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Réflexions sur la violence
Réflexions sur la violence
Réflexions sur la violence
Livre électronique433 pages7 heures

Réflexions sur la violence

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À propos de ce livre électronique

« Depuis longtemps, j'ai été frappé de voir que le déroulement normal des grèves comporte un important cortège de violences ; quelques savants sociologues cherchent à se dissimuler un phénomène que remarque toute personne qui consent à regarder ce qui se passe autour d'elle. Le syndicalisme révolutionnaire entretient l'esprit gréviste dans les masses et ne prospère que là où se sont produites des grèves notables, menées avec violence. Le socialisme tend à apparaître, de plus en plus, comme une théorie du syndicalisme révolutionnaire, - ou, encore, comme une philosophie de l'histoire moderne en tant que celle-ci est sous l'influence de ce syndicalisme. Il résulte de ces données incontestables que, pour raisonner sérieusement sur le socialisme, il faut avant tout se préoccuper de chercher quel est le rôle qui appartient à la violence dans les rapports sociaux actuels.

Je ne crois pas que cette question ait été encore abordée avec le soin qu'elle comporte ; j'espère que ces réflexions conduiront quelques penseurs à examiner de près les problèmes relatifs à la violence prolétarienne » G.S
LangueFrançais
ÉditeurFV Éditions
Date de sortie19 sept. 2016
ISBN9791029902871
Réflexions sur la violence
Auteur

Georges Sorel

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    Aperçu du livre

    Réflexions sur la violence - Georges Sorel

    page

    copyright

    Copyright © 2016 par FV Éditions

    Image utilisée pour la couverture : Pixabay.com

    ISBN 979-10-299-0287-1

    Tous droits réservés

    Réflexions

    sur la Violence

    Georges Sorel

    1908

    Introduction

    Lettre à Daniel Halévy

    Mon cher Halévy,

    J'aurais sans doute laissé ces études enfouies dans la collection d'une revue si quelques amis, dont j'apprécie fort le jugement, n'avaient pensé que je ferais bien de placer sous les yeux du grand publie des réflexions qui sont de nature à mieux faire connaître un des phénomènes sociaux les plus singuliers que l'histoire mentionne. Mais il m'a semblé que je devais à ce publie quelques explications, car je ne puis m'attendre à trouver souvent des juges qui soient aussi indulgents que vous l'avez été.

    Lorsque j'ai publié dans le Mouvement socialiste les articles qui vont être maintenant réunis en un volume, je n'avais pas l'intention de composer un livre. J'avais écrit mes réflexions au fur et à mesure qu'elles s'étaient présentées à mon esprit; je savais que les abonnés de cette revue ne seraient pas embarrassés pour me suivre, parce qu'ils sont familiarisés avec les théories qu'y développent mes amis depuis plusieurs années. Je crois bien que les lecteurs de ce livre seraient au contraire fort désorientés si je ne leur adressais une sorte de plaidoyer, pour les mettre à même de considérer les choses du point de vue qui m'est habituel. Au cours de nos conversations vous m'avez fait des remarques qui s'inséraient si bien dans le système de mes pensées qu'elles m'ont amené à approfondir quelques questions intéressantes. Je suis persuadé que les considérations que je vous soumets ici, et que vous avez provoquées, seront fort utiles à ceux qui voudront lire avec profit ce volume.

    Il y a peut-être peu d'études dans lesquelles apparaissent d'une manière plus évidente les défauts de ma manière d'écrire ; maintes fois on m'a reproché de ne pas respecter les règles de l'art, auxquelles se soumettent tous nos contemporains, et de gêner ainsi mes lecteurs par le désordre de mes expositions. J'ai bien cherché à rendre le texte plus clair par de nombreuses corrections de détail, mais je n'ai pu faire disparaître le désordre. Je ne veux pas me défendre en invoquant l'exemple de grands écrivains qui ont été blâmés pour ne pas avoir su composer ; Arthur Chuquet, parlant de J.-J. Rousseau, dit : « Il manque à ses écrits l'ensemble, l'ordonnance, cette liaison des parties qui constitue le tout ¹. » Les défauts des hommes illustres ne sauraient justifier les fautes des hommes obscurs, et j'estime qu'il vaut mieux expliquer franchement d'où provient le vice incorrigible de mes écrits.

