Le photographe de Paulilles
Par Patrick Lagneau
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À propos de ce livre électronique
Patrick Lagneau
Né en 1953 dans la Meuse, Patrick LAGNEAU est retraité de l'enseilgnement agricole où il a été professeur d'éducation socioculturelle pendant trente-trois ans. Il a placé, tout au long de sa carrière, son énergie créatrice dans le théâtre, la comédie musicale, l'écriture de scénarios et la réalisation de films vidéo avec lesquels il a conduit ses élèves et étudiants à de nombreux prix nationaux. Aujourd'hui vice-pérsident et webmaster d'une association d'auteurs meusiens (PLUME, acronyme de Passion Littéraire de l'Union Meusienne des Ecrivains et illustrateurs), il se consacre à l'écriture de romans dans des genres éclectiques, pour le plaisir de raconter des histoires au gré de son imagination.
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Aperçu du livre
Le photographe de Paulilles - Patrick Lagneau
1
Tourner le dos.
Tourner le dos et ne plus jamais se retourner.
Mateo était plus décidé que jamais. Il avançait à grands pas dans le hall de la gare de Lyon, consulta d’un coup d’œil l’écran où étaient affichés l’heure de départ de son TGV et le numéro du quai d’embarquement. Le flot des banlieusards se déversait des TER d’Île-de-France et absorbait les voyageurs expulsés du métro qui tentaient de se frayer un chemin pour rejoindre leur train. Juste un vendredi normal.
Mais pour lui, ce vendredi était différent.
Une vie nouvelle commençait.
Son projet était réfléchi.
Sans équivoque.
Il avait atteint le point de non-retour.
Le lycée, sa mère, Paris... Une page était tournée.
Il monta dans sa voiture et repéra sa place réservée. Il balança son sac à dos sur le porte-bagage juste au-dessus de sa tête, et s’installa contre la fenêtre.
Dans moins de cinq heures, il serait à Perpignan.
Il eut pour voisine une femme d’un âge avancé qui ne parlait pas un mot de français, et à qui il prêta mainforte pour ranger sa valise. Elle lui sourit en guise de remerciement et s’assit sur le siège voisin du sien. Il tenta d’engager la conversation en faisant appel à son anglais scolaire. En vain. De toute façon, il préférait rester seul avec son nouvel avenir.
À l’heure prévue, la rame glissa sur la voie dans ce souffle feutré si caractéristique des TGV. Une demiheure plus tard, Mateo dormait profondément.
*
Salle obscure.
Une lumière vacillante.
Un feu ?
Une grotte ?
Le mythe de la caverne selon Platon ? Mais non, puisqu’il est là.
Assis dans un coin.
À ses côtés, son père.
Il n’est pas rasé. Son visage est émacié.
Ses lèvres et ses paupières sont cousues.
Un géant dans une djellaba blanche, enturbanné, le visage enfoui dans une longue barbe rousse apparaît devant eux. Il ressemble à Ben Laden.
Non. C’EST Ben Laden.
Il s’adresse à son père.
Pas à lui.
Il l’ignore.
Comme s’il n’existait pas.
Sa voix est profonde.
- Je vais vous raser.
Au timbre de sa voix, il l’identifie.
C’est Khâas Nhair. Le chef des talibans.
Bon. Au moins, ce n’est pas Ben Laden. Mais pour lui, il restera Ben Laden. Il le regarde maintenant de ses yeux noirs et perçants.
- Votre père est photographe. J’ai trouvé sa carte de presse.
Il extirpe des plis de sa djellaba un journal chiffonné qu’il défroisse et approche de son visage. La photo de son père tout sourire est à la une et envahit son champ de vision, comme une immense affiche de cinéma dans laquelle il serait enveloppé.
Il suffoque.
Soudain l’affiche explose en milliers de confettis.
Changement de lieu.
Ils sont au milieu d’un puits gigantesque cerné de murs de roches ocre, duquel il semble impossible de s’évader.
Son père est assis sur un tabouret de bar, au centre. Ses bras pendent de chaque côté.
