Les Papiers posthumes du Pickwick Club: Édition Intégrale
Par Charles Dickens
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À propos de ce livre électronique
Charles Dickens
Charles Dickens (1812-1870) was one of England's greatest writers. Best known for his classic serialized novels, such as Oliver Twist, A Tale of Two Cities, and Great Expectations, Dickens wrote about the London he lived in, the conditions of the poor, and the growing tensions between the classes. He achieved critical and popular international success in his lifetime and was honored with burial in Westminster Abbey.
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Aperçu du livre
Les Papiers posthumes du Pickwick Club - Charles Dickens
Charles Dickens
LES PAPIERS POSTHUMES DU PICKWICK CLUB
Traduction par Pierre Grollier
© 2019 Éditions Synapses
Table des matières
TOME I
TOME II
TOME I
CHAPITRE PREMIER.
Les Pickwickiens.
Le premier jet de lumière qui convertit en une clarté brillante les ténèbres dont paraissait enveloppée l’apparition de l’immortel Pickwick sur l’horizon du monde savant, la première mention officielle de cet homme prodigieux, se trouve dans les statuts insérés parmi les procès-verbaux du Pickwick-Club. L’éditeur du présent ouvrage est heureux de pouvoir les mettre sous les yeux de ses lecteurs, comme une preuve de l’attention scrupuleuse, de l’infatigable assiduité, de la sagacité investigatrice, avec lesquelles il a conduit ses recherches, au sein des nombreux documents confiés à ses soins.
« Séance du 12 mai 1831, présidée par Joseph Smiggers, Esq. V.P.P.M.P.C.¹ a été arrêté ce qu’il suit à l’unanimité.
« L’ASSOCIATION a entendu lire avec un sentiment de satisfaction sans mélange et avec une approbation absolue, les papiers communiqués par Samuël Pickwick, Esq. P.P.M.P.C.², et intitulés Recherches sur les sources des étangs de Hampstead, suivies de quelques observations sur la théorie des têtards.
« L’ASSOCIATION en offre ses remercîments les plus sincères audit Samuël Pickwick, Esq. P.P.M.P.C.
« L’ASSOCIATION, tout en appréciant au plus haut degré les avantages que la science doit retirer des ouvrages susmentionnés, aussi bien que des infatigables recherches de Samuël Pickwick dans Hornsey, Highgate, Brixton et Camberwell³, ne peut s’empêcher de reconnaître les inappréciables résultats dont on pourrait se flatter pour la diffusion des connaissances utiles, et pour le perfectionnement de l’instruction, si les travaux de cet homme illustre avaient lieu sur une plus vaste échelle, c’est-à-dire si ses voyages étaient plus étendus, aussi bien que la sphère de ses observations.
« Dans ce but, l’ASSOCIATION a pris en sérieuse considération une proposition émanant du susdit Samuël Pickwick, Esq. P. P.M.P.C., et de trois autres pickwickiens ci-après nommés, et tendant à former une nouvelle branche de pickwickiens-unis, sous le titre de Société correspondante du Pickwick-Club.
« Ladite proposition ayant été approuvée et sanctionnée par l’ASSOCIATION,
« La Société correspondante du Pickwick-Club est par les présentes constituée ; Samuël Pickwick, Esq. P.P.M.P.C., Auguste Snodgrass, Esq. M.P.C., Tracy Tupman, Esq. M.P. C., et Nathaniel Winkle, Esq. M.P.C., sont également, par les présentes, choisis et nommés membres de ladite Société correspondante, et chargés d’adresser de temps en temps à l’ASSOCIATION DU PICKWICK-CLUB, à Londres, des détails authentiques sur leurs voyages et leurs investigations ; leurs observations sur les caractères et sur les mœurs ; toutes leurs aventures enfin, aussi bien que les récits et autres opuscules auxquels pourraient donner lieu les scènes locales, ou les souvenirs qui s’y rattachent.
« L’ASSOCIATION reconnaît cordialement ce principe que les membres de la Société correspondante doivent supporter eux-mêmes les dépenses de leurs voyages ; et elle ne voit aucun inconvénient à ce que les membres de ladite société poursuivent leurs recherches pendant tout le temps qu’il leur plaira, pourvu que ce soit aux mêmes conditions.
« Enfin les membres de la susdite société sont par les présentes informés que leur proposition de payer le port de leurs lettres et de leurs envois a été discutée par l’ASSOCIATION ; que l’ASSOCIATION considère cette offre comme digne des grands esprits dont elle émane, et qu’elle lui donne sa complète approbation. »
Un observateur superficiel, ajoute le secrétaire, dans les notes duquel nous puisons le récit suivant ; un observateur superficiel n’aurait peut-être rien trouvé d’extraordinaire dans la tête chauve et dans les besicles circulaires qui étaient invariablement tournées vers le visage du secrétaire de l’Association, tandis qu’il lisait les statuts ci-dessus rapportés ; mais c’était un spectacle véritablement remarquable pour quiconque savait que le cerveau gigantesque de Pickwick travaillait sous ce front, et que les yeux expressifs de Pickwick étincelaient derrière ces verres de lunettes. En effet l’homme qui avait suivi jusqu’à leurs sources les vastes étangs de Hampstead⁴, l’homme qui avait remué le monde scientifique par sa théorie des têtards, était assis là, aussi calme, aussi immuable que les eaux profondes de ces étangs, par un jour de gelée ; ou plutôt comme un solitaire spécimen de ces innocents têtards dans la profondeur caverneuse d’une jarre de terre.
Mais combien ce spectacle devint plus intéressant, quand aux cris répétés de Pickwick ! Pickwick ! qui s’échappaient simultanément de la bouche de tous ses disciples, cet homme illustre se leva, plein de vie et d’animation, monta lentement l’escabeau rustique sur lequel il était primitivement assis, et adressa la parole au club que lui-même avait fondé. Quelle étude pour un artiste que cette scène attachante ! L’éloquent Pickwick était là, une main gracieusement cachée sous les pans de son habit, tandis que l’autre s’agitait dans l’air pour donner plus de force à sa déclamation chaleureuse. Sa position élevée révélait son pantalon collant et ses guêtres, auxquelles on n’aurait peut-être pas accordé grande attention si elles avaient revêtu un autre homme, mais qui, parées, illustrées par le contact de Pickwick, s’il est permis d’employer cette expression, remplissaient involontairement les spectateurs d’un respect et d’une crainte religieuse. Il était entouré par ces hommes de cœur qui s’étaient offerts pour partager les périls de ses voyages, et qui devaient partager aussi la gloire de ses découvertes. À sa droite, siégeait Tracy Tupman, le trop inflammable Tupman, qui, à la sagesse et à l’expérience de l’âge mûr, unissait l’enthousiasme et l’ardeur d’un jeune homme, dans la plus intéressante et la plus pardonnable des faiblesses humaines, l’amour ! – le temps et la bonne chère avaient épaissi sa tournure, jadis si romantique ; son gilet de soie noire était graduellement devenu plus arrondi, tandis que sa chaîne d’or disparaissait pouce par pouce à ses propres yeux ; son large menton débordait de plus en plus par-dessus sa cravate blanche ; mais l’âme de Tupman n’avait point changé ; l’admiration pour le beau sexe était toujours sa passion dominante. – À gauche du maître, on voyait le poétique Snodgrass, mystérieusement enveloppé d’un manteau bleu, fourré d’une peau de chien. Auprès de lui, Winkle, le chasseur, étalait complaisamment sa veste de chasse toute neuve, sa cravate écossaise, et son étroit pantalon de drap gris.
Le discours de M. Pickwick et les débats qui s’élevèrent à cette occasion, sont rapportés dans les procès-verbaux du club. Ils offrent également une ressemblance frappante avec les discussions des assemblées les plus célèbres ; et comme il est toujours curieux de comparer les faits et gestes des grands hommes, nous allons transcrire le procès-verbal de cette séance mémorable.
