Le Brave Soldat Chveik
Par Jaroslav Hašek
5/5
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À propos de ce livre électronique
L'oeuvre relate sur le mode de l'absurde et du grotesque les pérégrinations de Josef Chvéik, brave Tcheque de Prague vivant a l'époque de la Grande Guerre, sous la domination austro-hongroise. Chvéik s'affirme a lui tout seul, comme le symbole de l'absurdité de la Premiere Guerre mondiale, et peut-etre de toutes les guerres en général. Autrefois réformé pour idiotie et faiblesse d'esprit, Chvéik est le type meme de l'ingénu voltairien : honnete, naif et incompétent, il révele parfois une ruse dont on ne l'aurait pas soupçonné. S'il réussit a ridiculiser le fait militaire, c'est moins en le critiquant qu'en le vénérant d'une façon totalement imbécile. A l'optimisme forcené de Chvéik s'oppose la résignation désabusée des personnages qu'il rencontre, lesquels ne croient pas une seconde a l'utilité de la guerre ou a la possibilité qu'aurait l'Autriche-Hongrie et les autres empires centraux de la gagner. Cela donne lieu a de nombreuses scenes burlesques, comme par exemple lorsque Chvéik se fait arreter et emprisonner parce qu'il a publiquement manifesté son enthousiasme devant une affiche de mobilisation générale, son élan patriotique sincere ayant été pris pour de l'insolence.(extrait de Wikipedia)
Jaroslav Hašek
Jaroslav Hašek (1883-1923) war ein tschechischer Schriftsteller und Satiriker. Mit seinem Schwejk schuf er einen der bekanntesten Figuren der Literaturgeschichte. Hasek war ein scharfzüngiger Redakteur, Satiriker und Herausgeber. Er arbeitete für verschiedene Prager Zeitungen. Leider verstarb er mit knapp 40 Jahren viel zu früh an den Folgen seines Alkoholkonsums.
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Avis sur Le Brave Soldat Chveik
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Aperçu du livre
Le Brave Soldat Chveik - Jaroslav Hašek
978-963-525-333-3
Chapitre 1
COMMENT LE BRAVE SOLDAT CHVÉÏK INTERVINT DANS LA GRANDE GUERRE.
C’est du propre ! M’sieur le patron, prononça la logeuse de M. Chvéïk qui, après avoir été déclaré « complètement idiot » par la commission médicale, avait renoncé au service militaire et vivait maintenant en vendant des chiens bâtards, monstres immondes, pour lesquels il fabriquait des pedigrees de circonstance.
Dans ses loisirs, il soignait aussi ses rhumatismes, et, au moment où la logeuse l’interpella, il était justement en train de se frictionner les genoux au baume d’opodeldoch.
– Quoi donc ? fit-il.
– Eh ! bien, notre Ferdinand… il n’y en a plus !
– De quel Ferdinand parlez-vous, M’ame Muller ? questionna Chvéïk tout en continuant sa friction. J’en connais deux, moi. Il y a d’abord Ferdinand qui est garçon chez le droguiste Proucha et qui lui a bu une fois, par erreur, une bouteille de lotion pour les cheveux. Après, il y a Ferdinand Kokochka, celui qui ramasse les crottes de chiens. Si c’est l’un de ces deux-là, ce n’est pas grand dommage ni pour l’un, ni pour l’autre.
– Mais, M’sieur le patron, c’est l’archiduc Ferdinand, celui de Konopiste, le gros calotin, vous savez bien ?
– Jésus-Marie, n’en v’là d’une nouvelle ! s’écria Chvéïk. Et où est-ce que ça lui est arrivé, à l’archiduc, voyons ?
– À Saraïévo. Des coups de revolver. Il y était allé avec son archiduchesse en auto.
