La voix qui t'appelle
Par Patrick Gantly
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À propos de ce livre électronique
Lorsque le jeune abbé de Brésillac part pour Paris rejoindre le Séminaire des Missions Etrangères, le 2 juin 1841, il quitte Castelnaudary sans revoir sa famille, car son père est opposé à ce départ. Bien vite cependant, ce dernier acceptera la volonté de Dieu sur son fils, et la première lettre qu'il lui enverra à Paris se termine par les lignes suivantes : "Va, mon cher fils, va où le ciel te convie ; je reconnais la voix qui t'appelle. Qu'il te protège ; sois heureux ; je me soumets."
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Aperçu du livre
La voix qui t'appelle - Patrick Gantly
Chapitre 1 Carcassonne
Chapitre 2 Rue du Bac
Chapitre 3 Pondichéry
Chapitre 4 Salem
Chapitre 5 Synode et Séminaire
Chapitre 6 L'escamoteur de mitres
Chapitre 7 Padroado
Chapitre 8 Sous le soleil indien
Chapitre 9 Pliant les voiles
Chapitre 10 La Foi
Chapitre 11 L'Espérance
Chapitre 12 La Charité
Chapitre 13 La Sainte Folie
Notes du traducteur
Quelques remarques sur le contenu
Ce répertoire La Voix qui t'appelle
reprend intégralement le livre publié en 1994, à Rome, sous le même titre ; il porte en première page de l'édition le cum permissu superiorum
, signé du Père Patrick J. Harrington, sma, Supérieur général, Rome, le 8 décembre 1993. Il s'agit de la traduction du livre écrit en 1970 par le Père Patrick Gantly, sma, en collaboration avec Madame Ellen Thorp, sous le titre For This Cause - A life of Melchior de Marion Brésillac
. Une seconde édition anglaise a été faite en 1992. Le titre complet de l'édition française est le suivant : La voix qui t'appelle - Vie de Monseigneur Melchior de Marion Brésillac, Fondateur de la Société des Missions Africaines
.
C'est à dessein, et pour respecter l'usage du siècle passé, que, dans les douze premiers chapitres, les prêtres sont appelés Monsieur
: M. Taurines, M. Triboulot, etc. Par contre, dans le chapitre 13 qui raconte les débuts des Missions Africaines, on parlera du P. Planque, du P. Borghero, comme on le fait aujourd'hui dans la Société.
Le texte des citations, toutes présentées en caractères italiques, peut parfois surprendre et dérouter le lecteur ; ce texte date de 150 ans et certains mots ou certaines tournures ne sont plus d'usage aujourd'hui. Cependant, il a paru préférable de toujours respecter le texte original dont la référence aux Archives de la SMA, ou aux volumes publiés, est donnée pour chacun de ces textes.
Pourquoi ce titre La voix qui t'appelle
?
Lorsque le jeune abbé de Brésillac part pour Paris rejoindre le Séminaire des Missions Etrangères, le 2 juin 1841, il quitte Castelnaudary sans revoir sa famille, car son père est opposé à ce départ. Bien vite cependant, ce dernier acceptera la volonté de Dieu sur son fils, et la première lettre qu'il lui enverra à Paris se termine par les lignes suivantes : Va, mon cher fils, va où le ciel te convie ; je reconnais la voix qui t'appelle. Qu'il te protège ; sois heureux ; je me soumets.
Le titre anglais est une citation de saint Paul, en Tite, 1,5 : For this cause, I left thee in Crete that you […] shouldest ordain priests in every city as I also appointed thee.
Si je t'ai laissé en Crète, c'est pour achever l'organisation et pour établir dans chaque ville des presbytres, conformément à mes instructions.
Ce livre a été publié en anglais à Rome en 1970. Une seconde édition a été faite en Irlande en 1992. Les quelques changements minimes apportés par le traducteur dans la version française sont dus principalement à l'utilisation de documents d'archives non encore étudiés à l'époque où le P. Gantly a écrit son livre.
P. Bernard Favier, sma, traducteur
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Préface de l'édition anglaise
S'adressant aux membres de la Société des Missions Africaines (SMA), en mai 1989, le pape Jean-Paul II décrivait Monseigneur de Marion Brésillac comme un homme de foi profonde et de grand courage
.
