en 1500, par le roi Emmanuel, sur l’emplacement de la petite chapelle où Vasco da Gama et ses hardis navigateurs passèrent en prières la nuit qui précéda leur départ pour la découverte des Indes. C’est un remarquable spécimen du style gothique-flamboyant. L’église renferme les tombeaux du fondateur et de plusieurs de ses successeurs, y compris le cardinal-roi Henri, qui succéda à son petit-neveu, l’infortuné Sébastien, mort en 1578, âgé de 24 ans, à la bataille d’Alcacer-Quibir, où l’armée portugaise fut complètement défaite par les Maures. – L’année dernière on a transporté en grande pompe dans ce monument les cendres du héros dont il rappelle l’épopée, ainsi que celles de son chantre, réplique Camoens.
COUVENT DE BÉLEM (INTÉRIEUR DU CLOITRE)
Après la suppression des ordres monastiques en 1834, on a installé dans le cloître la Casa Pia, asile où 550 enfants pauvres sont élevés gratuitement jusqu’à l’âge de 18 ans, moyennant la dépense annuelle de 350 000 francs. – Un peu plus loin, au bord du Tage, une tour de même style architectural était destinée à défendre le monastère contre les incursions des pirates.
Tour de Bélem.
Mais l’heure du départ approche ; il faut regagner le bord.
Nous voilà donc redescendant le Tage et admirant ses belles rives couronnées de forts.
Le 24 se passe sans incidents ; le 25 nous côtoyons les îles Canaries. De nombreuses hirondelles voltigent autour du navire. Le matin, je suis étonné d’en voir une dans ma cabine qui voletait contre la vitre pour recouvrer sa liberté. Après l’avoir bien caressée, je la renvoie en mer où elle a bientôt rejoint ses compagnes. Si j’avais su qu’elle se dirigeât vers les rives de France, je l’aurais chargée d’une dépêche.
Le 26 et le 27 se passent, comme les autres jours, en lectures et en causeries.
Un mineur qui s’en va à la Plata dans les Andes, où il a des mines aux confins du Chili, vient de Paris. Il était allé proposer aux capitalistes parisiens d’entrer dans son affaire, mais il s’étonne d’abord de les trouver dans la plus complète ignorance sur les pays d’outre-mer. Ils prennent l’Amérique du Sud pour l’Amérique du Nord. Son étonnement grandit lorsqu’il les entend poser pour première condition, l’entrée en association avec 50 % de l’affaire. Ainsi il fallait un million pour développer les chantiers, et on lui propose alors une société par actions au capital de quatre millions, dont un million seul sera effectif ; les autres trois millions seront : un pour l’apport des mines, les deux autres pour rétribuer le capital. Là-dessus notre mineur s’en va, persuadé que dans les déserts qui entourent ses mines il ne trouvera pas de brigands plus détrousseurs.
Un officier de la marine brésilienne ne cesse de me parler de l’immensité et de la bonté de son pays. Il est du nord ou du bassin de l’Amazone : cet immense fleuve est maintenant sillonné par des bateaux à vapeur qui le remontent jusqu’aux confins du Pérou, mettant un mois pour faire le voyage, aller et retour. Là, comme presque partout ailleurs, c’est une Compagnie anglaise qui, sous pavillon brésilien, exploite cette navigation. L’officier dont je parle vient de faire une inspection dans les divers pays de l’Europe, dans le but d’améliorer l’armement de la flotte. Divers bébés lui sont nés durant les trois ans de sa tournée. Il revenait avec quatre ; un est mort en route près de Lisbonne, les trois autres font les charmes de la maman et des passagers. Une dame basque qui s’en va rejoindre son mari dans la Pampa a aussi deux enfants bruyants qui mettent un peu de vie dans le navire. Elle raconte qu’elle ne pourrait plus se faire à la vie économe et mesquine des personnes de sa condition dans les Pyrénées. Les 10 000 moutons que possède son mari lui rapportent bon an mal an de 30 à 40 mille francs de rente, et elle peut ainsi se permettre de larges dépenses. Les officiers du navire sont à leur tour complaisants et donnent volontiers les renseignements qu’on leur demande. Voici les dimensions du Niger : 125 mètres de long, 12 de large, 15 de haut ; la machine est de la force de 600 chevaux au coefficient de 300 kilogrammètres, et nous pousse avec une vitesse de 11 à 12 nœuds. Le déplacement est de 5 000 tonnes, et il porte 2 000 tonnes de marchandise outre 250 passagers de chambre et 800 d’entrepont lorsqu’il est au complet. Il fait les voyages de la Plata depuis dix ans. Son personnel compte 105 individus, dont 35 employés à la machine, 39 servant de domestiques, bouchers, boulangers, gardes-magasin, et le reste officiers et matelots.
LE TAGE À BÉLEM (PORTUGAL)
Le fret, qui s’élevait jusqu’à 500 et 800 fr. la tonne pour le café, est tombé maintenant si bas que c’est à peine si l’on peut former une moyenne de 30 à 40 fr. la tonne pour les diverses marchandises ; mais la subvention du gouvernement atteint environ 200 000 fr. pour chaque voyage. La Compagnie importe dans l’Amérique du Sud du vin et des objets manufacturés, et en exporte le café, le suif, les cuirs et la laine. Le plus grand nombre des passagers sont des Portugais, des Brésiliens, des Platéens, des commis-voyageurs. Un journaliste de Paris s’en va prendre part à un congrès pédagogique à Rio. – Paris ait le plus souvent le sujet de la conversation. On se raconte ce qu’on y a vu, ce qu’on y a fait. Les désœuvrés de tous les points du globe viennent y chercher les distractions, y laisser leur argent ; et ils en exportent trop souvent la frivolité, si ce n’est pire. C’est ainsi que l’influence de cette capitale se fait sentir partout au loin. Combien meilleur serait le résultat, si l’on trouvait à Paris plus de sérieux que de futile !
Hier, c’était dimanche. Sans le calendrier on aurait pu l’oublier. Sur les navires anglais ou américains, un service du matin rappelle le jour du Seigneur.
Ces jours derniers nous avons rencontré peu de navires, mais aujourd’hui nous en avons devancé deux. Nous approchons de la terre d’Afrique.
CHAPITRE II