Une énorme caméra de cinéma est fixée sur un chariot posé sur des rails circulaires.
Derrière la caméra est dissimulé un homme.
Il ne le voit pas, mais il sait. Il sait qui il est.
Quand l’homme surgit dans la lumière comme un diable de sa boîte, il est nu. Son corps est en sang, tailladé de multiples coups de poignard. Il arbore un sourire sarcastique.
Il reconnaît son beau-père.
Comme s’il était mu par des fils invisibles de marionnettiste, il approche de lui et pose dans sa main un boîtier plat avec un énorme bouton rouge.
Sans contrainte, il appuie dessus.
Des dizaines de projecteurs inondent la scène de toute leur puissance.
Tout en haut du puits, un train silencieux s’élance vers le ciel. Vers le soleil. Un train sans fin…
Un panneau glisse sur le sol.
Un trou noir apparaît.
Comme sur une scène de théâtre, une silhouette féminine recouverte d’un linceul immaculé s’élève en douceur des profondeurs de la terre. Elle se retrouve immobile au centre du puits. À côté de son père.
Le temps semble arrêté.
Enfin, le drap mortuaire glisse le long de ses épaules, de ses hanches, et tombe sur le sol.
C’est une tragédienne grecque.
Bien qu’elle ne lui ressemble pas, il sait qu’il s’agit de sa mère.
Dans le halo des projecteurs et avec une lenteur calculée, elle lève un bras à la verticale, main offerte aux dieux.
Il veut lui parler, mais c’est impossible. Il reste muet.
- Moteur, lance son beau-père dans un mégaphone depuis son fauteuil de réalisateur.
Son père, lui, ne bronche pas. Bouche et yeux clos par l’atroce couture.
- Action ! crie le mégaphone.
Comme si elle attendait ce signal depuis toujours, sa mère est enfin libérée.
Ô ! Toi, l’aventurier, Capa contemporain,
Aux confins des déserts perdus depuis longtemps,
Te voilà parvenu tout au bout du chemin
Pour être enfin rasé, là, en Afghanistan…
Ben Laden surgit derrière son père sans que celui-ci s’en aperçoive. Il porte un énorme rasoir coupe-chou qu’il ouvre avec calme.
Il veut hurler pour le prévenir, mais encore une fois, aucun son ne sort de sa gorge.
Comment Ben Laden va-t-il pouvoir le raser avec un ustensile pareil ?
De cette taille, ce n’est plus un rasoir, c’est un cimeterre.
Sa mère enchaîne :
Vois la lame d’acier de reflets parcourus
Vois le ciel s’y mirer comme un lac à l’envers
L’heure est venue pour toi de payer ton tribut
À la guerre d’ici, et finir fait divers…
- Coupez ! éructe le mégaphone.
À peine l’ordre tombé, horrifié, il voit Ben Laden lever le rasoir monstrueux. Dans un mouvement circulaire, au ralenti, la lame luisante vient trancher la tête de son père. Bizarre ! Elle est toujours en place. Sa mère approche à pas lents derrière son père avec la maestria des divas et déclame une dernière fois :
Adieu, beau reporter, l’heure a sonné enfin
Car la Parque a coupé le fil de ta vie d’humain.
Un dernier pas vers lui.
Une main sur son crâne.
Une légère poussée.
La tête se décolle de son corps, bascule vers l’avant, tombe sur ses cuisses jointes où elle roule comme une boule de bowling sur des rails, tombe sur le sol où elle continue de rouler, rouler, rouler… jusqu’à ses pieds où elle s’immobilise enfin.
*
Mateo, trempé de sueur, poussa un cri bref, ouvrit les yeux et vit à ses pieds un ballon de plage. Un gamin de quatre, cinq ans le ramassa prestement et rejoignit sa mère, une jolie femme brune, dans la rangée opposée, trois sièges plus loin.
- Donne-moi ça, Nathan, je t’ai dit que je ne voulais pas que tu joues au ballon dans le train. Allez ! Et viens t’asseoir près de moi ! Là !
