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LES ANNÉES DU SILENCE, TOME 1 : LA TOURMENTE: La tourmente
LES ANNÉES DU SILENCE, TOME 1 : LA TOURMENTE: La tourmente
LES ANNÉES DU SILENCE, TOME 1 : LA TOURMENTE: La tourmente
Livre électronique305 pages3 heures

LES ANNÉES DU SILENCE, TOME 1 : LA TOURMENTE: La tourmente

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À propos de ce livre électronique

« Quelque part en Beauce (au Québec) dans les années quarante, et ailleurs, aussi... »Deux jeunes filles, Cécile et Rolande, subissent les affres du silence. Le silence qui laisse des traces indélébiles dans leur vie et marquant la fin brutale de leur jeunesse. Le silence à garder sur leur grossesse non désirée et qu’il faut à tout prix cacher. Désormais, elles vivront dans la tourmente. Cécile pleure, au fil des jours, sur cet enfant qu’elle n’aura pas le droit d’aimer. Pour Rolande, une seule chose a de l’importance : oublier l’enfant qu’elle porte. Oublier son existence même, les blessures et la honte... Les années du silence est un roman où éclatent avec force la tourmente et les ravages du silence. Celui que l’on s’impose aussi bien que celui auquel on est tenu. Les moeurs, la religion, la crainte des racontars... toutes les raisons sont bonnes pour s’y emmurer.Mais c’est aussi une fresque émouvante des gens de cette époque. Le partage de leur quotidien dans le langage qui est le leur. S’exprimant de façon simple et colorée, ils nous livrent quelques parcelles de leurs vies tissées de secrets.
LangueFrançais
Date de sortie4 juin 2013
ISBN9782894555224
LES ANNÉES DU SILENCE, TOME 1 : LA TOURMENTE: La tourmente
Auteur

Louise Tremblay d'Essiambre

La réputation de Louise Tremblay-D'Essiambre n'est plus à faire. Auteure de plus d'une vingtaine d'ouvrages et mère de neuf enfants, elle est certainement l'une des auteures les plus prolifiques du Québec. Finaliste au Grand Prix littéraire Archambault en 2005, invitée d'honneur au Salon du livre de Montréal en novembre 2005, elle partage savamment son temps entre ses enfants, l'écriture et la peinture, une nouvelle passion qui lui a permis d'illustrer plusieurs de ses romans. Son style intense et sensible, sa polyvalence, sa grande curiosité et son amour du monde qui l'entoure font d'elle l'auteure préférée d'un nombre sans cesse croissant de lecteurs. Sa dernière série, MÉMOIRES D'UN QUARTIER a été finaliste au Grand Prix du Public La Presse / Salon du livre de Montréal 2010. Elle a aussi été Lauréate du Gala du Griffon d'or 2009 -catégorie Artiste par excellence-adulte et finaliste pour le Grand prix Desjardins de la Culture de Lanaudière 2009.

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    Aperçu du livre

    LES ANNÉES DU SILENCE, TOME 1 - Louise Tremblay d'Essiambre

    aussi...

    1

    C’est la première fois que le clair de lune réveille Cécile. D’habitude, elle dort d’un sommeil de plomb. Il n’y a que le soleil qui, parfois en été, bondit, audacieux, sur le coup de cinq heures et barbouille de brillance le mur de la chambre. Il y a aussi, peut-être, le coq des Vachon, encore plus matinal, agaçant de radotage criard, qui trouble à l’occasion la quiétude des nuits de ses dix-huit ans. Jamais rien d’autre. Ni le souffle régulier et profond de sa sœur Louisa qui partage son lit. Ni les bruits de succion et les gémissements de chaton qui accompagnent le sommeil de ses deux plus jeunes sœurs, Béatrice et Marion. Non, à vrai dire, jamais rien jusqu’ici n’a troublé la vie paisible de Cécile Veilleux. À tout le moins, rien d’important. Sinon les agaceries normales d’une vie au sein d’une famille nombreuse. Que les sautes d’humeur d’un père autoritaire, les soupirs d’une mère fatiguée, les pleurs des bébés qui se suivent, à chaque année, régulièrement ou presque. Oui, une vie toute simple, banale, quotidienne, répétitive, mais que Cécile aime bien, finalement. Justement à cause de cette tranquillité rassurante, prévisible, indiscutable. Une seule déception, en fait : avoir été contrainte de laisser l’école à la fin de sa neuvième année pour aider sa mère. Et là encore, le mot déception est peut-être un peu fort. Plutôt un soupir accablé devant l’énormité de la tâche à accomplir. Rien de plus. Mais Cécile juge que c’est déjà bien assez.

