Le libéralisme, une philosophie sociale

Le libéralisme, apologie du laisser-faire et individualisme débridé ? 
Loin de se réduire à ces slogans, il s’agit d’une tradition morale 
et politique vieille de trois siècles, aussi plurielle que contrastée, aussi riche 
que contestée, mais soudée par quelques idées-forces.

Depuis la dernière crise économique mondiale, il semble qu’un nouveau spectre hante le monde : celui du libéralisme. Ce n’est cependant pas la première turbulence que ce dernier traverse au cours de sa longue histoire, et il n’est pas dit qu’il ne puisse à nouveau survivre à celle-ci. Cette capacité de rebond n’est pas sans rapport avec la richesse et la fertilité d’un courant de pensée qui ne peut guère se réduire à une apologie du libre marché ou une défense sans condition des droits imprescriptibles d’individus atomisés. Revenons préalablement sur quelques idées reçues tirées de la vulgate (aussi bien libérale qu’antilibérale).

 

Quelques idées reçues

Le libéralisme est-il une affaire anglo-saxonne, quasi étrangère à la culture politique française, réputée jacobine et étatiste ? Les noms d’intellectuels et de politiques ne manquent pourtant pas pour amender ce cliché : les physiocrates, Turgot, Jean-Baptiste Say, Benjamin Constant, Alexis de Tocqueville, Raymond Aron au XXe siècle, plus récemment Pierre Manent. Sans compter un ancien président de la République, Valéry Giscard d’Estaing, qui s’en réclamait explicitement.

Le libéralisme implique-t-il nécessairement la démocratie ? Nul lien logique entre les deux, explique un grand libéral du XXe siècle, Isaiah Berlin (1909-1997) : la volonté du peuple peut être arbitraire et léser les droits élémentaires d’une minorité ; un despote éclairé peut se révéler fort respectueux des individus et de leur dignité… Les libéraux français du premier XIXe siècle, comme François Guizot ou Adolphe Thiers, se méfiaient d’ailleurs du suffrage universel qu’ils voyaient comme la tyrannie de la majorité et le règne des ignorants : favorables à un suffrage restreint dans le cadre d’une monarchie constitutionnelle, ces libéraux-là peuvent nous paraître aujourd’hui bien conservateurs. Les noces de la démocratie et du libéralisme ne vont donc pas de soi.

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Le libéralisme, une défense inconditionnelle du laisser-faire ? Si les néolibéraux (Friedrich von Hayek, Milton Friedman) ou les libertariens peuvent le laisser penser, de nombreux penseurs se réclamant tout autant du libéralisme se prononcent en faveur d’un puissant État social redistributeur, afin de concilier liberté et justice sociale. Des philosophes américains comme John Rawls (1921-2002) ou Ronald Dworkin (né en 1931) seraient ainsi aisément classés à gauche en France ; et chacun sait que le terme « liberal » désigne aux États-Unis la gauche progressiste, favorable aux droits civiques et sociaux, celle qui a fait la « guerre contre la pauvreté » sous John F. Kennedy et Lyndon Johnson.

Comment, dès lors, dégager un noyau commun à tous ces courants apparemment contradictoires ? On peut ici s’en tenir au constat qu’il existe une tradition libérale, même si, comme toute tradition, elle est en partie inventée, et faite pour enrôler de grands noms sous sa bannière. Le terme « libéralisme » n’a été créé qu’au XIXe siècle, et l’un de ses « fondateurs » putatifs qui vécut deux siècles avant, John Locke, est sans doute plus proche d’une théorie démocratique révolutionnaire que d’un paisible gouvernement modéré.

Selon cette tradition cependant, le libéralisme est une philosophie de la liberté née en Europe occidentale sous l’Ancien Régime : en réaction au fanatisme religieux, elle défend la liberté de conscience et d’expression et la tolérance. À l’absolutisme politique, elle oppose la liberté civile et l’égalité des droits. Cet affranchissement de la raison et de la conscience à l’égard de toute autorité constituée marque le triomphe de la « liberté des Modernes », selon l’expression de B. Constant (1767-1830). Il s’agit du droit des individus à vaquer librement à leurs affaires privées, à juger par eux-mêmes de leur propre conduite, ce qui implique l’autonomie de la société civile et la neutralité de l’État dans la conception du bien. La Glorieuse Révolution anglaise (1688), les Lumières, la Révolution de 1789 et la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, ainsi que la Déclaration d’indépendance américaine (1776) en marquent les grandes étapes historiques fondatrices.