Sa voisine étrangère n’était plus là. Mateo réalisait à peine ce qui venait de se produire. Le TGV glissait toujours dans un souffle feutré. Le train… Le train silencieux de son cauchemar ?… Le train… Le ballon… Avaient-ils été le déclencheur ? Mais quel était ce foutu rêve qu’il venait de faire ? Son cœur cognait à tout rompre dans sa poitrine. C’était invraisemblable.
Il regarda par la vitre le paysage qui défilait sur fond de mer à l’horizon. Il reconnut l’étang de Leucate, le château de Salses… Et sur sa droite, le Canigou, majestueux et fier, imposant sa masse tranquille et bienveillante sur la plaine du Roussillon.
Dans quelques minutes, le train entrerait en gare de Perpignan. À l’évocation de ce lieu mythique lié à Salvador Dali, son rythme cardiaque ralentit et retrouva une pulsation régulière. Non qu’il appréciât en particulier l’œuvre du peintre catalan, mais surtout parce que cela représentait la concrétisation de la décision qu’il avait prise depuis plusieurs mois. Les images terribles de son cauchemar flottaient en surimpression sur la vue en travelling qui l’accompagnait. Et le renvoyèrent malgré lui à son passé récent.
Son père, Sergi Noguès, avait été un photoreporter réputé. Ses premiers clichés qui l’avaient rendu célèbre avaient été pris pendant la guerre en Irak. Ensuite, après les attentats du 11 septembre, il avait couvert le déploiement militaire de l’OTAN en Afghanistan. Il était mort en 2002, après le passage sur une mine de la patrouille dont il faisait partie. Son corps avait été rapatrié et enterré à Paris. Mais il n’avait pas été décapité.
Alors pourquoi ce cauchemar ?
Il avait bien lu sur Internet le drame de Daniel Pearl, ce journaliste anglais du Wall Street Journal pris en otage et décapité par Al-Qaida l’année où son père est mort. Son exécution avait été filmée et mise en ligne. La vidéo avait fait le buzz, mais à l’époque, il avait dix ans, le web ne l’intéressait pas et de toute façon, il ne l’avait jamais vue, car elle avait été retirée très rapidement. L’histoire de ce journaliste l’avait certes ébranlé, mais il n’en avait jamais fait de cauchemars. Alors pourquoi aujourd’hui ?
Une phrase de son professeur de philosophie lui revint en mémoire : « le subconscient enregistre des informations dont il peut créer des résurgences sous forme d’images oniriques longtemps après ».
Il sourit. La philo… Il revoyait le visage mangé de barbe rousse de son professeur… Kasnert, il s’appelait.
Soudain l’analogie avec le Ben Laden de son rêve s’imposa à lui. Il voyait dans son esprit son nom tel qu’il l’avait visualisé : « Khâas Nhair ». Et la barbe rousse… Très drôle. Les élèves dont il faisait partie entendaient phonétiquement casse-nerfs
et avec l’esprit potache qui les caractérisait le surnommaient pète-neurones
… Il sourit.
Désormais, il avait tourné la page. Il avait attendu ses dix-huit ans pour démissionner du lycée François Villon qu’il fréquentait depuis la sixième. Et au-delà de ce baccalauréat qu’il ne passerait pas, il savait que cette décision marquait surtout la rupture avec sa mère.
Elle s’appelait Juliette. Elle était comédienne. Ils habitaient un appartement dans le XIVe à Paris, acheté à tempérament avec son mari et dont l’assurance, après son décès, avait permis de solder l’emprunt.
Après 2002, elle avait bien sûr accusé le coup. Elle s’était jetée à corps perdu dans une carrière en demiteinte, ponctuée par des rôles dans des pièces de théâtre de seconde zone, mais avec la secrète ambition de percer au cinéma. De casting en casting, les réponses négatives l’avaient insidieusement poussée dans une sorte de déprime. Mateo l’avait perçue comme un rejet maternel qui l’avait profondément affecté.
Cela ne s’était pas arrangé en 2007.
