Voyage du général Gallieni: Cinq mois autour de Madagascar
Par Anonyme
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Voyage du général Gallieni: Cinq mois autour de Madagascar
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table des matières
Le général Gallieni a, pendant les mois de juin, juillet, août et septembre 1898, fait le tour de Madagascar, afin de résoudre sur place un certain nombre de questions d’ordre militaire, administratif ou économique. C’est le récit de cet intéressant voyage, écrit par un des officiers qui accompagnaient le général, que nous publions.
I
DE TANANARIVE À ANKAZOBÉ.
Départ de Tananarive. – Les bourjanes et le filanzane. – Les Fahavalos. – Ranavalo III. – Le 4 e territoire militaire. – Arrivée à Fihaonana. – L’École de Fihaonana. – Ankazobé et ses constructions, son école professionnelle, sa ferme-école. – Le zèle religieux de Rakotomanga.
Le 2 juin 1898, le général Gallieni quittait Tananarive pour aller inspecter les provinces du littoral, se rendre compte de l’état d’avancement des grandes voies de communication en construction, route de Tananarive à Majunga et de Tananarive à Tamatave, etc., et s’efforcer de dissiper le malentendu qui retenait encore éloignées de nous certaines populations de l’Ouest et du Sud-Ouest. On pouvait compter que le voyage du général Gallieni se prolongerait au moins trois ou quatre mois. Aussi le général, afin de pouvoir pendant ce long voyage continuer à diriger toutes les affaires de l’île et résoudre sur-le-champ les questions pendantes ou qui se présenteraient en cours de route, emmenait-il avec lui un personnel relativement nombreux : son officier d’ordonnance, le lieutenant Martin, deux officiers d’étatmajor (le capitaine Hellot, du génie, et le capitaine Nèple, de l’infanterie de marine), l’administrateur adjoint Guyon, et l’administrateur-interprète Berthier. Après cette présentation, nous pouvons, si le lecteur veut bien nous le permettre, monter en filanzane 1. Donc, le 2 juin, par un bel après-midi d’automne, nous quittons Tananarive au milieu d’une foule immense d’indigènes qui, rangés sur les côtés des rues jusqu’aux dernières maisons de la ville, acclament le général à son passage, chantant, battant des mains en cadence suivant la coutume malgache.
Un nombre considérable de colons, de fonctionnaires, d’officiers, ont tenu à accompagner le général. Mais déjà, les bourjanes accélérant l’allure, le nombreux cortège défile au grand pas gymnastique entre les haies pressées de la foule des indigènes chantant, applaudissant, criant au milieu du brouhaha des bourjanes et de la cohue des filanzanes qui s’atteignent, se dépassent, se croisent, s’entre-croisent, se poussent, se heurtent, se choquent, ou parfois s’arrêtent brusquement au détriment de l’équilibre du voyageur prudemment cramponné aux brancards, à travers les lazzis des porteurs qui, pressés, tiraillés, rejetés, bousculés, souvent même tamponnés par le filanzane qui les suit, ne perdent pas pour si peu leur bonne humeur ni leur entrain. C’est une véritable course folle de chevaux échappés. Chaque équipe veut en effet que son vazaha ² soit au premier rang et n’a pas de cesse qu’elle n’y soit arrivée, jouant des coudes ou se glissant, se faufilant, s’intercalant, chevauchant même à demi sur les filanzanes voisins ou même fréquemment descendant dans le fossé, le plus souvent, il est vrai, involontairement. Ni la chaleur, ni la poussière, ni l’encombrement, ni la bousculade, ni les « mora, mora » ¹ répétés sur tous les tons, ni les objurgations désespérées du vazaha n’y peuvent rien. À la fin, celui-ci résigné, impuissant, mais solidement fixé aux brancards, prend le parti de s’abandonner entièrement à la grâce de Dieu et à l’habileté de ses bourjanes au milieu de ce flot humain que ne retient plus nulle digue, et à la vérité c’est ce qu’il y a de mieux à faire, car s’il y a quelques horions à recevoir, le brave bourjane les prend à son compte et le vazaha en sort toujours indemne.
¹ On sait que le filanzane n’est autre chose qu’une chaise à porteurs, un siège à dossier fixé entre deux brancards dont les extrémités reposent sur les épaules de quatre indigènes. Ces porteurs ainsi que ceux des bagages sont appelés bourjanes. Pour de longs trajets on affecte à chaque filanzane deux ou même trois équipes de quatre porteurs qui se relaient à leur guise.
² Son blanc, son Européen.
