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Les Mains d'Orlac
Les Mains d'Orlac
Les Mains d'Orlac
Livre électronique310 pages4 heures

Les Mains d'Orlac

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À propos de ce livre électronique

Le 16 décembre, à 23h10, Rosine Orlac attend son mari sur le quai. Mais le train n'arrive pas: un grave accident à eu lieu. Le célèbre pianiste virtuose Stéphen Orlac perd l'usage de ses mains. Désespéré, il est prêt à tout pour pouvoir rejouer. Et quand l'étrange docteur Cerral lui propose de lui greffer de nouvelles mains, il n'hésite pas un instant. Mais ce sont là celles d'un assassin fraîchement guillotiné... Dès lors, tout tourne au cauchemar, et les crimes se multiplient autour de Stéphen.-
LangueFrançais
ÉditeurSAGA Egmont
Date de sortie23 févr. 2021
ISBN9788726784800
Les Mains d'Orlac

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    Aperçu du livre

    Les Mains d'Orlac - Maurice Renard

    Les Mains d'Orlac

    Image de couverture: Shutterstock

    Copyright © 1920, 2021 SAGA Egmont

    Tous droits réservés

    ISBN: 9788726784800

    1ère edition ebook

    Format: EPUB 3.0

    Aucune partie de cette publication ne peut être reproduite, stockée/archivée dans un système de récupération, ou transmise, sous quelque forme ou par quelque moyen que ce soit, sans l'accord écrit préalable de l'éditeur, ni être autrement diffusée sous une forme de reliure ou de couverture autre que dans laquelle il est publié et sans qu'une condition similaire ne soit imposée à l'acheteur ultérieur.

    Cet ouvrage est republié en tant que document historique. Il contient une utilisation contemporaine de la langue.

    www.sagaegmont.com

    Saga Egmont - une partie d'Egmont, www.egmont.com

    À Alfred Gamet

    PRÉAMBULE

    Le titre de cette histoire éveillerait sans doute plus d’un souvenir dans l’esprit du lecteur, si le nom propre qu’on y voit figurer n’était autre qu’un nom supposé.

    Pour peu qu’il fût véritable, il rappellerait à la fois un artiste dont la renommée connut l’éclat fugitif des étoiles filantes, et certaine affaire criminelle sur quoi les journaux firent le silence le plus étrange, après l’avoir timidement et mystérieusement consignée.

    Tel un sous-marin qui navigue en plongée, son périscope seul émergeant, l’aventure n’a montré à la surface du siècle qu’un tout petit bout saugrenu d’elle-même.

    Ayant la fortune de la connaître de point en point, surpris de son caractère tout ensemble extravagant et réel, et charmé de cette double nature – sans trop savoir s’il convient d’y préférer l’invraisemblance ou la vérité, le fantastique ou son explication –, j’ai cédé à l’envie de la conter par le menu, encore que le métier de conteur ne soit pas le mien.

    Si je pouvais faire passer au lecteur ma carte de visite, il apprendrait, en effet, que je m’appelle Gaston Breteuil et que j’exerce à Paris la profession de journaliste judiciaire.

    Ce fut par le plus grand des hasards que le tourbillon de ces événements me happa sur son trajet et que, en moins de trois minutes, je me trouvai transporté de l’insouciance à la stupéfaction, devant le cadavre le plus extraordinaire qu’un mortel soit jamais admis à contempler.

    Il y avait déjà beau temps que l’histoire singulière se déroulait, lorsque je fus appelé à jouer, parmi ses personnages, le rôle effacé de figurant attentif; et c’est de Mme Orlac que je tiens le récit du commencement. Il est bon que la circonstance soit notée, car elle fera comprendre pourquoi Mme Orlac encombre, en quelque sorte, les premiers chapitres, et comment il se fait que toute chose y semble reflétée au miroir de son âme, de son esprit ou de son cœur.

    J’aurais évité cela, si j’étais un conteur; et aussi, j’aurais sans doute entamé l’histoire par le milieu, sinon par l’épilogue, comme font nos romanciers les plus experts, afin de frapper le grand coup le premier. Mais il m’a déplu de rompre l’inouï crescendo de terreur et de curiosité qui fait des Mains d’Orlac une ascension passablement bizarre.

    Et puis, le début n’est déjà point si banal.

    PREMIÈRE PARTIE

    Les Signes

    I

    LA CATASTROPHE DE MONTGERON

    En ce qui touche Mme Orlac, l’histoire commence le 16 décembre, à 23 h 10.