Le jour de ses quinze ans, alors qu’ils fêtaient son anniversaire à la maison, elle lui avait offert un cadeau dont elle pensait qu’il l’enchanterait. Au moment du dessert, on avait sonné. Elle était allée ouvrir et était revenue avec un homme que Mateo n’avait jamais vu. Elle le lui avait présenté maladroitement.
- Mateo, je te présente Éric Vasseur, tu le reconnais ?
- Je devrais ?
- Allons, tu ne le reconnais pas ? Mais si voyons, Éric Vasseur, le réalisateur de France 2…
Mateo avait beau dévisager l’homme en face de lui, il ne le connaissait pas. N’avait jamais entendu parler de lui non plus.
- Désolé !
- Ce n’est pas grave, le rassura Éric Vasseur, je suis dans l’ombre. Je travaille surtout en régie. Bonjour Mateo !
Le garçon le salua en silence de la tête.
Juliette passa son bras autour de la taille d’Éric Vasseur et sourit à son fils.
- Mateo, c’est ton cadeau d’anniversaire. Je t’offre un nouveau Papa !
Comment pouvait-on se planter autant sur le plan psychologique ? Les trois années qui venaient de se dérouler avaient été catastrophiques. Il était évident que sa mère avait vu une ouverture pour sa carrière dans cette relation qui durait. Un réalisateur télé… Quelle opportunité de contacts artistiques et médiatiques !
Sans être une bombe, Juliette était une jolie femme de trente-huit ans qui n’hésitait pas à mettre en avant ses avantages pour parvenir à ses fins, pour autant que ses rencontres appartiennent au « milieu », comme elle disait. Malheureusement pour elle, ses liaisons duraient rarement plus de six mois. Éric Vasseur, lui, était amoureux fou. Il était l’exception. Mateo le trouvait imbu de lui-même, et le considérait en quelque sorte comme celui qui lui avait volé sa mère. En sa compagnie, elle avait commencé à s’absenter de plus en plus souvent, les soirs tout d’abord, les nuits ensuite, et ses échanges avec Mateo devenaient de plus en plus rares. Quand il essayait d’aborder un sujet qui le touchait particulièrement, elle prétextait une migraine due à son travail qui l’accaparait.
Mateo n’insistait pas. Il savait qu’elle se pavanait lors de soirées plus ou moins mondaines au bras d’Éric Vasseur au crochet duquel elle vivait sans vergogne. En contrepartie et maigre consolation, ses absences prolongées lui avaient donné une liberté dont il avait largement profité. Il ne lui reprochait pas cet abandon. Non. Sa rancœur venait d’ailleurs.
Jusqu’en 2002, jusqu’à la mort de son père, ils passaient leurs vacances à Port-Vendres, chez son grand-père Josep et son oncle Raoul. Les Noguès, de pures souches catalanes, étaient installés sur le quai Forgas depuis un certain temps comme photographes. Ils habitaient une maison de deux étages dont les fenêtres donnaient sur le port, partagé entre le commerce fruitier international, la pêche et la plaisance. Au rez-de-chaussée se situait le studio. Sergi, le père de Mateo, avait quitté l’entreprise familiale à vingt ans pour monter à Paris et tenter une carrière de photoreporter. Et cela lui avait plutôt souri. Après quelques années en free-lance, il s’était fait remarquer par l’agence Gamma qui l’avait embauché. Il en était devenu rapidement la star.
Il avait rencontré Juliette en 1991, lors d’une exposition organisée par « Reporters sans frontières » où certains de ses meilleurs clichés étaient présentés au public. Il avait été séduit par le corps de la jeune femme et son ambition. Rapidement, il l’avait présentée à son père, à Port-Vendres. Le moins qu’on puisse dire est que le contact ne fut pas fusionnel. Josep Noguès avait dû percevoir la vraie personnalité de la jeune femme qu’il n’appréciait pas beaucoup. Et c’était réciproque. Les rapports s’étaient vite dégradés, surtout après la naissance de Mateo pour des choix d’éducation qu’ils ne partageaient pas, jusqu’à ce que la jeune femme décide de ne plus remettre les pieds à Port-Vendres.