Race précieuse que ce bourjane, honnête, dévoué et infatigable, qui avec son chapeau de paille, sa chemise en rabane et sa cuiller dans le dos, parcourt la grande île dans tous les sens en des randonnées fantastiques sous tous les climats, plateaux glacés des hautes régions, ou terres brûlantes du Bouéni et du Betsiriry, par tous les temps et sous toutes les intempéries, au milieu des rafales violentes qui balaient éternellement les plateaux, comme à travers les orages épouvantables qui, pendant l’hivernage, fondent sur les sommets ou grondent avec fracas dans les gorges, jetant sur le pays la foudre et le déluge. Au milieu de tout cela, l’humble bourjane, enfant perdu dans l’immensité de la grande île, transporte fidèlement, sur n’importe quel point et par n’importe quel temps, le blanc qui s’est confié à lui, vivant de quelques centimes de riz ou de racines arrosées d’eau claire et couchant le plus souvent à la belle étoile, sans autre literie que le sol durci par le soleil ou détrempé par la pluie. Aujourd’hui, c’est pour un voyage de plus de quatre mois, sur terre et sur mer, à travers des régions inconnues que ces bourjanes partent gais, pleins d’entrain, insouciants du lendemain et n’ayant pour tout effet, de rechange ou autre, que le complet que nous avons dit plus haut : chapeau de paille et chemise de rabane. N’est-ce pas là la chemise de l’homme heureux de je ne sais plus quel conte ? Cependant nous arrivons aux dernières maisons du village d’Andohatapenaka, faubourg extrême de Tananarive. Un grand nombre de colons et de fonctionnaires prennent alors congé du général, qui les remercie et leur serre la main en leur disant adieu. Puis nous nous engageons sur la longue digue qui borde la rive droite de l’Ikopa. Une heure après, nous atteignons la limite du secteur d’Ambohidratrimo, que marque un arc de triomphe et où le général se sépare des derniers officiers et fonctionnaires qui l’ont accompagné. Le temps est superbe, et tandis que le soleil lentement disparaît à l’horizon dans un lit de pourpre et d’or, la brise du soir, douce, pure, vivifiante, s’élève et vient nous caresser le visage. Les habitants des localités voisines, accourus en foule sur le passage du général forment, avec ceux d’Ambohidratrimo, une longue haie double à l’entrée du village. Hommes, femmes, enfants, tous ont revêtu leurs plus beaux habits de fête ; et tout ce monde souhaite à sa façon la bienvenue au chef de la colonie, battant des mains en cadence et répétant un refrain à la louange du général. Ce n’est pas tout : le fok’olona ¹ a dressé d’élégants arcs de triomphe ornés de feuillage et de drapeaux et auxquels pendent les fruits les plus appétissants, oranges, bananes, ananas, etc., que le bourjane altéré déjà guigne de l’œil. La tentation est trop forte ; aussi, à peine le général les a-t-il dépassés, assailli maintenant par une pluie de fleurs, que nos porteurs font des bonds invraisemblables pour les atteindre, au risque d’entraîner l’écroulement de tout l’arc sur les derniers filanzanes. Ainsi, au général les fleurs, aux bourjanes les fruits. Et toute la foule de courir se reformer de nouveau en avant dans une course folle à travers champs, au milieu des rires, des plaisanteries, des chocs et des chutes. Tout cela vit, est animé, et combien cet accueil empreint d’une gaieté si franche, d’un empressement si spontané, diffère de notre enthousiasme officiel, de nos réceptions guindées si uniformes avec nos habits noirs et également pareilles, qu’il s’agisse de la venue du chef de l’État, d’un enterrement ou d’un mariage.
¹ Doucement, doucement.
¹ La communauté, les gens du village, le corps du village.
Nous retrouverons d’ailleurs cet accueil tout le long de la route, avec accompagnement de fanfares ou d’orchestres dans les centres importants, de modestes accordéons dans les localités secondaires, mais toujours aussi empressé, aussi chaleureux, quelque petite que soit la bourgade traversée.
Franchement, ce peuple ne s’accommode pas trop mal du nouveau régime, et il semble qu’un plébiscite ne laisserait aucun doute à cet égard.