Quand nous regardons la vie et l'œuvre de Mgr de Brésillac, le fondateur de la Société des Missions Africaines, nous voyons que ces qualités sont vraiment au centre de sa vie. Fonder une Société destinée principalement à l'évangélisation des pays de l'Afrique qui ont le plus besoin de missionnaires
(Articles Fondamentaux, n° 1) est déjà en soi un acte de grand courage. Faire cela en 1856, alors que le continent africain était encore bien peu connu et que les informations de l'époque n'avaient rien de bien séduisant, exigeait une foi profonde et une confiance peu commune en Dieu. Le don généreux qu'il fit de lui-même, jusqu'à sa mort prématurée en Afrique six semaines seulement après son arrivée, témoigne de son engagement total et courageux à l'établissement du Royaume de Dieu sur terre.
Nul ne peut mettre en doute la fidélité totale de Mgr de Brésillac. C'était un missionnaire passionnément engagé. Il possédait de nombreuses qualités qui lui permirent de répondre à sa vocation et de réaliser l'œuvre de sa vie. Outre la foi et le courage, il possédait également une rare intelligence, qui lui permettait de percevoir le fond des choses, doublée d'une intime conviction qu'il fallait absolument sortir des sentiers battus et de la sagesse de son temps. Mgr de Brésillac était attentif aux personnes, savait leur faire confiance et se reposer sur leurs capacités, sans se soucier de leurs antécédents sociaux ou culturels. C'était aussi un homme de prière et un vrai fils de l'Eglise qu'il a toujours profondément respectée.
Dans ses nombreux écrits, le fondateur de la SMA développe et défend, sur la mission, des idées dont on commençait seulement à parler de son temps. Il insiste sur la nature radicale de la vocation missionnaire, qui est d'apporter la Bonne Nouvelle dans de nouveaux lieux et à de nouveaux peuples. Tandis que le charisme missionnaire est l'une des facettes permanentes de l'Eglise, le missionnaire, lui, demeure toujours un pèlerin.
Le souci premier de toute la vie missionnaire de Mgr de Brésillac, à savoir l'établissement d'une Eglise vraiment indigène, avec son propre clergé et sa propre hiérarchie, ne fut ni bien compris, ni activement partagé par la plupart des missionnaires de son temps. Sans cesse il revenait sur cette priorité pour la défendre, refusant vigoureusement l'idée que les Eglises qui venaient de naître n'étaient pas encore prêtes.
Il reprend aussi à son compte des principes qui sont valables pour les missionnaires de tous les temps et de tous les lieux : une large ouverture sur le monde et sur son devenir, beaucoup de connaissances pratiques, un savoir étendu et solide, la nécessité d'être zélés, compréhensifs et patients. Ils sont les serviteurs de l'Evangile et non pas ses maîtres. Ils apportent le Christ aux peuples, mais ensuite ils les laissent cheminer à leur propre manière sur la route du Sauveur, évitant soigneusement d'importer chez ces peuples les coutumes et les pratiques de leurs propres Eglises d'origine.
En essayant de changer les coutumes locales qui sont clairement en contradiction avec les valeurs de l'Evangile, les missionnaires doivent s'efforcer de rester doux et bons, et s'ils cherchent à introduire de nouvelles idées, qu'ils n'oublient jamais de procéder graduellement, mais surtout qu'ils évitent de condamner des coutumes sous prétexte qu'elles sont différentes des leurs. En fait, le missionnaire doit s'attendre à ce que l'Eglise se développe de façon différente de ce qu'il connaît.
Sur la question des méthodes missionnaires, Mgr de Brésillac affirmait l'importance des médias, en particulier de la presse écrite, la nécessité d'avoir des personnes qui connaissent parfaitement la philosophie et les religions locales, la valeur de l'éducation comme moyen de promotion et d'ouverture et l'importance de l'engagement des laïcs dans l'œuvre des missions.
Aujourd'hui, plus de cent trente ans après la mort de Mgr de Marion Brésillac, nous remarquons des ressemblances frappantes entre ce qu'il a écrit et ce que nous lisons dans Redemptoris Missio, la lettre encyclique du pape Jean-Paul II sur les missions du 7 décembre 1990, et dans les Lineamenta du futur synode spécial des Evêques pour l'Afrique.
Si Mgr de Brésillac fut un visionnaire, il fut aussi un homme pratique, un homme d'action. A mon avis, il a encore beaucoup à dire aux chrétiens et aux missionnaires de nos jours. C'est un homme de tous les temps.