Sergi Noguès en avait été très perturbé. Depuis 1998, il descendait seul dans le Roussillon déposer Mateo pour les vacances de Pâques et d’été. Il restait quelques jours avant de repartir pour de nouvelles missions et laissait son fils, qui ne demandait pas mieux, à son père et son frère. En 2002, il était venu le rechercher à la fin du mois d’août avant de repartir en Afghanistan d’où il ne reviendrait jamais.
Mateo n’avait pas revu son grand-père depuis cette année-là. Son oncle Raoul était monté une fois à Paris, en 2005, pour un salon de la photographie. Ils s’étaient donné rendez-vous pour passer la journée ensemble et ils avaient arpenté les allées entre les stands qui faisaient la part belle à la photo numérique. C’est sans doute à cette occasion que Mateo contracta vraiment le virus.
Depuis cette rencontre, ils s’étaient juste téléphoné. Raoul devait avoir… Son père aurait eu cinquante ans cette année en 2010… son frère avait sept ans de plus donc il avait cinquante-sept ans… Cinquante-sept ans ! Presque soixante… Et le papet ? Quel âge pouvait-il avoir ? Il était né en… vingt, ou peut-être vingt-et-un… Quatre-vingt-neuf ans ou quatre-vingt-dix… Mateo gonfla ses joues et expulsa un fin souffle d'air qui traduisait sa prise de conscience du temps qui passe.
Le TGV entra en gare de Perpignan à 12 h 38 avec une demi-heure de retard. Mateo récupéra son sac à dos, emboîta le pas à la jeune femme brune et son fils de quatre ans accroché à son ballon, et il descendit avec les autres passagers sur le quai.
En ce début juin, le soleil éclaboussait la ville et la température avoisinait les vingt-huit degrés. Mateo descendit les escaliers pour emprunter le couloir sous les voies et rejoignit un nouveau quai où il sauta dans un TER qui allait à Cerbère. Il jeta son sac sur le portebagage au-dessus de lui et s’assit sur un siège côté fenêtre dans le sens de déplacement du train afin d’anticiper la vue sur les paysages qui annonceraient Port-Vendres.
Peu après, le train quitta la gare. Mateo se remémorait les noms des villes et villages qui filaient dans le sens opposé : Saleilles, Corneilla-Del-Vercol, Elne, Palau-Del-Vidre…
Premier arrêt en gare d’Argelès-sur-Mer, porte de la côte Vermeille. Nouveau départ.
Le TER accompagna un moment les quelques passagers sur le quai qui se déplaçaient à pas rapides pour rejoindre la sortie… Sa vitesse resterait faible maintenant. Quelques minutes plus tard, il longeait les falaises du Racou, les criques de Porteils, avant de s’engouffrer dans le premier tunnel qui allait le projeter dans Collioure.
Nouvel arrêt.
Mateo se sentait fébrile. Il touchait au but. Le TER redémarra lentement. Entre les maisons, Mateo eut une vision fugitive de l’anse de Collioure gardée par la tour de l’église Notre-Dame-Des-Anges, un instant si bref, qu’il le compara à l’ouverture du diaphragme d’un appareil qui figerait dans sa mémoire la photographie immortelle. Le train pénétra dans un dernier tunnel, celui qui transperce la colline au sommet de laquelle se dresse le fort Saint-Elme, vieille forteresse attribuée, parait-il, à Charles Quint. Les faibles lumières du compartiment donnaient aux voyageurs un teint blafard et soulignaient leurs paupières d’une ombre indéfinie, mascara improbable qui ferait presque croire que tous étaient atteints d’une maladie irréversible. Heureusement, la lumière solaire qu’il entrevoyait annonçait la sortie du scanner. Le train ralentit puis s’immobilisa.
Terminus pour Mateo. Il se leva, s’empara de son sac à dos et descendit sur le quai avec deux autres passagers. L’air était chaud et différentes senteurs méditerranéennes qu’il ne put identifier autrement que par une simple réminiscence assaillirent ses narines. Il aperçut le fort Béar qui se découpait sur le bleu du ciel. Voilà. Il y était. Huit ans après, il retrouvait Port-Vendres.