« M. Pickwick fait observer, dit le secrétaire, que la gloire est chère au cœur de tous les hommes. La gloire poétique est chère au cœur de son ami Snodgrass ; la gloire des conquêtes est également chère à son ami Tupman ; et le désir d’acquérir de la renommée dans tous les exercices du corps, existe, au plus haut degré dans le sein de son ami Winkle. Il (M. Pickwick) ne saurait nier l’influence qu’ont exercée sur lui-même les passions humaines, les sentiments humains (applaudissements) ; peut-être même les faiblesses humaines (violents cris de : non ! non). Mais il dira ceci : que si jamais le feu de l’amour-propre s’alluma dans son sein, le désir d’être utile à l’espèce humaine l’éteignit entièrement. Le désir d’obtenir l’estime du genre humain était son dada, la philanthropie son paratonnerre (véhémente approbation). Il a senti quelque orgueil, il l’avoue librement (et que ses ennemis s’emparent de cet aveu s’ils le veulent), il a senti quelque orgueil quand il a présenté au monde sa théorie des têtards. Cette théorie peut être célèbre, ou ne l’être pas. (Une voix dit : Elle l’est ! – Grands applaudissements.) Il accepte l’assertion de l’honorable pickwickien dont la voix vient de se faire entendre. Sa théorie est célèbre ! Mais si la renommée de ce traité devait s’étendre aux dernières bornes du monde connu, l’orgueil que l’auteur ressentirait de cette production ne serait rien auprès de celui qu’il éprouve en ce moment, le plus glorieux de son existence (acclamations). Il n’est qu’un individu bien humble (Non ! non !) ; cependant il ne peut se dissimuler qu’il est choisi par l’Association pour un service d’une grande importance, et qui offre quelques risques, aujourd’hui surtout que le désordre règne sur les grandes routes, et que les cochers sont démoralisés. Regardez sur le continent, et contemplez les scènes qui se passent chez toutes les nations. Les diligences versent de toutes parts ; les chevaux prennent le mors aux dents ; les bateaux chavirent, les chaudières éclatent ! (applaudissements. – Une voix crie, non !) Non ! (applaudissements) que l’honorable pickwickien qui a lancé un non si bruyant, s’avance et me démente s’il ose ! Qui est-ce qui a crié non ? (Bruyantes acclamations.) Serait-ce l’amour-propre désappointé d’un homme… il ne veut pas dire d’un bonnetier (vifs applaudissements) qui, jaloux des louanges qu’on a accordées, peut-être sans motif, aux recherches de l’orateur, et piqué par les censures dont on a accablé les misérables tentatives suggérées par l’envie, prend maintenant ce moyen vif et calomnieux…
« M. Blotton (d’Algate) se lève pour demander le rappel à l’ordre. – Est-ce à lui que l’honorable pickwickien faisait allusion ? (Cris à l’ordre ! – Le président⁵ : – Oui ! – Non ! – Continuez ! – Assez ! – etc.)
« M. Pickwick ne se laissera pas intimider par des clameurs. Il a fait allusion à l’honorable gentleman ! (Vive sensation.)
« Dans ce cas, M. Blotton n’a que deux mots à dire : il repousse avec un profond mépris l’accusation de l’honorable gentleman, comme fausse et diffamatoire (grands applaudissements). L’honorable gentleman est un blagueur. (Immense confusion. Grands cris de : Le président ! à l’ordre !)
« M. Snodgrass se lève pour demander le rappel à l’ordre. Il en appelle au président. (Écoutez !) Il demande si l’on n’arrêtera pas cette honteuse discussion entre deux membres du club. (Écoutez ! écoutez !)
« Le président est convaincu que l’honorable pickwickien retirera l’expression dont il vient de se servir.
« M. Blotton, avec tout le respect possible pour le président, affirme qu’il n’en fera rien.
« Le président regarde comme un devoir impératif de demander à l’honorable gentleman s’il a employé l’expression qui vient de lui échapper, suivant le sens qu’on lui donne communément.
« M. Blotton n’hésite pas à dire que non, et qu’il n’a employé ce mot que dans le sens pickwickien. (Écoutez ! Écoutez !) Il est obligé de reconnaître que, personnellement, il professe la plus grande estime pour l’honorable gentleman en question. Il ne l’a considéré comme un blagueur que sous un point de vue entièrement pickwickien. (Écoutez ! écoutez !)
« M. Pickwick déclare qu’il est complètement satisfait par l’explication noble et candide de son honorable ami. Il désire qu’il soit bien entendu que ses propres observations n’ont dû être comprises que dans leur sens purement pickwickien (applaudissements.) »
Ici finit le procès-verbal, et en effet la discussion ne pouvait continuer, puisqu’on était arrivé à une conclusion si satisfaisante, si claire. Nous n’avons pas d’autorité officielle pour les faits que le lecteur trouvera dans le chapitre suivant, mais ils ont été recueillis d’après des lettres et d’autres pièces manuscrites, dont on ne peut mettre en question l’authenticité.
CHAPITRE II.
Le premier jour de voyage et la première soirée d’aventures, avec leurs conséquences.
Le soleil, ce ponctuel factotum de l’univers, venait de se lever et commençait à éclairer le matin du 13 mai 1831, quand M. Samuël Pickwick, semblable à cet astre radieux, sortit des bras du sommeil, ouvrit la croisée de sa chambre, et laissa tomber ses regards sur le monde, qui s’agitait au-dessous de lui. La rue Goswell était à ses pieds, la rue Goswell était à sa droite, la rue Goswell était à sa gauche, aussi loin que l’œil pouvait s’étendre, et en face de lui se trouvait encore la rue Goswell. « Telles, pensa M. Pickwick, telles sont les vues étroites de ces philosophes, qui, satisfaits d’examiner la surface des choses, ne cherchent point à en étudier les mystères cachés. Comme eux, je pourrais me contenter de regarder toujours sur la rue Goswell, sans faire aucun effort pour pénétrer dans les contrées inconnues qui l’environnent. » Ayant laissé tomber cette pensée sublime, M. Pickwick s’occupe de s’habiller et de serrer ses effets dans son portemanteau. Les grands hommes sont rarement très-scrupuleux pour leur costume : aussi la barbe, la toilette, le déjeuner se succédèrent-ils rapidement. Au bout d’une heure M. Pickwick était arrivé à la place des voitures de Saint-Martin le Grand, ayant son portemanteau sous son bras, son télescope dans la poche de sa redingote, et dans celle de son gilet son mémorandum, toujours prêt à recevoir les découvertes dignes d’être notées.
« Cocher ! cria M. Pickwick.
– Voilà, monsieur ! répondit un étrange spécimen du genre homme, lequel avec son sarrau et son tablier de toile, portant au cou une plaque de cuivre numérotée, avait l’air d’être catalogué dans quelque collection d’objets rares. C’était le garçon de place. Voilà, monsieur. Hé ! cabriolet en tête ! » Et le cocher étant sorti de la taverne où il fumait sa pipe, M. Pickwick et son portemanteau furent hissés dans la voiture.
– Golden-Cross, dit M. Pickwick.
– Ce n’est qu’une méchante course d’un shilling, Tom, cria le cocher d’un ton de mauvaise humeur, pour l’édification du garçon de place, comme la voiture partait.
– Quel âge a cette bête-là, mon ami ? demanda M. Pickwick en se frottant le nez avec le shilling qu’il tenait tout prêt pour payer sa course.
– Quarante-deux ans, répliqua le cocher, après avoir lorgné M. Pickwick du coin de l’œil.
– Quoi ! s’écria l’homme illustre en mettant la main sur son carnet. »
Le cocher réitéra son assertion ; M. Pickwick le regarda fixement au visage ; mais il ne découvrit aucune hésitation dans ses traits, et nota le fait immédiatement.
« Et combien de temps reste-t-il hors de l’écurie, continua M. Pickwick, cherchant toujours à acquérir quelques notions utiles.
– Deux ou trois semaines.
– Deux ou trois semaines hors de l’écurie ! dit le philosophe plein d’étonnement ; et il tira de nouveau son portefeuille.
– Les écuries, répliqua froidement le cocher, sont à Pentonville ; mais il y entre rarement à cause de sa faiblesse.
– À cause de sa faiblesse ? répéta M. Pickwick avec perplexité.
– Il tombe toujours quand on l’ôte du cabriolet. Mais au contraire quand il y est bien attelé, nous tenons les guides courtes et il ne peut pas broncher. Nous avons une paire de fameuses roues ; aussi, pour peu qu’il bouge, elles roulent après lui, et il faut bien qu’il marche. Il ne peut pas s’en empêcher. »
M. Pickwick enregistra chaque parole de ce récit, pour en faire part à son club, comme d’une singulière preuve de la vitalité des chevaux dans les circonstances les plus difficiles. Il achevait d’écrire, lorsque le cabriolet atteignit Golden-Cross. Aussitôt le cocher saute en bas, M. Pickwick descend avec précaution, et MM. Tupman, Snodgrass et Winkle, qui attendaient avec anxiété l’arrivée de leur illustre chef, s’approchent de lui pour le féliciter.
« Tenez, cocher, » dit M. Pickwick en tendant le shilling à son conducteur.