Le P. Patrick Gantly, sma, a étudié toute sa vie Mgr de Marion Brésillac. Nombre d'entre nous, alors que nous n'étions encore qu'aspirants à la Société des Missions Africaines, avons bénéficié de sa profonde connaissance de notre Fondateur et de ses écrits ; il a su nous les présenter avec beaucoup d'enthousiasme. En 1970, avec Madame Ellen Thorp, aujourd'hui décédée, il a publié For This Cause, un livre où il retrace la vie de Melchior de Marion Brésillac. Ecrit dans un style facile et agréable, cet ouvrage s'est révélé bien précieux pour les membres de la SMA, ainsi que pour les nombreuses personnes qui s'intéressent à l'histoire de la mission, ou plus simplement à la vie et à l'époque d'un personnage vraiment digne d'intérêt. Ce livre réédité aujourd'hui en 1992, contient aussi un défi et un appel pour chacun d'entre nous, car il est, sous de nombreux aspects, une célébration de la foi, de l'espérance et de la charité.
Rome, le 25 janvier 1992
P. Patrick J. Harrington, sma
Supérieur général
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Chapitre 1
CARCASSONNE
Livre La Voix qui t'appelle
, pp 13-27
Melchior Marie Joseph de Marion Brésillac naquit le 2 décembre 1813 à Castelnaudary, petite ville du sud de la France, près de Carcassonne. Avec ses maisons et ses églises anciennes, ses rues étroites et mal pavées, on pourrait croire qu'elle vient tout droit du Moyen Age ; il n'y a que la vue du chemin de fer et du canal du Midi, si on monte sur la colline, pour rappeler à ses habitants qu'ils sont maintenant dans le 19e siècle. Le ruban d'argent du canal, un peu au-dessous de la ville, avec ses quais et ses écluses, ses cales et ses chantiers navals, a constitué l'arrière-plan de la vie quotidienne de la famille de Brésillac, car le père, Gaston de Marion Brésillac, était surintendant et ingénieur du canal.
Il s'agissait là d'un emploi respectable et sérieux ; néanmoins, il rappelait sans cesse à Gaston combien il était tombé bas dans le monde, car il était le premier de sa lignée à avoir accepté un tel travail bourgeois. Au 16e siècle, les de Marion avaient acheté le château et les terres de Brézilhac (1) et, ce faisant, ils avaient accédé au rang de la noblesse, avec le droit, pour le chef de famille, de porter le titre de seigneur. Le grand-père de Melchior avait été mousquetaire gris dans la maison de Louis XV. Un autre de ses ancêtres, Jean de Marion, avait été docteur en théologie et en droit canonique, dans le diocèse de Carcassonne, mais il avait bien vite abandonné sa position pour rejoindre l'Ordre réformé de saint Bernard ; plus tard, il était devenu le confesseur du roi Henri III, qui tint toujours son petit moine en grande affection. A la mort du roi, le petit moine, avec d'autres membres de son Ordre, était allé prêter main forte à l'armée du duc de Savoie décimée par la maladie : c'est là qu'il était mort. Il ne s'agit là que de deux exemples d'une lignée qui, pendant des années, avait loyalement servi l'Eglise et le roi, et c'est la raison pour laquelle ils eurent à souffrir quand la Révolution s'abattit sur la France. Gaston et ses trois frères s'enfuirent sous la Terreur, mais l'un d'eux fut pris et fusillé comme aristo
. Gaston épousa sa cousine, Joséphine de Marion Gaja, et leur premier enfant fut prénommé Melchior. Il naquit dans la ville toute proche de Castelnaudary, où la famille de sa mère avait une maison, près de l'église Saint-Michel.
