Pierre Bourgeade par lui-même
Par Le Nouvel Obs
Publié le , mis à jour le
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Les éditions Tristram nous apprenaient, hier, la mort de Pierre Bourgeade, cet écrivain prolifique né en 1927 et qui, hanté par l'histoire, l'érotisme et le sacré, fut salué par Maurice Nadeau comme un héritier d'André Breton et Georges Bataille. Pour le dictionnaire des écrivains contemporains publié par Jérôme Garcin, il avait écrit sa propre notice biographique. La voici
Entre histoire et fiction, érotisme et sacré, l'œuvre de Pierre Bourgeade offre au lecteur curieux les charmes de l'hésitation. L'auteur, friand d'introspection, ne sait pas au juste qui il est. Sa mémoire lui paraît être un de ces trous à taupes, qui se divisent en d'innombrables galeries, pour la plupart creusées par d'autres. Relatant ses souvenirs d'enfance et de jeunesse («la Rose rose»), l'auteur fut conduit, pour être sincère, à rédiger en partie son livre à la troisième personne du pluriel.
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©TF1/Sureau-Sipa Pierre Bourgeade
Né dans les Pyrénées, l'auteur assure qu'il fut poussé à la littérature par les coups de canon qu'il entendit, enfant, dans les années 1936, de l'autre côté de la montagne. Les Espagnols, en fervents partisans du Christ ou de la Faucille, s'étripaient. L'écolier appliqué acheta un cahier sur lequel il rapporta, jour après jour, cartes et photographies à l'appui, le détail méticuleux de ces massacres. Paysans abattus comme bois mort, religieuses déterrées puis fusillées. Ces faits, pensait l'enfant, ensemençaient son esprit par le pire. Naïveté! Moins de quatre après, la tragédie voisine devenait la nôtre, incomparablement plus obscène et sanglante, ce que l'humble écolier (image, on le voit, de l'humanité entière), eût été bien en peine de prévoir.
Le collège chrétien (Saint-Louis-de-Gonzague, de Bayonne), où l'enfant peine sur les auteurs latins et grecs, est occupé par les Allemands. Soldats et collégiens mangent coude à coude au réfectoire. Odeur puissante d'hommes, odeur de mort. Le père, modeste fonctionnaire, est chaînon anonyme d'une longue suite de passeurs, faisant évader vers l'Espagne. L'enfant chaque nuit tremble. On a parlé de «camps». L'innommable, l'horreur sont le pain quotidien de la rêverie. Aux jours fiévreux de la Libération, on retrouve l'auteur allongé sur une prostituée, angoissé, ne sachant si l'homme amoureux doit insérer ses deux jambes entre les jambes largement ouvertes de la femme (la manière dont on dit, en prosodie classique, que rimes masculines et rimes féminines sont embrassées), ou s'il doit entremêler ses jambes aux jambes de la femme (à la manière dont on dit que ces rimes sont alternées). Ce jeune homme est vraiment «un littéraire»! Son premier manuscrit «les Immortelles», où il est beaucoup question des femmes, met dix ans à trouver un éditeur. Refusé partout, il tombe entre les mains de Georges Lambrichs, directeur du «Chemin», qui en décide aussitôt la publication. Jours de joie, pour l'auteur, «seconde naissance» qu'accompagne une crise de dysenterie. Maurice Nadeau, rendant compte du livre dans LaQuinzaine Littéraire, en situe l'auteur, dont il ignore tout, dans la mouvance de Breton et de Bataille, astres morts, est-il besoin de le préciser, sans avoir laissé de filiation. Mais Nadeau pressent que l'œuvre à venir s'alimentera aux terreurs de l'histoire et du sexe (d'où la référence à Bataille), passées au laminoir de l'écriture (d'où la référence à Breton). L'auteur gardera longtemps sur lui cet article qui dessine idéalement le futur.
Dans les années 1965-1970, cependant, un tel projet s'annonce mal. La scène parisienne est tout entière occupée du futile débat entre tenants du roman traditionnel et tenants du Nouveau Roman, que l'auteur récemment apparu renvoie dos à dos dans un article assez vif que publie, en son numéro 100, LaQuinzaine Littéraire. Le débat n'a pas lieu, l'establishment se réfugiant dans l'anathème. Déclaré par les uns «Mallarmé rouge», Bourgeade est pour d'autres «fasciste dans sa procédure imaginaire», mystérieux jugement qui en dit long sur des théologiens pris de court (La Quinzaine Littéraire, n°103). Vingt ans après, les faits lui ont donné raison. Dès les années 1965-1970, de nombreux écrivains se sont engouffrés dans le vide laissé par la théorie. Chacun à sa manière a découvert les axes d'une «littérature du 3e type» qui jalonne la fin de ce siècle. La thèse en vogue ne voulait connaître que le regard, le présent, l'«écriture blanche». Or chacun réinvente pour son compte l'historicité, l'Eros, l'écriture tout court, aussi bien ascèse que folie.
Les textes de Bourgeade se situent dans ce vaste mouvement. [...] Que serait l'horreur sans l'ironie?
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Rires mis à part, l'âme de ces textes est la compassion. Mercenaire par loyauté («L'Armoire»), tortionnaire par fidélité («Les Serpents»), bourreau par pureté («Le Camp»), se damnant par charité («Sade sainte Thérèse»), le héros bourgeadien apparaît comme un monstre d'innocence. A la réflexion près, on l'aimerait. Au théâtre, son aventure est identique. Il arrive au moment où les sages annoncent, après le succès du «théâtre de l'absurde», l'impossibilité de l'acte théâtral. Qui attendit Godot n'attend plus rien. [...] L'auteur en prit sa part, portant à la scène thèmes et formes qu'il avait travaillés dans le roman. [...]
Quinze ans après, l'auteur, que le temps presse, semble avoir été pris d'une sorte de frénésie d'écrire. Il n'a pas publié moins d'une trentaine de livres - dix au cours des deux dernières années. S'il garde chez Gallimard un pied dans L'Infini (où serait-il mieux?) il se situe aussi hors-Infini (Série Noire)... et au-delà de l'Infini, à Auch, chez les ardents et méditatifs éditeurs de Tristram. Maeght publie ses poèmes.
Ayant travaillé avec de nombreux photographes et peintres, (Man Ray, Molinier, Maccheroni, Marie Morel, etc. - Galerie Oudin), il s'est aussi tourné vers la photo-vidéo. Un de ses cauchemars, «L'Ecrivain et son chien», passe actuellement de manière ininterrompue au Festival de Graz, sous le signe de Sacher-Masoch. Mystère!
P.B.
(Notice rédigée en 1988 et revue en 2003)