    Et voilà que pour une deuxième nuit d’affilée la pleine lune vient l’éveiller. Une pleine lune qu’elle attendait avec anxiété, une peur viscérale au creux du ventre, comme là, maintenant. Assez forte pour se contenter de la lumière blafarde de la lune pour la tirer du sommeil. Une angoisse incontrôlable qui la fait se recroqueviller, pliée en deux dans son lit, comme un fœtus lové sur lui-même. Et ce creux dans l’estomac qui lui donne la nausée... La figure congestionnée de son père s’impose à sa pensée, son gros poing de cultivateur, aussi, qu’elle voit s’abattre sur la table. Sans même se forcer, elle arrive à entendre le grondement d’ours qu’il va pousser. Oui, elle l’entend ce bruit de gorge qu’il a quand il est en colère. Alors, elle replie encore plus les genoux contre sa poitrine dans un immense besoin de se sentir à l’abri, et enfouit sa figure dans le pli de son coude. Comme les enfants se cachant le visage, certains qu’on ne les voit pas puisqu’eux ne nous voient plus.

    Il fait une nuit de chaleur humide, inusitée pour un mois de mai. En cette année 1942, l’été s’est installé tout d’un coup, bousculant le printemps, pressant les lilas qui offrent déjà, lamentablement, des grappes de fleurs brunies par le soleil trop chaud et le manque d’eau. Une atmosphère de canicule surprenante, à l’image de tout le reste, d’ailleurs. En quelques jours, la vie de Cécile s’est figée, incrédule, pareille au village écrasé sous la touffeur de l’air. Cette immobilité de décor de théâtre que déposent immanquablement les grandes chaleurs. Même si curieusement, en même temps, une bourrasque d’émotions la secoue, la remue jusqu’au fond de ses entrailles. C’est une gifle en plein visage qu’elle a reçue, Cécile. De celle que l’on n’attend pas, qui nous laisse hébété. Et la douleur fulgurante qui a suivi, qui la tenaille depuis deux semaines... « Pourquoi moi ? », pense-t-elle pour la nième fois en se retournant doucement sur le dos et en allongeant les jambes à la recherche d’un peu de fraîcheur sur les draps moites. Mais, aucune réponse. Rien qu’une immense sensation d’injustice. Le battement du cœur jusque dans la gorge à cause de la peur qui s’y mêle, l’enveloppe et finit par l’avaler... Et par-dessus tout, la certitude qu’elle va avoir mal. Très, très mal... Sachant que le sommeil continuera à la bouder, Cécile se soulève délicatement et repousse les couvertures lentement. Tout doucement, du bout des orteils, elle se lève en évitant de poser le pied sur la planche craquante juste à côté du lit. Un regard par-dessus son épaule pour vérifier que Louisa n’a pas bougé et elle sort silencieusement de la chambre. Courant d’air blanc et furtif qui longe le couloir, elle descend l’escalier (les deux marches gémissantes en moins), se faufile jusqu’au verger en respirant à fond l’air tiède de la nuit. Comme pour calmer son cœur fou brusquement libéré d’une oppression qui hanterait toute la maison.