Melchior passa son enfance, jusqu'à l'âge de sept ans environ, dans la vieille maison familiale située à l'écart du village de Brézilhac. Plus tard, quand il écrivit ses mémoires, il nota que les années de son enfance et de sa jeunesse renfermaient de nombreux souvenirs douloureux. Il ne s'étend pas sur la raison de ces tristes souvenirs, mais il avait probablement à l'esprit le passage à d'autres mains du château et des terres de Brézilhac, conséquence, dit-il, de la Révolution. La famille alla vivre à Lasserre de Prouille et Gaston, désormais sans terre, accepta le poste de surintendant du canal du Midi afin de gagner sa vie. Homme fier et passionné, peut-être n'a-t-il jamais pu oublier son passé ! Peut-être sa jeune famille a-t-elle grandi à l'ombre des chagrins et des regrets du passé ! Il n'y avait jamais beaucoup d'argent de côté ; c'est pour cela, et aussi pour être sûr que l'éducation de ses fils ne serait pas entachée par la lèpre philosophique et voltairienne si répandue à cette époque, que Gaston lui-même se fit le précepteur de ses deux aînés. Quoique marquée par la droiture et la crainte de Dieu, cette éducation se fit peut-être dans un cadre trop restreint ; du moins Melchior grandit-il ainsi dans la réserve et la discrétion, évitant tout contact avec le monde extérieur grossier et corrompu. Plus tard, il décrira de façon significative l'adolescent qu'il était alors.
"Etre seul la plus grande partie du jour avec quelques livres, confier au papier quelques idées [...]. Ainsi quelques prédications de loin en loin, l'exercice modéré du saint ministère et la direction paisible de quelque bonne œuvre feraient, avec la vie tranquille dont je viens de parler, mon plus grand bonheur dans ce monde. Quant aux longs voyages, aux bruits, aux discussions, j'en ai toujours eu horreur ; et je me souviens que bien jeune encore, alors que les locomotives à vapeur et les chemins de fer n'étaient pas inventés, après le repas de midi, je portais souvent mes pas sur le bord du canal qui passe à Castelnaudary, ma ville natale, et souvent je me rencontrais à l'église Saint-Roch à l'heure de l'arrivée du bateau de poste. Les voyageurs descendaient là pour dîner, et quelquefois je considérais, pensif, le mouvement tumultueux de cette foule [...], et je me disais à moi-même : 'Que je serais malheureux si j'étais obligé de courir ainsi le monde.' Ce monde, je le trouvais déjà trop grand quand, pour une cause exceptionnelle, je devais aller jusqu'à Carcassonne à l'orient, et jusqu'à Toulouse à l'occident, car ces deux villes, jusqu'à mes vingt-six ans, furent mes deux extrêmes longitudes. Quant à me mêler à ce qu'on appelle les affaires [...], je ne m'étais jamais occupé ni de celles du petit séminaire [...], ni de celles de la paroisse de Saint-Michel pendant mon temps de vicariat (Souvenirs, pp 779-780).
Arrivé à l'âge de dix-neuf ans, Melchior avait déjà la conviction qu'il était appelé à être prêtre. Son père lui avait bien appris tout ce qu'il considérait comme nécessaire à une carrière militaire ; pourtant il fut très fier quand, à la place, son fils décida d'entrer au petit séminaire de Carcassonne. Mon fils sera le onzième Marion à donner sa vie à l'Eglise.
D'ailleurs son instruction avait été si bien faite qu'il ne fallut à Melchior que deux ans au séminaire avant d'être autorisé à commencer l'étude de la théologie. Le supérieur, l'abbé Arnal, reconnut bien vite l'intelligence et la maturité de Melchior, et quelques mois plus tard il le nomma professeur. Les deux années suivantes, il enseigna donc les mathématiques et les sciences, tout en continuant ses propres études en vue du sacerdoce.
Ses lettres et ses notes personnelles attestent que les années passées au petit séminaire furent très heureuses. Son admiration était si grande pour ce lieu qu'il entreprit une campagne de recrutement, persuadant les garçons d'y venir et s'efforçant d'amener les parents à permettre à leurs enfants d'y aller. Ce fut certainement enrichissant pour le jeune Melchior d'abandonner les limites étroites de sa maison, même si elles lui étaient chères, et d'être stimulé par de nouvelles idées, et il est clair qu'il fut réellement heureux d'enseigner. C'est ici que, pour la première fois, Melchior nous montre son visage ; nous découvrons en lui l'une des qualités qui, plus tard, deviendra si évidente : sa foi en la bonté essentielle de la nature humaine, et spécialement sa sympathie pour les jeunes, sa faculté de les comprendre. "Ces enfants sont jeunes, écrit-il ; l'imagination et toute la fougue de leur âge sont là, le démon se dépite à la vue d'une maison qui ruine son empire et il les tourmente. Ne croyons donc pas trop facilement qu'ils sont méchants et ne le leur faisons pas croire. Attachons-nous autant à exciter le bien qui se trouve en eux qu'à combattre le mal qui s'y rencontre." (2) Une sympathie aussi apparente était particulièrement étonnante au 19e siècle, quand l'opinion courante était que tous les jeunes, mais surtout les garçons, étaient des membres de Satan, et que, comme tels, ils devaient être traités avec une sévérité appropriée.