Mais quel fut l’étonnement du savant personnage lorsque cet homme inconcevable, jetant l’argent sur le pavé, déclara, en langage figuré, qu’il ne demandait d’autre payement que le plaisir de boxer avec M. Pickwick tout son shilling.
« Vous êtes fou, dit M. Snodgrass.
– Ivre, reprit M. Winkle.
– Tous les deux, ajouta M. Tupman.
– Avancez ! disait le cocher, lançant dans l’espace une multitude de coups de poings préparatoires. Avancez tous les quatre !
– En voilà une bonne ! s’écrièrent une demi-douzaine d’autres cochers : À la besogne, John ! et ils se rangèrent en cercle avec une grande satisfaction.
– Qu’est-ce qu’y a, John ? demanda un gentleman, porteur de manches de calicot noir.
– Ce qu’y a ! répliqua le cocher. Ce vieux a pris mon numéro !
– Je n’ai pas pris votre numéro, dit M. Pickwick d’un ton indigné.
– Pourquoi l’avez-vous noté, alors ? demanda le cocher.
– Je ne l’ai pas noté ! s’écria M. Pickwick, avec indignation.
– Croiriez-vous, continua le cocher, en s’adressant à la foule ; croiriez-vous que ce mouchard-là monte dans mon cabriolet, prend mon numéro, et couche sur le papier chaque parole que j’ai dite ? » (Le mémorandum revint comme un trait de lumière dans la mémoire de M. Pickwick.)
« Il a fait ça ? cria un autre cocher.
– Oui, il a fait ça. Après m’avoir induit par ses vexations à l’attaquer, voilà qu’il a trois témoins tout prêts pour déposer contre moi. Mais il me le payera, quand je devrais en avoir pour six mois ! Avancez donc. » Et dans son exaspération, avec un dédain superbe pour ses propres effets, le cocher lança son chapeau sur le pavé, fit sauter les lunettes de M. Pickwick, envoya un coup de poing sous le nez de M. Pickwick, un autre coup de poing dans la poitrine de M. Pickwick, un troisième dans l’œil de M. Snodgrass, un quatrième pour varier dans le gilet de M. Tupman ; puis s’en alla d’un saut au milieu de la rue, puis revint sur le trottoir, et finalement enleva à M. Winkle le peu d’air respirable que renfermaient momentanément ses poumons, le tout en une douzaine de secondes.
« Où y a-t-il un constable ? dit M. Snodgrass.
– Mettez-les sous la pompe, suggéra un marchand de pâtés chauds.
– Vous me le payerez, dit M. Pickwick respirant avec difficulté.
– Mouchards ! crièrent quelques voix dans la foule.
– Avancez donc, beugla le cocher, qui pendant ce temps avait continué de lancer des coups de poings dans le vide. »
Jusqu’alors la populace avait contemplé passivement cette scène ; mais le bruit que les pickwickiens étaient des mouchards s’étant répandu de proche en proche, les assistants commencèrent à discuter avec beaucoup de chaleur s’il ne conviendrait pas de suivre la proposition de l’irascible marchand de pâtés. On ne peut dire à quelles voies de fait ils se seraient portés, si l’intervention d’un nouvel arrivant n’avait terminé inopinément la bagarre.
« Qu’est-ce qu’il y a ? demanda un grand jeune homme effilé, revêtu d’un habit vert, et qui sortait du bureau des voitures.
– Mouchards ! hurla de nouveau la foule.
– C’est faux ! cria M. Pickwick avec un accent qui devait convaincre tout auditeur exempt de préjugés.
– Bien vrai ? bien vrai ? » demanda le jeune homme, en se faisant passage à travers la multitude, par l’infaillible procédé qui consiste à donner des coups de coude à droite et à gauche.
M. Pickwick, en quelques phrases précipitées, lui expliqua le véritable état des choses.
« S’il en est ainsi, venez avec moi, dit l’habit vert, entraînant l’homme illustre et parlant tout le long du chemin. Ici, n° 924, prenez le prix de votre course, et allez vous-en. Respectable gentleman, je réponds de lui. Pas de sottises. Par ici, monsieur. Où sont vos amis ? Erreur à ce que je vois. N’importe. Des accidents. Ça arrive à tout le monde. Courage ! on n’en meurt pas ; il faut faire contre fortune bon cœur. Citez-le devant le commissaire ; qu’il mette cela dans sa poche si cela lui va. Damnés coquins ! et débitant avec une volubilité extraordinaire un long chapelet de sentences semblables, l’étranger introduisit M. Pickwick et ses disciples dans la chambre d’attente des voyageurs.
– Garçon ! cria l’étranger en tirant la sonnette avec une violence formidable, des verres pour tout le monde ; du grog à l’eau-de-vie chaud, fort sucré, et qu’il y en ait beaucoup. L’œil endommagé, monsieur ? Garçon, un bifteck cru, pour l’œil de monsieur. Rien comme le bifteck cru pour une contusion, monsieur. Un candélabre à gaz, excellent, mais incommode. Diablement drôle de se tenir en pleine rue une demi-heure, l’œil appuyé sur un candélabre à gaz. La bonne plaisanterie, hein ! Ha ! ha ! » Et l’étranger, sans s’arrêter pour reprendre haleine, avala d’un seul trait une demi-pinte de grog brûlant, puis il s’étala sur une chaise, avec autant d’aisance que si rien de remarquable n’était arrivé.
M. Pickwick eut le temps d’observer le costume et la tournure de cette nouvelle connaissance, tandis que ses trois compagnons étaient occupés à lui offrir leurs remerciements.
C’était un homme d’une taille moyenne ; mais comme il avait le corps mince et les jambes très-longues, il paraissait beaucoup plus grand qu’il ne l’était en réalité. Son habit vert avait été un vêtement élégant dans les beaux jours des habits à queue de morue ; malheureusement, dans ce temps-là, il avait sans doute été fait pour un homme beaucoup plus petit que l’étranger, car les manches salies et fanées lui descendaient à peine aux poignets. Sans égard pour l’âge respectable de cet habit, il l’avait boutonné jusqu’au menton, au hasard imminent d’en faire craquer le dos. Son cou était décoré d’un vieux col noir, mais on n’y apercevait aucun vestige d’un col de chemise. Son étroit pantalon étalait çà et là des places luisantes qui indiquaient de longs services ; il était fortement tendu par des sous-pieds sur des souliers rapiécés, afin de cacher, sans doute, des bas, jadis blancs, qui se trahissaient encore malgré cette précaution inutile. De chaque côté d’un chapeau à bords retroussés tombaient en boucles négligées les longs cheveux noirs du personnage, et l’on entrevoyait la chair de ses poignets entre ses gants et les parements de son habit. Enfin son visage était maigre et pâle, et dans toute sa personne régnait un air indéfinissable d’impudence hâbleuse et d’aplomb imperturbable.
Tel était l’individu que M. Pickwick examinait à travers ses lunettes (heureusement retrouvées), et auquel il offrit, en termes choisis, ses remercîments, après que ses trois amis eurent épuisé les leurs.
« N’en parlons plus, dit l’étranger, coupant court aux compliments, ça suffit. Fameux gaillard, ce cocher, il jouait bien des poings, mais si j’avais été votre ami à l’habit de chasse vert, Dieu me damne ! j’aurais brisé la tête du cocher en moins de rien ; celle du pâtissier aussi, parole d’honneur ! »
Ce discours tout d’une haleine fut interrompu par le cocher de Rochester, annonçant que le Commodore était prêt à partir.
« Commodore ! murmura l’étranger en se levant : ma voiture, place retenue. Place d’impériale. Payez l’eau-de-vie et l’eau ; faudrait changer un billet de cinq livres ; il circule beaucoup de pièces fausses, monnaie de Birmingham ; connu. Et il secoua la tête d’un air fin. »
Or, M. Pickwick et ses trois compagnons avaient précisément projeté de faire leur première halte à Rochester. Ils déclarèrent donc à leur nouvelle connaissance qu’ils suivaient la même route, et convinrent d’occuper le siège de derrière de la voiture, où ils pourraient tenir tous les cinq.
« Allons ! haut ! dit l’étranger, en aidant M. Pickwick à grimper sur l’impériale, avec une précipitation qui dérangea matériellement la gravité ordinaire du philosophe.
– Aucun bagage, monsieur ? demanda le cocher.
– Qui ? moi ? répliqua l’étranger : Paquet de papier gris, voilà ! le reste parti par eau ; grosses caisses clouées, grosses comme des maisons, lourdes, lourdes, diablement lourdes ! » Et il enfonça dans sa poche, le plus qu’il put, le paquet de papier gris, qui, à en juger d’après les apparences paraissait contenir une chemise et un mouchoir.