    Un fin tissu de brume glisse vaporeusement entre les arbres coltinant l’odeur tenace des fleurs de pommier. Parfum lourd et sucré qui lui donne un haut-le-cœur et la réconforte tout à la fois. Ce besoin qu’elle a, qu’elle a toujours eu, de connaître les choses pour être à l’aise. Cécile se laisse tomber au pied d’un arbre parfumé, appuie son front sur ses genoux relevés. Une autre nuit à épier son corps en compagnie de la lune qui grimace sa complicité. Une autre nuit à essayer de comprendre, anticiper, s’expliquer l’inexplicable avant d’avoir à le dire aux autres. Tous ces autres, bien trop nombreux à son goût... La réaction de Jérôme qu’elle voudrait connaître à l’avance et celle de ses parents qu’elle devine trop bien. Toute sa vie, toute son âme concentrées sur ce ventre qui refuse de saigner comme à tous les mois. Toutes les angoisses, les déchirements inévitables qu’elle anticipe. Jamais, au grand jamais, elle n’aurait cru qu’un jour elle regretterait ces deux heures passées dans les bras de Jérôme. Ces trop brèves minutes soustraites à l’omniprésence des parents en prétextant une longue promenade au tiède soleil d’avril... Non, jamais Cécile n’aurait pensé avoir le moindre petit remords de s’être donnée à Jérôme. Surtout qu’il lui avait juré avoir fait bien attention. En essuyant son ventre mouillé de leur amour, elle avait même été rassurée, s’était laissée aller à la douceur du creux de son épaule, émerveillée d’être une femme, sa femme. Et puis, quand on aime comme ils s’aiment, rien de terrible ne peut arriver. Que le meilleur pour eux, devant eux. Oui, que le meilleur... Et voilà que depuis deux semaines elle surveille son corps comme ce n’est pas permis. Ses plus petits frissonnements, ses plus infimes gargouillis. À la moindre humidité, elle se précipite à la salle de bain. Mais rien, toujours rien... Juste une grande déception qui peu à peu s’est transformée, défigurée en une peur démesurée mais portée, malgré tout, par un espoir insensé vissé au cœur. Peut-être simplement un retard, justement à cause de cette première et unique fois. Alors elle n’a rien dit, attendant jusqu’à la pleine lune pour être bien certaine. Maintenant, elle n’a plus aucun doute. Ses seins gonflés et douloureux lui rappellent insolemment son excellente santé et sa condition incontestable. D’instinct, en fille de la campagne, sans médecin ni qui que ce soit, elle sait l’enfant en elle. Alors, ce soir, après le chapelet du mois de Marie, elle parlera à Jérôme. À deux, la situation sera peut-être moins pénible, voire même tolérable. Au loin, sur sa droite, le cri rauque du coq des Vachon lui fait lever le front. Le chiffon de vapeur nocturne s’est volatilisé, laissant en gage, derrière lui, de fines traces de rosée. La ligne du jour qui s’élargit peu à peu au-dessus de la colline, se dispute avec la lune les honneurs de la clarté grandissante. Une autre journée de soleil qui s’annonce. Une autre journée marquée au fer de l’inquiétude. Mais, d’avoir décidé de parler à Jérôme allège le geste habituel de la tête qui repousse la longue mèche de cheveux blonds barrant fréquemment le visage de Cécile. Alors, c’est le cœur presque léger qu’elle se relève pour regagner la maison. Pour reprendre sa place dans la vie de la famille d’Eugène Veilleux. Oui, avec Jérôme, elle saura ce qu’il faut faire, ce qu’il faut dire et comment le dire. Et après, tout ira mieux. La vie reprendra probablement son cours normal. Différent, peut-être, mais paisible.

    * * *

    — T’es ben sûre de ça ?

    Côte à côte, ils reviennent de l’église. Merveilleux mois de Marie qui leur a donné l’impression d’être libres et leur a permis de se voir tous les soirs. Cette année, pour la première fois dans la vie de Cécile, le chapelet quotidien était attendu comme une bénédiction. Pourtant, ce soir, le plaisir a un léger goût d’amertume. À ces mots, Cécile lève un regard sombre et triste.

    — Qu’est-ce que tu penses ? Que je m’amuserais à te faire des accroires juste pour voir ? T’es pas fin, Jérôme.

    Deux grosses larmes brillent au coin des paupières de la jeune fille. Toute l’inquiétude et la tension des derniers jours lui montent à la tête. Étourdie, elle s’accroche au bras de Jérôme comme à une bouée de sauvetage, accorde le rythme de ses pas au sien. Le soleil encore haut éclabousse le pré où le foin vert tendre ondule faiblement. Plus bas, dans la vallée, la rivière Chaudière pétille de mille feux, insouciante et libre. Indifférente à leur désarroi. Quelques grenouilles commencent à répéter leur sérénade et la route de sable qui remonte vers le deuxième rang craque d’aise sous leurs pas lents. Que la promenade serait belle, si seulement...