– Ça, par exemple ! Ben oui, en auto… Vous voyez ce qu’c’est, M’ame Muller, on s’achète une auto et on ne pense pas à la fin… Un déplacement, ça peut toujours mal finir, même pour un seigneur comme l’archiduc… Et surtout à Saraïévo ! C’est en Bosnie, vous savez, M’ame Muller, et il n’y a que les Turcs qui sont capables de faire un sale coup pareil. On n’aurait pas dû leur prendre la Bosnie et l’Herzégovine, voilà tout. Ils se vengent à présent. Alors, notre bon archiduc est monté au ciel, M’ame Muller ? Ça n’a pas traîné, vrai ! Et a-t-il rendu son âme en tout repos, ou bien a-t-il beaucoup souffert à sa dernière heure ?
– Il a été fait en cinq sec, M’sieur le patron. Pensez donc, un revolver, ce n’est pas un jouet d’enfant. Il y a pas longtemps, chez nous, à Nusle, un monsieur a joué avec un revolver et il a tué toute sa famille, y compris le concierge qui est monté au troisième pour voir ce qui se passait.
– Il y a des revolvers, M’ame Muller, qui ne partent pas, même si vous poussez dessus à devenir fou. Et il y en a beaucoup, de ces systèmes-là. Seulement, vous comprenez, pour servir un archiduc on ne choisit pas de la camelote, et je parie aussi que l’homme qui a fait le coup s’est habillé plutôt chiquement. Un attentat comme ça, c’est pas un boulot ordinaire, c’est pas comme quand un braco tire sur un garde. Et puis, des archiducs, c’est des types difficiles, n’entre pas chez eux qui veut, n’est-ce pas ? On ne peut pas se présenter mal ficelé devant un grand seigneur comme ça, y a pas à tortiller. Il faut mettre un tuyau de poêle, sans ça vous êtes coffré, et, ma foi, allez donc apprendre les belles manières au poste !
– Il paraît qu’ils étaient plusieurs.
– Bien sûr, M’ame Muller, répondit Chvéïk en terminant le massage de ses genoux. Une supposition : vous voulez tuer l’archiduc ou l’empereur, eh ! bien, la première chose à faire, c’est d’aller demander conseil à quelqu’un. Autant de têtes, autant d’avis. Celui-ci conseille ci, l’autre ça, et alors « l’œuvre réussit », comme on chante dans notre hymne national. L’essentiel, c’est de choisir le bon moment lorsqu’un tel personnage passe devant vous. Tenez, vous devez vous rappeler encore ce M. Luccheni qui a percé à coups de tiers-point feu notre impératrice Élisabeth. Celui-là a fait encore mieux ; il se promenait tranquillement à côté d’elle et, tout d’un coup, ça y était. C’est qu’il ne faut pas trop se fier aux gens, M’ame Muller. Depuis ce temps-là les impératrices ne peuvent plus se promener. Et c’est pas fini, il y a encore bien d’autres personnages qui attendent leur tour. Vous verrez, M’ame Muller, qu’on aura même le tzar et la tzarine, et il se peut aussi, puisque la série est commencée par son oncle, que notre empereur y passe bientôt… Il a beaucoup d’ennemis, vous savez, notre vieux père, beaucoup plus encore que ce Ferdinand. C’est comme disait l’autre jour un monsieur au restaurant ! le temps viendra où tous ces monarques claqueront l’un après l’autre, et même le Procureur général n’y pourra rien. La douloureuse venue, ce monsieur dont je vous parle n’avait pas de quoi régler, et le propriétaire a dû appeler un agent. Le monsieur a accueilli cette décision en allongeant une gifle au patron et deux à l’agent et on l’a amené en panier à salade où vous savez. Vrai, M’ame Muller, il s’en passe des choses à c’te heure ! Et l’Autriche ne fait qu’y perdre. Quand je faisais mon temps, un fantassin a tué un capitaine. N’est-ce pas, le pauvre bougre charge son fusil et s’en va au bureau. Là, on l’envoie promener, mais il insiste qu’il veut parler au capitaine. Finalement, le capitaine sort du bureau et colle au copain quatre jours de consigne. À partir de ce moment, ça allait tout seul : le copain va chercher son fusil et envoie une balle directement dans le cœur du capitaine. Elle lui sort par le dos et fait encore des dégâts au bureau. Elle casse une bouteille d’encre et tache les paperasses.
