Contes fantastiques
Par Virginie Jardin
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À propos de ce livre électronique
Michel Cavaillé n'aurait peut-être pas dû choisir de s'installer à la campagne pour se couper de la civilisation. Pierre aurait peut-être mieux fait de revendre la voiture de feue sa mère. Il eut peut-être mieux valu que Laurent ne prît pas ce raccourci pour rentrer chez lui. Béatrice, à trop espérer un destin merveilleux, a suivi un signe qu'il eût été plus sage d'ignorer. Quant à Frank et Mathilde, si seulement ils ne s'étaient pas rendus, douze ans plus tôt, dans cette maison abandonnée...
Virginie Jardin
Virginie Jardin est née quelque part sur la Lune – date indéterminée ; comme chacun sait, le temps, quand on est dans la Lune, est inexistant. Après avoir acquis la nationalité terrienne, elle a fait des études d’anglais et a enseigné quelques années, avant de se rappeler que ce qui la faisait vibrer depuis toujours, c’était d’écrire ; écrire, lire, rêver ; écrire, lire, rêver. C’est donc essentiellement à ces activités qu’elle s’adonne désormais, continuant d’effectuer régulièrement des allers-retours entre la Terre et la Lune.
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Aperçu du livre
Contes fantastiques - Virginie Jardin
JOURNAL D’UN INNOCENT
Régulièrement, l’envie me prend de hurler, et souvent je le fais. J’espère chaque fois que mon cri traversera les murs, montera jusqu’au ciel avant de retomber, telle une pluie torrentielle, sur la terre entière et dans les oreilles de chaque être humain : « Je suis quelqu’un de bien et je n’ai pas mérité ça !!! »
––––––––
Parvenue à une certaine maturité, et alors que l’avenir éblouissant qui s’offrait sans coup férir à vos vingt ans insouciants s’est transformé en un ciel orageux et si nébuleux que l’horizon s’en trouve définitivement barré, la boîte crânienne a tendance à s’emplir d’une myriade de questions et d’hypothèses, toutes d’autant plus douloureuses qu’il est trop tard. Pourtant, le cerveau, indépendamment de toute volonté, continue de postuler à l’infini. Des kyrielles de « si » peuplent vos pensées, vos journées, vos nuits, et c’est à devenir fou.
––––––––
Je m’appelle Michel Cavaillé ; j’ai 36 ans, père d’une charmante chipie de bientôt 15 ans, Manon, et d’un tout aussi adorable petit Nicolas de dix ans et demi. Lasse de mes infidélités, Isabelle a fini par me quitter. Je ne peux pas dire que cela m’ait rendu très malheureux. Je l’avoue, j’ai apprécié la liberté retrouvée. Est-ce l’absence de regrets de l’avoir tant fait souffrir qui m’a valu ce châtiment ? Existe-t-il une Entité Supérieure, omnisciente, omnipotente, qui se chargerait de juger et de réparer les torts causés à autrui ? Aujourd’hui, je suis ouvert à tout.
––––––––
Quelques mois après le divorce, je ressentis soudain un vif besoin d’air pur. J’en avais assez de la ville, de son tohu-bohu permanent, de son stress éreintant, de ses gaz d’échappement qui avaient fini par rendre ma sinusite endémique ; je n’en pouvais plus du vacarme des voisins du dessus, du dessous et des côtés (murs en papier mâché)... Vraiment, j’avais besoin de tranquillité et de pureté.
C’était la première maison que la fille de l’agence me faisait visiter. « Pas besoin de continuer ! m’étais-je exclamé. C’est ici que je veux habiter ! » Le coup de foudre ; c’était comme si la maison m’attendait.
Le weekend qui suivit mon emménagement, j’invitai quelques collègues et amis à pendre la crémaillère. J’avais officialisé la chose en leur envoyant par email le carton d’invitation que j’avais confectionné et scanné, et sur lequel je les conviais à la pendaison de la crémière. J’avais dessiné celle-ci au bout d’une corde, des yeux exorbités, une langue gonflée et violette pendant entre des lèvres exsangues et tout le monde avait trouvé cela extrêmement drôle – un pauvre trait d’humour qui, malheureusement, devait grandement me desservir par la suite... encore que, cela aurait pu être pire, j’aurais pu la croquer brune aux yeux verts.
C’était le début de l’été, il faisait chaud, et j’avais tout installé à l’extérieur, y compris la sono. Au menu, chips et autres amuse-gueules, alcool à foison et jusqu’à la déraison, imbéciles galéjades et éclats de rires tout aussi sagaces, musique et danses endiablées jusque très tard dans la nuit... soirée parfaitement réussie et d’autant plus mémorable que j’avais même réussi à mettre enfin Laura dans mon lit ; je m’en réjouissais d’autant plus qu’elle venait de terminer son stage et que c’était ma dernière chance de la séduire. Le patron de l’entreprise où je travaillais prenait souvent des stagiaires, la plupart du temps au féminin, et toutes superbes. C’était là l’unique joie de ce métier que j’exécrais par ailleurs : séduire les stagiaires.