    Les règles de l'art ne se sont imposées d'une manière vraiment impérative qu'assez récemment; les auteurs contemporains paraissent les avoir acceptées sans trop de peine parce qu'ils désirent plaire à un public pressé, souvent fort distrait et parfois désireux avant tout de s'éviter toute recherche personnelle. Ces règles ont d'abord été appliquées par les fabricants de livres scolaires. Depuis qu'on a voulu faire absorber aux élèves une somme énorme de connaissances, il a fallu mettre entre leurs mains des manuels appropriés à cette instruction extra-rapide ; tout a dû être exposé sous une forme si claire, si bien enchaînée et si propre à écarter le doute, que le débutant en arrive à croire que la science est chose beaucoup plus simple que ne pensaient nos pères. L'esprit se trouve meublé très richement en peu de temps, mais il n'est point pourvu d'un outillage propre à faciliter le travail personnel. Ces procédés ont été imités par les vulgarisateurs et les publicistes politiques  ². Les voyant si largement appliquées, les gens qui réfléchissent peu ont fini par supposer que ces règles de l'art étaient fondées sur la nature même des choses.

    Je ne suis ni professeur, ni vulgarisateur, ni aspirant chef de parti ; je suis un autodidacte qui présente à quelques personnes les cahiers qui ont servi pour sa propre instruction. C'est pourquoi les règles de l'art ne m'ont jamais beaucoup intéressé.

    Pendant vingt ans j'ai travaillé à me délivrer de ce que j'avais retenu de mon éducation; j'ai promené ma curiosité à travers les livres, moins pour apprendre que pour nettoyer ma mémoire des idées qu'on lui avait imposées. Depuis une quinzaine d'années je travaille vraiment à apprendre ; mais je n'ai point trouvé de gens pour m'enseigner ce que je voulais savoir; il m'a fallu être mon propre maître et, en quelque sorte, faire la classe pour moi-même. Je me dicte des cahiers dans lesquels je formule mes pensées comme elles surgissent ; je reviens trois ou quatre fois sur la même question, avec des rédactions qui s'allongent et parfois même se transforment de fond en comble ; je m'arrête quand j'ai épuisé la réserve des remarques suscitées par de récentes lectures. Ce travail me donne énormément de peine; c'est pourquoi j'aime assez à prendre pour sujet la discussion d'un livre écrit par un bon auteur; je m'oriente alors plus facilement que dans le cas où je suis abandonné à mes seules forces.

    Vous vous rappelez ce que Bergson a écrit sur l'impersonnel, le socialisé, le tout fait, qui contient un enseignement adressé à des élèves ayant besoin d'acquérir des connaissances pour la vie pratique. L'élève a d'autant plus de confiance dans les formules qu'on lui transmet, et il les retient par suite d'autant plus facilement qu'il les suppose acceptées par la grande majorité ; on écarte ainsi de son esprit toute préoccupation métaphysique et on l'habitue à ne point désirer une conception personnelle des choses ; souvent il en vient à regarder comme une supériorité l'absence de tout esprit inventif.

    Ma manière de travailler est tout opposée à celle-là ; car je soumets à mes lecteurs l'effort d'une pensée qui cherche à échapper à la contrainte de ce qui a été antérieurement construit pour tout le monde, et qui veut trouver du personnel. Il ne me semble vraiment intéressant de noter sur mes cahiers que ce que je n'ai pas rencontré ailleurs; je saute volontiers pardessus les transitions parce qu'elles rentrent presque toujours dans la catégorie des lieux communs.

    La communication de la pensée est toujours fort difficile pour celui qui a de fortes préoccupations métaphysiques : il croit que le discours gâterait les parties les plus profondes de sa pensée, celles qui sont très près du moteur, celles qui lui paraissent d'autant plus naturelles qu'il ne cherche jamais à les exprimer. Le lecteur a beaucoup de peine à saisir la pensée de l'inventeur, parce qu'il ne peut y parvenir qu'en retrouvant la voie parcourue par celui ci. La communication verbale est beaucoup plus facile que la communication écrite, parce que la parole agit sur les sentiments d'une manière mystérieuse et établit facilement une union sympathique entre les personnes ; c'est ainsi qu'un orateur peut convaincre par des arguments qui semblent d'une intelligence difficile à celui qui lit plus tard son discours. Vous savez combien il est utile d'avoir entendu Bergson pour bien connaître les tendances de sa doctrine et bien comprendre ses livres; quand on a l'habitude de suivre ses cours, on se familiarise avec l'ordre de ses pensées et on se retrouve plus facilement au milieu des nouveautés de sa philosophie.

