Nous regardions la mort en face!: 1959-1960 Un sous-lieutenant appelé dans la guerre d'Algérie
Par Jacques Langard
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À propos de ce livre électronique
Sorti en 1958 de l’EMI de Cherchell, après huit mois comme instructeur en Allemagne, J.Langard a tutoyé la mort dans son régiment d’Infanterie de Marine, des bois de l’Ouarsenis aux confins algéro-marocains, de piton en piton, dans les taillis ou parmi les touffes d’alfa, dans le vent glacé ou sous le soleil accablant, chasseur chassé sous la menace de l’invisible fellagha... sans pour autant se livrer aux exactions qu’on a pu reprocher à certains éléments de l’armée française alors chargée du « maintien de l’ordre ».
Au moment de commémorer le cinquantenaire de la fin du conflit, ce qui est relaté dans ce livre méritait d’être rappelé.
Jacques Langard
Né en Lorraine dans les années 30, Jacques Langard a vécu son enfance et sa jeunesse à Nancy. Après une carrière de cadre commercial il a longtemps dirigé une entreprise de BTP. Chevalier de la légion d’honneur à titre militaire, il a assuré les fonctions d’officier « opérations-instruction » puis de chef de corps dans le cadre de réserve. Au moment de commémorer la fin douloureuse de ce qu’on appelle enfin la « Guerre d’Algérie », son livre vient à point nous rappeler ce que fut la vie difficile du Contingent dans ce combat qui n’était pas le sien. Ses récits, ses portraits, ses réflexions ont un accent de vérité que souligne un style familier à l’image du langage des hommes du terrain. En dépit de la dureté du vécu quotidien, il ne se départit pas d’une certaine distanciation allant jusqu’à l’humour, pour en sourire de peur d’avoir à en pleurer.
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Aperçu du livre
Nous regardions la mort en face! - Jacques Langard
Carte
Chef de section
Planqué sur une crête avec mes gars, je regarde le jour se lever.
Ça nous est arrivé tant de fois !
Les contours des pitons, des bosquets, des rochers se précisent peu à peu. Quelquefois, de la brume cache le fond des oueds. Peu de chants d'oiseaux. Il fait frais ; le petit jour est l'heure la plus froide.
Dans ces moments-là, il me revient en tête le récit de Chateaubriand que «Le Gaulois », notre prof de troisième, nous avait fait apprendre par cœur :
«J'ai vu du haut de l'Acropole le soleil se lever entre les deux cimes jumelles du mont Hymette : les corneilles, qui nichent autour de la citadelle mais qui ne franchissent jamais son sommet, planaient au-dessous de nous ; ... leurs ailes noires et lustrées étaient glacées de rose par les premiers reflets du jour ; des colonnes de fumée bleue et légère ... etc. ».
Le mont Hymette doit être bien joli, mais ici je crois que «Tinette« convient mieux pour le merdier dans lequel nous sommes. Des psys appelleraient ça un lapsus révélateur.
Brusquement, six ou sept silhouettes noires apparaissent et s'immobilisent d'un coup au sommet d'un piton à notre droite. A voir leur formation et les intervalles, ce sont des gars qui connaissent leur boulot.
Deux autres silhouettes, dont une est surmontée d'une antenne radio, sortent du couvert et s'immobilisent elles aussi à côté des autres. Il y a quelque chose de menaçant dans ces hommes armés, membres de quelque ordre noir, qui observent et qu'on imagine prêts à fondre sur la vallée avec la férocité d'une bande d'oiseaux de proie, de pillards, de prédateurs.
Après un temps d'arrêt, ils entament la descente. D'autres silhouettes prennent leurs places et se postent face à la crête suivante. Ils partiront à leur tour quand les premiers seront arrivés à couvert, coiffant un autre piton, puis un autre, toujours, éternellement, car il y a toujours un piton derrière celui que l'on vient de coiffer.
Le chef de section est bien repérable : c'est celui qui marche avec une carte à la main, tache claire à son côté. Et tout près, rarement à plus de trois mètres, le gars à l'antenne, le radio de section. Le chef de section, cadre de réserve, rarement sergent, souvent aspirant ou sous-lieutenant (communément appelé « sous-bite ») a peut être eu des mots pendant les pelotons de formation avec le conférencier du 5e bureau d'action psychologique qui énonçait : « L'Algérie c'est la lutte pour la sauvegarde de l'Occident Chrétien face au communisme », tant on sait que « le chemin de Pékin à Paris, passe par Alger ».
Il a peut-être répondu, lui le réserviste, le gars du contingent, qu'il vaudrait mieux carrément avouer que l'on se battait pour la vigne et pour le blé (on ne parlait pas beaucoup du pétrole). Pourquoi ne pas le dire ?
Pour l'heure, le chef de section est bien loin de la conférence du 5e bureau et des raisons de cette guerre. Pour l’heure, sa préoccupation c'est de remplir la mission qu'on lui a donnée ; son travail c'est de faire en sorte qu'il n'y ait pas de casse, et que ses gars et lui rentrent sains et saufs au bercail.
Pas d'états d'âme.