– Et ce soldat, qu’est-ce qu’il est devenu ? questionna Mme Muller pendant que Chvéïk s’habillait.
– Il s’est pendu avec une paire de bretelles, répondit Chvéïk en époussetant son chapeau melon. Avec des bretelles qui n’étaient pas à lui, s’il vous plaît ! Il avait dû les emprunter au gardien-chef, sous prétexte que ses pantalons tombaient. Et dame ! pourquoi attendre que le conseil de guerre vous condamne à mort, n’est-ce pas ? Vous comprenez, M’ame Muller, que, dans des circonstances pareilles, on perd la tête. Le gardien-chef a été dégradé et il a attrapé six mois de prison. Mais il n’a pas pourri au violon. Il a foutu le camp en Suisse où il a trouvé un poste de prédicant de je ne sais plus quelle Église. Les gens honnêtes sont rares aujourd’hui, vous savez, M’ame Muller. On se trompe facilement. C’était certainement le cas de l’archiduc Ferdinand. Il voit un monsieur qui lui crie « Gloire ! » et il se dit que ça doit être un type comme il faut. Mais voilà, les apparences sont trompeuses… Est-ce qu’il a reçu un seul coup ou plusieurs ?
– Il est écrit sur les journaux, M’sieur le patron, que l’archiduc a été criblé de balles comme une écumoire. L’assassin a tiré toutes ses balles.
– Parbleu ! On va vite dans ces affaires-là, M’ame Muller. La vitesse, c’est tout. Moi, en pareil cas, je m’achèterais un browning. Ça n’a l’air de rien, c’est petit comme un bibelot, mais avec ça vous pouvez tuer en deux minutes une vingtaine d’archiducs, qu’ils soient gros ou maigres. Entre nous, M’ame Muller, vous avez toujours plus de chance de ne pas rater un archiduc gras qu’un archiduc maigre. On l’a bien vu au Portugal. Vous vous rappelez cette histoire du roi troué de balles ? Celui-là était aussi dans le genre de l’archiduc, gros comme tout. Dites donc, M’ame Muller, je m’en vais maintenant à mon restaurant Au Calice. Si on vient pour le ratier – j’ai déjà touché un petit acompte sur le prix, – vous direz, s’il vous plaît, qu’il se trouve dans mon chenil à la campagne, que je viens de lui couper les oreilles et qu’il n’est pas en état de voyager tant que ses oreilles ne sont pas cicatrisées, il pourrait prendre froid. La clef, vous la remettrez à la concierge.
Au Calice il n’y avait qu’un seul client. C’était Bretschneider, un agent en bourgeois. Le propriétaire, M. Palivec, rinçait les soucoupes, et Bretschneider essayait en vain d’entamer la conversation.
Palivec était célèbre par la verdeur de son langage, et il ne pouvait pas ouvrir la bouche sans dire « cul » ou « merde ». Mais il avait des lettres et conseillait à qui voulait l’entendre de relire ce qu’a écrit à ce sujet Victor Hugo dans le passage où il a cité la réponse de la vieille garde de Napoléon aux Anglais, à la bataille de Waterloo.
– Nous avons un été superbe, commença Bretschneider désireux de faire parler le patron.
– Autant vaut la merde, répondit Palivec en rangeant les soucoupes sur le buffet.
– Ils en ont fait de belles dans ce sacré Saraïévo ! hasarda Bretschneider avec un faible espoir.