    Les défauts de ma manière me condamnent à ne jamais avoir accès auprès du grand public ; mais j'estime qu'il faut savoir nous contenter de la place que la nature et les circonstances ont attribuée à chacun de nous, sans vouloir forcer notre talent. Il y a une division nécessaire de fonctions dans le monde : il est bon que quelques-uns se plaisent à travailler pour soumettre leurs réflexions à quelques méditatifs, tandis que d'autres aiment à s'adresser à la grosse masse des gens pressés. Somme toute, je ne trouve pas que mon lot soit le plus mauvais : car je ne suis pas exposé à devenir mon propre disciple, comme cela est arrivé aux plus grands philosophes lorsqu'ils se sont condamnés à donner une forme parfaitement régulière aux intuitions qu'ils avaient apportées au monde. Vous n'avez pas oublié, certainement, avec quel souriant dédain Bergson a parlé de cette déchéance du génie. Je suis si peu capable de devenir mon propre disciple que je suis hors d'état de reprendre un ancien travail pour lui donner une meilleure exposition, tout en le complétant; il m'est assez facile d'y apporter des corrections et de l'annoter; mais j'ai vainement essayé, plusieurs fois, de penser à nouveau le passé.

    Je suis, à plus forte raison, condamné à ne jamais être un homme d'école ³ ; mais est-ce vraiment un grand malheur ? Les disciples ont, presque toujours, exercé une influence néfaste sur la pensée de celui qu'ils appelaient leur maître, et qui se croyait souvent obligé de les suivre. Il ne paraît pas douteux que ce fut pour Marx un vrai désastre d'avoir été transformé en chef de secte par de jeunes enthousiastes ; il eût produit beaucoup plus de choses utiles s'il n'eût été l'esclave des marxistes.

    On s'est moqué souvent de la méthode de Hegel s'imaginant que l'humanité, depuis ses origines, avait travaillé à enfanter la philosophie hégélienne et que l'esprit avait enfin achevé son mouvement. Pareilles illusions se retrouvent, plus ou moins, chez tous les hommes d'école : les disciples somment leurs maîtres d'avoir à clore l'ère des doutes, en apportant des solutions définitives. Je n'ai aucune aptitude pour un pareil office de définisseur : chaque fois que j'ai abordé une question, j'ai trouvé que mes recherches aboutissaient à poser de nouveaux problèmes, d'autant plus inquiétants que j'avais poussé plus loin mes investigations. Mais peut-être, après tout, la philosophie n'est-elle qu'une reconnaissance des abîmes entre lesquels circule le sentier que suit le vulgaire avec la sérénité des somnambules.

    Mon ambition est de pouvoir éveiller parfois des vocations. Il y a probablement dans l'âme de tout homme un foyer métaphysique qui demeure caché sous la cendre et qui est d'autant plus menacé de s'éteindre que l'esprit a reçu aveuglément une plus grande mesure de doctrines toutes faites; l'évocateur est celui qui secoue ces cendres et qui fait jaillir la flamme. Je ne crois pas me vanter sans raison en disant que j'ai quelquefois réussi à provoquer l'esprit d'invention chez des lecteurs ; or, c'est l'esprit d'invention qu'il faudrait surtout susciter dans le monde. Obtenir ce résultat vaut mieux que recueillir l'approbation banale de gens qui répètent des formules ou qui asservissent leur pensée dans des disputes d'école.

    I

    Mes Réflexions sur la violence ont agacé beaucoup de personnes à cause de la conception pessimiste sur laquelle repose toute cette étude ; mais je sais aussi que vous n'avez point partagé cette impression ; vous avez brillamment prouvé, dans votre Histoire de quatre ans, que vous méprisez les espoirs décevants dans lesquels se complaisent les âmes faibles. Nous pouvons donc nous entretenir librement du pessimisme et je suis heureux de trouver en vous un correspondant qui ne soit pas rebelle à cette doctrine sans laquelle rien de très haut ne s'est fait dans le monde. J'ai eu, il y a longtemps déjà, le sentiment que si la philosophie grecque n'a pas produit de grands résultats moraux, c'est qu'elle était généralement fort optimiste. Socrate l'était même parfois à un degré insupportable.