Il faut se situer sur le terrain, observer, analyser le paysage, le décortiquer en petits compartiments de terrain, en notant les points dangereux, les cheminements les plus favorables. Il donne ensuite ses ordres de manœuvre, pour que les pièces FM puissent couvrir les voltigeurs de pointe dans leur périlleux travail d'éclaireur. Perpétuellement, il imagine sur le terrain les origines possibles de tirs adverses et il trace dans les airs les trajectoires de protection des tirs de ses gars « œil ouvert, oreille au guet ». Il imagine les réactions possibles en cas d’accrochage avec l’ennemi.
Von Wrager, notre Capitaine Commandant de compagnie nous avait prévenus : il voulait des chefs de section très manœuvriers.
Il les a eus.
Je ne parle pas du sergent-chef Tarquin: un gars d'active, un eurasien. Il porte une dague à la ceinture avec l'insigne des commandos du Nord Vietnam. Très sympa, discret, souriant, c'est un baroudeur efficace. Il faisait la guerre depuis l’âge de 12 ans !
Daniel, le chef de la 2, et moi, nous avons bien le sens du terrain, et nous ne commettons pas beaucoup d'erreurs de manœuvre. En tout cas, nous avons eu la chance de ne pas avoir eu de fells¹ « sur le poil » quand nous les avons commises.
La contre guérilla, c'est simple. Il faut être en nombre suffisant par rapport à l'ennemi potentiel. Il faut tenir les hauts en permanence. Il faut proscrire la routine, les mêmes itinéraires aux mêmes heures, etc, respecter les intervalles entre les camions, entre les gars, les distances quoi ².
Frappé au coin du bon sens, c'est facile sur le papier !
Mais la fatigue ? La fatigue, l'usure des hommes font que ce programme simple ne peut être toujours rempli ? Sans compter les inévitables conneries.
À l’école d’officiers de réserve de Cherchell, on nous disait que l'intelligence du fantassin commençait dans ses mollets, qu'un chef sans résistance physique commanderait mal en cas de pépin, etc. Oh combien c'était vrai ! Comme il est dur de garder l'esprit vaillant et clair, de prendre de bonnes décisions alors qu'on est complètement sur les rotules, crevé, l'estomac vide, dégueulant, plié en deux tous les 400 m sur le bord de la piste, crachant un fiel âcre parce que la machine humaine est à bout, refuse d'en faire plus, qu'elle en a marre et qu'elle le fait savoir. !
Nous l'avions voulu, notre galon doré sur les épaulettes ou sur la veste de combat. C'est bien, petit ! Eh bien maintenant, bouffes-en, du piton, et applique ce qu'on t’a appris.
Normal, non ?.
Ras Beni Smir La cagna du S/Bite
CHEF DE SECTION – CERTAINEMENT PAS LA MEILLEURE PART !
Hassi Merouka Le Saharien
______________________
¹/ Les Fells, les Fellouzes, les rebelles de l’ALN (Armée de Libération Nationale)
² /Être groupés, c’est s’exposer à plus de pertes en cas de tirs ennemis
Voup !
L’ ordre clôt le briefing.
Certains l’énoncent règlementairement : « Garr’ d’à vous !» avec plus ou moins de fermeté. D’autres bouffent la moitié des syllabes « Gad’ Vo !», et, plus court encore « Voup ! ». Les mentons se redressent dans un élan volontaire, les silhouettes se raidissent, pectoraux bombés. Claquement des mains sur « la couture du pantalon », claquement des talons —moins net depuis qu’ils sont en caoutchouc.
C’est le rituel règlementaire de ce qu’on appelle « la prise en main d’une troupe », mais cette notion de rite n’est pas spécifique à l’armée.
Les ordres ont été donnés selon le rite immuable, et combien efficace, de la liturgie de l’office du jour.
-« Situation », c’est à dire le descriptif de l’environnement géographique, de l’ennemi potentiel et de la position des unités amies
-« Mission », ce qui est l’objectif assigné à la section dans cette opération
-« Intention» terme académique, intellectuel et mal venu, qui est en fait le résumé de la façon dont le chef conçoit d’agir, pour que nul n’en ignore.
Puis l’indispensable check-list de la répartition des missions entre les sections ou les groupes, les voisins, le régime des transmissions radio, l’équipement, l’armement, la bouffe etc. et, là encore, la conduite à tenir en cas de coup dur, les points de regroupement en cas de décrochage ou autre.
Casquées, sanglées, la bretelle du pistolet mitrailleur étirée au maximum pour que la crosse tombe juste sous la main, le cordon du porte grenades bien arrimé sur la cuisse pour éviter le bruit, les silhouettes s’enfoncent dans la nuit après la répétition des ordres, et celui de « Dispositions de combat…. en avant !» C’est cela, le génie du «cadre d’ordres», celui du rituel. Limiter l’horizon au strict périmètre d’intervention dans le seul cadre défini. Pas d’état d’âme, on applique les consignes.
Il vaut mieux.