Aujourd’hui, je me demande ce qu’il serait advenu si, au lieu de devenir expert-comptable, j’avais pu poursuivre et terminer mes études d’architecture. Un des nombreux « si » dont mon esprit fait son lit de fakir. Si l’un de mes nageurs olympiens n’avait pas fécondé trop tôt un ovule d’Isabelle, ou si elle avait accepté l’avortement... Je ne lui en veux pas ; en tant qu’homme, je ne peux pas comprendre toutes ces histoires de petit être qui pousse dans votre ventre, cette petite vie qui ne demande qu’à grandir et jaillir, ce sentiment d’être une meurtrière si vous le faisiez passer. Pour moi, ce n’était qu’un têtard sans aucune conscience, et, à tout prendre, je trouvais plus terrible de noyer un chiot ou un chaton déjà nés... Mais je ne suis qu’un homme. Et, surtout, je ne voulais pas perdre Isabelle ; j’étais fou d’elle.
Puisqu’il me faudrait désormais assumer une famille, Alain, l’oncle d’Isabelle, se chargea de me trouver du boulot. Je commençai comptable stagiaire, j’enchainai comptable, puis, comme j’ai pour habitude de toujours donner le meilleur de moi-même dans tout ce que j’entreprends (même si c’est à mon corps défendant), je devins expert-comptable, toujours dans la même entreprise.
Si j’avais pu terminer mes études, j’aurais dessiné des maisons, j’aurais exercé le métier de mes rêves, je m’y serais épanoui, je n’aurais pas connu cette frustration qui avait très vite fait de moi un mari volage ; Isabelle et moi serions encore mariés et toujours amoureux. Ce boulot d’un ennui soporifique me rendait si malheureux que je cherchais juste un peu de piquant dans la vie, un peu de saveur. Voilà que je me mets à tenter de trouver des excuses et des justifications à mon attitude. C’est moche, je sais. Et, de toute façon, là n’est pas le propos.
––––––––
Pour revenir à cette soirée de pendaison de crémaillère, il me faut être honnête : le prendre dans mes bras et le déposer délicatement sur mon lit fut tout ce que je pus faire du corps superbe mais par trop aviné de Laura. En parfait gentleman, j’avais ensuite quitté la chambre et m’étais installé sur le canapé du salon. Et, ayant moi-même abusé un tantinet de la boisson, m’étais endormi presqu’aussitôt en me laissant bercer par les ronflements de buffle de la belle.
––––––––
C’est durant cette nuit-là, ou le peu qu’il en restait, que le premier d’une longue série de cauchemars vint perturber mon sommeil. Un cauchemar si atroce qu’on ne peut imaginer. Dans mon rêve, j’ouvrais les yeux et une ombre voutée se tenait dans un coin du salon. Je crus dans les premières secondes qu’il s’agissait d’un animal, un chien sans doute. Jusqu’à ce que l’ombre murmure « du sang ; il faut du sang. Du sang frais ». La voix n’était qu’un chuintement presqu’inaudible et lugubre. Étrangement, sa faiblesse n’avait d’égale que sa force de persuasion et je savais ce que je devais faire. Comme hypnotisé, je me levai. D’un pas mécanique, je me dirigeai vers la chambre, pris Laura dans mes bras et la transportai à l’extérieur. Ses longs cheveux bruns jouaient dans la brise, me caressant langoureusement le cou et le torse, et une fragrance de noix de coco me titillait les narines. Je traversai le jardin, passai le portillon qui se trouvait grand ouvert et avançai vers les premiers arbres de la forêt. Derrière eux, je trouvai une petite maison au toit de chaume qui me fit penser à celle des sept nains. La porte s’ouvrit et j’entrai en pliant les genoux et en baissant la tête. L’obscurité régnait et pourtant mes pieds me dirigeaient sans hésitation. Après un mètre environ, sur ma droite, je trouvai une nouvelle porte. Elle s’ouvrit et j’entrepris la descente d’une longue, très longue série de marches. Il me sembla descendre une éternité et plus le temps s’écoulait, plus j’avais l’impression de me rapprocher des entrailles de la Terre. Il faisait chaud, de plus en plus chaud, et mon corps se liquéfiait doucement. Lorsqu’enfin j’atteignis la dernière marche, je me trouvai dans une grande cave, au centre de laquelle trônait une immense marmite, sous laquelle on avait allumé un feu dont les flammes vertes léchaient goulument la fonte et montaient avidement jusqu’au bord du récipient. L’intérieur était empli d’un liquide bouillonnant, bistre, et dont les émanations auraient tourné l’estomac du plus expérimenté médecin légiste. Je bloquai ma respiration, tendis les bras et laissai glisser Laura dans le liquide. Elle s’éveilla et poussa un hurlement inhumain. Avant que son corps ne fût définitivement englouti, le dernier regard de Laura, débordant d’une panique indescriptible, s’accrocha au mien. Des bulles gigantesques se mirent à exploser, et, à l’odeur de rat putréfié se mêla celle, écœurante maintenant, de noix de coco chimique et viciée. Chancelant, je quittai les lieux et retournai m’allonger sur mon canapé.