« Gare ! gare les têtes ! cria le babillard étranger, quand ils arrivèrent sous la voûte, par laquelle entraient ou sortaient les voitures ; terrible endroit, très-dangereux ; l’autre jour ; cinq enfants ; mère ; grande femme, mangeant des sandwiches, oublie la voûte ; crac ! les enfants se retournent ; la tête de la mère enlevée ! les sandwiches dans sa main ; pas de bouche pour les mettre, le chef de la famille n’y était plus. Horrible ! horrible ! Vous regardez Whitehall, monsieur ? beau palais, petite croisée ; la tête de quelqu’un tombée là⁶… Eh ! Il n’avait pas pris garde non plus ! Eh ! monsieur, eh !
– Je ruminais, dit M. Pickwick, sur l’étrange mutabilité des choses de ce monde.
– Ah ! je devine : on entre par la porte du palais un jour ; on en sort par la fenêtre le lendemain. Philosophe, monsieur ?
– Observateur de la nature humaine, monsieur.
– Moi aussi, comme la plupart des hommes, quand ils n’ont pas grand’chose à faire, et encore moins à gagner. Poëte, monsieur ?
– Mon ami, M. Snodgrass, a une disposition poétique très-prononcée, répondit M. Pickwick.
– Moi aussi, reprit l’étranger, poëme épique ; dix mille vers ; révolution de juillet ; composé sur place ; Mars le jour, Apollon la nuit ; déchargeant le fusil, pinçant la lyre.
– Vous étiez présent à cette glorieuse scène ? demanda M. Snodgrass.
– Présent ! un peu⁷, j’ajustais un Suisse ; j’ajustais un vers ; j’entre chez un marchand de vin et je l’écris ; je retourne dans la rue, pouf ! pan ! une autre idée ; je rentre dans la boutique, plume et encre ; dans la rue, d’estoc et de taille. Noble temps, monsieur ! Chasseur, monsieur ? se tournant brusquement vers M. Winkle.
– Un peu, répliqua celui-ci.
– Belle occupation ! belle occupation ! des chiens ?
– Pas dans ce moment.
– Ah ! vous devriez en avoir. Noble animal, créature intelligente ! J’en avais un jadis, chien d’arrêt, instinct surprenant. Je chasse un jour, j’entre dans un enclos, je siffle, chien immobile ; je siffle encore ; Ponto ! Inutile : bouge pas. Ponto ! Ponto ! il ne remue pas. Chien pétrifié, en arrêt devant un écriteau. Une inscription. Les gardes-chasse ont ordre de tuer tous les chiens qu’ils trouveront dans cet enclos. Il ne voulait pas avancer. Chien étonnant. Fameuse bête, oh ! oui, fameuse !
– Singulière circonstance, dit M. Pickwick. Voulez-vous me permettre d’en prendre note ?
– Certainement, monsieur, certainement ; cent autres anecdotes du même animal. Jolie fille, monsieur ! continua l’étranger en s’adressant à M. Tracy Tupman, lequel s’occupait à lancer des œillades antipickwickiennes à une jeune femme qui passait sur le bord de la route.
– Très-jolie, répondit M. Tupman.
– Les Anglaises ne valent pas les Espagnoles : nobles créatures ; cheveux de jais, noires prunelles, formes séduisantes ; douces créatures, charmantes !
– Vous avez été en Espagne, monsieur ? demanda M. Tracy Tupman.
– J’y ai vécu des siècles.
– Vous avez fait beaucoup de conquêtes ?
– Des conquêtes ? par milliers. Don Bolaro Fizzgig, grand d’Espagne ; fille unique ; doña Christina, superbe créature ; elle m’aimait à la folie. Père jaloux ; fille passionnée ; bel Anglais ; doña Christina au désespoir ; acide prussique ; pompe stomacale dans mon portemanteau ; je pratique l’opération ; vieux Bolaro en extase, consent à notre union ; joint nos mains, ruisseaux de pleurs ; histoire romantique, très-romantique.
– Cette dame est-elle maintenant en Angleterre ? reprit M. Tupman, sur lequel la description de tant de charmes avait produit une vive impression.
– Morte ! monsieur, morte ! répondit l’étranger en appliquant à son œil droit les tristes restes d’un mouchoir de batiste. Ne guérit jamais de la pompe stomacale, constitution détruite, victime de l’amour.
– Et le père ? demanda le poétique Snodgrass.
– Saisi de remords, disparition subite, conversation de toute la ville. Recherches dans tous les coins, sans succès. Jet d’eau de la fontaine publique dans la grande place s’arrête subitement : le temps passe, toujours point d’eau ; les ouvriers s’y mettent : mon beau-père dans le gros tuyau, une confession complète dans sa botte droite. On le retire, la fontaine coule de plus belle.
– Voulez-vous me permettre d’écrire ce petit roman ? dit M. Snodgrass, profondément affecté.
– Certainement, monsieur, certainement. Cinquante autres à votre service. Étrange histoire que la mienne, non pas extraordinaire, mais curieuse. »
Durant toute la route, l’étranger continua à parler de la sorte, s’interrompant seulement aux relais pour avaler un verre d’ale, en guise de ponctuation. Aussi, lorsque la voiture arriva au pont de Rochester, les carnets de MM. Pickwick et Snodgrass étaient complètement remplis d’un choix de ses aventures.
Lorsqu’on aperçut le vieux château, M. Auguste Snodgrass s’écria avec la ferveur poétique qui le distinguait : « Quelles magnifiques ruines !
– Quelle étude pour un antiquaire ! furent les propres paroles qui s’échappèrent de la bouche de M. Pickwick, tandis qu’il appliquait son télescope à son œil.
– Ah ! un bel endroit, répliqua l’étranger. Superbe masse, sombres murailles, arcades branlantes, noirs recoins, escaliers croulants. Vieille cathédrale aussi, odeur terreuse, les marches usées par les pieds des pèlerins, petites portes saxonnes, confessionnaux comme les guérites de ceux qui reçoivent l’argent au spectacle. Drôles de gens que ces moines, papes et trésoriers, et toutes sortes de vieux gaillards, avec des grosses faces rouges et des nez écornés, qu’on déterre tous les jours. Des pourpoints de buffle, des arquebuses à mèche, sarcophages. Belle place, vieilles légendes, drôles d’histoires, étonnantes. » Et l’étranger continua son soliloque jusqu’au moment où la voiture s’arrêta, dans la grande rue, devant l’auberge du Taureau.
– Allez-vous rester ici, monsieur, lui demanda M. Nathaniel Winkle.
« Ici ? non, monsieur. Mais vous ferez bien d’y séjourner, bonne maison, lits propres. L’hôtel Wright, à côté, très-cher, une demi-couronne de plus sur votre compte, si vous regardez seulement le garçon ; fait payer plus cher si vous dînez en ville que si vous dîniez à l’hôtel : drôles de gens, vraiment. »
M. Winkle s’approcha de M. Pickwick et lui dit quelques paroles à l’oreille. Un chuchotement passa de M. Pickwick à M. Snodgrass, de M. Snodgrass à M. Tupman, et des signes d’assentiment ayant été échangés, M. Pickwick s’adressa ainsi à l’étranger.
« Vous nous avez rendu ce matin un important service, monsieur. Permettez-moi de vous offrir une légère marque de notre reconnaissance, en vous priant de nous faire l’honneur de dîner avec nous.
– Grand plaisir. Ne me permettrai pas de dire mon goût ; volaille rôtie et champignons, excellente chose ; quelle heure ?
– Voyons, répondit M. Pickwick, en tirant sa montre. Il est maintenant près de trois heures. À cinq heures, si vous voulez.
– Convient parfaitement ; cinq heures précises, jusqu’alors prenez soin de vous. »
Ainsi parla l’étranger, et il souleva de quelques pouces son chapeau à bords retroussés, le replaça négligemment sur le coin de l’oreille, traversa la cour d’un air délibéré, et tourna dans la grande rue, ayant toujours hors de sa poche la moitié du paquet de papier gris.
« Évidemment un grand voyageur dans divers climats et un profond observateur des hommes et des choses, dit M. Pickwick.
– J’aimerais à voir son poëme, reprit M. Snodgrass.
– Et moi je voudrais avoir vu son chien, » ajouta M. Winkle.
M. Tupman ne parla point, mais il pensa à doña Christina, à l’acide prussique, à la fontaine, et ses yeux se remplirent de larmes.
Après avoir retenu une salle à manger particulière, examiné les lits, commandé le dîner, nos voyageurs sortirent pour observer la ville et les environs.