– Dans quel « Saraïévo » ? questionna Palivec. Le bistro de Nusle ? Ça ne m’étonnerait pas du tout, là on se bat quotidiennement tous les jours. Tout le monde sait ce que c’est que Nusle…
– Mais je vous parle de Saraïévo en Bosnie, patron. On vient d’y assassiner l’archiduc Ferdinand. Qu’est-ce que vous en dites ?
– Des choses comme ça, je ne m’en mêle pas. Celui qui vient m’emmerder avec des conneries pareilles, je l’envoie chier, répondit poliment Palivec en allumant sa pipe. S’occuper des affaires de ce genre-là aujourd’hui, ça pourrait vous casser les reins. Je suis commerçant, n’est-ce pas ? et, quand quelqu’un vient pour me demander de la bière, je suis à son service. Mais n’importe quel Saraïévo, la politique ou feu notre archiduc, tout ça ne fait pas notre affaire. Ça ne peut rapporter qu’un séjour à Pankrac.
Déçu dans son attente, Bretschneider se tut et regarda autour de la salle vide.
– Dans le temps, vous aviez ici un tableau représentant notre empereur, reprit-il après un moment de silence ; il était accroché juste là, où il y a maintenant la glace.
– Ça, vous avez raison, riposta le patron. Mais, comme les mouches chiaient dessus, je l’ai fait enlever et mettre au grenier. Vous comprenez, il vient du monde ici, et il pourrait arriver facilement qu’on fasse une réflexion désobligeante, et ça me vaudrait des emmerdements. Est-ce que j’en ai besoin, moi ?
– Il n’y a pas à dire, ça n’a pas dû être drôle, ce Saraïévo de malheur, patron ?
À cette question qu’il sentit brûlante, Palivec répondit évasivement :
– À c’te époque-là, fit-il, il fait en Bosnie et en Herzégovine des chaleurs formidables. Quand j’y faisais mon service militaire, on mettait tous les jours de la glace sur la tête de notre colonel.
– Dans quel régiment avez-vous servi, patron ?
– Je ne me charge pas la mémoire avec des bêtises pareilles. Je ne me suis jamais occupé d’une telle foutaise et, du reste, je ne suis pas curieux à ce point-là, répondit Palivec. Trop chercher nuit.
L’agent garda définitivement le silence. Son regard s’assombrit et ne s’illumina qu’à l’arrivée de M. Chvéïk qui en ouvrant la porte commanda tout de suite « une noire ».
– À Vienne aussi, on est au noir aujourd’hui, ajouta-t-il.
Les yeux de Bretschneider s’allumèrent d’espoir.
– À Konopiste, il y a une dizaine de drapeaux noirs, fit-il sèchement.
– Il devrait y en avoir douze, dit Chvéïk après avoir bu de sa bière.
– Pourquoi justement douze ? interrogea Bretschneider.
– Pour que ça fasse un chiffre rond : une douzaine, ça se compte mieux comme ça. Et puis, c’est toujours à meilleur marché quand on achète par douzaine, répliqua Chvéïk.
Il se fit un long silence que Chvéïk interrompit en soupirant :
– Le voilà devant la justice de Dieu : que Dieu l’accueille dans sa gloire. Il n’aura pas vécu assez pour être empereur. Quand j’étais au régiment, un général aussi est tombé de son cheval et s’est tué tout doucement. On voulait le pousser pour l’aider à remonter à cheval, et on a vu qu’il était déjà tout ce qu’il y a de plus mort. Lui aussi aurait été bientôt feld-maréchal. Cela s’est passé à une revue. Ces revues militaires ne produisent jamais rien de bon, y a pas d’erreur. Je vous le dis, moi, à Saraïévo, c’est encore une revue qui a été la cause de tout. Je me rappelle qu’à une revue comme ça il me manquait, par hasard, à peu près une vingtaine de sales boutons à mon uniforme. Ah ! bien, on m’a foutu pour quinze jours en cellule, et pendant deux jours je me suis tortillé comme un Lazare, ficelé comme un saucisson. Mais, la discipline à la caserne, je ne connais que ça, il en faut, voyez-vous. Notre colonel Makavoc nous disait toujours : « La discipline, tas d’abrutis, il la faut, parce que, sans elle, vous grimperiez aux arbres comme des singes, mais le service militaire fait de vous, espèces d’andouilles, des membres de la société humaine ! » Et c’est vrai ! Imaginez-vous un parc, mettons celui de la Place Charles, et sur chaque arbre un soldat sans discipline. C’est toujours ça qui m’a fait le plus peur.
