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Confidences et Révélations
Comment on devient sorcier
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Confidences et Révélations
Comment on devient sorcier
Livre électronique618 pages8 heures

Confidences et Révélations Comment on devient sorcier

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LangueFrançais
Date de sortie26 nov. 2013
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    Aperçu du livre

    Confidences et Révélations Comment on devient sorcier - Jean-Eugène Robert-Houdin

    CONFIDENCES

    ET

    RÉVÉLATIONS

    COMMENT ON DEVIENT SORCIER

    MACÉDOINE CALLIGRAPHIQUE

    dans laquelle se trouvent six mots différents

    BLOIS

    LECESNE, IMPRIMEUR-ÉDITEUR

    RUE DES PAPEGAULTS

    ——

    MDCCCLXVIII.

    INTRODUCTION

    DANS LA DEMEURE DE L’AUTEUR.

    Je possède et j’habite, à Saint-Gervais, près Blois, une demeure dans laquelle j’ai organisé des agencements, je dirais presque des trucs, qui, sans être aussi prestigieux que ceux de mes séances, ne m’en ont pas moins donné dans le pays, à certaine époque, la dangereuse réputation d’un homme possédant des pouvoirs surnaturels.

    Ces organisations mystérieuses ne sont, à vrai dire, que d’utiles applications de la science aux usages domestiques.

    J’ai pensé qu’il serait peut-être agréable au public de connaître ces petits secrets dont on a beaucoup parlé, et j’ai cru ne pouvoir mieux faire pour leur publicité que de les placer en tête d’un ouvrage plein de révélations et de confidences.

    Si le lecteur veut bien me suivre, je vais le conduire jusqu’à Saint-Gervais, l’introduire dans mon habitation, lui servir de cicerone, et pour lui éviter tout déplacement et toute fatigue, je ferai en sorte, en ma qualité d’ex-sorcier, que son voyage et sa visite s’exécutent sans changer de place.

    LE PRIEURÉ.

    A deux kilomètres de Blois, sur la rive gauche de la Loire, est un petit village dont le nom rappelle aux gourmets de savoureux souvenirs. C’est là que se fabrique la fameuse crème de Saint-Gervais.

    Ce n’est pas assurément le culte de cette blanche friandise qui m’a porté à choisir cet endroit pour y fixer ma résidence. C’est à l’Amour sacré de la patrie seulement que je dois d’avoir pour vis-à-vis cette bonne ville de Blois qui m’a donné le jour.

    Une promenade, droite comme un I majuscule, relie Saint-Gervais à ma ville natale. Sur l’extrémité de cet I tombe à angle droit un chemin communal longeant notre village et conduisant au Prieuré.

    Le Prieuré, c’est mon modeste domaine, que mon ami Dantan jeune a nommé, par extension, l’abbaye de l’Attrape.

    Lorsqu’on arrive au Prieuré, on a devant soi:

    1º Une grille pour l’entrée des voitures;

    2º Une porte sur la gauche, pour le passage des visiteurs;

    3º Une boîte, sur la droite, avec ouverture à bascule, pour l’introduction des lettres et des journaux.

    La maison d’habitation est située à 400 mètres de cet endroit; une allée large et sinueuse y conduit à travers un petit parc ombragé d’arbres séculaires.

    Cette courte description topographique fera comprendre au lecteur la nécessité des procédés électriques que j’ai organisés à mes portes pour remplir automatiquement les fonctions d’un concierge:

    La porte des visiteurs est peinte en blanc. Sur cette porte immaculée apparaît, à hauteur d’homme, une plaque en cuivre et dorée, portant le nom de Robert-Houdin; cette indication est de la plus grande utilité; nul voisin n’étant là pour renseigner le visiteur.

    Au-dessous de cette plaque est un petit marteau également doré dont la forme indique suffisamment les fonctions; mais, pour qu’il n’y ait aucun doute à cet égard, une petite tête fantastique entre deux mains de même nature sortant de la porte, comme d’un pilori, semblent indiquer le mot: Frappez, qui est placé au-dessous d’elles.

    Le visiteur soulève le marteau selon sa fantaisie, mais, si faible que soit le coup, là-bas, à 400 mètres de distance, un carillon énergique se fait entendre dans toutes les parties de la maison, sans blesser, pour cela, l’oreille la plus délicate.

    Si le carillon cessait avec la percussion, comme dans les sonneries ordinaires, rien ne viendrait contrôler l’ouverture de la porte, et le visiteur risquerait de monter la garde devant le Prieuré.

    Il n’en est pas ainsi: La cloche sonne incessamment et ne cesse son appel que lorsque la serrure a fonctionné régulièrement.

    Pour ouvrir cette serrure, il suffit de pousser un bouton placé dans le vestibule. C’est presque le cordon du concierge.

    Par la cessation de la sonnerie, le domestique est donc averti du succès de son service.

    Mais cela ne suffit pas: il faut aussi que le visiteur sache qu’il peut entrer.

    Voici ce qui se passe à cet effet: en même temps que fonctionne la serrure, le nom de Robert-Houdin disparaît subitement et se trouve remplacé par une plaque en émail, sur laquelle est peinte en gros caractères le mot: Entrez!

    A cette intelligible invitation, le visiteur tourne un bouton d’ivoire, et il entre en poussant la porte, qu’il n’a même pas la peine de refermer, un ressort se chargeant de ce soin.

    La porte une fois fermée, on ne peut plus sortir sans certaines formalités. Tout est rentré dans l’ordre primitif, et le nom propre a remplacé le mot d’invitation.

    Cette fermeture présente, en outre, une sûreté pour les maîtres du logis: Si par erreur, par enfantillage ou par maladresse, un domestique tire le cordon, la porte ne s’ouvre pas; il faut pour cela que le marteau ait été soulevé et que l’avertissement de la cloche se soit fait entendre.