    L'aversion de nos contemporains pour toute idée pessimiste provient, sans doute, en bonne partie de notre éducation. Les jésuites qui ont créé presque tout ce que l'Université enseigne encore aujourd'hui étaient optimistes parce qu'ils avaient à combattre le pessimisme qui dominait les théories protestantes, et parce qu'ils vulgarisaient les idées de la Renaissance; celle-ci interprétait l'antiquité au moyen des philosophes; et elle s'est trouvée ainsi amenée à si mal comprendre les chefs-d'œuvre de l'art tragique que nos contemporains ont eu beaucoup de peine pour en retrouver la signification pessimiste ⁴.

    Au commencement du XIXe siècle il y eut un concert de gémissements qui a fort contribué à rendre le pessimisme odieux. Des poètes, qui vraiment n'étaient pas toujours fort à plaindre, se prétendirent victimes de la méchanceté humaine, de la fatalité ou encore de la stupidité d'un monde qui ne parvenait pas à les distraire; ils se donnaient volontiers des allures de Prométhées appelés à détrôner des dieux jaloux; aussi orgueilleux que le farouche Nemrod de Victor Hugo, dont les flèches lancées contre le ciel retombaient ensanglantées, ils s'imaginaient que leurs vers blessaient à mort les puissances établies qui osaient ne pas s'humilier devant eux; jamais les prophètes juifs n'avaient rêvé tant de destructions pour venger leur Iahvé que ces gens de lettres n'en rêvèrent pour satisfaire leur amour-propre. Quand cette mode des imprécations fut passée, les hommes sensés en vinrent à se demander si tout cet étalage de prétendu pessimisme n'avait pas été le résultat d'un certain déséquilibre mental.

    Les immenses succès obtenus par la civilisation matérielle ont fait croire que le bonheur se produirait tout seul, pour tout le monde, dans un avenir tout prochain. « Le siècle présent, écrivait Hartmann il y a près de quarante ans, ne fait qu'entrer dans la troisième période de l'illusion. Dans l'enthousiasme et l'enchantement de ses espérances, il se précipite à la réalisation des promesses d'un nouvel âge d'or. La Providence ne permet pas que les prévisions du penseur isolé troublent la marche de l'histoire par une action prématurée sur un trop grand nombre d'esprits. » Aussi estimait-il que ses lecteurs auraient quelque peine à accepter sa critique de l'illusion du bonheur futur. Les maîtres du monde contemporain sont poussés, par les forces économiques, dans la voie de l'optimisme ⁵.

    Nous sommes ainsi tellement mal préparés à comprendre le pessimisme, que nous employons, le plus souvent, le mot tout de travers: nous nommons, bien à tort, pessimistes des optimistes désabusés. Lorsque nous rencontrons un homme qui, ayant été malheureux dans ses entreprises, déçu dans ses ambitions les plus justifiées, humilié dans ses amours, exprime ses douleurs sous la forme d'une révolte violente contre la mauvaise foi de ses associés, la sottise sociale ou l'aveuglement de la destinée, nous sommes disposés à le regarder comme un pessimiste, - tandis qu'il faut, presque toujours, voir en lui un optimiste écœuré, qui n'a pas eu le courage de changer l'orientation de sa pensée et qui ne peut s'expliquer pourquoi tant de malheurs lui arrivent, contrairement à l'ordre général qui règle la genèse du bonheur.

    L'optimiste est, en politique, un homme inconstant ou même dangereux, parce qu'il ne se rend pas compte des grandes difficultés que présentent ses projets ; ceux-ci lui semblent posséder une force propre conduisant à leur réalisation d'autant plus facilement qu'ils sont destinés, dans son esprit, à produire plus d'heureux.