    — Fais-toi z’en pas, murmure Jérôme en entourant les épaules de Cécile d’un bras protecteur. Je t’aime et ça, il y a personne qui peut nous l’enlever. Personne, tu m’entends ! J’vas aller voir ton père, pis j’vas lui dire qu’on veut se marier. C’est toute... De toute façon, on en parlait déjà à cause de la conscription. Ça fait rien qu’avancer la noce d’un an. Ton père pourra toujours ben pas nous dire non. Il va comprendre. Qu’est-ce que t’en dis ?

    — Je dis juste que je t’aime Jérôme... Pis c’est vrai qu’avec la guerre, ça nous donne une bonne raison de se marier... Mais toi, Jérôme, t’es sûr que t’es pas fâché après moi ?

    Le jeune homme hausse les épaules en resserrant son étreinte.

    — Fâché ? Après toi ? Mais pourquoi, bonyenne, que je serais fâché après toi ? Tu l’as pas faite tu seule ce bébé-là. C’est sûr que ça dérange un peu, pis que les parents vont chialer. Mais c’est pas grave, ça. Ils peuvent toujours ben pas nous battre pour ça. Ils vont nous engueuler, c’est quasiment sûr. Pis après ? On va s’arranger, tu vas voir. T’inquiète pas, ma Cécile. J’vas... J’vas prendre une journée pour penser comme il faut à ce que j’veux dire à ton père pis au mien. Demain, demain soir, juste avant de faire le train, j’vas leur parler, murmure-t-il pour lui-même en resserrant encore une fois son étreinte autour de Cécile. Je suis sûr que mon père va comprendre. Je l’ai jamais vu se choquer pour de bon. Ça fait que...

    Il se veut rassurant, joue les forts, même si l’énormité de la nouvelle lui tord l’estomac. Pourtant René, son copain de toujours, lui avait bien dit qu’en se retirant à temps il n’y avait aucun problème. Lui-même et Françoise faisaient l’amour comme ça depuis un an déjà. Et rien de terrible ne leur était arrivé. Alors ? Pourquoi cela n’a-t-il pas fonctionné comme prévu avec eux ? Jérôme s’en veut terriblement d’avoir fait confiance aux dires d’un ami qui n’en savait pas plus que lui sur la question. Cécile ne méritait pas cela. Il la sent frémir contre lui et il se déteste. Comme il déteste la vie qui leur joue ce sale tour ! Il est malheureux tel un enfant qu’on vient de punir injustement et aurait envie de s’enfuir loin, très loin. Seul avec Cécile, là où personne ne les connaît. Là où il n’y a ni guerre, ni parents. Une brutale envie d’elle, aussi, pour se consoler de la vie, pour se prémunir des jugements. Un mariage obligé fait toujours jaser. La peur en lui, à son tour, fait trembler sa main sur l’épaule de Cécile. Seuls au monde, tous les deux, avec cette crainte en eux qui aurait pu être une si grande joie dans un an ou deux. Incapable de répondre à tant d’incertitude et se sentant impuissant devant une telle tension, il arrête de marcher et se penche vers Cécile. Dans le regard bleu nuit qui se lève vers lui à la recherche du sien, il reconnaît son propre désir... Immense, impétueux. Ce besoin du corps de l’autre pour se sentir aimé, compris, accepté tel qu’on est malgré les échecs, les déceptions. Un même sourire tremblant les unit. Et ce long vertige qui les emporte loin du doute pour un moment. Cet amour qu’ils savent l’un de l’autre.

    Sans un mot, étroitement enlacés, ils reprennent leur marche. Spontanément, leurs pas bifurquent vers le sentier qui mène vers la cabane à sucre du père Croteau. La vieille cabane, désertée depuis quelques années, témoin silencieux des amours encore interdites des jeunes du village. C’est en pleurant, en se jurant une fidélité par-delà temps et espace, qu’ils font l’amour lentement, tendrement. Pour se rassurer.

    * * *

    — Tu peux pas, Cécile, te marier comme ça. Ça s’adonne que ta mère a encore besoin de toi, parce que Louisa est trop jeune pour te remplacer. Ça fait que le mariage, on en parlera dans deux ans...

    — Mais papa... Dans un an, Jérôme va être en âge d’être appelé à l’armée et...