    Le visiteur, en entrant, ne s’est pas douté qu’il a envoyé des avertissements à ses futurs hôtes. La porte, en s’ouvrant et en se fermant, a exécuté aux différents angles de son ouverture et de sa fermeture, une sonnerie d’un rythme particulier.

    Cette musique bizarre et de courte durée peut indiquer, par l’observation, si l’on reçoit une ou plusieurs personnes, si c’est un habitué de la maison ou un visiteur nouveau, si c’est enfin quelque intrus qui, ne connaissant pas la porte de service, s’est fourvoyé par cette ouverture.

    Ici j’ai besoin de donner des explications, car ces effets qui semblent sortir des lois ordinaires de la mécanique, pourraient peut-être trouver quelques incrédules parmi mes lecteurs, si je ne prouvais ce que j’avance:

    Mes procédés de reconnaissance à distance sont de la plus grande simplicité et reposent uniquement sur certaines observations d’acoustique qui ne m’ont jamais fait défaut.

    Nous venons de dire que la porte en s’ouvrant envoyait, à deux angles différents de son ouverture, deux sonneries bien différentes, lesquelles sonneries se répétaient aux mêmes angles par la fermeture. Ces quatre petits carillons, bien que produits par des mouvements différents, arrivent au Prieuré espacés par des silences de durée égale.

    Avec une aussi simple disposition on peut, ainsi qu’on va le voir, recevoir, à l’insu des visiteurs, des avertissements bien différents:

    Un seul visiteur se présente-t-il; il sonne, on ouvre, il entre en poussant la porte qui se referme aussitôt. C’est ce que j’appelle l’ouverture normale: les quatre coups se sont suivis à distances égales: drin.... drin.... drin.... drin.... On a jugé au Prieuré qu’il n’est entré qu’une seule personne.

    Supposons maintenant qu’il nous vienne plusieurs visiteurs: La porte s’est ouverte d’après les formalités ci-dessus indiquées. Le premier visiteur entre en poussant la porte, et selon les règles prescrites par la politesse la plus élémentaire, il la tient ouverte jusqu’à ce que chacun soit passé; puis la porte se referme lorsqu’elle est abandonnée. Or l’intervalle entre les deux premiers et les deux derniers coups a été proportionnel à la quantité des personnes qui sont entrées; le carillon s’est fait entendre ainsi:

    drin.... drin........ drin.... drin,

    et pour une oreille exercée l’appréciation du nombre est des plus faciles.

    L’habitué de la maison, lui, se reconnaît aisément: il frappe et sachant ce qui doit se produire devant lui, il ne s’arrête pas, comme l’on dit, aux bagatelles de la porte; on ne lui a pas plus tôt ouvert que les quatre coups équi-distants se font entendre et annoncent son introduction.

    Il n’en est pas de même pour un visiteur nouveau: celui-ci frappe, et lorsque paraît le mot entrez, sa surprise l’arrête; ce n’est qu’au bout de quelque temps qu’il se décide à pousser la porte. Dans cette action, il observe tout; sa démarche est lente et les quatre coups sont comme sa démarche drin.... drin.... drin.... drin.... On se prépare au Prieuré pour recevoir ce nouveau visiteur.

    Le mendiant voyageur qui se présente à cette porte parce qu’il ne connaît pas la porte de service, soulève timidement le marteau, et au lieu de voir, selon l’usage, quelqu’un venir pour lui ouvrir, il est témoin d’un procédé d’ouverture auquel il est loin de s’attendre; il craint une indiscrétion; il hésite à entrer, et s’il le fait, ce n’est qu’après quelques instants d’attente et d’incertitude. On doit croire qu’il n’ouvre pas brusquement la porte. En entendant le carillon, ...d....r....i....n.... d...r...i...n... d...r...i...n... d...r...i...n... il semble aux gens de la maison qu’ils voient entrer ce pauvre diable. On va à sa rencontre avec certitude. On ne s’est jamais trompé.

    Supposons maintenant qu’on vienne en voiture pour me visiter: les grilles d’entrée sont ordinairement fermées, mais les cochers du pays savent tous par expérience ou par ouï dire comment on les ouvre. L’automédon descend de son siége; il se fait d’abord ouvrir la petite porte; il entre. Ah! par exemple, en voilà un dont le carillon est distinctif. Drin. drin. drin. drin. On comprend au Prieuré que le cocher qui entre avec une telle précipitation veut faire preuve vis-à-vis de ses maîtres ou de ses bourgeois de son zèle et de son intelligence.

    Notre homme trouve appendue à l’intérieur la clef de la grille qu’une inscription lui désigne; il n’a plus qu’à ouvrir la porte à deux battants. Ce double mouvement s’entend et se voit, même dans la maison. A cet effet est placé dans le vestibule un tableau sur lequel sont peints ces mots: LES PORTES DES GRILLES SONT....

    A la suite de cette inscription incomplète viennent se présenter successivement les mots OUVERTES ou FERMÉES, selon que les grilles sont dans l’un ou l’autre de ces deux états; et cette transposition alternative vient prouver matériellement la justesse de cet axiôme: Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée.

    Avec un tel tableau, je puis, chaque soir, vérifier à distance la fermeture des portes de la maison.

    Passons maintenant au service de la boîte aux lettres. Rien n’est plus simple encore: J’ai dit plus haut que la boîte aux lettres était fermée par une petite porte à bascule. Cette porte est disposée de telle sorte que lorsqu’elle s’ouvre, elle met en mouvement au Prieuré une sonnerie électrique. Or le facteur a reçu l’ordre de mettre d’abord d’un seul coup dans la boîte tous les journaux et d’y joindre les circulaires pour ne pas produire de fausses émotions; après quoi, il introduit les lettres, l’une après l’autre. On est donc averti à la maison de la remise de chacun de ces objets, de sorte que si l’on n’est pas matinal, on peut, de son lit, compter les diverses parties de son courrier.