– À Saraïévo, insinua Bretschneider, c’est les Serbes qui ont tout fait.
– Pas du tout, répondit Chvéïk, c’est les Turcs, rapport à la Bosnie et à l’Herzégovine.
Et Chvéïk exposa ses vues sur la politique extérieure de l’Autriche dans les Balkans. En 1912, les Turcs ont été battus par la Serbie, la Bulgarie et la Grèce. Ils avaient demandé à l’Autriche de les aider, et, comme l’Autriche ne marchait pas, ils viennent de tuer Ferdinand. Voilà.
– Est-ce que tu aimes les Turcs, toi ? ajouta Chvéïk en s’adressant au patron ; est-ce que tu les aimes, ces chiens de païens ? N’est-ce pas que non ?
– Un client en vaut un autre, dit Palivec, même si c’est un Turc. Pour nous autres commerçants, il n’y a pas de politique. Tu paies ton litre, tu as ta place chez moi. Tu as le droit de gueuler autant que tu veux, jusqu’à la Saint-Trou-du-cul. Voilà mon principe. Que le type qui a fait le coup à Saraïévo soit un Serbe ou un Turc, un catholique ou un musulman, un anarchiste ou un Jeune-Tchèque, je m’en bats l’œil.
– Votre raisonnement est très juste, patron, fit Bretschneider sentant renaître son espoir de prendre en flagrant délit au moins un des deux hommes. Mais vous admettrez que c’est une grande perte pour la Monarchie ?
Chvéïk se chargea de répondre à la place du patron :
– C’en est une, personne ne le nie. Même une perte énorme. C’est que Ferdinand ne peut pas se faire remplacer par le premier imbécile venu. Il ne lui manquait que d’être encore plus gros.
– Qu’est-ce que vous entendez par là ? demanda vivement Bretschneider.
– Qu’est-ce que j’entends par là ? répéta Chvéïk d’un air content, mais tout simplement ceci : S’il avait été plus gros, il aurait déjà depuis longtemps attrapé une attaque en courant après les vieilles femmes là-bas, à Konopiste, quand elles ramassaient des champignons et du bois mort dans sa chasse, et il n’aurait pas été forcé de mourir d’une mort si honteuse que ça. Quand j’y pense ! un oncle de l’Empereur, et on le tue comme un lapin ! Mais c’est un scandale, tous les journaux en sont pleins. Chez nous, à Budejovice, il y a quelques années, on a bouzillé au marché, dans une petite dispute, un marchand de cochons, un certain Bretislav Ludovic. Il avait un fils qui s’appelait Geoffroy et, chaque fois qu’il s’amenait avec ses cochons à vendre, personne n’en voulait et tout le monde disait :
« C’est le fils du bouzillé de Budejovice, ça doit être une fine canaille ». Il a fini par se jeter dans la Vlatva à Kroumlov, on a été obligé de l’en tirer, ils ont dû le faire revenir à lui, il a fallu lui pomper de l’eau qu’il avait dans le corps et cet animal-là a claqué dans les mains du médecin pendant que celui-ci lui donnait une injection.
– Vous en faites des comparaisons ! dit sentencieusement Bretschneider ; vous parlez d’abord de l’archiduc et ensuite d’un marchand de cochons.