    — Beau dommage ! Ça avec, Cécile, ça fait partie de la vie. Moi aussi j’ai fait la guerre, ma fille. Pis je l’ai jamais regretté. Ça forme le caractère d’un homme, faire l’armée. Pis, il y a rien qui nous dit que cette maudite guerre va encore durer ben longtemps. À date, ma fille, ta place est icitte à la maison. Faudrait pas que tu l’oublies. T’as toute la vie encore pour penser au mariage. Mais si Gaby pense comme son fils, pis qu’il veut garder Jérôme sur sa terre, peut-être ben qu’on pourra parler mariage dans un an. Mais pas avant... Ça c’est sûr.

    Cécile et Jérôme sont restés debout, tout près l’un de l’autre, les doigts entremêlés. Jérôme a dû s’éclaircir la voix à deux reprises avant de réussir à faire sa demande. Que du mariage, finalement, dont il a parlé, avec une grande fièvre dans les yeux. Eugène Veilleux est un homme brusque, intransigeant. Et autoritaire, surtout, qui n’aime pas qu’on lui dise ce qu’il a à faire. Alors, c’est vers sa mère que Cécile se tourne en entendant les propos de son père, une supplication dans le visage. Jeanne Veilleux hausse les épaules en repoussant sa chaise et en se relevant. Son long soupir traverse la cuisine comme un vent qui tente de chasser la tempête. À tout prix.

    — Laissez-nous jongler à tout ça, ma fille. Ça vous prend pas une réponse tusuite. On va en parler tous les deux, ton père pis moi. On vous donnera notre réponse après. Astheure, viens m’aider à faire la vaisselle, Cécile.

    Eugène a un soupir de soulagement. Si Jeanne est du même avis que lui... Trop heureux de ne pas avoir à poursuivre la discussion, il étire ses longues jambes sous la table.

    — C’est en plein ça, Cécile. Va aider ta mère à faire la vaisselle. Mais pour ce qui est de jaser ensemble, je pense pas que ça va changer grand-chose. Même si je suis pas contre... Comprends-moi ben, Cécile : Jérôme c’est un bon gars, mais il y a pas de presse... Bon, conclut Eugène Veilleux en se relevant bruyamment, je pense que j’vas aller voir ce que font mes gars dans la grange. Pis toi, Jérôme, tu serais mieux de retourner chez vous pour à soir. Pour le sûr que ton père doit t’espérer pour le train...

    Avec détresse, Cécile fait signe à Jérôme qu’il est mieux de ne rien dire de plus pour le moment. Quand son père dit non, il vaut mieux s’en tenir à cela dans un premier temps. L’affronter ouvertement ne donne jamais rien de bon. En raccompagnant Jérôme à la porte, elle lui demande d’attendre avant de parler à son père à lui. Trop de choses sont encore dans l’ombre, trop d’incertitudes en eux pour faire face à la réalité. C’est en refoulant ses larmes qu’elle revient vers la table, prenant conscience, surprise, à quel point les épaules de sa mère sont voûtées.