    Pour éviter d’envoyer porter les lettres à la poste du village, on fait la correspondance le soir; puis, en tournant un index nommé commutateur, on transpose les avertissements, c’est-à-dire que le lendemain matin le facteur, en mettant son message dans la boîte, au lieu d’envoyer le carillon à la maison, entend près de lui une sonnerie qui l’avertit d’y venir prendre les lettres; il se sonne ainsi lui-même.

    Ces organisations si agréablement utiles présentent cependant un inconvénient que je vais signaler, ce qui m’amènera à raconter incidemment au lecteur une petite anecdote assez plaisante sur ce sujet:

    Les habitants de Saint-Gervais ont une qualité que je me plais à leur reconnaître: ils sont très-discrets. Il n’est jamais venu à l’idée d’aucun d’entre eux de toucher au marteau de ma porte d’entrée autrement que par nécessité.

    Mais certains promeneurs de la ville y mettent moins de réserve et se permettent quelquefois de s’escrimer sur les accessoires électriques, pour en voir les effets.

    Bien que très rares, ces indiscrétions ne laissent pas que d’être désagréables.

    Tel est l’inconvénient dont je viens de parler et voici l’anecdote à laquelle elle a donné lieu.

    Un jour, Jean, le jardinier de la maison, travaillait près de la porte d’entrée; il entend quelque bruit de ce côté et voit bientôt un flâneur de notre cité blésoise qui, après avoir fait manœuvrer le marteau, s’amusait à ouvrir et à fermer la porte, sans s’inquiéter du trouble qu’il portait dans la maison.

    Sur une remontrance que lui fait l’homme de service, l’importun se contente de dire pour sa justification:

    —Ah! oui, je sais; ça sonne là bas. Pardon! je voulais voir comment ça fonctionnait.

    —S’il en est ainsi, monsieur, c’est bien différent, reprend le jardinier d’un ton de bonhomie affectée, je comprends votre désir de vous instruire et je vous demande pardon, à mon tour, de vous avoir dérangé dans vos observations.

    Sur ce, sans paraître remarquer l’embarras de son interlocuteur, Jean retourne à son ouvrage en continuant de jouer l’indifférence la plus complète. Mais Jean est un malin dans la double acception du mot, il ne se trouve pas suffisamment satisfait, et s’il refoule au fond de son cœur son reste de mécontentement, c’est pour avoir une plus grande liberté d’esprit dans un projet de représailles qu’il vient de concevoir et qu’il se propose de mettre, le jour même, à exécution.

    Vers minuit, il se rend à la demeure du personnage; il se pend à sa sonnette et carillonne de toute la force de ses poignets.

    Une fenêtre s’entrouvre au premier étage; puis, par son entrebâillement, paraît une tête coiffée de nuit et empourprée par la colère.

    Jean s’est muni d’une lanterne; il en dirige les rayons vers sa victime.

    —Bonsoir, monsieur, lui dit-il d’un ton ironiquement poli, comment vous portez-vous?

    —Que diable avez-vous à sonner ainsi, à pareille heure? répond une voix courroucée.

    —Oh! pardon, monsieur, reprend Jean en paraphrasant certaine réponse de son interlocuteur; oui, je sais, ça sonne là-haut; mais je voulais voir si votre sonnette fonctionnait aussi bien que le marteau du Prieuré. Bonsoir, monsieur?

    Il était temps que Jean s’éloignât; le monsieur était allé chercher, pour la lui jeter sur la tête.... une vengeance de nuit.

    Pour conjurer cette petite misère, je plaçai sur ma porte un avis engageant chacun à ne pas toucher au marteau sans nécessité. Avis inutile! Il y avait toujours une nécessité pour frapper, c’était celle de satisfaire une ou plusieurs curiosités.

    Ne pouvant échapper à ces persistantes indiscrétions, je pris le parti de ne plus m’en taquiner et de les regarder au contraire comme un succès que m’attiraient mes procédés électriques.

    Je n’eus qu’à me féliciter, plus tard, de ma conciliante détermination: car, soit que la curiosité locale se fût émoussée, soit toute autre cause, les importunités cessèrent d’elles-mêmes et maintenant il est fort rare que le marteau soit soulevé dans un autre but que celui de pénétrer dans ma demeure.

    Mon concierge électrique ne me laisse donc plus rien à désirer. Son service est des plus exacts; sa fidélité est à toute épreuve; sa discrétion est sans égale; quant à ses appointements, je doute qu’il soit possible de moins donner pour un employé aussi parfait.

    Voici maintenant certains détails sur un procédé à l’aide duquel je parviens à assurer à mon cheval l’exactitude de ses repas et l’intégrité de ses rations.

    Il est bon de dire que ce cheval est une jument, bonne et douce fille quasi majeure, qui répondrait au nom de Fanchette, si la parole ne lui faisait défaut.

    Fanchette est affectueuse et même caressante; nous la regardons presque comme une amie de la maison, et c’est à ce titre que nous lui prodiguons toutes les douceurs qu’il lui est donné de goûter dans sa condition chevaline.

    Ce petit préambule fera comprendre ma sollicitude à l’endroit des repas de notre chère bête.

    Fanchette a une personne affectée à son service de bouche; c’est un garçon fort honnête qui, en raison même de sa probité, ne se formalise aucunement de mes procédés... électriques.