    C’est à ce moment que l’employé à casquette blanche traversa la gare du PLM.

    Sorti d’un bureau, il allait vers les Départs, courant et criant:

    – Empêchez le 49 de partir!

    Alors les pressentiments de Mme Orlac se changèrent en angoisse. Et elle connut du même coup que ce malaise dont elle avait souffert toute la journée, c’était cela: des pressentiments.

    Car c’est le propre des pressentiments de ne dévoiler leur véritable identité qu’après avoir disparu et lorsque les faits sont venus confirmer à la créature qu’elle avait de bonnes raisons d’être triste, inquiète, nerveuse. De bonnes raisons futures.

    Jusque-là, Rosine Orlac ne s’était pas doutée qu’elle fût sombre par anticipation. Cette vague mélancolie, ce petit effroi latent, qui l’avaient saisie dès le matin, n’étaient pas pour elle inédits. Femme au superlatif, étant blonde et parisienne, il lui arrivait parfois de voir tout s’obscurcir, comme si un nuage eût caché passagèrement le soleil. Elle ne savait pas pourquoi. Elle ne cherchait pas à le savoir. « Tout le monde est comme ça. » Le lendemain, au réveil, le nuage avait passé, et la vie apparaissait de nouveau toute ensoleillée…

    Mais, cette fois-ci, ce n’était pas la même chose! Oh, non! Elle s’en convainquit après coup. D’autant que la joie de retrouver Stéphen aurait dû chasser de cette journée tout papillon noir!…

    Stéphen?

    Stéphen. Son mari bien-aimé. Stéphen Orlac, le célèbre pianiste virtuose, tout bonnement.

    Il avait donné, la veille, un grand concert à Nice. Son absence n’avait duré que quarante-huit heures. Mais Rosine ne pouvait le quitter sans désolation, et les jours de retrouvailles étaient de grandes fêtes où son cœur pavoisait.

    Il y avait un bon quart d’heure qu’elle attendait l’arrivée du rapide de Marseille.

    L’admiration des hommes l’avait enveloppée à la descente de son automobile, et quelques-uns, pour suivre la jeune femme, avaient pris, comme elle, un billet de quai.

    Comme toujours, Rosine Orlac était un objet de contemplation et de désir. Vingt-trois ans, toutes les grâces, une chevelure de Mélisande et le visage le plus intéressant qui se puisse voir.

    Ce visage, tout ce que les jalouses y trouvaient à redire, c’est que les yeux en étaient trop grands et la bouche trop petite. La plus chipie avait prétendu que c’étaient là des yeux de géante et une bouche de naine… On comprend la vanité d’une telle critique. Au vrai, les yeux de Rosine étaient les plus admirables dont frimousse angélique se fût jamais fleurie. Non seulement ils étaient immenses, comme si cette enfant eût été créée pour voir – pour voir avant toute autre chose – mais, avec on ne sait quel prestige singulier, ils reflétaient autant de douceur que d’intelligence et autant d’esprit que de pureté. Et tous ces hommes, qui regardaient Rosine à la clarté des arcs électriques, comprenaient tout de suite, lorsque Rosine les regardait, que leur ambition devait se borner au plaisir de la vue.

    Aussi ne s’en privaient-ils point. Ce qui fit que, pour la plupart, ils apprirent la mauvaise nouvelle au reflet livide qu’elle mit sur la face de Mme Orlac.

    L’homme à casquette blanche venait de passer, et le rapide était en retard.

    Rosine se sentit pâlir jusqu’au cœur. Ses paupières, soudain pesantes, refusaient de rester levées. Des ténèbres voilaient le monde. Elle chancela. Mais nul ne s’élança pour la soutenir. Les paroles du chef de gare avaient jeté l’alarme:

    – Empêchez le 49 de partir!

    Cet homme, personne ne le connaissait, mais on voyait bien qu’il n’était pas comme d’habitude et qu’il avait une figure d’événement.

    Un groupe l’entourait, le suivait, grossi de gens qui accouraient de toutes parts. Rosine, tremblante, s’y mêla, disant comme les autres:

    – Qu’est-ce qu’il y a?

    L’œil fixe, le chef de gare poursuivait son chemin.

    Quand il fut assuré que le 49 ne partirait pas, il dit enfin, d’une manière farouche et consternée:

    – Le rapide n° 2 a été tamponné à Montgeron…

    Une femme s’affaissa doucement.

