Sens unique
Par Karine Tellier
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À propos de ce livre électronique
Karine Tellier
Karine Tellier est née en 1968 Sens unique est son second roman.
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Aperçu du livre
Sens unique - Karine Tellier
DU MEME AUTEUR
De l’art d’organiser le désordre
A tous ceux que j’aime.
Ils se reconnaîtront !
« L'absence n'est-elle pas, pour qui aime, la plus certaine, la plus efficace, la plus vivace, la plus indestructible, la plus fidèle des présences? »
Marcel Proust
Sommaire
Blanc
Rencontre
Harmonie
Proposition
Marie
Sentiments
Liberte
Manque
Attente
Fuite
Colere
Abandon
Magnetisme
Peur
Elle et Lui
Essentiel
Journal intime
BLANC
«Le blanc sonne comme un silence, un rien avant tout commencement»
Vassili Kandinsky
Juliette se leva de son bureau. Elle n’avait toujours pas reçu de réponse alors que son dernier mail était parti, il y a maintenant plus d’un quart d’heure. Elle avait l’habitude. C’était fréquent avec ces échanges internet. La discussion débutait, souvent péniblement avec des questions toutes faites et des réponses répétées. Et puis l’interlocuteur disparaissait et on ne s’en souciait même pas. C’était juste énervant.
Elle alla se préparer un café pour lui laisser encore un peu de temps. Elle le but lentement puis revint à son bureau pour éteindre l’ordinateur. Et comme c’était un jour de chance, ou au contraire un jour de malchance, la réponse était là. Un message court qui allait débuter un échange interminable.
Lui
Pardonnez-moi, je suis allé me coucher sans vous souhaiter une bonne nuit. Je retiens que je vous dois un truc sur Malevitch. A bientôt.
Juliette
En effet, la fin de nos échanges de mails a failli être un peu cavalière. J'attends vos informations. Je ne me connecterai quasiment pas pendant une dizaine de jours. Au plaisir de vous lire.
Lui
Où en étions-nous ? Où vous ai-je laissé après cette première rencontre épistolaire ?
Ah oui, le carré blanc sur fond blanc. J'ai une petite heure avant de partir en week-end prolongé. C'est calme. Allons-y. Parler de Malevitch. Parler du carré blanc sur fond blanc de Malevitch. Il est au Moma, à New York, mais j'ai pourtant mis un temps fou à le trouver sur Google. Dingue ! C'est peut être un signe. J'ai fini quand même par tomber dessus. Je vous invite à aller le voir sur ce site. Si vous préférez la réalité à la virtualité (en matière de peinture, comme en matière de rencontre, toujours préférer la réalité), vous pouvez aussi aller à Beaubourg, il y aura alors un carré noir sur fond blanc. Moins célèbre, mais tout aussi radical ! Il a fallu attendre la première moitié du vingtième siècle, presque la fin de l'histoire de l'art, pour que quelqu'un soit capable d'extraire ce carré blanc sur fond blanc. C'est bien long quand même cet accouchement. Il aura fallu que des générations de peintres apprennent dans la douleur à maîtriser la représentation des émotions, pli sur le front après éclat de l'œil, humidité des lèvres après courses de cheveux, comprennent la perspective et la vérité jusqu'au sommet, atteignent rigoureusement la perfection avec Raphaël, repartent sur les émotions et les traits épais, épars, remettent des couches de portraits, de nature mortes, de Vanités, de Venise et de clairs obscurs, triomphent avec la vérité encore, nous plantent des épées dans le cœur, exploitent de nouvelles couleurs, de nouvelles fumées, de nouvelles pulsions, des couteaux et des points, pour qu'un jour seulement, après tous ces conflits, tous ces accouchements, toutes ces saletés et cette souffrance, après toute cette pâte et cette huile répandues, la pureté s'exprime enfin dans un long déchirement. Le cristal jaillit de la silice, (avec un peu de plomb quand même) le carré blanc sur fond blanc apparaît. Blanc de plomb comme on dit. Enfin, après toute cette errance, on se retrouvait nu devant le sacre de l'art. Enfin, après ça, on pouvait mourir.
J'ai déjà vécu 38 ans, j'ai travaillé comme un passionné, rencontré des femmes formidables, généreuses, mythomanes, fragiles, agressives, chiantes, géniales. Il aura fallu que mes enfants se mettent à marcher, que j'écrive des poèmes perdus, que je pleure, que je grimpe, que je voyage sur tous les continents pour que je revienne finalement chez moi, à Paris, seul, et que je me pose la question : ai-je trouvé mon carré blanc, je veux dire, mon carré blanc sur fond blanc ?
Devrais-je me plonger dans les cascades quantiques, des cascades froides, dans lesquelles les électrons sont indiscernables, avec des traits mais jamais de lignes courbes, avec des ruptures acérées, des règles de sélection, des vibrations qui ne se propagent pas, et qui ne laissent aucune place au carré blanc sur fond blanc ?
Y a t il une chance que vous soyez celle qui accepterait de m'aider à trouver mon carré blanc sur fond blanc ?