––––––––
Lorsque je me réveillai, suant comme un obèse auquel on aurait imposé un marathon et le cœur tellement emballé qu’il semblait prêt d’exploser, je me précipitai vers la chambre, où je trouvai le lit vide. Le choc me fit tomber à genoux. Je parvins finalement à me relever et quittai la maison pour me diriger vers la forêt aussi rapidement que mon mal de crâne me le permettait. Les arbres de mon rêve franchis, quelle ne fut pas ma surprise – et un sentiment d’horreur que ma bouche vocalisa en un cri – de découvrir la petite chaumière ! Elle était l’exacte réplique de celle que j’avais pénétrée la nuit même. Vacillant, j’approchai lentement. Le toit de chaume était affaissé en son milieu, les carreaux des fenêtres, fissurés par endroits, étaient couverts de plusieurs centimètres d’une poussière crasseuse, la porte semblait à peine tenir dans ses gonds. Je m’immobilisai, statufié d’effarement. Longtemps, je demeurai ainsi, incapable du moindre mouvement, terrifié à l’idée d’entrer dans la maisonnée et d’y découvrir une flopée d’escaliers, et une cave, et... Soudain, une silhouette passa derrière une vitre ; moins qu’une silhouette, il s’agissait plutôt et seulement d’une tête et d’un début de cou.
Tu ne vas pas rester planté là toute la journée, m’admonestai-je ; vas-y ! J’y allai, frappai à la porte. Un écho me répondit, comme si, derrière ce seuil, se trouvait une grotte ou un trou sans fond. On m’ouvrit et il me fallut baisser la tête pour voir à qui j’avais l’honneur. C’était une minuscule vieille qui, droite, aurait pu mesurer dans les un mètre vingt, mais qui, voûtée qu’elle était, ne devait pas dépasser les cent centimètres. Mes yeux rencontrèrent les siens et je jure que son regard noir sembla vouloir me transpercer ; une décharge électrique me secoua la tête et la douleur était autrement différente de celle provoquée par un abus d’alcool. L’onde de choc maitrisée, je décidai de me comporter comme je l’aurais fait en situation normale. Je lui souhaitai le bonjour et lui demandai si elle habitait ici. Ses pupilles noires continuèrent de me darder comme si elles cherchaient à pénétrer l’intimité de mes pensées, mais elle ne me répondit pas. L’imaginant sourde, je repris, quelques octaves plus haut : « Michel Cavaillé ! votre nouveau voisin ! Je ne savais pas qu’il y avait une maison habitée à côté de la mienne ! » Je tendis la main et la laissai retomber le long de ma cuisse après quelques longues secondes. Peut-être était-elle sourde ET muette...
Ne sachant comment poursuivre ces présentations croquignolettes, je quittai l’abysse insondable de ses prunelles et considérai le reste de sa personne. Son visage était osseux et d’une pâleur quasi translucide, un foulard noir duquel s’échappaient quelques cheveux d’une blancheur phosphorescente couvrait sa tête et son cou, une robe du même noir descendait jusqu’à ses pieds, sur lesquels elle formait de nombreux plis, les doigts de ses mains étaient comme ses pieds, invisibles, recouverts du tissu sombre ; j’avais l’étrange impression que sous ces oripeaux de deuil, se dissimulait un squelette.
J’hésitai à aller chercher du papier et un stylo pour recommencer les préliminaires, mais m’avisai qu’elle ne savait peut-être pas lire... sans doute pas. N’ayant pas peur du ridicule, je me mis à hurler : « Voisin ! » tout en posant mon index sur ma poitrine, avant de l’orienter en direction de ma maison. Puis : « Désolé pour le bruit hier soir ! J’ai fêté mon emménagement avec quelques amis ! » Ce beuglant, j’exécutai quelques pas de danse et portai mes mains à mes oreilles en mimant la grimace de celui qui souffre du vacarme.
« Plus de bruit. »
Elle savait donc parler. Mais sa voix n’était qu’un chuintement, une espèce d’étrange sifflement, comme un râle. Ravi cependant d’avoir établi la communication, je m’élançai, soucieux de démarrer de bons rapports de voisinage – j’ai, du reste, beaucoup de respect pour les personnes âgées.
- Non ! Plus de bruit ! (mes bras formaient de grandes croix et je pris une mine renfrognée). Rassurez-vous, c’était exceptionnel ! Je suis quelqu’un de tranquille ! Justement, je suis venu ici pour avoir la paix ! La paix ! (je joignis mes deux mains, les collai contre mon oreille et penchai la tête). La paix, le repos et la nature ! Voilà ce que j’aime !
Elle s’était à nouveau emmurée dans son mutisme, son visage transparent n’exprimant aucune émotion, ni la satisfaction de savoir que je serais un voisin tranquille, ni l’étonnement d’apprendre que je l’invitais à dormir chez moi (au cas où elle aurait mal interprété mes mimiques). Il me semblait discourtois de la quitter sur un possible quiproquo, aussi je rajoutai : « et si vous avez besoin de quoi que ce soit, surtout, n’hésitez pas à venir demander ! Vous vivez seule ?! (elle