    – Il y a des victimes? fit une voix étranglée.

    – Probable…

    D’autres gémissaient. Les questions assaillaient le fonctionnaire.

    Sans attendre, Rosine se dirigea vers la sortie, traversa la foule ignorante qui attendait de l’autre côté des barrières et se précipita vers son automobile.

    – Félix! À Montgeron! Vite… Le train de Monsieur a déraillé…

    Elle suffoquait.

    – Où qu’c’est-i’, Montgeron? demanda le mécanicien.

    – Je n’en sais rien. Je sais que ce n’est pas loin. Sur la ligne, bien sûr. Suivez la ligne du PLM.

    – Suivez la ligne, suivez la ligne…, répétait l’autre en hochant la tête et sans bouger.

    Mais quelques personnes sortaient de la gare en coup de vent. Un monsieur, correctement vêtu, s’arrêta:

    – Vous voulez y aller, à Montgeron? Je connais le chemin. J’attendais quelqu’un, comme vous. Je vous conduirai…

    – Oh, madame, prenez-moi aussi!

    Ils étaient sept ou huit.

    – Montez, montez, dit Rosine. Mais vite! Oh! mon Dieu!

    On s’empila dans la petite limousine. Au dehors, des hommes et des femmes couraient, hélant des chauffeurs. La voiture démarra.

    Rosine, coincée, entendait ses compagnons de hasard échanger leurs impressions. Des odeurs s’exhalaient de ces étrangers. Ils ne s’occupaient pas de leur hôtesse.

    – Le chef de gare a dit qu’on allait envoyer des trains de secours qui ramèneraient les survivants.

    – Est-ce qu’il a dit qu’il y avait beaucoup de morts?

    – Moi, j’aime mieux y aller, vous pensez; si mon fils est blessé…

    – Et vous voyez ce que c’est que de nous, fit un gros père volumineux, moi, ma gendresse, elle ne devait rentrer que demain; il a fallu cette idée qu’elle a eue…

    La nuit était noire. Le froid mordait. On était déjà hors Paris. L’automobile filait sur une route droite, poussant devant elle le clair de lune factice de ses phares. Près du mécanicien, le monsieur qui savait où est Montgeron relevait le col de son paletot. Une vieille femme, assise en lapin, crispait sur le graisseur sa main osseuse.

    La voiture stoppa devant un poteau indicateur et repartit. L’âme de la vitesse travaillait chacun. Leur organisme fournissait on ne sait quelle énergie intérieure, on ne sait quelle dépense vaine qui avait la secrète prétention d’aider le moteur et de concourir à la rapidité de la course.

    Cependant Rosine s’efforçait de constituer en elle-même une Rosine pleine de sang-froid. Elle songeait:

    « Peut-être n’a-t-il pas pris ce train-là… Peut-être l’a-t-il pris et n’est-il que blessé… S’il est blessé, ce n’est peut-être rien… »

    Mais, malgré les efforts qu’elle faisait, l’autre hypothèse l’obsédait, et obsédait aussi tous ces humains qu’elle voiturait sans les connaître.

    Le gros papa qui avait une gendresse fit un mouvement compresseur, et dit:

    – Nous arrivons.

    Une lueur rousse chatoyait devant eux. C’était de la fumée qu’un brasier éclairait par-dessous.

    La catastrophe s’était produite à quelque distance de la gare, du côté de Paris.

    Le service d’ordre n’était pas encore organisé. Rosine put s’avancer librement. Ses talons Louis XV la faisaient trébucher dans l’ombre, sur des pierres, des mottes durcies par la gelée, des touffes, les mille achoppements de la terre fruste. Elle grelottait, et pensa s’évanouir au bruit sinistre du désastre.

    Dans le noir, un chaos formidable se devinait. Des formes dures dressaient la silhouette d’un monceau de ferrailles. Des lanternes, pauvres étoiles jaunes, circulaient de-ci de-là. On voyait même errer des lampes d’intérieur, que le vent soufflait méchamment. Et toujours des gens qui couraient…

    Le cuivre des casques jetait des feux. Aux lueurs du brasier, que des pompiers noyaient, deux locomotives cabrées, tordues, télescopées, se pénétraient l’une l’autre. Et derrière, les cris, les appels, les hurlements, les pleurs, les ordres anxieux, les réponses affolées qui composaient l’affreuse clameur infernale, on sentait avec épouvante un silence profond comme la mort.