    Mais avant ce serviteur, j’en avais un autre. C’était un homme actif, intelligent, et qui s’était passionné pour l’art cultivé, jadis, par son patron. Il ne connaissait qu’un seul tour, mais il l’exécutait avec une rare habileté. Ce tour consistait à changer mon avoine en pièces de cinq francs.

    Fanchette goûtait peu ce genre de spectacle, et, faute de pouvoir se plaindre, elle se contentait de protester par des défaillances accusatrices.

    Cet escamotage étant bien constaté, je donnai le compte à mon artiste, et me décidai à distribuer moi-même à Fanchette son picotin réconfortant.

    Je dis moi-même; c’est beaucoup avancer, car, je dois le confesser, si ma bête eût dû compter sur mon exactitude pour faire ses repas à heure fixe, elle eût pu éprouver quelques déceptions à ce sujet.

    Mais n’ai-je pas dans l’électricité et la mécanique des auxiliaires intelligents, et sur le service desquels je puis compter?

    L’écurie est distante d’une quarantaine de mètres de la maison. Malgré cet éloignement, c’est de mon cabinet de travail que se fait la distribution. Une pendule est chargée de ce soin, à l’aide d’une communication électrique. Ces fonctions ont lieu trois fois par jour et à heure fixe. L’instrument distributeur est de la plus grande simplicité: c’est une boîte carrée en forme d’entonnoir, versant le picotin dans des proportions réglées à l’avance.

    —Mais! me dira-t-on, ne peut-on pas enlever au cheval son avoine aussitôt qu’elle vient de tomber?

    Cette circonstance est prévue; le cheval n’a rien à craindre de ce côté, car la détente électrique qui fait verser l’avoine ne peut avoir son effet qu’autant que la porte de l’écurie est fermée à clef.

    —Mais le voleur ne peut-il pas s’enfermer avec le cheval?

    —Cela n’est pas possible, attendu que la serrure ne se ferme que du dehors.

    —Alors on attendra que l’avoine soit tombée pour venir à soustraire.

    —Oui, mais alors on est averti de ce manége par un carillon disposé de manière à se faire entendre au logis, si on ouvre la porte avant que l’avoine soit entièrement mangée par le cheval.

    La pendule dont je viens de parler est chargée, en outre, de transmettre l’heure à deux grands cadrans placés, l’un au fronton de la maison, l’autre au logement du jardinier.

    —Pourquoi ce luxe de deux grands cadrans, me direz-vous, lorsqu’un seul peut suffire pour l’extérieur?

    Je vous dois, lecteur, à ce sujet une explication justificative. Lorsque je plaçai mon premier cadran électrique dans le fronton du Prieuré, c’était dans le double but d’indiquer l’heure à toute la vallée et de donner aux gens de la maison une heure unique et régulatrice.

    Mais une fois mon œuvre terminée, je m’aperçus que mon cadran était plus utile aux passants qu’à moi-même. J’étais obligé de sortir pour voir l’heure.

    Je me creusai vainement la tête pendant quelque temps, pour parer à cet inconvénient. Je ne voyais d’autre solution à ce problème que de bâtir une maison en face de la mienne pour regarder mon cadran. Toutefois une idée beaucoup plus simple vint enfin me sortir d’embarras: le pignon du logement du jardinier était en vue de toutes nos fenêtres, j’y plaçai un second cadran et je le fis marcher par le même fil électrique que le premier.

    Cette heure se communique par le même procédé à plusieurs cadrans placés dans différentes pièces de l’habitation.

    Mais à tous ces cadrans il fallait une sonnerie unique, une sonnerie pouvant être entendue des habitants du Prieuré, ainsi que de tout le village.

    Sur le faîte de la maison est une sorte de campanile abritant une cloche d’un certain volume dont on se sert pour l’appel aux heures des repas.

    Je plaçai au-dessous de cette cloche un rouage suffisamment énergique pour soulever le marteau en temps voulu. Mais comme il eût fallu remonter chaque jour le poids de cette machine, je me servis d’une force perdue, ou pour mieux dire, non utilisée, pour remplir automatiquement cette fonction. A cet effet, j’établis entre la porte battante de la cuisine située au rez-de-chaussée, et le remontoir de la sonnerie placé au grenier, une communication disposée de telle sorte qu’en allant et venant pour leur service, et sans qu’ils s’en doutent, les domestiques remontent incessamment le poids de ce rouage.

    C’est presque un mouvement perpétuel dont on n’a jamais à s’occuper.

    Un courant électrique distribué par mon régulateur soulève la détente de la sonnerie et fait compter le nombre de coups indiqués par les cadrans.

    Cette distribution d’heure me permet d’user, dans certains cas, d’une petite ruse qui m’est fort utile et que je vais vous confier, lecteur, à la condition de n’en pas parler, car ma ruse une fois connue manquerait son effet. Lorsque, pour une cause ou pour une autre, je veux avancer ou retarder l’heure de mes repas, je presse secrètement sur certaine touche électrique placée dans mon cabinet, et j’avance ou je retarde à mon gré les cadrans et la sonnerie de la maison. La cuisinière a trouvé que le temps passe souvent bien vite, et moi j’ai gagné en plus ou en moins un quart d’heure que je n’eusse pas obtenu sans cela.

    C’est encore ce même régulateur qui, chaque matin, à l’aide de transmissions électriques, réveille trois personnes à des heures différentes, à commencer par le jardinier.

    Cette disposition n’a rien de bien merveilleux et je n’en parlerais pas si je n’avais à signaler un procédé assez simple pour forcer mon monde à se lever lorsqu’il est réveillé. Voici le procédé: Le réveil sonne d’abord assez bruyamment pour que le dormeur le plus apathique soit réveillé, et il continue de sonner jusqu’à ce qu’on aille déranger une petite touche placée à l’extrémité de la chambre. Il faut, pour cela, se lever; alors le tour est fait.