    Il lui paraît assez souvent que de petites réformes, apportées dans la constitution politique et surtout dans le personnel gouvernemental, suffiraient pour orienter le mouvement social de manière à atténuer ce que le monde contemporain offre d'affreux au gré des âmes sensibles. Dès que ses amis sont au pouvoir, il déclare qu'il faut laisser aller les choses, ne pas trop se hâter et savoir se contenter de ce que leur suggère leur bonne volonté ; ce n'est pas toujours uniquement l'intérêt qui lui dicte ses paroles de satisfaction, comme on l'a cru bien des fois : l'intérêt est fortement aidé par l'amour-propre et par les illusions d'une plate philosophie. L'optimiste passe, avec une remarquable facilité, de la colère révolutionnaire au pacifisme social le plus ridicule.

    S'il est d'un tempérament exalté et si, par malheur, il se trouve armé d'un grand pouvoir, lui permettant de réaliser un idéal qu'il s'est forgé, l'optimiste peut conduire son pays aux pires catastrophes. Il ne tarde pas à reconnaître, en effet, que les transformations sociales ne se réalisent point avec la facilité qu'il avait escomptée ; il s'en prend de ses déboires à ses contemporains, au lieu d'expliquer la marche des choses par les nécessités historiques ; il est tenté de faire disparaître les gens dont la mauvaise volonté lui semble dangereuse pour le bonheur de tous. Pendant la Terreur, les hommes qui versèrent le plus de sang furent ceux qui avaient le plus vif désir de faire jouir leurs semblables de l'âge d'or qu'ils avaient rêvé, et qui avaient le plus de sympathies pour les misères humaines : optimistes, idéalistes et sensibles, ils se montraient d'autant plus inexorables qu'ils avaient une plus grande soif du bonheur universel.

    Le pessimisme est tout autre chose que les caricatures qu'on en présente le plus souvent : c'est une métaphysique des mœurs bien plutôt qu'une théorie du monde ; c'est une conception d'une marche vers la délivrance étroitement liée : d'une part, à la connaissance expérimentale que nous avons acquise des obstacles qui s'opposent à la satisfaction de nos imaginations (ou, si l'on veut, liée au sentiment d'un déterminisme social), - d'autre part, à la conviction profonde de notre faiblesse naturelle. Il ne faut jamais séparer ces trois aspects du pessimisme, bien que dans l'usage on ne tienne guère compte de leur étroite liaison.

    1° Le nom de pessimisme provient de ce que les historiens de la littérature ont été très frappés des plaintes que les grands poètes antiques ont fait entendre au sujet des misères qui menacent constamment l'homme. Il y a peu de personnes devant lesquelles une bonne chance ne se soit pas présentée au moins une fois; mais nous sommes entourés de forces malfaisantes qui sont toujours prêtes à sortir d'une embuscade, pour se précipiter sur nous et nous terrasser; de là naissent des souffrances très réelles qui provoquent la sympathie de presque tous les hommes, même de ceux qui ont été favorablement traités par la fortune; aussi la littérature triste a-t-elle eu des succès à travers presque toute l'histoire ⁶. Mais on n'aurait qu'une idée très imparfaite du pessimisme en le considérant dans ce genre de productions littéraires ; en général, pour apprécier une doctrine, il ne suffit pas de l'étudier d'une manière abstraite, ni même chez des personnages isolés, il faut chercher comment elle s'est manifestée dans des groupes historiques ; c'est ainsi qu'on est amené à ajouter les deux éléments dont il a été question plus haut.

    2° Le pessimiste regarde les conditions sociales comme formant un système enchaîné par une loi d'airain, dont il faut subir la nécessité, telle qu'elle est donnée en bloc, et qui ne saurait disparaître que par une catastrophe l'entraînant tout entier. Il serait donc absurde, quand on admet cette théorie, de faire supporter à quelques hommes néfastes la responsabilité des maux dont souffre la société ; le pessimiste n'a point les folies sanguinaires de l'optimiste affolé par les résistances imprévues que rencontrent ses projets ; il ne songe point à faire le bonheur des générations futures en égorgeant les égoïstes actuels.