Selon Philippe Raynaud (1), la tradition libérale repose donc sur la distinction entre État et société civile. Le libéralisme ne peut être ni étatiste ni anarchiste ; il exige un État, mais limité et modéré, fait de telle sorte qu’il protège les droits des individus. La tradition libérale présente trois grands types de solution à cette exigence, qui ne sont pas nécessairement articulés. D’abord le contrat social, par lequel les individus délèguent à un gouvernement civil le soin de protéger leurs droits naturels, c’est-à-dire leur propriété conçue comme une extension de leur individualité (J. Locke). Ensuite, l’équilibre des pouvoirs (législatif, exécutif et judiciaire), qui organise l’État de telle sorte qu’il se bride de l’intérieur, consacre le gouvernement de la loi et protège les individus de l’arbitraire (« le pouvoir arrête le pouvoir », dit Montesquieu). Plus généralement, la libre expression des opinions dans leur pluralité favorise non pas le désordre, mais la stabilité sociale par un mécanisme de compensation des passions.

 

Le principe du bonheur

Enfin, la liberté du commerce : la fameuse « main invisible » d’Adam Smith (1723-1790), par laquelle la libre poursuite de son intérêt privé doit assurer l’accomplissement du bien public, ne relève pas tant d’une croyance aveugle dans les forces du marché, qu’elle met en valeur la capacité auto-organisatrice de la société civile sans direction centrale de l’État. L’économie politique classique relève ainsi la dimension civilisatrice du commerce. En ce sens, le « libéralisme économique », qui suivra son propre chemin au XIXe siècle (par exemple avec la théorie classique du libre-échange de David Ricardo, 1772-1823, ou la science économique « pure » de Léon Walras, 1834-1910), n’est pas nécessairement un corpus de dogmes rigides (comme l’hostilité à l’intervention de l’État), ni ne recouvre entièrement le libéralisme politique, qui dépend de principes moraux et politiques plus généraux.

Le libéralisme du XVIIIe siècle était d’abord un libéralisme du droit naturel : la définition de ce qui est socialement « utile » ne devait jamais pouvoir léser les droits inaliénables des individus. Avec le fondateur de l’utilitarisme, Jeremy Bentham (1748-1732), s’ouvre cependant un autre sentier de l’histoire du libéralisme, sous le signe du principe d’utilité ou principe du plus grand bonheur pour le plus grand nombre. Dans les termes de Catherine Audard, le libéralisme de la liberté fait ainsi place au libéralisme du bonheur. Ce dernier s’épanouit au XIXe siècle et s’avérera plus apte à intégrer les nouvelles réalités de la société industrielle postrévolutionnaire : la question sociale et ouvrière d’une part, l’exigence démocratique de l’autre. C’est particulièrement le cas des « radicaux » anglais comme John Stuart Mill (1806-1873), fondateur d’un libéralisme social inédit qui abandonne le dogme libre-échangiste et entend répondre au courant socialiste. Selon C. Audard, ce souci nouveau de justice sociale trouve deux grands prolongements au XXe siècle. D’une part, le « nouveau libéralisme » de l’entre-deux-guerres dont le plus fameux représentant reste John M. Keynes, qui proclame la « fin du laisser-faire », théorise l’incapacité du marché à assurer son autorégulation, et la nécessaire intervention de l’État pour recouvrer la confiance et sauver le capitalisme contre lui-même. D’autre part, en philosophie politique, la Théorie de la justice (1971) de J. Rawls, qui, à partir d’une critique raisonnée de l’utilitarisme, entend refonder un contrat social capable d’articuler liberté individuelle, justice sociale et démocratie. L’œuvre du philosophe américain a depuis puissamment polarisé la discussion contemporaine autour du libéralisme politique dans le monde entier.

Il existe cependant d’autres regards sur le libéralisme que celui des libéraux eux-mêmes, et l’on songe au premier chef à Karl Marx (1818-1883). Ce dernier n’est pas un vulgaire antilibéral. Il est plutôt un héritier rebelle du libéralisme, et à ce titre bien placé pour en pointer les contradictions et insuffisances. Le fond de sa critique consiste à montrer le caractère formel et abstrait des principes libéraux tels qu’ils se sont imposés dans la société capitaliste. Liberté ? Mais cette liberté n’est autre que celle qu’ont les possédants d’exploiter le travail d’autrui. Égalité ? Mais cette égalité des droits n’est qu’un vain mot quand les dépossédés n’ont aucun moyen matériel de l’exercer. L’homme abstrait de la Déclaration des droits de l’homme n’est en vérité que l’individu égoïste d’une société civile rivée aux intérêts privés, le bourgeois individualiste qui use et abuse de sa propriété. Le libéralisme, qui fut porteur d’émancipation politique au moment de la Révolution, est devenu une idéologie, c’est-à-dire un système de croyances mystificateur qui universalise les intérêts particuliers de la classe dominante.