Un autre trait caractéristique de Brésillac, sa conscience extrêmement scrupuleuse, devient apparent à cette époque, en raison de ses fonctions de professeur. Il a toujours eu ce que les théologiens appellent une conscience délicate, et maintenant il se pose des questions sur son rôle de professeur, surtout de professeur de sciences. Est-il normal pour lui de passer tant de temps à étudier et à enseigner les sciences, surtout maintenant qu'il y a découvert un réel intérêt ? Ne devrait-il pas donner tout son temps à la théologie ? Son premier devoir n'était-il pas de laisser le petit séminaire et, dans quelque grand séminaire, de consacrer toute son énergie à l'étude de la théologie ? Oui, mais s'il faisait cela, n'allait-il pas priver son supérieur très cher et ses élèves d'une aide dont ils avaient grandement besoin ?
Ses lettres de cette époque reflètent ses incertitudes. Pour arriver à une solution, il alla trouver d'abord l'évêque de Carcassonne, Mgr Gualy, puis son supérieur, l'abbé Arnal. Finalement, en 1836, il écrivit à son père, lui disant combien il avait le cœur brisé de devoir quitter le petit séminaire, mais que, s'il y restait, il se laisserait trop absorber par les sciences et que la théologie ne prendrait que la seconde place. Son devoir était donc désormais évident : il devait aller au grand séminaire. Mais lequel ? Il aurait bien voulu aller à Saint-Sulpice, mais - autre scrupule - cela entraînerait son père dans des dépenses exagérées et priverait ainsi ses plus jeunes frères de la chance à laquelle ils avaient pleinement droit. Finalement, il décida d'entrer au grand séminaire de Carcassonne et c'est là qu'il fit ses études de théologie. En décembre 1838, deux ans plus tard, il fut ordonné prêtre.
Tout cela peut donner l'impression d'attacher trop d'importance à une matière qui semble bien secondaire. Mais c'est intéressant, car cela met en lumière une contradiction apparente du caractère de Melchior : une faculté d'indécision presque à la Hamlet, allant de pair avec une extrême obstination. Il dit lui-même que, toute sa vie, il a été tourmenté par cette incertitude de conscience sur les questions sérieuses, incertitude qui le fait aller à la hâte ici ou là, en quête d'informations ou d'avis, pour prendre une décision. C'était un défaut résultant de deux de ses vertus, une très profonde humilité et une affabilité pleine de sensibilité. Avant toute décision, il était sans cesse tourmenté par des doutes sur ses propres capacités à faire face à la situation, se demandant s'il n'allait pas prendre la place d'autres personnes plus aptes que lui, s'il avait fait la pleine lumière sur tous les aspects de la situation ; et dans le même temps, il ne voulait absolument pas heurter les sentiments ou les consciences d'autres personnes impliquées dans l'affaire. Mais une fois que sa conviction était faite, quand il voyait de quel côté se trouvait la vérité, alors aucun doute, aucune hésitation ne pouvait le faire revenir en arrière : avec une constance presque impitoyable, il continuait sur le sentier de son devoir, même si cela devait le conduire dans des endroits difficiles où il se retrouverait seul.
Après son ordination, il fut nommé vicaire à la paroisse de Saint-Michel, dans sa propre ville de Castelnaudary. Il y resta deux ans et demi, vivant avec sa famille, prêchant, visitant les malades, préparant les enfants à la première communion, donnant toutes les apparences d'un bonheur parfait. Humainement parlant, dit-il, j'étais heureux ; je l'étais réellement, car j'étais à ma place ; et vous daignâtes là, Seigneur, me donner plus d'une consolation spirituelle. Cependant, ajoute-t-il, la plus grande grâce que vous me fîtes fut celle de ne point perdre de vue l'œuvre des missions. [...] Je passais donc plus de deux ans ainsi, ne considérant que de loin l'affaire des missions étrangères, mais le désir de m'y engager persévérait toujours
(Souvenirs, p 30).