    3° Ce qu'il y a de plus profond dans le pessimisme, c'est la manière de concevoir la marche vers la délivrance. L'homme n'irait pas loin dans l'examen, soit des lois de sa misère, soit de la fatalité, qui choquent tellement la naïveté de notre orgueil, s'il n'avait l'espérance de venir à bout de ces tyrannies par un effort qu'il tentera avec tout un groupe de compagnons. Les chrétiens n'eussent pas tant raisonné sur le péché originel s'ils n'avaient senti la nécessité de justifier la délivrance (qui devait résulter de la mort de Jésus), en supposant que ce sacrifice avait été rendu nécessaire par un crime effroyable imputable à l'humanité. Si les Occidentaux furent beaucoup plus occupés du péché originel que les Orientaux, cela ne tient pas seulement, comme le pensait Taine, à l'influence du droit romain ⁷, mais aussi à ce que les Latins, ayant de la majesté impériale un sentiment plus élevé que les Grecs, regardaient le sacrifice du Fils de Dieu comme ayant réalisé une délivrance extraordinairement merveilleuse ; de là découlait la nécessité d'approfondir les mystères de la misère humaine et de la destinée.

    Il me semble que l'optimisme des philosophes grecs dépend en grande partie de raisons économiques ; il a dû naître dans des populations urbaines, commerçantes et riches, qui pouvaient regarder le monde comme un immense magasin rempli de choses excellentes, sur lesquelles leur convoitise avait la faculté de se satisfaire ⁸. J'imagine que le pessimisme grec provient de tribus pauvres, guerrières et montagnardes, qui avaient un énorme orgueil aristocratique, mais dont la situation était par contre fort médiocre; leurs poètes les enchantaient en leur vantant les ancêtres et leur faisaient espérer des expéditions triomphales conduites par des héros surhumains; ils leur expliquaient la misère actuelle, en racontant les catastrophes dans lesquelles avaient succombé d'anciens chefs presque divins, par suite de la fatalité ou de la jalousie des dieux; le courage des guerriers pouvait demeurer momentanément impuissant, mais il ne devait pas toujours l'être; il fallait demeurer fidèle aux vieilles mœurs pour se tenir prêt à de grandes expéditions victorieuses, qui pouvaient être très prochaines.

    Très souvent on a fait de l'ascétisme oriental la manifestation la plus remarquable du pessimisme ; certes Hartmann a raison quand il le regarde comme ayant seulement la valeur d'une anticipation, dont l'utilité aurait été de rappeler aux hommes ce qu'ont d'illusoire les biens vulgaires ; il a tort cependant lorsqu'il dit que l'ascétisme enseigna aux hommes « le terme auquel devaient aboutir leurs efforts », qui est l'annulation du vouloir ⁹ ; car la délivrance a été tout autre chose que cela au cours de l'histoire.

    Avec le christianisme primitif nous trouvons un pessimisme pleinement développé et complètement armé : l'homme a été condamné dès sa naissance à l'esclavage; - Satan est le prince du monde ; - le chrétien, déjà régénéré par le baptême, peut se rendre capable d'obtenir la résurrection de la chair par l'Eucharistie ¹⁰ ; il attend le retour glorieux du Christ qui brisera la fatalité satanique et appellera ses compagnons de lutte dans la Jérusalem céleste. Toute cette vie chrétienne fut dominée par la nécessité de faire partie de l'armée sainte, constamment exposée aux embûches tendues par les suppôts de Satan ; cette conception suscita beaucoup d'actes héroïques, engendra une courageuse propagande et produisit un sérieux progrès moral. La délivrance n'eut pas lieu ; mais nous savons par d'innombrables témoignages de ce temps ce que peut produire de grand la marche à la délivrance.