    Elle cria d’une voix suraiguë, enlaidie par l’anxiété:

    – Stéphen!… Stéphen!… Stéphen!…

    Des civières défilaient, hâtives. Une foule s’agitait dans l’ombre contre les wagons disloqués. Quelqu’un glapit:

    – De la lumière, bon Dieu! De la lumière!

    À quoi un verbe sec et autoritaire répliqua:

    – Le premier train de secours amènera un projecteur. Du calme, s’il vous plaît.

    Rosine, éperdue, tournait sur elle-même, s’adressant à tous ceux qui passaient:

    – Monsieur, aidez-moi, dites… Je cherche mon mari…

    Elle ne disait pas « Stéphen Orlac, le pianiste », car elle avait vécu trop longtemps parmi les humbles pour ignorer qu’un nom célèbre ne l’est pas toujours dans toutes les classes, et que, le fût-il, il est parfois vain de le proclamer.

    Mais nul ne lui répondait. Chacun, pris par une tâche exclusive, un devoir impérieux, semblait un automate insensible, construit pour une seule série de mouvements.

    – Il n’y a donc pas de torches, bon Dieu? fit la voix glapissante.

    – On n’en trouve pas! On va allumer des feux… Les câbles ont été arrachés dans l’accident…

    Éteint le foyer des locomotives, la nuit s’était refermée goulûment sur les atrocités de la catastrophe. On n’y voyait plus que grâce aux lanternes portatives. Rosine fouilla dans son manchon et en retira une minuscule lampe électrique. Elle fit jouer le contact. Le bijou donna une lueur de ver luisant exténué, la pile étant mourante.

    Promenant à bout de bras cette espèce de braise froide, Mme Orlac se mit à longer les décombres où les sauveteurs s’activaient par groupes. Le rond de clarté rougeâtre lui montra petit à petit un effrayant pudding agglomérant le bois, le fer, la chair et tout ce qu’on peut rêver quand le cauchemar vous tient. Le tamponnement avait exécuté d’invraisemblables acrobaties: construit, avec les wagons, des immeubles à trois étages; fait tenir le dining-car tout droit, comme une cheminée, et réduit en une seule, par un télescopage intégral, deux longues voitures.

    On n’évoquait pas sans frémir l’instant critique de l’accident, le choc tonitruant qui avait produit un tel amalgame.

    Le plus terrible, c’était que ce gâteau contînt des êtres: des morts, dont on voyait quelques-uns apparaître ici et là, par fractions, écrasés, transpercés, parfois confondus de couleur et de forme dans le désordre tassé qui les emprisonnait, parfois gisants, après avoir été lancés en l’air comme des marionnettes par un mioche stupide; des vivants aussi, ceux qu’on entendait se plaindre, ceux qu’on voyait agoniser sous l’étreinte inerte de la matière, ceux qui demeuraient invisibles au sein des ruines, le corps épousé par un brutal écrin.

    – De la lumière! Mais donnez-nous donc de la lumière! Et vos feux? Est-ce qu’on les allume, oui ou non?

    Combattant sa défaillance, Rosine se penchait sur des restes méconnaissables, interrogeait des pieds disjoints, des mains en loques, qui sortaient de l’amoncellement comme des clous sortent d’un mur.

    Un bouton de manchette en or, maintenant une lingerie fripée autour d’un poignet blafard, attira son attention. Elle enjamba des débris et s’approcha…

    Ce n’était pas ce qu’elle avait redouté.

    – Eh là! la femme! fit une voix derrière elle. Faudrait voir à laisser ça tranquille! Venez donc un peu avec moi.

    Un gendarme la tenait par le coude.

    – Oh! monsieur, monsieur, je cherche mon mari… Je vous en supplie, aidez-moi!

    À la vue des grands yeux purs, le gendarme comprit sur-le-champ son erreur, et lâcha Rosine. Ce n’était pas un gendarme ordinaire.

    – Allez à la gare, lui dit-il. On a fait une salle de morts et une salle de blessés.

    Rosine se mit à courir, retenant sa fourrure qui tombait.

    « Qui sait? se disait-elle. Il est tellement impressionnable! Peut-être qu’il n’a rien et qu’il est parti comme un fou, dans la campagne! Avec des nerfs pareils… »

    Elle aperçut, dans une salle d’attente, les voyageurs sauvés. (Mon Dieu elle n’y avait pas pensé! Fallait-il être sotte!) Il y avait là quantité de dames et de messieurs, presque tous nu-tête, et qui s’entretenaient bruyamment.