Plus tard, dans ses mémoires, il devait montrer avec force détails toutes les étapes de son appel. Le lecteur ordinaire trouvera peut-être ennuyeux de l'écouter ainsi analyser ses sentiments, exposer ses craintes et ses difficultés, décompter ses volte-face et ses inévitables scrupules. Cependant, ce faisant, Melchior présente la description de la plus prodigieuse expérience que puisse faire un homme : la poursuite de son âme par Dieu :
- "Une recherche sans hâte,
- Une marche imperturbable,
- Une vitesse délibérée,
- Une sollicitation majestueuse. [...]" (3)
Il était encore au petit séminaire quand, soudainement, spontanément, sans la moindre suggestion de la part de son directeur spirituel, il sentit en lui le désir d'être missionnaire. C'est seulement alors qu'il réalisa que ce sentiment avait dormi en lui depuis son enfance, tout à côté du fort désir d'être prêtre. Il consulta son directeur ainsi que de nombreuses autres personnes. Son évêque reçut froidement une telle demande. L'opinion d'un prêtre que jamais je ne serai missionnaire
lui fut si dure qu'elle lui en fit presque abandonner tout à fait l'idée. Son père refusa catégoriquement de lui donner sa permission. Selon un Jésuite prédicateur de retraite, il était en train de faire l'expérience du désir d'une vocation missionnaire, plutôt que de la vocation elle-même. Cependant, petite lueur d'espoir, ce même Jésuite l'avisa que si ce désir d'être missionnaire persistait toujours après son ordination, alors il devrait faire une retraite spéciale pour prendre une décision.
Pendant quelque temps après son ordination, son travail à la paroisse Saint-Michel parut l'accaparer complètement. D'ailleurs, à Castelnaudary, tout conspirait à reléguer les missions à l'arrière-plan : sa famille, ses amis et par-dessus tout ses occupations sacerdotales. Et cependant,
- "Avant même le bruit des pas de Dieu,
- Le son de sa voix lui était parvenu. [...]" (4)
une voix si forte et si persistante qu'il ne pouvait pas ne pas l'entendre. Alors, comme poussé par une force intérieure, il s'en alla consulter le Jésuite qui lui avait autrefois prêché une retraite. Ce dernier lui conseilla d'aller voir le maître des novices de la Société, à Avignon. Arrivé dans cette ville, Melchior apprit qu'il était parti à Aix. Il s'y rendit donc et, sous sa direction, fit une retraite de huit jours. A la fin, on lui dit qu'il serait missionnaire.
Mais il restait toujours un faible doute qu'il fallait dissiper. Son humilité naturelle pouvait encore faire qu'il se demande : Malgré toutes ces précautions, me serais-je trompé ?
La réponse lui vint alors : les voix humaines de ceux qui l'avaient conseillé étaient vraiment la voix de notre divin Sauveur, qui me disait de tout quitter pour le suivre.
Après cela, tout ce qui lui restait à faire, c'était de quitter la France et d'aller dans quelque mission à l'étranger aussitôt que possible. Il ne perdit pas de temps : avant même de quitter la maison de retraite des Jésuites, il écrivit deux lettres, l'une au supérieur des Missions Etrangères de Paris, et l'autre à Mgr Gualy, l'évêque de Carcassonne, pour lui demander la permission de quitter son diocèse.
La réponse du supérieur des Missions Etrangères ne se fit pas attendre. Quand Melchior arriva à Castelnaudary, une lettre l'attendait, dans laquelle le Père Langlois lui disait qu'il était prêt à le recevoir, pourvu que ses références soient bonnes et que son évêque accepte de le laisser partir. C'est là qu'était la difficulté, comme Melchior devait bien vite s'en rendre compte. Pendant les mois qui suivirent, il écrivit plusieurs fois à Mgr Gualy. Ce dernier ignora la première lettre ; il répondit à la seconde, mais, prétextant le petit nombre des prêtres dans son diocèse, il refusa de le laisser partir. Une troisième lettre resta sans réponse. Plus de six mois plus tard, Melchior lui écrivit de nouveau : Il m'eût été bien doux, Monseigneur, de recevoir une parole de votre part, eût-elle même été une parole de refus [...]