    Le calvinisme du XVIe siècle nous offre un spectacle qui est peut-être encore plus instructif ; mais il faut bien faire attention à ne pas le confondre, comme font beaucoup d'auteurs, avec le protestantisme contemporain ; ces deux doctrines sont placées aux antipodes l'une de l'autre ; je ne puis comprendre que Hartmann dise que le protestantisme « est la station de relâche dans la traversée du christianisme authentique » et qu'il ait fait  alliance avec la renaissance du paganisme antique » ¹¹ ; ces appréciations s'appliquent seulement au protestantisme récent qui a abandonné ses principes propres pour adopter ceux de la Renaissance. Jamais le pessimisme, qui n'entrait nullement dans le courant des idées de la Renaissance ¹² , n'avait été affirmé avec autant de force qu'il le fut par les Réformés. Les dogmes du péché et de la prédestination furent poussés jusqu'à leurs conséquences les plus extrêmes ; ils correspondent aux deux premiers aspects du pessimisme : à la misère de l'espèce humaine et au déterminisme social. Quant à la délivrance, elle fut conçue sous une forme bien différente de celle que lui avait donnée le christianisme primitif : les protestants s'organisèrent militairement partout où cela leur était possible; ils faisaient des expéditions en pays catholiques, expulsant les prêtres, introduisant le culte réformé et promulguant des lois de proscription contre les papistes. On n'empruntait plus aux apocalypses l'idée d'une grande catastrophe finale dans laquelle les compagnons du Christ ne seraient que des spectateurs, après s'être longtemps défendus contre les attaques sataniques; les protestants, nourris de la lecture de l'Ancien Testament, voulaient imiter les exploits des anciens conquérants de la Terre Sainte; ils prenaient donc l'offensive et voulaient établir le royaume de Dieu par la force. Dans chaque localité conquise, les calvinistes réalisaient une véritable révolution catastrophique, changeant tout de fond en comble.

    Le calvinisme a été finalement vaincu par la Renaissance ; il était plein de préoccupations théologiques empruntées aux traditions médiévales et il arriva un jour où il eut peur de passer pour être demeuré trop arriéré ; il voulut être au niveau de la culture moderne, et il a fini par devenir simplement un christianisme relâché ¹³. Aujourd'hui fort peu de personnes se doutent de ce que les Réformateurs du XVIe siècle entendaient par libre examen ; les protestants appliquent à la Bible les procédés que les philologues appliquent à n'importe quel texte profane ; l'exégèse de Calvin a fait place à la critique des humanistes.

    L'annaliste qui se contente d'enregistrer des faits, est tenté de regarder la délivrance comme un rêve ou comme une erreur; mais le véritable historien considère les choses à un autre point de vue; lorsqu'il veut savoir quelle a été l'influence de l'esprit calviniste sur la morale, le droit ou la littérature, il est toujours ramené à examiner comment la pensée des anciens protestants était sous l'influence de la marche vers la délivrance. L'expérience de cette grande époque montre fort bien que l'homme de cœur trouve, dans le sentiment de lutte qui accompagne cette volonté de délivrance, une satisfaction suffisante pour entretenir son ardeur. Je crois donc qu'on pourrait tirer de cette histoire de belles illustrations en faveur de cette idée que vous exprimiez un jour : que la légende du Juif-Errant est le symbole des plus hautes aspirations de l'humanité, condamnée à toujours marcher sans connaître le repos.

    II

    Mes thèses ont choqué encore les personnes qui sont, de quelque manière, sous l'influence des idées que notre éducation nous a transmises au sujet du droit naturel ; et il y a peu de lettrés qui aient pu s'affranchir de ces idées. Si la philosophie du droit naturel s'accorde parfaitement avec la force (en entendant ce mot au sens spécial que je lui ai donné au chapitre V, § IV), elle ne peut se concilier avec mes conceptions sur le rôle historique de la violence. Les doctrines scolaires sur le droit naturel s'épuiseraient sur une simple tautologie : le juste est bon et l'injuste est mauvais, si l'on n'avait pas toujours admis implicitement que le juste s'adapte à des actions qui se produisent automatiquement dans le monde : c'est ainsi que les économistes ont longtemps soutenu que les relations créées sous le régime de la concurrence dans le régime capitaliste sont parfaitement justes, comme résultant du cours naturel des choses ; les utopistes ont toujours prétendu que le monde présent n'ait pas assez naturel ; ils ont voulu en conséquence donner un tableau d'une société mieux réglée automatiquement et partant plus juste.

    Je ne saurais résister au plaisir de me reporter à quelques Pensées de Pascal, qui embarrassèrent terriblement ses contemporains et qui n'ont été bien comprises que de nos jours. Pascal eut beaucoup de peine à s'affranchir des idées qu'il avait trouvées chez les philosophes sur le droit naturel ; il les abandonna parce qu'il ne les estima pas suffisamment pénétrées de christianisme : « J'ai passé longtemps de ma vie, dit-il, en croyant qu'il y avait une justice ; et en cela je ne me trompais pas ; car il y en a selon que Dieu nous l'a voulu révéler. Mais je ne le prenais pas ainsi, et c'est en quoi je me trompais ; car je croyais que notre justice était essentiellement juste et que j'avais de quoi la connaître et en juger » (fragment 375 de l'édition Brunschvicg); - « Il y a sans doute des lois naturelles; mais cette belle raison corrompue ¹⁴ a tout corrompu » (fragment 294) ; - « Veri juris. Nous n'en avons plus » (fragment 297).