Il traversa le hall de la petite gare dont les bureaux, dans leur bulle de verre, semblaient abandonnés, et il se retrouva dehors. Sans perdre de temps, il se lança sur la route de la gare qui longeait une falaise rocheuse couverte de cactées sauvages.
Il passa devant le café des « Arts’ Cades » et supposa que les quatre arches qui surplombaient la terrasse étaient à l’origine de ce jeu de mots facile. Peu après, il parvint à une bifurcation. Après une courte hésitation, il choisit la petite route qui serpentait vers le fort Saint-Elme, bordée de lauriers roses et pins parasols derrière un muret en pierres. Après une centaine de mètres, il opta pour un raccourci pavé qui descendait vers la ville, au milieu duquel avait été installée une double rampe tubulaire justifiée par le degré de la pente.
Parvenu en bas, il descendit encore des escaliers dans l’ombre de figuiers au moins centenaires, et se retrouva entre les façades de maisons roses ornées de balconnières fleuries. Il atteignit la rue Waldeck Rousseau, laissa passer une voiture, puis traversa pour s’engager dans la rue des Paquebots. Le mot lui donna un frisson. Il était à deux doigts de l’image qu’il avait en tête. Il allongea le pas. Au bout de la rue, il se retrouva devant la place Castellane, juste derrière le podium permanent.
Il voyait les musiciens, entendait les musiques des bals de son enfance. Il contourna la scène et se retrouva sur la piste dallée, cernée par les gradins métalliques et les palmiers. Quand il fut au centre, il tourna lentement sur lui-même pour faire se superposer la réalité avec ses souvenirs, et ressentit sur ses joues le tissu des jupes des femmes qui volaient au rythme des valses et des pasodobles, alors qu’il courait entre les couples de danseurs, poursuivi par…
La vision des danseurs s’évanouit brutalement. La petite fille surgit de sa mémoire avec une force qui le surprit. Manuella se matérialisa. Il se retourna. Son cœur cogna un peu plus fort dans sa poitrine. À une dizaine de mètres, derrière un palmier, la statue était toujours là. Il s’en approcha et en fit le tour pour la voir de face. Il sourit. Il lut la plaque commémorative apposée sur le piédestal : « Fenouille et Fenouil, inaugurée le 24-12-1997 à l’occasion du nouveau millénaire, Jean-Jacques Vila étant maire de Port-Vendres. Sculpteur : Gérard Vié. »
Il revit le maire tirer le drap qui dévoilait la statue du couple d’amoureux en bronze. Au même moment, un nouveau voile se leva sur un pan de son enfance.
*
- Papet, tu me racontes encore l’histoire de Fenouille et Fenouil, s’il te plaît ?
Josep Noguès attrapa le gamin et l’assit sur ses genoux. Il réfléchit quelques instants. Il savait bien que ce qui intéressait son petit-fils, ce n’était pas l’histoire de la statue originale qui remontait au tout début du XXe siècle, et qui d’ailleurs s’appelait « L’idylle », jeune couple de campagnards autour duquel furent dansées nombre de sardanes. Non, ce qu’il voulait, c’était entendre la légende, celle qu’il ne manquait pas lui-même d’enjoliver à chaque fois qu’il la racontait. Après tout, n’était-ce pas là la fonction première d’une légende ?
- Fenouil était un jeune pêcheur de Port-Vendres. Il était amoureux d’une jeune vendeuse de poissons qui s’appelait Fenouille. Elle aussi était amoureuse de lui. Ah, c’était un bien joli couple que ce couple-là ! Tout le monde les admirait, tellement ils étaient beaux. Fenouille aimait tant son pêcheur qu’à chaque fois qu'il partait en mer, elle était jalouse…
- Ça veut dire quoi, jalouse ?
- Jalouse ? C’est quand on aime quelque chose, ou quelqu’un, et que l’on a peur qu’on nous le prenne…
- Et qui c’est qui voulait prendre Fenouil ?
- Attends ! Je vais te le dire. Elle était jalouse