(Souvenirs, p 33). Ce cri du cœur demandait une réponse. Dans celle-ci, l'évêque refusait de nouveau sa permission, mais cette fois il offrait à Melchior la charge d'une nouvelle maison qu'il projetait d'ouvrir dans le but de prêcher des retraites et des missions. Ce travail m'aurait beaucoup plu
, reconnut Melchior, mais pas au prix de sa vocation missionnaire. Avec toute la finesse qui le caractérise, il ajoute d'ailleurs dans son journal que cette maison n'était même pas encore fondée et qui sait quand elle le serait avec un évêque qui, quoique rempli d'admirables qualités, semblait ne pas avoir reçu le don de l'initiative ? Peut-être aussi ces deux lettres laissées sans réponse avaient-elles affecté le jeune Melchior qui, toute sa vie, restera très attaché aux formes extérieures de courtoisie. Il devait écrire plus tard : Oh ! pourquoi les formes délicates et polies n'accompagnent-elles pas toujours la piété ? Pourquoi même est-il si rare de voir ensemble la politesse et la charité ?
(Souvenirs, p 83)
A cette époque, il était déterminé à mettre fin à cette incertitude aussitôt que se présenterait une occasion favorable. Elle arriva le 3 mai 1841, jour où il fut chargé de faire un sermon spécial à la cathédrale de Carcassonne sur la Propagation de la Foi. Après le sermon, accompagné du supérieur du grand séminaire, il alla voir son évêque. J'avais prié M. le supérieur du grand séminaire de vouloir bien m'aider dans cette démarche ; il se prêta à mes désirs et nous convînmes ensemble qu'à la première parole favorable qui sortirait de la bouche de S.G. nous nous lèverions et que je dirais à Monseigneur que je prenais cette parole pour un vrai consentement
(Souvenirs, p 34). C'est précisément ce qui arriva.
Mgr Gualy fit quelques remarques gentilles, des compliments même, sur quoi le jeune prêtre se leva, le remercia d'avoir donné enfin son consentement, lui demanda sa bénédiction et lui dit que tous les arrangements avaient été faits pour son départ. Il est difficile de savoir si, ce faisant, il forçait la main à son évêque, ou si, maintenant, Mgr Gualy était convaincu de la vocation missionnaire de Melchior. Cependant, il ne rencontrera désormais plus d'obstacle sur son chemin, et il put écrire à M. Langlois qu'il se proposait de monter à Paris au mois de juillet ; le manque d'argent et certaines affaires qui réclamaient son attention l'empêchaient de partir plus tôt.
L'une de ces affaires, et celle-là lui était extrêmement pénible, était de devoir annoncer à ses parents qu'il était sur le point de les quitter. Déjà, et d'une manière inflexible, son père avait rejeté cette idée : cela ne laissait présager rien de bon sur ce qu'il ferait maintenant. "Je savais, écrivit-il, que ma mère verserait un torrent de larmes, mais qu'elle me dirait en pleurant d'aller où le Seigneur m'appelait. Quant à mon pauvre père, je savais aussi que sa répugnance serait extrême, et qu'il essayerait de mettre à ma détermination toute l'opposition dont il serait capable" (Souvenirs, p 34). Melchior pensa tout d'abord qu'il serait à la fois plus gentil et plus prudent de ne pas leur faire une visite d'adieu, mais de leur écrire pour leur dire ce qu'il avait l'intention de faire. C'était aussi ce que pensaient plusieurs de ceux qui connaissaient son intention ; M. Langlois était de ceux-là. Mais il fut incapable de tant d'insensibilité et d'un si grand manque de courtoisie dans ses manières, et puis il savait combien son père en serait profondément blessé. Il écrivit cependant à ses parents, leur disant qu'il se proposait de leur rendre visite et de les entretenir d'une question qu'il avait depuis longtemps à l'esprit.
Des années plus tard, alors qu'il écrivait ses mémoires, de Brésillac ne pouvait pas évoquer cette visite sans une profonde douleur. J'arrivai en effet, et je trouvai mon père sombre, comme s'il avait prévu de quoi il s'agissait. Un ou deux jours se passent sans qu'il soit question de rien. Le troisième jour enfin, comme je me disposais dans mon appartement à aller bientôt dire la sainte messe, mon père entre et me demande quelle est donc cette affaire dont je voulais tant lui parler. [...] Je n'essayerai point de retracer ici tout ce qu'il y eut de brisement de cœur dans les exclamations d'un tendre père, dont le cœur aussi venait d'être cruellement blessé, et qui se laissa aller à tout le délire de sa douleur
(Souvenirs, p 35). La détresse de Gaston était bien compréhensible ; il était âgé ; le second de ses fils avait trouvé la mort quelques années plus tôt en Algérie, et aujourd'hui l'aîné se proposait de le quitter pour toujours. Ce sont des pleurs, ce sont des paroles qui tombent sur mon cœur comme des pierres ; ce sont des gestes de reproches même qui mettent le comble à mon émotion. [...] Cette terrible scène finit enfin. Je la terminai en disant à mon père que je me rendais à l'autel, et que j'allais dire la sainte messe pour demander à Dieu, pour lui et pour moi, la force du sacrifice
(Souvenirs, p 35).