Il vaut mieux, en effet, ne pas réfléchir. Car, on le sait bien, à partir du moment où il est dit « Tel groupe en tête », cela désigne automatiquement ceux qui seront, comme d’habitude, « éclaireurs de pointe ». Ceux qui, si leurs perceptions, leur vigilance, leur instinct ou leur clairvoyance étaient pris en défaut, se ramasseraient la première rafale dans le buffet.
De nuit et à bout portant, il ne faut pas trop compter sur la maladresse de l’adversaire. Il n’y a pas lieu de trop s’attarder et de donner dans la sensiblerie, Il faut y aller, les nerfs tendus à l’extrême, tous les sens en éveil. La contreguérilla est une guerre silencieuse et muette, le coup dur ne prévient pas.
Quand même, quelle responsabilité pour un jeune officier !
Mais...Voup !
La carte Michelin de l’époque du sud-est oranais
El Melaab
J’arrive au poste de commandement, le PC, du 8 e Régiment d'Infanterie Coloniale, à Ain Temouchent après 8 mois comme instructeur en Allemagne, maximum du séjour autorisé en métropole, sauf pour les pères de 3 enfants, dispensés d'AFN.
Un « sous-bite »¹ bronzé, souriant, cheveux razibus, m'accueille à la descente du bahut.
« Salut la relève ! c'est pas trop tôt, je commençais à trouver le temps long ». Il arrive pratiquement au bout de ses 28 mois. Il me pilote dans le PC régimentaire.
On rencontre un autre sous-lieutenant appelé qui fait sur la carte les plans de la prochaine opération. Cela s'appelle « faire la patate ». Il s'agit en fait de s'appuyer sur les points de relief du terrain pour disposer les troupes en conséquence : celles qui verrouillent le dispositif, et celles qui ratissent depuis le fond de la nasse ainsi constituée. Quand on le peut, le ratissage se fait en montant, les unités poussant les fells éventuels devant elles, vers le feu du bouclage.
C'est ultra simple.
Mon guide est l'officier renseignement du Régiment. « Tu sais, me dit-il, méfie-toi, on devient vite sadique dans ce métier. —Pourquoi tu le fais ?
—Ben, tu vois, me dit-il en montrant les breloques sur sa chemise, la Croix de la Valeur Militaire et la commémorative d'AFN, pour ça. Je suis instit et ça me fera des points pour ma carrière ²».
La torture, ce n’est pas dans mes idées, et je me demande quelle attitude adopter. Je n'aurais su a priori que faire mais le choix m'a été épargné : je suis muté en unité de combat à la 5e compagnie dont le PC est à Rouiba, un douar de regroupement.
A peine le temps de s'habituer aux lieux, qu'un bataillon de marche se constitue, direction l'Ouarsenis. J'en fais évidemment partie, la compagnie «Bleu », formée d'éléments des 4e et de la 5e Compagnies, étant intégrée dans ce bataillon de marche.
Nous partons en un long convoi.
Après une nuit dans les champs de lentilles caillouteux à Tiaret, nous stoppons à Soukh el Haad, sur la route, avant de piquer plein nord par la piste vers El Melaab, jadis marché, en plein centre du massif montagneux de l'Ouarsenis.
Au briefing on nous dit qu'il y aura certainement des coupures de pistes, et qu'El Melaab est sans doute piégé, d'après les renseignements détenus à l'État-Major.
Dans la boue et sous la pluie, le convoi avance péniblement sur la piste entrecoupée parfois de tranchées en «touche de piano« que les fells ont creusées. A chaque fois il faut contourner l'obstacle sur le devers du talus puisque les touches de piano sont creusées directement contre le côté « montagne » de la piste. On a même dû sortir au câble en la treuillant une automitrailleuse AM8 qui versait dans le thalweg
Une nouvelle fois stoppés par des coupures de piste, j'aperçois sur la crête devant nous, un groupe d'une dizaine de fells en djellaba qui cavalent à flanc de coteau.
Aussi sec, je contacte le chef de peloton AM, un sous-lieutenant du contingent, qui fait ouvrir le feu au canon par une de ses automitrailleuses. Mais trop tard : le groupe est passé de l'autre côté de la crête quand les obus explosent.
Enfin nous prenons pied sur la plate-forme d'El Melaab qui mesure à peu près 800 m de long sur 300 m de large, dominant plusieurs vallées, mais ellemême dominée par un superbe piton qu'il faudra occuper.
A peine avons-nous ratissé une cinquantaine de mètres que les voltigeurs de tête m'appellent. Ils ont vu un ruban d'herbe jaunie qui tranche sur le reste de l'herbe de la plate-forme ; il fait à peu près 5 à 6 cm de large, et ça a l'air de continuer plus ou moins droit.
Je creuse un peu le sol, et je sors un fil électrique, type téléphone ; en tirant dessus, on en déterre une dizaine de mètres.
Aussitôt, compte-rendu au capitaine Von Wrager.
Réponse : « Ce n'est rien, laissez tomber !».
On coupe quand même le fil aux deux bouts de ce que nous avons sorti et nous n'y pensons plus.
Ce n'est que plus tard que nous apprendrons que la plateforme était entièrement piégée.
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