    Ce pauvre jardinier, je le tourmente bien avec mon électricité.

    Croirait-on qu’il ne peut pas chauffer ma serre au-delà de dix degrés de chaleur ou laisser baisser la température au-dessous de trois degrés de froid, sans que j’en sois averti.

    Le lendemain matin, je lui dis: Jean, vous avez trop chauffé hier soir; vous grillez mes géraniums; ou bien: Jean, vous risquez de geler mes orangers; le thermomètre est descendu, cette nuit, à trois degrés au-dessous de zéro.

    Jean se gratte l’oreille, ne répond pas; mais je suis sûr qu’il me regarde un peu comme sorcier.

    Cette disposition thermo-électrique est également placée dans mon bûcher, pour m’avertir du moindre commencement d’incendie.

    Le Prieuré n’est point une succursale de la Banque de France; toutefois, si modestes que soient mes objets précieux, je tiens à les conserver, et, dans ce but, j’ai cru devoir prendre mes précautions contre les voleurs: les portes et fenêtres de ma demeure ont toutes une disposition électrique qui les relie avec le carillon et sont organisées de telle sorte que lorsque l’une d’elles fonctionne, la cloche résonne tout le temps de son ouverture.

    Le lecteur voit déjà l’inconvénient que présenterait ce système si le carillon résonnait chaque fois qu’on se mettrait à la fenêtre ou qu’on voudrait sortir de chez soi. Il n’en est point ainsi: la communication se trouve interrompue toute la journée et n’est rétablie qu’à minuit (l’heure du crime) et c’est encore la pendule au picotin qui se charge de ce soin.

    Lorsque nous nous absentons de la maison, la communication électrique est permanente et, le cas d’ouverture échéant, la grosse sonnerie de l’horloge dont la détente est soulevée par l’électricité sonne sans cesse et produit à s’y méprendre la sonnerie du tocsin. Le jardinier et les voisins même étant avertis de ce fait, le voleur serait facilement pris au trébuchet.

    Nous nous plaisons souvent à tirer au pistolet. Nous avons pour cela un emplacement fort bien organisé. Mais au lieu de la renommée traditionnelle, le tireur qui fait mouche voit soudain apparaître au-dessus de sa tête une couronne de feuillage. La balle et l’électricité luttent de vitesse dans ce double trajet; ainsi bien qu’on soit à vingt mètres du but, le couronnement est instantané.

    Permettez-moi, lecteur, de vous parler encore d’une invention à laquelle l’électricité est tout à fait étrangère, mais que je crois devoir, toutefois, vous intéresser: Dans mon parc se trouve un chemin creux que l’on se voit, quelquefois, dans la nécessité de traverser. Il n’y a, pour cela, ni pont ni passerelle. Mais sur le bord de ce ravin l’on voit un petit banc; le promeneur y prend place, et il n’est pas plus tôt assis qu’il se voit subitement transporté à l’autre rive.

    Le voyageur met pied à terre et le petit banc retourne de lui-même chercher un autre passager.

    Cette locomotion est à double effet: il y a une même voie aérienne pour le retour.

    Je termine ici mes descriptions; en les continuant je craindrais de tomber dans ce ridicule du propriétaire campagnard qui, dès qu’il tient un visiteur, ne lui fait pas plus grâce d’un bourgeon de ses arbres que d’un œuf de son poulailler.

    D’ailleurs ne dois-je pas réserver quelques petits détails imprévus pour le visiteur qui viendrait lever le marteau mystérieux au-dessous duquel, on s’en souvient, est gravé le nom de

    ROBERT-HOUDIN.

    PRÉFACE

    Saint-Gervais, près Blois, septembre 1858.

    Huit heures sonnent à ma pendule.... J’ai près de moi ma femme, mes enfants; je viens de passer une de ces bonnes journées que peuvent seuls procurer le calme, le travail et l’étude; sans regret du passé, sans crainte pour l’avenir, je suis, je ne crains pas de le dire, aussi heureux qu’on peut l’être.

    Et cependant, à chaque vibration de cette heure mystérieuse, mon pouls s’élance, mes tempes battent avec force, je respire à peine, j’ai besoin d’air, de mouvement. Si l’on m’interroge, je ne réponds pas, tant mon âme est absorbée dans une vague et délicieuse rêverie!

    Vous l’avouerai-je, lecteur? Et pourquoi pas? Cet effet électrique, sinon magique, n’a rien qui ne puisse être facilement compris de vous.

    Si dans ce moment mon émotion est aussi vive, c’est que dans le cours de ma carrière d’artiste, huit heures étaient le moment où j’allais paraître en scène. Alors, l’œil avidement appliqué au trou du rideau, je voyais avec un plaisir extrême la foule qui se pressait à l’envi pour me voir. Ainsi qu’à présent, le cœur me battait, car j’étais heureux et fier d’un tel succès.

    Souvent aussi, à ce sentiment venait se mêler une inquiétude, un doute même. Mon Dieu! me disais-je avec terreur, suis-je assez sûr de moi pour justifier un tel empressement, une telle vogue?

    Mais bientôt, rassuré par le passé, je voyais avec plus de calme arriver l’instant suprême d’agiter la sonnette. J’entrais alors en scène; j’étais près de la rampe devant mes juges; je me trompe, devant des spectateurs amis dont j’allais essayer de gagner les suffrages.

    Concevez-vous, maintenant, lecteur, tout ce que cette heure rappelle en moi de souvenirs, et comprenez-vous qu’elle soit restée dans mon esprit toujours solennelle et toujours émouvante?