Nous avons lu soigneusement les notes de M. Pickwick sur les quatre villes de Stroud, Rochester, Chatham et Brompton, et nous n’avons pas trouvé que ses opinions différassent matériellement de celles des autres savants qui ont parcouru les mêmes lieux. On peut résumer ainsi sa description.
Les principales productions de ces villes paraissent être des soldats, des matelots, des juifs, de la craie, des crevettes, des officiers et des employés de la marine. Les principales marchandises étalées dans les rues sont des denrées pour la marine, du caramel, des pommes, des poissons plats et des huîtres. Les rues ont un air vivant et animé, qui provient principalement de la bonne humeur des militaires. Quand ces vaillants hommes, sous l’influence d’un excès de gaieté et de spiritueux, font, en chantant, des zigzags dans les rues, ils offrent un spectacle vraiment délicieux pour un esprit philanthropique, surtout si nous considérons quel amusement innocent et peu cher ils fournissent à tous les enfants de la ville, qui les suivent en plaisantant avec eux. Rien (ajouta M. Pickwick), rien n’égale leur bonne humeur. La veille de mon arrivée, l’un d’eux avait été grossièrement insulté dans une auberge. La fille avait refusé de le laisser boire davantage. Sur quoi, et par pur badinage, le soldat tira sa baïonnette et blessa la servante à l’épaule : cependant, le lendemain, ce brave garçon se rendit dès le matin à l’auberge, et fut le premier à promettre de ne conserver aucun ressentiment, et d’oublier ce qui s’était passé.
« La consommation de tabac doit être très-grande dans cette ville, continue M. Pickwick ; et l’odeur de ce végétal, répandue dans toutes les rues, doit être étonnamment délicieuse pour ceux qui aiment à fumer. Un voyageur superficiel critiquerait peut-être les boues qui caractérisent leur viabilité, mais elles offrent, au contraire, un véritable sujet de jouissance à ceux qui y découvrent un indice de mouvement et de prospérité commerciale. »
Cinq heures précises amenèrent à la fois le dîner et l’étranger. Il s’était débarrassé de son paquet de papier gris, mais il n’avait fait aucun changement dans son costume et déployait toujours sa loquacité accoutumée.
« Qu’est-ce que cela ? demanda-t-il, comme le garçon ôtait une des cloches d’argent. Des soles ! ha ! fameux poisson ; toutes soles viennent de Londres. Les entrepreneurs de diligences poussent aux dîners politiques pour avoir le transport des soles ; des paniers par douzaines ; ils savent bien ce qu’ils font. Eh ! eh ! Un verre de vin avec moi, monsieur.
– Avec plaisir, » répondit M. Pickwick. Et l’étranger prit du vin, d’abord avec lui, puis avec M. Snodgrass, puis avec M. Tupman, puis avec M. Winkle, puis enfin avec la société collectivement ; et le tout sans cesser un seul instant de discourir.
« Diable de bacchanale sur l’escalier ! Banquettes qu’on monte, charpentiers qui descendent, lampes, verres, harpe. Qu’y a-t-il donc, garçon ?
– Un bal, monsieur.
– Un bal par souscription ?
– Non, monsieur. Monsieur, un bal public au bénéfice des pauvres, monsieur.
– Monsieur, dit M. Tupman avec un vif intérêt, savez-vous si les femmes sont bien dans cette ville ?
– Superbes, magnifiques. Kent, monsieur ; tout le monde connaît le comté de Kent, célèbre pour ses pommes, ses cerises, son houblon et ses femmes. Un verre de vin, monsieur ?
– Avec grand plaisir, répondit M. Tupman ; et l’étranger emplit son verre, et le vida.
– J’aimerais beaucoup aller à ce bal, reprit M. Tupman, beaucoup.
– Nous avons des billets au comptoir, monsieur. Une demi-guinée chaque, monsieur, dit le garçon. »
M. Tupman exprima de nouveau le désir d’être présent à cette fête ; mais ne rencontrant aucune réponse dans l’œil obscurci de M. Snodgrass, ni dans le regard distrait de M. Pickwick, il se rejeta, avec un nouvel intérêt, sur le vin de Porto et sur le dessert qu’on venait d’apporter. Le garçon se retira, et nos cinq voyageurs continuèrent à savourer les deux heures d’abandon qui suivent le dîner.
« Pardon, monsieur, dit l’étranger, la bouteille dort, faites-lui faire le tour comme le soleil, par la soute au pain, rubis sur l’ongle, » et il vida son verre qu’il avait rempli deux minutes auparavant, et s’en versa un autre avec l’aplomb d’un homme accoutumé à ce manège.
Le vin fut bu, et l’on en demanda d’autre : le visiteur parla, les pickwickiens écoutèrent ; M. Tupman se sentait à chaque instant plus de disposition pour le bal ; la figure de M. Pickwick brillait d’une expression de philanthropie universelle ; MM. Winkle et Snodgrass étaient tombés dans un profond sommeil.
« Ils commencent là-haut, dit l’étranger ; écoutez, on accorde les violons, maintenant la harpe ; les voilà partis. »
En effet, les sons variés qui descendaient le long de l’escalier annonçaient le commencement du premier quadrille.
« J’aimerais beaucoup aller à ce bal, répéta M. Tupman.
– Moi aussi ; maudit bagage ; bateau en retard : rien à mettre ; drôle, hein ? »
Une bienveillance générale était le trait caractéristique des pickwickiens, et M. Tupman en était doué plus qu’aucun autre. En feuilletant les procès-verbaux du club, on est étonné de voir combien de fois cet excellent homme envoya chez les autres membres de l’Association les infortunés qui s’adressaient à lui, pour en obtenir de vieux vêtements ou des secours pécuniaires.
« Je serais heureux de vous prêter un habit pour cette occasion, dit-il à l’étranger ; mais vous êtes assez mince, et je suis…
– Assez gros. Bacchus sur le retour, descendu de son tonneau, les pampres au diable, portant des culottes. Ah ! ah ! Passez le vin. »
Nous ne saurions dire si M. Tupman fut indigné du ton péremptoire avec lequel l’étranger l’engageait à passer le vin, qui passait en effet si vite par son gosier, ou s’il était justement scandalisé de voir un membre influent de Pickwick-Club comparé ignominieusement à un Bacchus démonté ; mais, après avoir passé le vin, il toussa deux fois et regarda l’étranger, durant quelques secondes, avec une fixité sévère. Cependant, cet individu étant demeuré parfaitement calme et serein sous son regard scrutateur, il en diminua par degrés l’intensité et recommença à parler du bal.
« J’étais sur le point d’observer, monsieur, lui dit-il, que si mes vêtements doivent vous être trop larges, ceux de mon ami, M. Winkle, pourraient peut-être vous aller mieux. »
L’étranger prit d’un coup d’œil la mesure de M. Winkle et s’écria avec satisfaction : « Justement ce qu’il me faut ! »
M. Tupman regarda autour de lui. Le vin, qui avait exercé son influence somnifère sur MM. Snodgrass et Winkle, avait aussi appesanti les sens de M. Pickwick. Ce gentleman avait parcouru successivement les diverses phases qui précèdent la léthargie produite par le dîner et par le vin. Il avait subi les phases ordinaires depuis l’excès de la gaieté jusqu’à l’abîme de la tristesse. Comme un bec de gaz, dans une rue, lorsque le vent a pénétré dans le tuyau, il avait déployé par moments, une clarté extraordinaire, puis il était tombé si bas qu’on pouvait à peine l’apercevoir ; après un court intervalle il avait fait jaillir de nouveau une éblouissante lumière, puis il avait oscillé rapidement, et il s’était éteint tout à fait. Sa tête était penchée sur sa poitrine, et un ronflement perpétuel, accompagné parfois d’un sourd grognement, étaient les seules preuves auriculaires qui pussent attester encore la présence de ce grand homme.
M. Tupman était violemment tenté d’aller au bal, pour porter son jugement sur les beautés du comté de Kent ; il était également tenté d’emmener avec lui l’étranger ; car il l’entendait parler des habitants et de la ville comme s’il y avait vécu depuis sa naissance, tandis que lui-même se trouvait entièrement dépaysé. M. Winkle dormait profondément, et M. Tupman avait assez d’expérience de l’état où il le voyait pour savoir que, suivant le cours ordinaire de la nature, son ami ne songerait point à autre chose, en s’éveillant, qu’à se traîner pesamment vers son lit. Cependant il restait encore dans l’indécision.
« Remplissez votre verre, et passez le vin ; » dit l’infatigable visiteur.