    Pourtant, c’est à cause d’elle que sa mère courbe le front et le buste. C’est l’incrédulité qui fait se pencher Jeanne Veilleux. Le poids du temps passé trop vite, à son insu. Elle, Jeanne, déjà mère d’une fille en âge de se marier. Elle n’est pas prête à voir partir sa fille, sa Cécile. La seule de ses douze enfants qu’elle ait vraiment voulue. Non qu’elle n’aime pas ses enfants... Mais le temps qui déboule ses journées ne lui laisse aucun répit pour se pencher sur la vie et ses émotions. Ne lui accorde pas même le loisir de bien regarder vivre tous les siens. Cécile a été le seul bébé fait par désir, par amour. Parce qu’elle l’a déjà aimé passionnément, son Eugène. Même si, aujourd’hui, il est un peu difficile de le comprendre, qu’elle-même doit se forcer pour se rappeler ce temps des amours folles. La petite Jeanne de dix-sept ans, un peu timide, avait été flattée qu’un homme comme Eugène Veilleux s’intéresse à elle. Un homme « faite » comme on disait de lui, de quinze ans son aîné, possédant du bien et ayant de l’influence au village. Lui, le beau blond dans son uniforme militaire, qui souriait à toutes les filles de la place, c’est elle, Jeanne Rhéaume, qu’il avait remarquée. Mais, très vite, oh ! à peine un mois de vie commune, Jeanne avait compris pourquoi Eugène l’avait choisie, elle, la gamine de dix-sept ans. C’est qu’il aimait prendre son plaisir, Eugène, et avait un faible pour les toutes jeunes femmes. Ses yeux égrillards qui détaillaient tout ce qui portait jupon et qui avait moins de vingt ans ne pouvaient mentir. Il avait le sexe dans la peau, le bel Eugène ! L’amour se faisait quand il le voulait et comme il le voulait. Encore éblouie par sa nouvelle condition de femme, Jeanne s’y pliait de bonne grâce, se découvrant même une espèce de sensualité hésitante, presque enfantine, qui ravissait son mari. Oui, dans la vie de Jeanne, il y avait eu ces dix mois de félicité. Mais un soir, à la toute fin de sa première grossesse, celle où elle portait Cécile, fatiguée et le corps meurtri, elle avait osé dire non à ses avances. Alors Eugène avait levé la main sur elle en disant que c’était son devoir d’épouse que de lui obéir. Que même le curé serait d’accord avec lui. Que le médecin leur avait bien affirmé qu’attendre un bébé n’était pas une maladie. Et, de toute manière, c’était bien connu, le sexe était une affaire d’hommes. Elle, Jeanne, n’avait pas à décider ni le quand ni le comment. La gifle retentissante d’Eugène, devant son refus persistant, l’avait même bousculée et elle en était tombée. Ensuite, malgré les crampes qu’elle commençait à ressentir, Eugène l’avait prise, là, à même le plancher de la chambre, le regard curieusement brillant de convoitise. C’est cette nuit-là, dans les douleurs de l’enfantement, que le désir était mort dans le corps de Jeanne. Mort, pour ne plus jamais revenir. En même temps, elle avait compris qu’en aucun temps elle n’oserait dire non à son mari. Elle avait trop peur de lui, maintenant. De cette violence dont il était capable. Même si le lendemain, en se penchant sur le berceau de la petite Cécile, Eugène avait eu ce mot pour elle : « Pardon ». Un seul mot, mais qui disait beaucoup dans la bouche d’Eugène. Parce qu’il l’aimait, sa femme, malgré les apparences. Maudissant son caractère bouillant, Eugène n’avait trouvé aucune autre façon pour exprimer son repentir. Sa gaucherie souffrait déjà bien assez de ne savoir dire les choses d’émotion. Pour ce qui était de s’emporter ou de lancer une remontrance, on pouvait compter sur Eugène. Il n’avait pas son pareil pour lancer une flèche bien aiguisée. Mais, dès qu’il était question de sentiments, il devenait plus timide qu’une pucelle. Alors pour la femme qu’il aimait, il avait eu ce mot : « Pardon ». Le mot qui disait l’excuse autant que l’amour. Et il était sincère, de surcroît. Mais Jeanne avait fait la sourde oreille. Elle n’avait pas vraiment envie de pardonner. Pas envie non plus de voir la tendresse qui se cachait dans cette déclaration malhabile. La blessure au cœur était beaucoup trop douloureuse pour l’oublier aussi rapidement. Pourtant, à quelque temps de là, elle avait compris que si elle se montrait disponible aux envies de son mari, Eugène la regardait avec fierté et lui accordait une déférence un peu bourrue qui, à sa manière, disait l’amour. Oui ! Eugène était fier de sa femme et voyait dans son abandon consentant aux plaisirs de la chair une façon de répondre à ses attentes. Une manière de partager. Et, pour cela, l’homme autoritaire qu’il était lui concédait volontiers un droit de parole sur les décisions touchant leur vie familiale. « Une fierté d’étalon », avait pensé Jeanne. Alors, elle avait accepté d’être violée (c’est le seul mot qui lui venait à l’esprit quand il la prenait) deux ou trois fois par semaine pour mériter ce respect. Pour acheter au moins la paix de l’esprit si elle ne pouvait avoir celle du corps. Comme une accommodation qui aurait pu être tolérable, voire même acceptable, s’il n’y avait pas eu les enfants. Malgré le dégoût qu’elle ressentait à chaque fois qu’il s’approchait d’elle. Mais, malheureusement, il y a eu les enfants... Il y a encore et toujours les enfants : Gilbert, Paul, Rosaire, Gérard, Louisa, Roger, Marcel, Béatrice, les jumeaux Marion et Michel, et Jean-Pierre. En plus de Cécile... Douze enfants en dix-huit ans, comme un rang d’oignons planté derrière elle. La grande fierté d’Eugène, tous ces enfants. La preuve irréfutable de sa virilité et de l’amour existant entre lui et sa femme. Le grand drame de Jeanne, ces onze grossesses qui l’ont grugée et ont sucé toute son énergie. À trente-six ans, Jeanne est une femme usée qui appréhende les années à venir où encore trop d’enfants viendront la bousculer, la déchirer, la faire mourir à chaque fois un peu plus. Car, aux dires du curé, il n’est pas question d’empêcher la famille. Et, à cinquante ans passés, Eugène a toujours une grande envie de sa Jeanne. De plus, il est un fervent pratiquant. Et voilà qu’aujourd’hui, la seule qui arrive encore à la faire sourire, sa Cécile, lui annonce qu’elle veut partir. Jeanne aurait envie de crier de douleur, la supplier de ne pas l’abandonner. Mais elle aime sa fille et Jérôme est un bon parti. Alors Jeanne sait qu’elle taira sa peine, tentera de toutes ses forces de convaincre son mari de la laisser se marier tout de suite. Pendant que Cécile est jeune et belle, qu’elle peut encore sourire à la vie.