    L'observation va d'ailleurs montrer à Pascal l'absurdité de la théorie du droit naturel ; si cette théorie était exacte, on trouverait quelques lois universellement admises ; mais des actions que nous regardons comme des crimes ont été regardées autrefois comme vertueuses : « Trois degrés d'élévation du pôle renversent toute la jurisprudence, un méridien décide de la vérité; en peu d'années de possession, les lois fondamentales changent ; le droit a ses époques, l'entrée de Saturne au Lion nous marque l'origine d'un tel crime. Plaisante justice qu'une rivière borne ! Vérité au deçà des Pyrénées, erreur au de là... Il faut, dit-on, recourir aux lois fondamentales et primitives de l'État qu'une coutume injuste a abolies. C'est un jeu sûr pour tout perdre ; rien ne sera juste à cette balance » (fragment 294; cf. fragment 375).

    Dans cette impossibilité où nous sommes de pouvoir raisonner sur le juste, nous devons nous en rapporter à la coutume et Pascal revient souvent sur cette règle (fragments 294, 297, 299, 309, 312). Il va plus loin encore et il montre comment le juste est pratiquement dépendant de la force : « La justice est sujette à dispute, la force est très reconnaissable et sans dispute. Ainsi on n'a pu donner la force à la justice, parce que la force a contredit la justice et a dit que c'était elle qui était juste. Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait ce qui est fort fût juste » (fragment 298; cf. fragments 302, 303, 306, 307, 311).

    Cette critique du droit naturel n'a point la parfaite clarté que nous pourrions lui donner aujourd'hui, parce que nous savons que c'est dans l'économie qu'il faut aller chercher le type de la force arrivée à un régime pleinement automatique et pouvant ainsi s'identifier naturellement avec le droit, - tandis que Pascal confond dans un même genre toutes les manifestations de la force ¹⁵.

    Les changements que le droit subit au cours des temps avaient vivement frappé Pascal et ils continuent d'embarrasser fort les philosophes : un système social bien coordonné est détruit par une révolution et fait place à un autre système que l'on trouve également parfaitement raisonnable; et ce qui était juste autrefois est devenu injuste. On n'a pas ménagé les sophismes pour prouver que la force avait été mise au service de la justice durant les révolutions ; maintes fois on a démontré que ces arguments sont absurdes ; mais le publie ne peut se résoudre à les abandonner, tant il est habitué à croire au droit naturel !

    Il n'y a pas jusqu'à la guerre qu'on n'ait voulu faire descendre sur le plan du droit naturel : on l'a assimilée à un procès dans lequel un peuple revendiquerait un droit méconnu par un voisin malfaisant. Nos pères admettaient volontiers que Dieu tranchait le différend, au cours des batailles, en faveur de celui qui avait raison ; le vaincu devait être traité comme le serait un mauvais plaideur : il devait payer les frais de la guerre et donner des garanties au vainqueur pour que celui-ci pût jouir en paix de ses droits restaurés. Aujourd'hui il ne manque pas de gens pour proposer de soumettre les conflits internationaux à des tribunaux d'arbitrage ; ce serait une laïcisation de l'ancienne mythologie ¹⁶.

    Les partisans du droit naturel ne sont pas des adversaires irréductibles des luttes civiles, ni surtout des manifestations tumultueuses ; on l'a vu suffisamment au cours de l'affaire Dreyfus. Quand la force publique est entre les mains de leurs adversaires, ils admettent assez volontiers qu'elle est employée à violer la justice, et alors ils prouvent qu'on peut sortir de la légalité pour rentrer dans le droit (selon une formule des bonapartistes); ils cherchent à intimider, tout au moins, le gouvernement lorsqu'ils ne peuvent songer à le renverser. Mais quand ils combattent ainsi les détenteurs de la force

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