M. Tupman fit comme il lui était demandé, et le stimulant additionnel du dernier verre le détermina.
« La chambre à coucher de Winkle, dit-il à l’étranger, ouvre dans la mienne ; si je l’éveillais maintenant je ne pourrais pas lui faire comprendre ce que je désire : mais je sais qu’il a un costume complet dans son sac de nuit. Supposez que vous le mettiez pour aller au bal et que vous l’ôtiez en rentrant, je pourrais le replacer facilement, sans déranger notre ami le moins du monde.
– Admirable ! répondit l’étranger ; fameux plan ! Damnée position, bizarre, quatorze habits dans ma malle et obligé de mettre celui d’un autre. Très-drôle ! vraiment.
– Il faut prendre nos billets, dit M. Tupman.
– Pas la peine de changer une guinée. Jouons qui payera les deux, jetez une pièce en l’air, moi je nomme, allez. Femme, femme, femme enchanteresse ! et le souverain étant tombé laissa voir sur sa face supérieure le dragon, appelé par courtoisie, une femme. Condamné par le sort, M. Tupman tira la sonnette, prit les billets et demanda de la lumière. Au bout d’un quart d’heure l’étranger était complètement paré des dépouilles de M. Nathaniel Winkle.
– C’est un habit neuf, dit M. Tupman, tandis que l’étranger se mirait avec complaisance : c’est le premier qui soit orné des boutons de notre club ; » et il fit remarquer à son compagnon les larges boutons dorés, sur lesquels on voyait les lettres P.C. de chaque côté du buste de M. Pickwick.
« P.C., répéta l’étranger ; drôle de devise, le portrait du vieux bonhomme, avec P.C. Qu’est-ce que P.C. signifie, portrait curieux, hein ? »
M. Tupman, avec une grande importance et une indignation mal comprimée, expliqua le symbole mystique du Pickwick-Club, tandis que l’étranger se tordait pour apercevoir dans la glace le derrière de l’habit dont la taille lui montait au milieu du dos.
« Un peu court de taille, n’est-ce pas ? Comme les vestes des facteurs : drôles d’habits, ceux-là, faits à l’entreprise, sans mesures : voies mystérieuses de la providence, à tous les petits hommes, de longs habits ; à tous les grands, des habits courts. »
En babillant de cette manière, le nouveau compagnon de M. Tupman acheva d’ajuster son costume, ou plutôt celui de M. Winkle, et, bientôt après, les deux amateurs de fêtes montèrent ensemble l’escalier.
« Quels noms, messieurs ? dit l’homme qui se tenait à la porte. M. Tupman s’avançait pour énoncer ses titres et qualités, quand l’étranger l’arrêta en disant :
– Pas de nom du tout ; et il murmura à l’oreille de M. Tupman : « Les noms ne valent rien ; inconnus, excellents noms dans leur genre, mais pas illustres ; fameux noms dans une petite réunion, mais qui ne feraient pas d’effet dans une grande assemblée. Incognito, voilà la chose. Gentlemen de Londres, nobles étrangers, n’importe quoi. »
La porte s’ouvrit à ces derniers mots prononcés à voix haute, et M. Tupman entra dans la salle de bal avec l’étranger.
C’était une longue chambre garnie de banquettes cramoisies, et éclairée par des bougies, placées dans des lustres de cristal. Les musiciens étaient soigneusement retranchés sur une haute estrade, et trois ou quatre quadrilles se mêlaient et se démêlaient d’une manière scientifique. Dans une pièce voisine on apercevait deux tables à jouer, sur lesquelles quatre vieilles dames, avec un pareil nombre de gros messieurs, exécutaient gravement leur whist.
La finale terminée, les danseurs se promenèrent dans la salle, et nos deux compagnons se plantèrent dans un coin pour observer la compagnie.
« Charmantes femmes ! soupira M. Tupman.
– Attendez un instant. Vous allez voir tout à l’heure. Les gros bonnets pas encore venus. Drôle d’endroit. Les employés supérieurs de la marine ne parlent pas aux petits employés, les petits employés ne parlent pas à la bourgeoisie, la bourgeoisie ne parle pas aux marchands, le commissaire du gouvernement ne parle à personne.
– Quel est ce petit garçon aux cheveux blonds, aux yeux rouges, avec un habit de fantaisie ?
– Silence, s’il vous plaît ! yeux rouges, habit de fantaisie, petit garçon, allons donc ! Chut ! chut ! c’est un enseigne du 97e, l’honorable Wilmot-Bécasse. Grande famille, les Bécasses, famille nombreuse.
– Sir Thomas Clubber, lady Clubber et Mlles Clubber ! cria d’une voix de stentor l’homme qui annonçait. »
Une profonde sensation se propagea dans toute la salle, à l’entrée d’un énorme gentleman, en habit bleu, avec des boutons brillants ; d’une vaste lady en satin bleu, et de deux jeunes ladies taillées sur le même patron et parées de robes élégantes de la même couleur.
« Commissaire du gouvernement, chef de la marine, grand homme, remarquablement grand ! dit tout bas l’étranger à M. Tupman, pendant que les commissaires du bal conduisaient sir Thomas Clubber et sa famille jusqu’au haut bout de la salle. L’honorable Wilmot-Bécasse et les meneurs de distinction s’empressèrent de présenter leurs hommages aux demoiselles Clubber, et sir Thomas Clubber, droit comme un i, contemplait majestueusement l’assemblée du haut de sa cravate noire. »
M. Smithie, Mme Smithie et mesdemoiselles Smithie, furent annoncés immédiatement après.
« Qu’est-ce que M. Smithie ? demanda M. Tupman.
– Quelque chose de la marine, » répondit l’étranger.
M. Smithie s’inclina avec déférence devant sir Thomas Clubber, et sir Thomas Clubber lui rendit son salut avec une condescendance marquée. Lady Clubber examina à travers son lorgnon Mme Smithie et sa famille ; et à son tour Mme Smithie regarda du haut en bas madame je ne sais qui, dont le mari n’était pas dans la marine.
« Colonel Bulder, Mme Bulder et miss Bulder !
– Chef de la garnison, » dit l’étranger, en réponse à un coup d’œil interrogateur de M. Tupman.
Miss Bulder fut chaudement accueillie par les miss Clubber ; les salutations entre Mme Bulder et lady Clubber furent des plus affectueuses ; le colonel Bulder et sir Thomas s’offrirent mutuellement une prise de tabac, et tous deux regardèrent autour d’eux comme une paire d’Alexandre Selkirk, monarques de tout ce qui les entourait.
Tandis que l’aristocratie de l’endroit, les Bulder, les Clubber et les Bécasse conservaient ainsi leur dignité au haut bout de la salle, les autres classes de la société les imitaient, au bas bout, autant qu’il leur était possible. Les officiers les moins aristocratiques du 97e se dévouaient aux familles des fonctionnaires les moins importants de la marine ; les femmes des avoués et la femme du marchand de vin étaient à la tête d’une faction ; la femme du brasseur visitait les Bulder ; et Mme Tomlinson, directrice du bureau de poste, semblait avoir été choisie par un assentiment universel, pour diriger le parti marchand.
Un des personnages les plus populaires dans son propre cercle était un gros petit homme, dont le crâne chauve était entouré d’une couronne de cheveux noirs et roides ; c’était le docteur Slammer, chirurgien du 97e. Le docteur Slammer prenait du tabac avec tout le monde, riait, dansait, plaisantait, jouait au whist, était partout, faisait tout. À ces occupations, toutes nombreuses qu’elles fussent déjà, le docteur en joignait une autre, plus importante encore : il enveloppait des attentions les plus dévouées, les plus infatigables, une vieille petite veuve, dont la riche toilette et les nombreux bijoux annonçaient une fortune qui en faisait un parti fort désirable pour un homme d’un revenu limité.
Les yeux de M. Tupman et de son compagnon avaient été fixés sur le docteur et sur la veuve depuis quelque temps, lorsque l’étranger rompit le silence.
« Un tas d’argent, vieille fille, le docteur fait sa tête, excellente idée, bonne charge. »
Tandis que ces sentences peu intelligibles s’échappaient de la bouche de l’étranger, M. Tupman le regardait d’un air interrogateur.
« Je vais danser avec la veuve.
– Qui est-elle ?
– N’en sais rien, jamais vue. Supplanter le docteur. En avant, marche ! »
En achevant ces mots, l’étranger traversa la pièce, s’appuya contre le manteau de la cheminée, et attacha ses regards, avec un air d’admiration respectueuse et mélancolique, sur la grosse figure de la vieille petite dame. M. Tupman regardait muet d’étonnement. L’étranger faisait évidemment des progrès rapides : le docteur dansait avec une autre dame ! La veuve laissa tomber son éventail ; l’étranger le releva, et le lui rendit avec empressement : un sourire, un salut, une révérence, quelques paroles de conversation. L’étranger retraversa hardiment la salle, pour chercher le maître des cérémonies, retourna avec lui près de la veuve, et, après quelques instants de pantomime introductrice, il saisit la main de sa conquête et prit place avec elle dans un quadrille.