– Mais je ne compare rien du tout, dit Chvéïk pour se défendre ; Dieu m’en garde. Le patron me connaît bien. Je n’ai jamais comparé personne à personne, il peut le dire. Seulement, je ne voudrais pas me trouver dans la peau de la veuve de l’archiduc. Je vous demande un peu ce qu’elle va faire à présent. Les enfants sont orphelins et le domaine de Kanopiste sans maître. Et se remarier avec un nouvel archiduc, c’est à voir. Qui est-ce qui lui garantit qu’elle ne retournera plus à Saraïévo et qu’elle ne deviendra pas veuve un second coup ? Il y a quelques années vivait à Zliua, pas loin de Hluboka, un garde qui avait un drôle de nom. Il s’appelait Petit-Frère. Eh ! bien les braconniers l’ont tué et sa veuve, un an après, s’est remariée encore avec un autre garde, avec Pepik Sevla de Mydlovary. Celui-là a été tué la même chose. En troisièmes noces, elle a voulu encore un garde en se disant : « Toutes les bonnes choses sont au nombre de trois. Si, à ce coup-là, ça ne réussit pas, je ne sais plus ce que je ferai. » Bien entendu, ils l’ont encore tué, et elle avait déjà en tout six enfants avec ses trois gardes. Elle était allée se présenter au bureau de Monseigneur le prince à Hluboka et y avait raconté tous les malheurs qu’elle avait eus avec les gardes. On lui a conseillé, pour varier son ordinaire, d’épouser Yarèche, un garde-pêche. Il avait eu juste le temps de lui faire deux gosses qu’il a péri en se noyant à la pêche annuelle d’un étang. Avec ses huit gosses elle a trouvé encore un châtreur de Vodnanay, avec lequel elle a convolé en justes noces. Une nuit, son cinquième lui a ouvert le crâne avec une hache et est allé se dénoncer tout seul aux autorités. Et, le jour où on l’a pendu, il a arraché, en le mordant avec une force extraordinaire, le nez du prêtre qui l’accompagnait à l’échafaud, et il a déclaré qu’il ne regretterait rien de rien, et il a dit encore une chose bien vilaine sur le compte de notre Empereur.
– Et cette chose-là, vous ne savez pas ce que c’était ? interrogea Bretschneider d’une voix tremblante d’espoir.
– Ça, je ne peux pas vous le dire, parce que personne n’a jamais osé le répéter. Mais il faut croire que c’était quelque chose d’épouvantable et d’effroyable, parce qu’un conseiller de la Cour, qui l’a entendu, est devenu fou, et on le tient encore aujourd’hui au secret, pour étouffer l’affaire. Ce n’était pas seulement un outrage de lèse-majesté ordinaire comme on en lâche quand on est soûl.
– Et quels sont les outrages de lèse-majesté qu’on fait quand on a bu ? questionna Bretschneider.
– Je vous en prie, Messieurs, changeons de conversation, s’il vous plaît, intervint Palivec ; je n’aime pas ça, vous savez. Les boniments, on les regrette quand il est trop tard.
– Quels sont les outrages de lèse-majesté qu’on lâche quand on est soûl ? répéta Chvéïk. Soûlez-vous, faites-vous jouer l’hymne autrichien et vous verrez comme vous vous y mettrez. Si dans tout ce qui vous passe alors par la tête il n’y a que la moitié de vrai, il y en aura toujours assez pour qu’on vous traîne dans la boue pendant le reste de vos jours. Mais le vieux monsieur ne le mérite pas. Voyez. En pleine force, il a perdu son fils Rodolphe, un garçon qui promettait. Élisabeth, son épouse, on la lui perce avec un tiers-point. Puis, c’est le tour à Jean Orth de disparaître on ne sait pas où. N’oubliez pas non plus Maximilien, le frère à l’Empereur, qui a fini derrière un mur au Mexique. Et, maintenant qu’il n’en a plus pour longtemps, voilà encore son oncle qu’on lui troue de balles. Mais il faudrait qu’il ait des nerfs d’acier, le pauvre homme ! Et il y a encore des gens qui n’ont pas honte de l’engueuler quand ils sont soûls. C’est moi qui vous le dis : si jamais il y a quelque chose, je m’engage comme volontaire et je ferai mon devoir quand je devrais y laisser ma peau.