Juliette
Merci pour cette découverte. Je ne veux pas visualiser cette œuvre. Je préfère la vivre d’après vous. Curieuse impression que d’imaginer un tableau sans le connaître, ni même l’avoir vu, de le ressentir sans l’avoir observé. J’ai immédiatement pénétré dans le blanc, imaginé sa transparence, fermé les yeux face à son éclat et bien évidemment, aveuglée par sa luminosité, j’ai fini par heurter un geste pâteux. Puis, je me suis fondue dans sa fluidité, dans sa virginité, j’ai évité sa simplicité, couru après son innocence et recherché avec passion sa pureté. J’ai espéré en vain sa sérénité, respecté sa fidélité, pour finalement m’émouvoir de ses instants grisés. Sensation pure. Puis j’ai cherché le carré. J’ai eu du mal à le trouver. Forcément, j’espérais un carré sans ligne droite et sans angle. Avec des sentiments parallèles oui, mais sans côté. Juste des émotions qui se coupent en leur milieu. Je l’ai trouvé et je ne l’ai pas aimé. Il avait des frontières, un périmètre délimité, des angles qui n’étaient même pas graves, des bords, une fin. Et puis j’ai entraperçu les côtés du carré qui opposaient les blancs, les déchiraient. J’en suis certaine, les blancs voulaient se fondre l’un en l’autre, s’entremêler, fusionner en une création nouvelle, différente. Mais la ligne était là, droite, inflexible. Sentiment de révolte des blancs, sentiment entier et violent. Pourquoi un carré ?
Lui
Qu’avez-vous donc contre les carrés ? Pourquoi voulez-vous donc que les blancs se fondent, disparaissent l’un dans l’autre ? Ne sont-ils pas libres de rester eux-mêmes ? Pourquoi devenir autre que ce qu’ils ne sont déjà ? Savez-vous qu’en physique, la couleur est une sensation qui est construite à partir du spectre reçu ? La lumière se réfléchit sur la surface d’un objet, puis parvient jusqu’à notre œil pour que nous puissions voir. La couleur d’un objet est alors l’ensemble des rayonnements lumineux que cet objet n’a pas absorbé.
Il existe trois sortes de cônes qui absorbent préférentiellement la lumière rouge, verte ou bleue. Si on excite ces cônes tous en même temps avec une forte intensité, le cerveau voit alors du blanc. De la même façon, pour obtenir cette couleur, il est possible d’additionner des lumières de deux couleurs complémentaires comme le jaune et le bleu. Pardonnez mon côté professoral !
Juliette
Quelle belle sensation que le blanc !
En définitive, le blanc est un tout, la somme de tout. C’est l’addition des sensations qui imprègnent nos journées, des odeurs de voyages passés, des mots qui émeuvent, des couleurs des tableaux aimés, des frôlements qui troublent, des musiques qui transpercent, des larmes qui gênent, des tannins qui illuminent les papilles et des joies qui bouleversent. Une multiplicité qui fait un. Il est le tout et la complémentarité. Il est le bleu qui impose le jaune, le contenu qui épouse son contenant, la nécessité de l’un qui s’ajoute à l’autre. Pensez-vous qu’une personne solitaire, vivant sans son âme complémentaire soit vraiment elle-même ? Je ne le crois pas.
Actuellement je suis une autre, pas tout à fait moi, sans doute pas aussi gaie et fantaisiste, pas aussi volontaire que je ne le suis. Vous me demandiez s’il y avait une chance pour que je sois celle qui accepte de vous aider à trouver votre carré blanc sur fond blanc ? J’essaierai. En contrepartie, pourriez-vous m’indiquer où se trouve cet être complémentaire qui vous permet de vous révéler, de vous dépasser par la confiance qu’il met en vous, de vous sentir femme, de puiser des forces dans son seul regard, de finir ce que vous êtes incapable d’achever seule, de vous accomplir ?
Lui
Je ne saurais vous répondre. Etes-vous certaine que cet être existe ? Vous avez encore une vision bien romantique d’une relation entre un homme et une femme. Sans doute n’avez-vous pas souffert autant que moi ? J’aimerais vous poser deux questions, une ouverte et une belle. Voudriez-vous me dire un lieu que vous aimez sur cette planète ? (oui, pour l'instant nous allons nous limiter à cette planète). Voulez-vous m’accompagner au Louvre en nocturne, Mercredi prochain ?
Que voulons-nous découvrir ensemble ? Les antiquités égyptiennes ? Delacroix ? Peut-être la peinture italienne. Il me semble que nous aimons tous deux l'Italie. Nous pourrions ensuite dîner au Marly, ou n'importe où dans le monde, si vous préférez. Dites-moi.
RENCONTRE
C’était il y a quatre ans. Elle avait immédiatement aimé leur rencontre. Juste un peu saisie par le pantalon à carreaux surréaliste qui était apparu sous la pyramide, au stand d’information. Il était un peu paumé dans ce grand hall, et en retard, évidemment. Il avait cherché, d’un regard indécis, la fille de la photo. Juliette avait sélectionné la meilleure image d’elle-même, à la fois fraîche et ténébreuse, souriante et mystérieuse. Mais ressemblait-elle vraiment à ce cliché ? Leurs regards s’étaient croisés et il l’avait reconnue malgré tout. Thomas pouvait accéder