    Elle dit très haut, dominant le brouhaha:

    – Stéphen Orlac!… Stéphen Orlac est-il ici?…

    Le silence se fit. Elle répéta sa question. Les palabres reprirent. Un frisson la parcourut, et elle pensa:

    « Peut-être qu’en rentrant, je trouverai un télégramme: train manqué, prendrai suivant, tendresses… »

    – Les blessés, où sont-ils?

    – Par là. Messageries! fit l’interpellé sans s’arrêter.

    Elle entra. C’étaient les morts.

    Couchés côte à côte, ils faisaient autour de la salle un trottoir hideux, une plate-bande macabre qui s’allongeait d’une unité toutes les fois que deux hommes d’équipe déchargeaient leur civière. Ces cadavres étaient là comme des bagages.

    Rosine les passa en revue, prolongeant parfois son examen, devant quelque misérable forme privée de tout caractère personnel… Ah! elle s’en souviendrait, de ces minutes-là!…

    Un être effondré sanglotait aux pieds d’une femme raidie; elle reconnut le monsieur qui savait où est Montgeron… Mais une allégresse étrange la soulevait à mesure qu’elle avançait!… Il est vrai que tous les morts, hélas, n’étaient pas là, et que les blessés…

    Les blessés gisaient dans une sorte de vaste dortoir improvisé, sur des matelas. Des médecins, civils et militaires, des infirmières bénévoles leur donnaient les premiers soins. L’air sentait déjà l’hôpital.

    Furtive et discrète, Rosine fit son tour.

    Pas de Stéphen.

    Cela, c’était très nettement une déception.

    Il fallait retourner sur les lieux du tamponnement… Mais seule, que pouvait-elle?

    Elle avisa un médecin à trois galons, qui s’essuyait les mains en regardant avec une sorte de frayeur ses larges yeux effarés.

    – Monsieur, lui dit-elle hardiment, voulez-vous avoir l’obligeance de m’aider à retrouver mon mari?… Il n’est pas ici, et je vois que les civières n’arrivent plus…

    Le médecin-major jeta un coup d’œil sur les blessés, vit que le personnel sanitaire était plus nombreux que de raison, et dit avec simplicité:

    – Allons, madame!

    – Celui que nous cherchons est Stéphen Orlac, monsieur.

    L’autre s’inclina, sans expression.

    Ils sortirent de compagnie.

    Le froid augmentait, mais la nuit s’éclairait de torches qui répandaient un rougeoiement de fournaise. Par malchance, on n’en avait allumé que d’un côté de la mêlée et c’était celui que Rosine avait déjà parcouru.

    – Le projecteur éclairera l’autre! avait dit un ingénieur.

    Le médecin se saisit d’un falot, et, contournant la masse noire et désordonnée où les torches remuaient des clartés et des ombres; ils entreprirent leur exploration par la queue du convoi tamponné.

    Le premier train de secours arrivait sur une voie latérale, avec une lenteur circonspecte.

    Les derniers wagons avaient peu souffert. Ils étaient praticables – et vides. Mais le chaos ténébreux qui leur faisait suite offrit aux regards des chercheurs le spectacle le plus décourageant. Ce n’étaient que torsions, arrachements, déchirures, éclats, charpie et lambeaux.

    – Là! Là! haleta Rosine.

    Le falot mettait en lumière un bout d’étoffe quadrillée.

    – On dirait sa veste…, un pan de sa veste…

    Elle tira: une poche apparut. Elle fouilla: un mouchoir vint.

    S. O. Ses initiales! C’est lui. Oh! monsieur! Oh!…

    De ses petites mains gantées de suède, elle empoigna les planches hérissées d’échardes, si brusquement qu’elle accrocha le falot, qui tomba et s’éteignit.

    – Je n’ai pas mon briquet, déplora le médecin.

    – Vous rallumerez plus tard, dit-elle. Ne perdons pas de temps…

    Le bout d’étoffe était tout ce qui décelait la présence d’un corps enfoui. La poche de Stéphen dépassait d’un tas de lattes et de voliges qui avaient dû constituer le plafond d’une voiture. Rosine et son aide se mirent en devoir de dégager l’enseveli.

    Ils besognaient dans l’obscurité. L’homme était robuste.