Un courant rival du libéralisme mérite aussi d’être mentionné pour son rôle majeur dans la critique du libéralisme : le républicanisme. En France, ce dernier a connu un regain d’intérêt à l’occasion des débats autour du bicentenaire de la Révolution française. À ceux qui, à l’instar de l’historien François Furet (1927-1997), déclaraient la fin de la Révolution et l’avènement d’un consensus politique libéral axé sur l’État de droit, le marché et la liberté individuelle, s’opposèrent des républicains intransigeants comme le philosophe Régis Debray, défenseur d’un État fort garant du bien commun, de la volonté populaire contre l’individualisme et la dissolution de la nation dans le fédéralisme européen. Au-delà du cas français et de cette conception très « souverainiste » et centralisatrice de l’État, il existe une autre tradition républicaine, née dans les cités italiennes de la Renaissance et qui s’est propagée dans toute l’Europe au cours des siècles suivants. Exhumée par l’historien des idées Quentin Skinner, elle a été réappropriée par le philosophe Philip Pettit (2) pour opposer à la « liberté négative » des libéraux (conçue comme absence d’obstacles à l’initiative privée), une idée tout aussi individualiste de la liberté, mais qui n’exclut pas l’intervention publique. Cette liberté consiste à ne pas être dominé, c’est-à-dire à ne pas voir sa volonté subordonnée à celle d’un autre (son maître, son mari, son patron, son Église, l’État, etc.)… Ce que ne garantirait pas le libéralisme, qui pourrait se contenter d’un despote débonnaire ! Le républicanisme, en revanche, estime que seule la loi peut créer une émancipation réelle des individus, appelés ainsi à devenir des citoyens actifs.

 

La perspective foucaldienne

Dans une perspective moins normative, Michel Foucault (1926-1984) voit dans le libéralisme non pas tant la théorie d’un gouvernement fait pour la liberté qu’un discours qui veut la liberté pour gouverner. La liberté (de circuler, d’échanger…) doit donc être comprise comme une technique de gouvernement des hommes au moindre coût, plus efficace que la loi du souverain qui interdit ou l’injonction de la police qui prescrit aux citoyens ce qu’ils doivent faire. Inciter, orienter, canaliser les désirs et les intérêts de chacun : telle est la technologie politique libérale qui prend naissance au XVIIIe siècle. La liberté du commerce est censée rationaliser le comportement des agents économiques intéressés et peut être considérée comme une technique de gouvernement. Ce renversement de perspectives vise à réinscrire le libéralisme dans l’histoire du pouvoir, en dissipant la légende dorée d’une philosophie amoureuse de la liberté comme celle, plus noire, d’une idéologie de dominants.

L’analyse foucaldienne fait aujourd’hui des émules dans le monde entier, parmi les politologues (Wendy Brown), historiens et sociologues (François Denord), philosophes et économistes (Christian Laval et Pierre Dardot), géographes (David Harvey), etc. Elle a aussi ouvert de nouvelles voies pour analyser le néolibéralisme . L’innovation majeure de ce courant est de considérer que le libre marché n’est pas une donnée naturelle comme le croyaient les libéraux classiques, mais une institution à construire par des moyens juridiques. Et même quand un néolibéral majeur comme Hayek considère la libre concurrence comme un « ordre spontané » par nature supérieur à tout ordre construit par l’État, il n’en reste pas moins que cet ordre spontané requiert d’être protégé par un puissant État de droit contre les intérêts corporatistes susceptibles de l’affecter. La liberté de la concurrence doit donc produire un ordre social optimal et même être protégée, sinon créée, par la puissance publique. Pour être maintenue, la libre concurrence exige donc une intervention continue et forte de l’État lui-même ! Ce n’est pas le moindre paradoxe d’un courant de pensée qui a directement inspiré les politiques de dérégulation et de privatisation des années 1980 menées par Margaret Thatcher en Grande-Bretagne et Ronald Reagan aux États-Unis.

Une conclusion s’impose : il faut pouvoir parler du libéralisme au pluriel. Il reste que cette pensée politique multiforme, porteuse d’une « flexibilité diachronique (3) », reste fondée sur la conviction que « la liberté individuelle n’est pas anarchique, mais que c’est une forme sociale structurante », comme l’écrit C. Audard. Et que la société, si elle renvoie à un ordre purement humain et « institué », et non pas naturel comme le soutiennent les conservateurs, ne peut être corrigée autoritairement comme le voudraient certains socialistes.

 

NOTES :

(1) Philippe Raynaud, « Qu’est-ce que le libéralisme ? », Commentaire, vol. XXX, n° 118, été 2007.
(2) Philip Pettit, Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement, Gallimard, 2004.
(3) Michael Freeden, Ideologies and Political Theory: A conceptual approach, Oxford University Press, 1996