Chvéïk vida consciencieusement son verre et continua :
– Vous vous imaginez que l’Empereur se fiche de tout ça comme de sa première chemise ? C’est que vous ne le connaissez pas ! C’est moi qui vous le dis : il y aura une guerre avec les Turcs. Vous avez assassiné mon oncle ? Bien, je vais vous casser la gueule. La guerre est certaine. Et dans c’te guerre, la Serbie et la Russie vont nous aider. Ça va barder.
Au moment où il proférait ses prophéties, Chvéïk était réellement beau. Sa face naïve, souriante comme la lune en son plein, brillait d’enthousiasme. Tout lui paraissait lumineux.
– Il se peut évidemment, dit-il en continuant à prévoir l’avenir de l’Autriche, qu’en cas de guerre avec la Turquie les Allemands nous attaquent, parce que, les Allemands et les Turcs, c’est des alliés. Des salauds comme ça, on en trouverait peu dans le monde entier. Mais alors nous pourrons nous unir à la France qui, depuis 1870, en a soupé, des Allemands. Dans tous les cas, la guerre est sûre et certaine. Je ne vous dis que ça !
Bretschneider se leva et dit d’un ton solennel :
– Vous avez assez parlé, venez un peu avec moi dans le corridor, j’ai quelque chose à vous dire.
Chvéïk suivit docilement le détective dans le couloir où l’attendait une petite surprise. Son compagnon de chope lui montra un aiglon au revers de sa veste, en lui annonçant qu’il l’arrêtait et qu’il allait l’emmener à la Direction de la Police. Chvéïk tenta d’expliquer qu’il y avait certainement erreur de la part de Monsieur, qu’il était innocent, qu’il n’avait pas articulé une seule injure envers qui que ce soit.
Mais Bretschneider lui expliqua que son affaire était claire, qu’il avait commis plusieurs délits qualifiés, dont celui de haute trahison.
Ils rentrèrent dans la salle et Chvéïk déclara à M. Palivec :
– J’ai cinq demis et une saucisse avec du pain. Donne-moi encore un schnaps, que je te foute le camp. Je suis arrêté.
Bretschneider montra de nouveau son aiglon à M. Palivec et l’interrogea à son tour :
– Vous êtes marié ?
– Voui.
– Et votre épouse serait-elle en état de diriger votre commerce pendant votre absence ?
– Voui.
– Alors tout va bien, patron, fit joyeusement Bretschneider ; appelez-la et prenez vos mesures. On viendra vous chercher dans la soirée.
– T’en fais pas, dit Chvéïk à Palivec pour le consoler ; moi j’y vais rien que pour haute trahison.
– Mais moi, bon Dieu ! se lamenta Palivec ; j’ai toujours été si prudent !
Bretschneider sourit et dit triomphalement :
– Et vous avez dit que les mouches chiaient sur l’Empereur. On vous apprendra à laisser l’Empereur en paix.
En sortant de la brasserie Au Calice en compagnie du détective, Chvéïk, dont le visage ne cessait de rayonner de bonté souriante, questionna :
– Est-ce que je dois descendre du trottoir ?
– Pour quoi faire ?
– Je me demande, comme je suis arrêté, si j’ai encore le droit de marcher sur le trottoir…
En passant ensemble le seuil du Commissariat central, Chvéïk ne put s’empêcher de dire :
– Gentille petite promenade, hein ? Est-ce que vous venez souvent Au Calice ?
Et, tandis qu’on introduisait Chvéïk dans le bureau, M. Palivec transmettait à sa femme le gouvernement du Calice et la consolait à sa façon :
– Crie pas,