Quel changement depuis moins de deux ans dans cette partie de l’Émyrne, quel progrès surtout au point de vue politique ! Pour s’en faire une idée il faut se représenter que ce village d’Ambohidratrimo était, à la fin de 1896, le poste extrême occupé par nos troupes dans cette direction et chef-lieu de cercle militaire. Et même en août et septembre de cette année, la zone comprise entre Ambohidratrimo et Tananarive, c’est-à-dire la banlieue de la capitale, n’était qu’imparfaitement protégée, puisque dans le courant du mois d’août un faubourg de Tananarive était en partie brûlé par les Fahavalos ¹ et que, dans les premiers jours de septembre, une bande venant de l’Ouest faisait irruption dans un village à moins de 5 kilomètres de Tananarive, incendiant un temple et un hameau. On peut évaluer à 10 000 au moins le nombre des indigènes qui, pour cette seule partie du 3 e territoire actuel, se trouvaient à cette époque dans les camps de la rébellion, ayant abandonné leurs villages. L’année dernière même, dans les premiers jours d’avril 1897, une attaque générale était résolue par les insurgés. Un groupe de 80 rebelles parvenait à s’emparer d’un important village et l’occupait jusqu’à l’arrivée de quelques soldats d’infanterie de marine accourus du sanatorium voisin, où ils se trouvaient en convalescence. Une battue générale, exécutée aussitôt, exterminait presque entièrement cette bande, ainsi qu’une autre qui la suivait à un jour de marche. Aujourd’hui, ce pays, comme toute l’Émyrne, et même la plus grande partie de l’île, est aussi sûr que n’importe quel endroit de France, au point qu’une personne isolée peut y voyager aussi bien de nuit que de jour sans la moindre arme.
¹ Le mot Fahavalos signifie, comme on le sait, voleurs à main armée, brigands, ennemis ; il s’applique plus particulièrement aux rassemblements armés ayant le vol pour mobile et résistant aux agents de l’autorité. Dans ces derniers temps, on a appelé Fahavalos tous les indigènes, armés ou non qui, refusant de reconnaître notre autorité, tenaient la brousse ou la forêt.
C’est à petite distance de notre route, derrière le rideau formé par les collines voisines, que s’élève le hameau de Fenoarivo, aujourd’hui appelé Manjakazafy, où naquit Ranavalo III en 1862. On ne connaît pas au juste le mobile qui détermina le tout-puissant premier ministre Rainilaiarivony à la choisir comme reine et comme épouse en 1883, à la mort de Ranavalo II, dont elle n’était qu’une parente éloignée. D’après les témoignages recueillis, la raison de ce choix, qui ne laissa pas de surprendre, serait, soit la parfaite nullité de la princesse, soit un caprice qu’elle aurait su faire naître chez Rainilaiarivony. Les mauvaises langues d’aujourd’hui prétendent que la première explication serait la plus plausible. Toujours est-il que Ratrimo, premier mari de la princesse et frère du prince Ramahatra, mourut en temps opportun. On sait comment le général Gallieni mit fin à cette situation équivoque, incompatible avec les droits et la dignité de la France, d’une reine en pleine colonie française, excitant et faisant exciter ses sujets à la révolte contre notre autorité et au massacre de nos nationaux. Le 28 février 1897, Ranavalo III était exilée à la Réunion, où, suivie de plusieurs membres de sa famille et débarrassée d’un sceptre beaucoup trop lourd pour elle, elle a vécu très heureuse d’une pension de 25 000 francs que lui assurait la colonie de Madagascar, jusqu’au jour où on la déporta en Algérie au commencement de 1899.
Bientôt nous atteignons la limite entre le 3 e et le 4 e territoires militaires. Le commandant du 4 e territoire, son officier adjoint et le commandant du secteur sur lequel nous entrons, y attendent le général. C’est d’abord le lieutenant-colonel Lyautey, un de nos plus brillants officiers de cavalerie, breveté d’étatmajor, devenu, depuis le Tonkin colonial passionné (qui ne le deviendrait avec le général Gallieni !) et dont l’activité trouve à peine un aliment suffisant dans son vaste territoire, plus grand que 20 de nos départements de France. Son adjoint, le jeune lieutenant Grüss, de l’infanterie de marine, Herr Grüss, comme nous l’appelons familièrement, est un officier d’avenir doublé d’un charmant garçon. Quant au commandant du secteur, le capitaine Freystætter, également de l’infanterie de marine, il a pris une part brillante à l’expédition de 1895 et à la répression de l’insurrection de 1896-1897, ce qui lui a valu la rosette d’officier de la Légion d’honneur.
Nous arrivons ensuite à la fertile vallée de Moriandro, riche en rizières et appelée à un certain avenir. Cette vallée, en effet, est desservie par d’excellentes communications. Sa situation si avantageuse ne pouvait échapper au commandant du secteur, dont la ténacité a fini par avoir raison de l’apathie des indigènes. Grâce à ses efforts persévérants, non seulement toutes les anciennes rizières ont été remises en culture, mais encore par des travaux d’assèchement bien compris, plus de 100 hectares ont été conquis sur les marais et convertis en rizières. De plus, les habitants que nous interrogeons le long de la route nous affirment que la dernière récolte a dépassé comme rapport tout ce que l’on avait vu jusqu’alors.