Pendant tout le reste de la visite de son fils, Gaston ne desserra plus les dents. Melchior quitta la maison familiale avec l'intention d'y revenir pour dire au revoir, mais une lettre de son père lui fit prendre conscience qu'il devait précipiter son départ. Dans cette lettre, après avoir épuisé tous les arguments contre le projet de son fils, Gaston commit la faute d'ajouter qu'il allait écrire à l'évêque pour lui demander de retirer sa permission. Melchior ne pouvait accepter de retomber dans l'indécision ni supporter un nouveau délai. C'est pourquoi il alla lui-même trouver son évêque pour lui dire que tout était désormais arrangé, et qu'il était venu pour recevoir sa dernière bénédiction avant son départ. Au moment de le quitter, il dit à son évêque qu'il était possible qu'il reçoive une lettre de son père. " [...] J'espère, Monseigneur, que vous ne verrez dans ses paroles que l'expression d'un cœur affligé. Soyez tranquille, répondit l'évêque, je le comprendrai d'autant mieux que, dans cette cause, nous ne faisons qu'un" (Souvenirs, p 36).
De retour dans sa paroisse, il écrivit une nouvelle lettre à son père. Il savait qu'il ne devait montrer aucune faiblesse, ni ne susciter aucune fausse espérance ; il devinait que chacun des mots qu'il écrirait serait comme autant de poignards dans le cœur du pauvre homme. Pour tenter de l'aider à accepter son départ dans un esprit de foi, et pour qu'il réalise qu'il lui était impossible de retenir son fils, Melchior demanda à l'un des prêtres d'une paroisse voisine, M. Eysseire, de rendre visite à sa famille :
Je fus hier au château de Lasserre ; rapporta le curé, je remplis la moitié de ma commission. M. de Brésillac [...] se flatte d'avoir combattu toutes vos raisons et il espère que son sentiment prévaudra. 'Et si M. l'abbé faisait comme tant d'autres, lui dis-je, qui partent sans dire adieu de vive voix ?' Il répondit d'une voix ronde : 'Je désapprouve une pareille conduite'. Nous eûmes bientôt fini ; je promis de revenir bientôt. [...] quelle difficulté !
Il n'en est pas de même de Mme de Brésillac. Elle a un cœur de chair uni à une âme pleine de foi. Sentant le déchirement de ses entrailles, elle dirait comme Rébecca : 'Si sic futurum erat quid necesse fuit concipere
(5) Mais une résignation sublime lui faisant unir son sacrifice à celui de la Mère des douleurs, elle se regarde comme un instrument que le Seigneur brise pour l'accomplissement de l'œuvre du salut. [...] Plus d'une fois il me venait à la pensée que je parlais à une sainte. [...] Epargnez-moi la peine de porter les lettres d'adieu. Toutefois je me soumets à cette terrible épreuve, s'il n'est pas facile qu'il en soit autrement
(Souvenirs, pp 43-44).
Il était clair pour Melchior qu'il devait faire cette coupure aussitôt que possible : Je ne pouvais guère passer à la campagne pour dire adieu à mes parents de vive voix. L'esprit de mon père n'était pas assez calme ; je sondai aussi mes forces et je compris qu'elles pourraient fléchir. Je fis disposer de suite mes effets ; j'empruntai l'argent nécessaire au voyage et je confiai à M. l'abbé Taurines, mon confrère et mon ami, les lettres d'adieu. [...] Je le priai de passer par la paroisse du bon curé dont j'ai parlé plus haut, et de porter mes lettres en sa compagnie, de façon à être les premiers à porter la nouvelle de mon départ
(Souvenirs, p 46). Le 2 juin, à l'aube, après avoir célébré la messe au couvent des Sœurs de la Charité, il monta dans la diligence et prit la route de Paris.
L'abbé Taurines vint seul à la maison familiale à Lasserre ; l'abbé