    Silencieusement, coude à coude, les deux femmes font la vaisselle. La mère et la fille... Deux êtres d’un même sang qui s’aiment sans jamais se le dire, pressées qu’elles sont par les journées trop courtes et la besogne débordante. Le temps n’est pas à la confidence et Cécile sait que sa mère est une femme de silence. Les assiettes propres s’empilent. Les cris des petits qui courent dans le verger remplacent les mots qu’on n’arrive pas à dire. Lentement le soleil rejoint l’horizon, traverse la fenêtre de la cuisine dans un dernier flamboiement, flatte soyeusement le bois des armoires. Puis, alors que le rangement tire à sa fin, un vagissement venant de la chambre des parents fait sursauter Cécile et trembler ses mains. Jean-Pierre s’éveille. Au même instant, une intuition transperce le cœur de Jeanne. Prenant alors Cécile par les épaules, elle l’oblige à se retourner et à lui faire face, la fouillant du regard. L’intuition devient alors certitude.

    — C’est pour quand, ma Cécile ?

    — Pour janvier.

    À peine un murmure, un soupir qui s’est échappé de Cécile. Ce besoin de se sentir aimée, comprise, qui la fait s’appuyer sur la poitrine ronde et accueillante de sa mère. Le besoin d’être encore une toute petite fille et de confier son mal, sa peur. De s’en débarrasser pour un moment, d’oser croire que Jeanne va régler tous les problèmes d’un coup de baguette. Alors le bras se fait maternel pour elle, la presque enfant, en lui entourant les épaules. La main de Jeanne, douce, si douce, s’attarde longuement dans ses cheveux.

    * * *

    — Qu’est-ce que tu dis ? Cécile ?... Cécile en famille ? Raison de plus pour qu’elle se marie pas tusuite. Viarge, Jeanot, qu’est-ce que tu penses ? Je serai sûrement pas la risée de tout le village à cause d’une petite dévergondée que t’as pas su élever dans le sens du monde... Je l’ai toujours dit que tu la gâtais trop... Elle fait rien que ce qu’elle veut dans cette maison-là.

    Après avoir essayé, en pure perte, de faire comprendre à son mari qu’elle pouvait fort bien se passer de Cécile à la maison pendant l’année suivante et osant croire qu’Eugène plierait finalement à cet argument de poids, Jeanne a frappé un mur de pierres.

    — Un mariage obligé ? Pis quoi encore ? Qu’est-ce que le monde va dire dans six mois quand Cécile va accoucher d’un gros tocson de huit livres ben sonnées ? Hein ? Ça s’est jamais vu chez les Veilleux, des affaires de même. Pis c’est pas avec moi que ça va commencer... M’as-tu ben compris, Jeanne ?

    Nulle émotion apparente dans le raisonnement de son mari, sinon la crainte qu’on se moque

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