    – Laissez-moi faire, dit-il. Je crois que tout ça va céder d’une seule pièce…

    Il s’arc-bouta. Un craquement se produisit, et, comme si ce craquement eût été solidaire d’un mécanisme mystérieux, au même instant une lumière éblouissante, un brusque rayon de soleil illumina les choses. Le projecteur du train de secours fonctionnait, braqué sur eux.

    Roseline avait reculé.

    Démasqué par le déblaiement, surgi des décombres, immobile et debout, un être fantomal, qui n’était pas Stéphen, fixait sur elle ses yeux cadavériques. Son costume était d’une blancheur aveuglante. Ses cheveux roux le coiffaient d’ardentes frisures. Ses prunelles vertes, voilées par la mort enchâssaient dans le marbre blanc de sa face deux émeraudes éteintes. Sa petite barbiche bifide, ses moustaches et ses sourcils relevés singulièrement lui donnaient un air méphistophélique. Il était droit comme un I. Des améthystes brillaient aux bagues de ses mains. Et il écartait les bras, comme pour défendre que l’on touchât au compagnon qu’il recouvrait.

    Quel compagnon? Stéphen, cette fois.

    Aussitôt l’arrivée du train de secours, une troupe de brancardiers et de travailleurs avait passé la voie. On les appela. Le cadavre de l’inconnu fut emporté. Et tout d’abord on crut qu’il n’y avait qu’à traiter Stéphen de la même façon.

    Lui aussi était resté debout, mais affaissé. Sa cuisse droite faisait un angle inquiétant. Soutenu par l’aisselle à quelque ferrure, les bras tordus et la tête bizarrement déjetée, il semblait se livrer à une dislocation d’homme-serpent. Ses paupières étaient closes et son sang ruisselait.

    – Doucement! Doucement! recommanda le docteur à ceux qui maniaient le pauvre corps.

    Rosine, plus morte que vive, osait à peine y toucher. Tout s’écroulait pour elle dans une consternation désespérée.

    On avait couché Stéphen sur une civière.

    – Il vit, madame, prononça le docteur.

    Rosine se cravacha. Elle revint à la surface d’elle-même.

    – Que faire?… balbutia-t-elle.

    Ses yeux immenses, inondés de lumière, montraient qu’ils étaient bleus et hagards.

    Mais le projecteur tourna. Le médecin, accroupi dans le clair-obscur, palpait le blessé avec toute sorte de ménagements. Rouge de sang des pieds à la tête, l’infortuné Stéphen respirait comme on ronfle, à petits souffles précipités qui lui retroussaient les narines. Ses deux bras et sa jambe droite jouaient en tous sens. Derrière l’oreille gauche, se creusait un affreux renfoncement où les cheveux noirs se mouillaient comme une éponge.

    Son képi rejeté en arrière, le médecin fronça les sourcils.

    – Il faudrait l’emmener immédiatement, dit-il.

    – J’ai mon auto, là.

    – Dieu soit loué! Dépêchons-nous. Hop! Deux porteurs!… Il y va de la vie d’un homme!

    Le médecin prit la tête du petit cortège. Rosine suivait la civière comme un corbillard. Elle titubait…

    Mais, tout à coup, elle se raidit dans l’épouvante d’une hallucination.

    Elle n’était pas seule à suivre la civière. Le mort inconnu la suivait aussi. Elle le voyait glisser silencieusement, à reculons, dressé entre elle et son mari dans l’immobilité suprême de sa première apparition, rigide et les bras ouverts, comme pour bien faire entendre que Stéphen lui appartenait. Seulement, le trépassé avait perdu sa blancheur éclatante. C’était une forme noire qui s’interposait, à cette heure, entre Stéphen et Rosine.

    Celle-ci fit effort de tout son être, et rassembla ses esprits. Hâtant le pas, horripilée d’un effroi courageux, et risquant le contact d’une substance inimaginable, elle tendit vers le mort une main révulsée.

    II

    L’AS DE LA CHIRURGIE

    Elle dut s’arrêter brusquement pour ne pas heurter l’homme qui portait l’arrière du brancard.

    L’apparition avait maintenu sa distance. Elle avait reculé selon l’avance même de Rosine, à travers l’homme, à travers la civière; et elle se tenait plus loin, spectre obscur dont les contours étaient lisérés d’un mince flamboiement.

    Un spectre! Un vrai spectre dans la vraie vie!

    Malgré son désespoir d’épouse amoureuse, Rosine fut saisie du regret de ne pouvoir

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