On la croyait immortelle parmi les Immortels tant son visage et son allure ont occupé la scène intellectuelle française ces cinq dernières décennies. L’historienne Hélène Carrère d’Encausse s’en est pourtant allée sur la pointe des pieds, un samedi de début août, à l’âge de 94 ans. Les anciens de Sciences Po garderont d’elle le souvenir de la spécialiste de la Russie, celle qui, malgré de récents errements et une constante défense de Vladimir Poutine après l’invasion de l’Ukraine, a prédit dans L’Empire éclaté en 1978 la disparition de l’URSS. Peu importe, presque, qu’elle ait cru à une fragmentation portée par les revendications identitaires des « nations » composant l’Union et non à un mouvement venu du pouvoir, elle était devenue l’incontournable soviétologue de notre monde savant. Pour les plus littéraires, les plus amoureux de la langue française, elle restera éternellement Madame LE secrétaire perpétuel de l’Académie française, bataillant contre l’écriture inclusive et le « franglais », régnant avec poigne sur ce petit monde non exempt d’expansifs ego en quête de notoriété. Un poste prestigieux obtenu en 1999, après neuf ans à porter l’épée, qu’elle honorera jusqu’aux derniers mois, suscitant récemment encore l’admiration par sa capacité à prononcer des discours sans notes et sans erreurs. Mais Hélène Carrère d’Encausse était aussi la figure marquante d’une singulière famille. Emmanuel, Marina, Nathalie… Ses trois enfants ont tous connu des trajectoires remarquables, chacun empruntant sa voie propre en littérature, en médecine télévisuelle ou en droit, mais avec un égal succès et une égale reconnaissance. Des trajectoires nourries de transmission maternelle et de dissensions particulières, qu’elle suivait avec soin dans les interstices de son agenda.
Chapitre 1 Carrère, un nom pas si commun
Par qui commencer pour raconter la famille Carrère? Par Emmanuel, l’aîné des enfants? 65 ans au compteur, qu’on ne présente plus tant, de à (tous chez P.O.L), il s’est imposé comme auteur d’autres vies que la sienne. Par Nathalie, sa cadette de deux ans, avocate, connue pour les affaires plaidées en matière médicale, dont celle du Mediator au côté des laboratoires Servier? Par Marina, la « petite soeur », dix-huit mois de moins, qui, sur France 5 avec un succès indéniable?