Grande fut la surprise de M. Tupman à ce procédé sommaire ; mais l’étonnement du petit docteur paraissait encore plus grand. L’étranger était jeune ; la veuve était flattée ; elle ne prenait plus garde aux attentions du docteur, et l’indignation de celui-ci ne faisait aucune impression sur son imperturbable rival. Le docteur Slammer resta paralysé. Lui, le docteur Slammer, du 97e, être anéanti en un moment, par un homme que personne n’avait jamais vu, que personne ne connaissait ! Le docteur Slammer ! le docteur Slammer, du 97e ! Incroyable ! cela ne se pouvait pas. Et pourtant cela était. Bon, voilà que l’étranger présente son ami ? Le docteur pouvait-il en croire ses yeux ? Il regarda de nouveau et il se trouva dans la pénible nécessité de reconnaître la véracité de ses nerfs optiques. Mme Budger dansait avec M. Tupman, il n’y avait pas moyen de s’y tromper. Sa veuve elle-même est là devant lui, en chair et en os, bondissant avec une vigueur inaccoutumée. Là aussi était M. Tupman, sautant à droite et à gauche, d’un air plein de gravité, et dansant (ce qui arrive à beaucoup de personnes) comme si la contredanse était une épreuve solennelle, et qu’il fallût, pour s’en tirer, armer son moral d’une inflexible résolution.
Silencieusement et patiemment le docteur supporta tout ceci. Il vit l’étranger offrir du vin chaud, remporter les verres, se précipiter sur des biscuits ; il vit mille coquetteries échangées, et il ne dit rien : mais quelques secondes après que l’étranger eut disparu avec Mme Budger, pour la conduire à sa voiture, il s’élança hors de la chambre, et chaque particule de sa colère, longtemps contenue, sembla s’échapper de son visage en un ruisseau de sueur.
L’étranger revenait, il parlait à voix basse à M. Tupman, il riait, il était radieux, il avait triomphé. Le petit docteur eut soif de sa vie.
« Monsieur ! dit-il d’une voix terrible, en montrant sa carte et en se retirant dans un angle du passage : mon nom est Slammer ! Le docteur Slammer, monsieur ! 97e régiment, caserne de Chatham. Ma carte, monsieur ! ma carte ! Il aurait voulu poursuivre, mais son indignation l’étouffait.
– Ah ! répliqua l’étranger négligemment, Slammer, bien obligé ; merci, merci de votre attention délicate, pas malade maintenant, Slammer, quand je le serai, m’adresserai à vous.
– Vous… vous êtes un intrigant… un poltron… un lâche… un menteur… un… un… Vous déciderez-vous à me donner votre carte, monsieur ?
– Ah ! je vois, dit l’étranger à demi-voix, punch trop fort, hôte libéral. La limonade beaucoup meilleure, des chambres trop chaudes, gentlemen d’un certain âge, s’en ressentent le lendemain, cruelles souffrances… et il fit quelques pas.
– Vous demeurez dans cette maison, monsieur ? cria le petit homme furieux ; vous êtes ivre maintenant, monsieur ! Vous entendrez parler de moi, monsieur ! Je vous retrouverai, monsieur ! je vous retrouverai !
– Vous ferez bien d’abord de retrouver votre lit, » répondit l’impassible étranger.
Le docteur Slammer le regarda avec une férocité inexprimable, et en s’éloignant il enfonça son chapeau sur sa tête d’une manière qui indiquait toute son indignation.
Cependant l’étranger et M. Tupman montèrent dans la chambre de celui-ci pour restituer le plumage qu’ils avaient emprunté à l’innocent M. Winkle. Ils le trouvèrent profondément endormi, et la restitution fut bientôt faite. L’étranger était extrêmement facétieux, et M. Tupman, étourdi par le vin, par le punch, par les lumières, par la vue de tant de femmes, regardait toute cette affaire comme une excellente plaisanterie. Après le départ de son nouvel ami, il éprouva quelque difficulté à découvrir l’ouverture de son bonnet de nuit : dans ses efforts pour le mettre sur sa tête, il renversa son flambeau, et ce fut seulement par une série d’évolutions très-compliquées qu’il parvint à entrer dans son lit. Malgré ces petits accidents il ne tarda pas à trouver le repos.
Le lendemain matin, sept heures avaient à peine cessé de sonner, quand l’esprit universel de M. Pickwick fut tiré de l’état de torpeur où l’avait plongé le sommeil, par des coups violents frappés à sa porte.
« Qui est là ? cria-t-il, se dressant sur son séant.
– Le garçon, monsieur.
– Que voulez-vous ?
– Pourriez-vous me dire, monsieur, quelle personne de votre société a un habit bleu à boutons dorés, avec P.C. dessus ? »
On le lui aura donné pour le brosser, pensa M. Pickwick, et il a oublié à qui il appartient. « M. Winkle, cria-t-il, la troisième chambre à droite.
– Merci, monsieur, dit le garçon ; et il passa.
– Qu’est-ce que c’est ? demanda M. Tupman, en entendant frapper violemment à sa porte.
– Puis-je parler à M. Winkle, monsieur ? répliqua le garçon du dehors.
– Winkle ! Winkle ! cria M. Tupman.
– Ohé ! répondit une faible voix qui sortait du lit de la chambre intérieure.
– On vous demande… Quelqu’un à la porte ; et ayant articulé avec effort ces paroles, M. Tupman se retourna et se rendormit immédiatement.
– On me demande ? dit M. Winkle en sautant hors de son lit et en s’habillant rapidement. À cette distance de Londres, qui diable peut me demander ?
– Un gentleman, en bas, au café, monsieur. Il dit qu’il ne vous dérangera qu’un instant, monsieur ; mais il ne veut accepter aucun délai.
– Fort étrange ! répliqua M. Winkle. Dites que je descends. »
Il s’enveloppa d’une robe de chambre ; mit un châle de voyage autour de son cou, et descendit. Une vieille femme et une couple de garçons balayaient la salle du café. Auprès de la fenêtre était un officier en petite tenue, qui se retourna en entendant entrer M. Winkle, le salua d’un air roide, fit retirer les domestiques, ferma soigneusement les portes, et dit : « M. Winkle, je présume.
– Oui, monsieur, mon nom est Winkle.
– Je viens, monsieur, de la part de mon ami, le docteur Slammer, du 97 e. Cela ne doit pas vous surprendre.
– Le docteur Slammer ! répéta M. Winkle.
– Le docteur Slammer. Il m’a chargé de vous dire de sa part que votre conduite d’hier au soir n’était pas celle d’un gentleman, et qu’un gentleman ne pouvait pas la supporter. »
L’étonnement de M. Winkle était trop réel et trop évident pour n’être pas remarqué par le député du docteur Slammer, c’est pourquoi il poursuivit ainsi : « Mon ami, le docteur Slammer, m’a paru fermement convaincu que, pendant une partie de la soirée vous étiez gris, et peut-être hors d’état de sentir l’étendue de l’insulte dont vous vous êtes rendu coupable. Il m’a chargé de vous dire que si vous plaidiez cette raison comme une excuse de votre conduite, il consentirait à recevoir des excuses, écrites par vous sous ma dictée.
– Des excuses écrites ! répéta de nouveau M. Winkle avec le ton de la plus grande surprise.
– Autrement, reprit froidement l’officier, vous connaissez l’alternative.
– Avez-vous été chargé de ce message pour moi nominativement ? demanda M. Winkle, dont l’intelligence était singulièrement désorganisée par cette conversation extraordinaire.
– Je n’étais pas présent à la scène, et, en conséquence de votre refus obstiné de donner votre carte au docteur Slammer, j’ai été prié par lui de rechercher qui était porteur d’un habit très-remarquable : un habit bleu clair avec des boutons dorés, portant un buste, et les lettres P.C. »
M. Winkle chancela d’étonnement, en entendant décrire si minutieusement son propre costume. L’ami du docteur Slammer continua :
« J’ai appris dans la maison que le propriétaire de l’habit en question était arrivé ici hier avec trois messieurs. J’ai envoyé auprès de celui qui paraissait être le principal de la société, et c’est lui qui m’a adressé à vous. »
Si la grosse tour du château de Rochester s’était soudainement détachée de ses fondations, et était venue se placer en face de la fenêtre, la surprise de M. Winkle aurait été peu de chose, comparée avec celle qu’il éprouva en écoutant ce discours. Sa première idée fut qu’on avait pu lui voler son habit, et il dit à l’officier : « Voulez-vous avoir la bonté de m’attendre un instant ?