    Ces émotions, ces souvenirs, ne me sont point pénibles: je les évoque, au contraire, et je m’y complais. Quelquefois même il arrive que, pour les prolonger, je me transporte mentalement sur mon théâtre. Là, comme jadis, j’agite la sonnette, le rideau se lève, je revois mes spectateurs, et, sous le charme de cette douce illusion, je me plais à leur raconter les épisodes les plus intéressants de ma vie d’artiste. Je dis comment une vocation se révèle, comment s’engage la lutte contre les difficultés de toutes sortes, comment enfin....

    Mais pourquoi de cette fiction ne ferais-je pas une réalité?.... Ne pourrais-je pas, chaque soir, alors que huit heures sonnent, guidé par de fidèles souvenirs, continuer sous une autre forme le cours de mes représentations d’autrefois?.... Mon public serait le lecteur, et ma scène un volume.....

    Cette idée me séduit, je l’accueille avec joie, et me laisse aussitôt bercer par ces riantes illusions. Déjà je me vois en présence de spectateurs dont la bienveillance m’encourage.... Il me semble que l’on attend.... que l’on écoute.

    Sans plus hésiter, je commence.....

    MÉMOIRES

    ET

    RÉVÉLATIONS

    CHAPITRE PREMIER.

    Un horloger raccommodeur de soufflets.—Intérieur d’artiste.—Les leçons du colonel Bernard.—L’ambition paternelle.—Premiers travaux mécaniques.—Ah! si j’avais un rat!—L’industrie d’un prisonnier.—L’abbé Larivière.—Une parole d’honneur.—Adieu mes chers outils!

    Pour me conformer à la tradition qui veut qu’au début de ses confessions, tout homme écrivant.... comment dirai-je? ses Mémoires, non, ses souvenirs, fasse connaître ses titres de noblesse, je commence par déclarer au lecteur, avec un certain orgueil, que je suis né à Blois, patrie du roi Louis XII, surnommé le Père du Peuple, et de Denis Papin, l’illustre inventeur des machines à vapeur.

    Voilà pour ma ville natale. Quant à ma famille, il devrait sembler naturel, en raison de l’art auquel j’ai consacré mon existence, de me voir greffer sur mon arbre généalogique le nom de Robert-le-Diable ou celui de quelque sorcier du moyen-âge; mais, esclave de la vérité, je me contenterai de dire que mon père était horloger.

    Sans s’élever à la hauteur des Berthoud et des Bréguet, il passait néanmoins pour fort habile dans sa profession. Au reste, je fais preuve de modestie en bornant à un seul art les talents de mon père, car la nature l’avait fait apte aux spécialités les plus diverses, et son activité d’esprit le portait à tout entreprendre avec une égale ardeur.

    Excellent graveur, bijoutier plein de goût, il savait même au besoin sculpter un bras ou une jambe de statuette estropiée, remettre de l’émail à un vase du Japon endommagé, ou bien encore réparer les serinettes, fort en vogue à cette époque.

    L’habileté dont il donnait tant de preuves avait fini par lui valoir une clientèle beaucoup trop nombreuse, car, ces travaux, il les faisait pour la plupart gratuitement et mû par le seul plaisir d’obliger.

    Sa réputation lui attira même une petite mystification dont, au reste, il se tira en homme d’esprit.

    Un jour, un domestique en livrée entre dans la boutique, et présentant à mon père un objet soigneusement enveloppé:

    —Mme de B...., dit-il, vous fait ses compliments et vous prie de lui réparer cela.

    —C’est bien, répondit mon père, absorbé en ce moment par la réparation d’une tabatière à musique, je m’en occuperai.

    Son travail terminé, il déchire l’enveloppe, mais quelle n’est pas sa surprise?... il trouve un soufflet.

    —«Un soufflet à réparer! à moi! à un horloger! à un bijoutier!» s’écria mon père indigné, et ne sachant s’il devait voir dans ce fait une mystification ou simplement un manque de tact:

    Un soufflet! répétait-il, me prend-on pour un Auvergnat?

    Sa première pensée fut de rempaqueter ce nouvel et singulier article de bijouterie pour le renvoyer à son propriétaire; mais la réflexion lui inspira une vengeance plus digne et plus originale à la fois.

    Il examine ce soufflet aristocratique qui valait bien deux francs, le répare consciencieusement, puis le fait porter à Mme de B.... avec cette facture inusitée dans l’art de l’horlogerie:

    L’aventure fut connue et l’on en rit beaucoup; du reste, Mme de B... n’avait pas tardé à reconnaître son étourderie; elle vint elle-même payer la facture et fit sa paix avec mon père de la façon la plus aimable.

    Ce fut dans cet intérieur, pour ainsi dire d’artiste, au milieu des outils et des instruments auxquels je devais prendre un goût si vif, que je naquis et que je fus élevé.

    J’ai bonne mémoire; pourtant, si loin que remontent mes souvenirs, ils ne vont pas jusqu’au jour de ma naissance: j’ai su depuis que ce jour était le 6 décembre 1805.

    Je serais tenté de croire que je vins au monde une lime, un compas ou un marteau à la main, car dès ma plus tendre enfance, ces instruments furent mes hochets, mes joujoux; j’appris à m’en servir comme les enfants apprennent à marcher et à parler. Inutile de dire que bien souvent mon excellente mère eut à essuyer les larmes du jeune mécanicien, quand le marteau, mal dirigé, s’égarait sur ses doigts. Pour mon père, il riait de ces petits accidents, et disait en plaisantant que l’état m’entrerait ainsi dans le corps, et qu’après avoir été un enfant prodige, je finirais par devenir un mécanicien hors ligne.

    Je n’ai pas la prétention d’avoir réalisé cet horoscope paternel; mais il est certain que de tout temps je me suis senti un penchant, une vocation prononcée, une passion irrésistible pour la mécanique.