La foule nombreuse qui fait escorte au général se déroule en longs lacets, offrant avec ses lambas blancs et ses robes aux couleurs voyantes un aspect des plus pittoresques.
Un peu avant d’arriver à Ampanotokana, nous traversons un marché créé récemment par le commandant du secteur et au sortir duquel un tombeau indigène attire notre attention. Comme tous les tombeaux de l’Émyrne, c’est une masse carrée revêtue d’assez belles pierres ; sur la face qui regarde la route, le destinataire a eu l’idée au moins originale d’inscrire à côté de son nom le prix déboursé pour cette dernière demeure : 2 500 francs. Excusez du peu ! Double satisfaction non seulement d’avoir bien fait les choses, mais encore d’avoir fait que nul n’en ignore. Vraiment ce petit trait peint bien l’un des côtés du caractère malgache.
Après avoir déjeuné à Ampanotokana, ce qui nous permet d’apprécier les produits de la laiterie-fromagerie du capitaine Freystætter, nous continuons sur Fihaonana. Le pays, encore assez peuplé jusqu’à Ampanotokana, ne tarde pas à devenir complètement désert en même temps que les arbres se font de plus en plus rares. Sans doute c’est toujours la même succession de mamelons au sol rougeâtre, mais les villages maintenant n’apparaissent que de loin en loin, et les arbres ne sont guère plus nombreux que les villages . Cà et là quelques rares bouquets couronnent une crête, mais souvent aussi c’est un arbre complètement isolé qui profile sa silhouette à l’horizon. Plus ou presque plus de cultures, seulement quelques rizières dans les fonds . Tous ces mamelons sont uniformément recouverts d’une graminée peu élevée, mais touffus, rappelant l’alfa d’Algérie et constituant l’unique fourrage des bestiaux . Bref, ce sont les paysages lunaires qui commencent, pour nous accompagner jusqu’au Bouéni .
Cependant nous arrivons à hauteur de Babay, ancien cheflieu du cercle, transféré aujourd’hui à Ankazobé, et qui n’est plus occupé. Les habitants sont descendus de leur nid d’aigle au-devant du Général et le précèdent en chantant et battant des mains. C’est avec plaisir que nous voyons en parfait état la pépinière créée sur le versant Nord de la montagne par les soldats de l’ancien poste.
Je n’ai pas besoin de dire, à ce propos, que cette si importante question du reboisement ou du boisement (car il y a deux écoles) a, dès le début, été l’objet des préoccupations et surtout d’instructions très précises du Général, instructions dont l’effet commence déjà à être appréciable . J’ajouterai que cette partie de la route a par les soins du commandant du secteur été bordée de jeunes plants de lilas de Perse, essence, qui avec l’eucalyptus croît le plus rapidement.
La route nous mène enfin à la limite du secteur de Fihaonana. Là nous trouvons une foule considérable d’habitants de ce nouveau secteur accourus au-devant du général. Un groupe assez important de partisans, le ruban tricolore au chapeau, forme la haie en présentant les armes. Le général est reçu par le commandant du secteur, le lieutenant Edighoffen, officier d’un réel mérite, agissant plus qu’il ne parle, et par le sous-gouverneur indigène M. Paul Ratsimiabe, qui porte avec une véritable distinction l’habit noir et la cravate blanche. Paul, comme, on l’appelle d’habitude, n’est d’ailleurs pas le premier venu, on va s’en convaincre. Après avoir suivi les cours de l’école militaire de Saint-Maixent et même fait un stage comme officier de réserve dans un régiment d’infanterie du Midi, il occupait à la cour de Ranavalo III une situation privilégiée, tout à fait privilégiée même. Aide de camp de la reine, il en partageait les bonnes grâces et même, dit-on, les faveurs avec son frère Philippe Razafinmandimby, également aide de camp et ancien élève de SaintMaixent.
Une petite intrigue de cour faillit peu de temps après notre entrée à Tananarive lui coûter cher. Mais fort heureusement pour lui, il en fut quitte pour méditer pendant quelques jours à huis clos sur le danger des délations vraies ou fausses. Rendu à la liberté, il fut envoyé en France avec mission de remettre au Président de la République l’étoile de Radama, une étoile qui de nos jours a bien pâli. Mais il en est de cela comme de beaucoup d’autres choses. Je suis du moins heureux de pouvoir dire que Paul est demeuré un parfait gentleman dont j’ai apprécié le tact et l’intelligence. Mais le plus piquant de son histoire est assurément de se retrouver aujourd’hui sous les ordres de son ancien camarade de Saint-Maixent, le lieutenant Edighoffen, qui y suivait les cours en même temps que lui.
La fanfare de Fihaonana, que dirige un soldat d’infanterie de marine, est également à son poste et salue le