– Certainement ; » répondit son hôte malencontreux.
M. Winkle monta rapidement les escaliers ; il ouvrit son sac de nuit d’une main tremblante, l’habit bleu s’y trouvait à sa place habituelle ; mais, en l’examinant avec soin, on voyait clairement qu’il avait été porté la nuit précédente.
« C’est vrai, dit M. Winkle, en laissant tomber l’habit de ses mains. J’ai bu trop de vin hier, après dîner, et j’ai une vague idée d’avoir ensuite marché dans les rues, et d’avoir fumé un cigare. Le fait est que j’étais tout à fait dedans. J’aurai changé d’habit ; j’aurai été quelque part ; j’aurai insulté quelqu’un : je n’en doute plus, et ce message en est le terrible résultat. » Tourmenté par ces idées, il redescendit au café avec la sombre résolution d’accepter le cartel du vaillant docteur et d’en subir les conséquences les plus funestes.
Il était poussé à cette détermination par des considérations diverses. La première de toutes était le soin de sa réputation auprès du club. Il y avait toujours été regardé comme une autorité imposante dans tous les exercices du corps, soit offensifs, soit défensifs, soit inoffensifs. S’il venait à reculer, dès la première épreuve, sous les yeux de son chef, sa position dans l’association était perdue pour toujours. En second lieu, il se souvenait d’avoir entendu dire (par ceux qui ne sont point initiés à ces mystères) que les témoins se concertent ordinairement pour ne point mettre de balles dans les pistolets. Enfin, il pensait qu’en choisissant M. Snodgrass pour second et en lui dépeignant avec force le danger, ce gentleman pourrait bien en faire part à M. Pickwick ; lequel, assurément, s’empresserait d’informer les autorités locales, dans la crainte de voir tuer ou détériorer son disciple.
Ayant calculé toutes ces chances, il revint dans la salle du café et déclara qu’il acceptait le défi du docteur.
– Voulez-vous m’indiquer un ami, pour régler l’heure et le lieu du rendez-vous, dit alors l’obligeant officier.
– C’est tout à fait inutile. Veuillez me les nommer, et j’amènerai mon témoin avec moi.
– Hé bien ! reprit l’officier d’un ton indifférent, ce soir, si cela vous convient ; au coucher du soleil.
– Très-bien, répliqua M. Winkle, pensant dans son cœur que c’était très-mal.
– Vous connaissez le fort Pitt ?
– Oui, je l’ai vu hier.
– Prenez la peine d’entrer dans le champ qui borde le fossé ; suivez le sentier à gauche quand vous arriverez à un angle des fortifications, et marchez droit devant vous jusqu’à ce que vous m’aperceviez ; vous me suivrez alors et je vous conduirai dans un endroit solitaire où l’affaire pourra se terminer sans crainte d’interruption.
– Crainte d’interruption ! pensa M. Winkle.
– Nous n’avons plus rien, je crois, à arranger ?
– Pas que je sache.
– Alors je vous salue.
– Je vous salue. » Et l’officier s’en alla lestement en sifflant un air de contredanse.
Le déjeuner de ce jour-là se passa tristement pour nos voyageurs. M. Tupman, après les débauches inaccoutumées de la nuit précédente, n’était point en état de se lever ; M. Snodgrass paraissait subir une poétique dépression d’esprit ; M. Pickwick lui-même montrait un attachement inaccoutumé à l’eau de seltz et au silence ; quant à M. Winkle il épiait soigneusement une occasion de retenir son témoin. Cette occasion ne tarda pas à se présenter : M. Snodgrass proposa de visiter le château, et comme M. Winkle était le seul membre de la société qui fût disposé à faire une promenade, ils sortirent ensemble.
« Snodgrass, dit M. Winkle, lorsqu’ils eurent tourné le coin de la rue, Snodgrass, mon cher ami, puis-je compter sur votre discrétion ? Et en parlant ainsi il désirait ardemment de n’y pouvoir point compter.
– Vous le pouvez, répliqua M. Snodgrass. Je jure…
– Non, non ! interrompit M. Winkle, épouvanté par l’idée que son compagnon pouvait innocemment s’engager à ne pas le dénoncer. Ne jurez pas, ne jurez pas ; cela n’est point nécessaire. »
M. Snodgrass laissa retomber la main qu’il avait poétiquement levée vers les nuages, et prit une attitude attentive.
« Mon cher ami, dit alors M. Winkle, j’ai besoin de votre assistance dans une affaire d’honneur.
– Vous l’aurez, répliqua M. Snodgrass, en serrant la main de son compagnon.
– Avec un docteur, le docteur Slammer, du 97e, ajouta M. Winkle, désirant faire paraître la chose aussi solennelle que possible. Une affaire avec un officier, ayant pour témoin un autre officier ; ce soir, au coucher du soleil, dans un champ solitaire, au delà du fort Pitt.
– Comptez sur moi, répondit M. Snodgrass, avec étonnement, mais sans être autrement affecté. En effet, rien n’est plus remarquable que la froideur avec laquelle on prend ces sortes d’affaires, quand on n’y est point partie principale. M. Winkle avait oublié cela : il avait jugé les sentiments de son ami d’après les siens.
– Les conséquences peuvent être terribles, reprit M. Winkle.
– J’espère que non.
– Le docteur est, je pense, un très-bon tireur.
– La plupart des militaires le sont, observa M. Snodgrass avec calme ; mais ne l’êtes-vous point aussi ? »
M. Winkle répondit affirmativement, et s’apercevant qu’il n’avait point suffisamment alarmé son compagnon, il changea de batterie.
« Snodgrass, dit-il d’une voix tremblante d’émotion, si je succombe vous trouverez dans mon portefeuille une lettre pour mon… pour mon père. »
Cette attaque ne réussit point davantage. M. Snodgrass fut touché, mais il s’engagea à remettre la lettre aussi facilement que s’il avait fait toute sa vie le métier de facteur.
« Si je meurs, continua M. Winkle, ou si le docteur périt, vous, mon cher ami, vous serez jugé comme complice en préméditation. Faut-il donc que j’expose un ami à la transportation ? peut-être pour toute sa vie ! »
Pour le coup, M. Snodgrass hésita ; mais son héroïsme fut invincible. « Dans la cause de l’amitié, s’écria-t-il avec ferveur, je braverai tous les dangers. »
Dieu sait combien notre duelliste maudit intérieurement le dévouement de son ami. Ils marchèrent pendant quelque temps en silence, ensevelis tous les deux dans leurs méditations. La matinée s’écoulait et M. Winkle sentait s’enfuir toute chance de salut.
« Snodgrass, dit-il en s’arrêtant tout d’un coup, n’allez point me trahir auprès des autorités locales ; ne demandez point des constables pour prévenir le duel ; ne vous assurez pas de ma personne, ou de celle du docteur Slammer, du 97e, actuellement en garnison dans la caserne de Chatham. Afin d’empêcher le duel, n’ayez point cette prudence, je vous en prie. »
M. Snodgrass saisit avec chaleur la main de son compagnon et s’écria, plein d’enthousiasme : « Non ! pour rien au monde. »
Un frisson parcourut le corps de M. Winkle quand il vit qu’il n’avait rien à espérer des craintes de son ami, et qu’il était irrévocablement destiné à devenir une cible vivante.
Lorsqu’il eut raconté formellement à M. Snodgrass les détails de son affaire, ils entrèrent tous deux chez un armurier ; ils louèrent une boîte de ces pistolets qui sont destinés à donner et à obtenir satisfaction, ils y joignirent un assortiment satisfaisant de poudre, de capsules et de balles ; puis ils retournèrent à leur auberge, M. Winkle pour réfléchir sur la lutte qu’il avait à soutenir ; M. Snodgrass pour arranger les armes de guerre, et les mettre en état de servir immédiatement.
Lorsqu’ils sortirent de nouveau pour leur désagréable entreprise, le soir s’approchait, triste et pesant. M. Winkle, de peur d’être observé, s’était enveloppé dans un large manteau : M. Snodgrass portait sous le sien les instruments de destruction.
« Avez-vous pris tout ce qu’il faut ? demanda M. Winkle, d’un ton agité.
– Tout ce qu’il faut. Quantité de munitions, dans le cas où les premiers coups n’auraient point de résultats. Il y a un quarteron de poudre dans