    Que de fois n’ai-je pas vu, dans mes rêves d’enfant, une fée bienfaisante me conduire par la main et m’ouvrir la porte d’un Eldorado mystérieux où se trouvaient entassés des outils de toute sorte. Le ravissement dans lequel me plongeaient ces songes était le même que celui qu’éprouve un autre enfant, lorsque son imagination lui retrace des pays fantastiques où les maisons sont en chocolat, les pierres en sucre candi et les hommes en pain d’épice.

    Il faut avoir été possédé de cette fièvre des outils pour la concevoir. Le mécanicien, l’artiste les adore véritablement; il se ruinerait même pour en acquérir. Les outils, du reste, sont pour lui ce qu’est un manuscrit pour le savant, une médaille pour l’antiquaire, un jeu de cartes pour le joueur; en un mot, ce sont des instruments qui favorisent une passion dominante.

    A huit ans, j’avais déjà fait mes preuves, grâce à la complaisance d’un excellent voisin et aussi à une dangereuse maladie, dont la longue convalescence me donna le loisir d’exercer ma dextérité naturelle.

    Ce voisin, nommé M. Bernard, était un colonel en retraite. Longtemps prisonnier, il avait appris, dans sa captivité, mille petits travaux qu’il consentit à m’enseigner pour me distraire. Je profitai si bien de ses leçons, qu’en assez peu de temps j’arrivai à égaler mon maître.

    Il me semble encore voir et entendre ce vieux soldat, lorsque, passant sa main sur son épaisse moustache grise pour la rabaisser sur ses lèvres (geste qui lui était très familier), il s’écriait, dans son énergique satisfaction: «Il fait tout ce qu’il veut, ce petit b..... là.» Ce compliment du colonel flattait au plus haut point mon amour-propre enfantin, et je redoublais d’efforts pour le mériter.

    Avec ma maladie finirent mes travaux; on me mit en pension, et dès lors les occasions me manquèrent pour me livrer à mes attrayantes distractions; mais aux jours de congé, c’était avec un véritable bonheur que je venais me retremper, si j’ose le dire, à l’atelier paternel.

    Que de fois aussi j’ai fâché ce bon père par de nombreux méfaits! Je n’étais pas toujours assez exercé ou assez habile, et souvent je brisais les outils dont je me servais. C’était une lime, un foret, un équarissoir. J’avais beau me cacher, on ne manquait pas, cela va sans dire, de mettre sur mon compte ces accidents mystérieux; et, pour me punir, on m’interdisait l’entrée de l’atelier. Mais toute défense était inutile, toute précaution superflue; c’était toujours à recommencer. Aussi reconnut-on la nécessité de couper le mal dans sa racine, et l’on résolut de m’éloigner.

    Si mon père aimait son état, il savait par expérience que dans une petite ville, l’art de l’horlogerie mène rarement à la fortune; malgré toute son habileté, et quelques ressources qu’il eût trouvées en dehors de sa profession par son esprit industrieux, il n’y avait gagné qu’une bien modeste aisance.

    Dans son ambition paternelle, il rêvait pour moi un destin plus brillant; il prit donc une détermination dont je lui ai conservé la plus vive reconnaissance: ce fut de me donner une éducation libérale. Il m’envoya au collége d’Orléans.

    J’avais onze ans à cette époque.

    Chante qui voudra les plaisirs de la vie de collége; quant à moi, j’avoue franchement que bien que je n’eusse aucune répulsion pour l’étude, l’existence claustrale de l’établissement ne m’offrit jamais de plus grand plaisir que celui que j’éprouvai lorsque je le quittai pour n’y plus revenir. Quoi qu’il en soit, une fois entré, suivant l’exemple de mes camarades, je pris mon mal en patience et je devins en peu de temps un collégien parfait.

    En dehors de l’étude, mon temps était bien employé: poussé par mon irrésistible penchant, je passais la plus grande partie de mes récréations à m’occuper de mécanique. J’exécutais par exemple des piéges, des trébuchets et des souricières, dont les heureuses dispositions et les perfides amorces me livraient un grand nombre de prisonniers.

    J’avais construit pour eux une charmante petite demeure à claire-voie, dans laquelle se trouvaient réunis des jeux gymnastiques en miniature. Mes pensionnaires, en prenant leurs ébats, faisaient mouvoir et basculer des machines destinées à procurer les plus agréables surprises.

    Un de mes ouvrages excitait surtout l’admiration de mes camarades: c’était un petit manége faisant monter de l’eau à l’aide d’un corps de pompe confectionné presque entièrement avec des tuyaux de plume. Une souris, harnachée comme le sont ordinairement les chevaux, devait, par la force musculaire de ses jarrets, mettre en action ce machinisme lilliputien. Malheureusement, mon docile animal, quelque bonne volonté qu’il y mît, ne pouvait vaincre à lui seul la résistance que lui opposait le jeu des engrenages, et, à mon grand regret, j’étais forcé de lui prêter assistance.

    Ah! si j’avais un rat! me disais-je dans mon désappointement, comme tout cela marcherait! Un rat! mais comment me le procurer? Là était la difficulté, et elle me paraissait insurmontable: pourtant elle ne l’était pas, comme on va le voir.

    Un jour, surpris par un surveillant dans une escapade d’écolier, aggravée d’escalade et d’effraction, je fus condamné à douze heures de prison.

    Douze heures de prison pour le vol d’une friandise! et quelle friandise! du raisiné qu’à nos repas nous ne mangions que du bout des lèvres. Je n’avais pu résister, hélas! à l’attrait du fruit défendu.

    Cette punition, que je subissais pour la première fois, m’affecta vivement; mais bientôt au milieu des tristes réflexions que m’inspirait ma solitude, une idée vint dissiper mes pensées mélancoliques en m’apportant un heureux espoir.

    Je savais que chaque soir, à la tombée de la nuit, des rats descendaient des combles d’une église voisine pour ramasser les miettes de pain laissées par les prisonniers. C’était une excellente occasion de me procurer un de ces animaux que je désirais si vivement pour mon manége; je ne la laissai pas s’échapper et me mis immédiatement à chercher les moyens de construire une ratière.

    Je n’avais pour tout mobilier qu’une cruche contenant l’eau qui devait remplacer pour moi l’abondance du collége; ce vase était donc le seul objet autour duquel je pusse grouper mes combinaisons. Voici la disposition à laquelle je m’arrêtai:

    Je commençai par mettre mon cruchon à sec, puis, après avoir placé un morceau de pain dans le fond, je le couchai de manière que l’orifice fût au niveau du sol. Mon but, on le comprendra, était d’allécher mon gibier par cet appât et de l’attirer dans le piége. Un carreau, que je descellai, devait en fermer subitement l’ouverture, mais comme dans l’obscurité où j’allais me trouver il me serait impossible de connaître le moment de couper retraite au prisonnier, je mis près du morceau de pain un peu de papier sur lequel le rat en passant devait produire un frôlement qu’il me serait possible d’apprécier dans le silence de ma prison.

    La nuit venue, je me blottis près de mon cruchon, le bras étendu vers lui, et, la main placée sous le carreau, j’attendis avec une anxiété fiévreuse l’arrivée de mes convives.

    Il fallait que le plaisir que je me promettais de ma capture fût bien vif pour que je ne cédasse pas à la frayeur qui me saisit lorsque j’entendis les premiers soubresauts de mes enragés visiteurs. Je l’avoue: les évolutions qu’ils exécutèrent autour de mes jambes m’inspiraient une cruelle inquiétude; j’ignorais jusqu’où pouvait aller la voracité de ces intrépides rongeurs. Toutefois, je tins bon, je ne fis pas le moindre mouvement dans la crainte de compromettre le succès de ma chasse, et je me tins prêt, en cas d’attaque, à opposer aux assaillants une énergique résistance.

    Plus d’une heure s’était écoulée dans une vaine attente, heure pleine d’émotion et d’inquiétudes, et je commençais à désespérer de mon piége, lorsque je crus entendre le petit bruit qui devait me servir de signal. Je pousse alors vivement le carreau sur l’ouverture du cruchon et le redresse aussitôt.

    Aux cris aigus que j’entends pousser à l’intérieur, j’acquiers l’assurance d’un succès complet et, dans ma satisfaction, j’entonne une fanfare, autant pour célébrer ma victoire que pour effrayer les compagnons de mon prisonnier et les congédier au plus vite.

    Le concierge, en venant me délivrer, m’aida à me rendre maître de mon rat en l’attachant avec une ficelle par l’une des pattes de derrière.

    Chargé de mon précieux butin, je me rends au dortoir, où maître et élèves dorment depuis longtemps. Je vais me reposer à mon tour, mais un embarras vient se présenter: comment loger mon prisonnier?

    A force de chercher, une idée surgit tout à coup dans mon esprit, idée bizarre et bien digne du cerveau d’un écolier: ce fut de l’enfoncer la tête la première dans un de mes souliers, en ayant soin d’attacher au pied de mon lit la ficelle qui le retenait, puis de fourrer le soulier dans un de mes bas et de placer le tout dans une des jambes de mon pantalon. Cela fait, je crus pouvoir me coucher sans la moindre inquiétude.

    Le lendemain, à cinq heures précises, le surveillant, selon son habitude, fit sa tournée dans le dortoir en stimulant les dormeurs pour les faire lever.

    —Habillez-vous tout de suite, me dit-il de ce ton aimable qui caractérise cet emploi.

    Je me mis en devoir d’obéir; mais ici cruelle disgrâce: mon rat que j’avais si bien empaqueté, que j’avais si soigneusement emprisonné, ne trouvant pas sans doute son logement assez aéré, avait jugé à propos de percer mon soulier, mon bas et mon pantalon et prenait l’air par cette fenêtre improvisée..... Heureusement, il n’avait pu couper la ficelle qui le retenait. Peu m’importait le reste.

    Mais le surveillant ne vit pas la chose du même œil que moi. La capture d’un rat, le dégât fait à ma toilette, furent jugés par lui comme autant de nouveaux griefs qui se joignirent à celui de la veille dans un rapport volumineux qu’il adressa au proviseur. Je dus me rendre chez celui-ci, revêtu des pièces qui portaient les traces de mon dernier délit. Par une coïncidence fâcheuse, le soulier, le bas et le pantalon étaient troués sur la même jambe.

    L’abbé Larivière (ainsi s’appelait notre proviseur) dirigeait le collége avec une sollicitude toute paternelle. Toujours juste et porté par sa nature à l’indulgence, il avait su se faire adorer, et encourir sa disgrâce était pour les élèves le plus sévère des châtiments.

    —Eh bien! Robert, me dit-il, en me regardant doucement pardessus les lunettes qui lui pinçaient le bout du nez, nous avons donc commis de grandes fautes? Voyons, dites-moi toute la vérité.

    Je possédais alors une qualité que je me flatte de n’avoir pas perdue depuis; c’était une extrême franchise. Je fis au proviseur le récit exact et fidèle de mes méfaits, sans en omettre un seul détail; ma sincérité me porta bonheur. L’abbé Larivière, après s’être contenu quelques instants, finit par rire aux éclats des burlesques péripéties de mes aventures; toutefois, après m’avoir fait comprendre tout ce qu’il y avait de repréhensible dans l’action que j’avais commise, en m’emparant d’un bien qui ne m’appartenait pas, le bon abbé termina ainsi sa petite allocution.

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