Madagascar, sous la bannière du salegy

Madagascar, sous la bannière du salegy © RFI

Isolée géographiquement du continent africain, mais proche à bien des égards, Madagascar vibre en grande partie au rythme du salegy, un genre porté sur la scène internationale par Jaojoby. En un peu plus d'un demi-siècle, les mutations de cette musique à la fois authentique et digne d'une carte postale exotique reflètent l'évolution de la société dans laquelle elle est ancrée, les deux pieds dans la terre, rouge, de la Grande Île.

Dans un village de brousse accessible par une de ces pistes chaotiques que les charrettes à zébus négocient mieux que les 4x4 à Madagascar, ou sur la scène de l'Olympia à Paris, la sensation se reproduit à l'identique, quel que soit l'environnement : le salegy n'est pas seulement une musique couplée à une danse, c'est une énergie. Tropicale, toujours. Brute, souvent. Parfois même aux accents telluriques. Avec ses variantes, bien sûr, qui se sont développées au fil des décennies, des modes et des technologies, mais dont les traits majeurs, autant indélébiles qu'identifiables, transcendent ces évolutions.

Et si d'autres courants musicaux prospèrent selon les régions de cette île de l'océan Indien plus vaste que la France et longue de 1600 kilomètres, aucun doute : le salegy est le plus populaire parmi les 26 millions d'habitants. Donc celui qui compte également un très grand nombre de représentants sur la scène locale.

Tradition

Originaire du monde rural, il est d'abord une forme d'expression traditionnelle, dont on trouve trace dès 1947 dans l'ouvrage Madagascar : hier et aujourd'hui de Pierre Launois. L'administrateur des colonies fait allusion au "salegy tsimihety" (ethnie du nord-ouest) et tente de le décrire comme une "longue ronde où hommes et femmes se suivent en traînant les pieds, tournent sur eux-mêmes sur un rythme monotone, ou, parfois, deux à deux, côte à côte, mains et bras entrecroisés, vont en une marche lente, pleine de noblesse, avec des pas alternés".

Sur le plan musical, il est à l'époque un chant polyphonique accompagné par des percussions, la valiha (instrument à cordes tubulaire), le kabosy (guitare rustique) et l'accordéon diatonique, arrivé au XIXe siècle dans les valises des marins et joué en tiré-poussé.

Le point de départ de l'histoire moderne du salegy est souvent situé en 1959, mais en réalité il faut attendre le milieu des années 1960 pour que le terme apparaisse sur la pochette d'un vinyle, attribué à l'association des jeunes Betsimsaraka, et pour des chansons qui relèvent du "folklore" de cette ethnie de l'est de l'île.

Le tournant se produit dans la foulée, lorsque Freddy Ranarison s'empare de cette musique qu'il réarrange, labellise, et à laquelle il donne une visibilité discographique, soutenu par la maison familiale Discomad qui règne sur l'industrie musicale malgache. Il flotte même un parfum digne d'une opération de communication : au verso de la pochette du 45 tours, figurent explications et illustrations pour savoir "comment danser le salegy" !

Entre Si j'avais un marteau de la fratrie des Surfs partie conquérir la planète yéyé, et Je n'aime pas le twist d'Henri Ratsimbazafy, lauréat du grand prix de la chanson française à Madagascar en 1962 et 1963, Freddy Ranarison tente donc de trouver une nouvelle voie pour la musique de la Grande Île, dans un contexte socio-politico-culturel encore sous l'emprise de l'ancienne puissance coloniale.

Le brillant guitariste s'affranchit aussi de cette grille de lecture si répandue dans la société malgache qui consiste à opposer systématiquement les peuples vivant sur les côtes à celui des hauts-plateaux intérieurs. Impensable. "Tu ne pouvais pas être de Tana et jouer du salegy comme les gars de la côte. Lui, si", insiste le chanteur Michael Siatothro, auteur de plusieurs 45 tours, qui retient aussi le rôle de directeur artistique incontournable tenu par Ranarison chez Discomad.         

Considéré comme le père du salegy à une époque où la notion d'appropriation culturelle ne fait pas encore débat, il le modernise, l'éloigne de sa version roots. Auprès de la jeunesse, l'effet est immédiat :"Sa diffusion rapide dans toute l'île est parfois jugée comme une 'épidémie' par certains tenants du traditionalisme...", relève l'universitaire Suzy-Andrée Ramamonjisoa dans une étude sur le terrain en 1968, publié par l'Orstom. "Les notables de la commune d'Ambararata prirent l'initiative de défendre à leurs jeunes de danser tous les soirs, réservant le salegy au Sabotsy be, au 'grand samedi'", précise-t-elle.

Âge d'or

La transformation musicale du salegy est aussi l'œuvre de Dedesse, personnage clé du développement de cette musique qui la fait entrer dans son âge d'or. Batteur avant de devenir chanteur – un parcours loin d'être unique dans le salegy, à l'exemple de Papa James et plus tard Din Rotsaka puis Wawa –, il fait preuve d'un sens de l'innovation "hors pair", poursuit Michael Siatothro.

 

"En 1972, il a introduit des instruments modernes dans le salegy avec le morceau intitulé Fa niova ny tany", pouvait-on lire dans la présentation de son best-of paru en 2008, où il est qualifié de "pionnier de la modernisation du patrimoine musical national". Dénicheur de talents, Dédesse est aussi l'auteur de Chez Pauline, en référence à ce haut lieu de la vie nocturne soufflé par une explosion en 1968, et qui rappelle à quel point Diego-Suarez, au nord de l'île, est l'indéniable capitale du salegy.

Cette ville portuaire, vantée pour sa qualité de vie, a servi d'interface entre Madagascar et le reste du monde. Ses cabarets très animés fréquentés par les marins français en escale ont fait sa réputation. Mais c'est au lendemain de la révolution socialiste de 1975 sur la Grande Île, qui entérine la rupture des liens entre autres militaires avec l'ancienne puissance coloniale, que le processus de mutation du salegy semble trouver une formule qui va durer. Lui aussi s'est émancipé, a digéré les influences externes pour mieux mettre en valeur sa nature profonde. Il est à sa façon un des produits de la "malgachisation" souhaitée par le régime.

Le roi du salegy

Avec Les Players, une des nombreuses formations en activité à Diego, Eusèbe Jaojoby, fait entendre sa voix puissante dès 1976 sur Tsaiky Joby. Le futur "roi du salegy" ne manque pas de concurrents. Parmi les candidats au succès, il y a aussi Roger Georges, figure de la scène de ces années-là, passée par les Jocker's, les Smokers et décédée dans un incendie début février 2021.

En quelques années, claviers, guitares et batterie ont remplacé accordéon, kabosy, valiha et percussions, et sont parvenus collectivement à restituer l'intensité de cette musique héritée des rites de possession, avec sa propension à la transe sur cette partie du morceau appelée folaka et qui fait penser au sébène de la rumba congolaise.

Sur ce modèle, le salegy va prospérer durant plus de deux décennies. À l'échelle nationale, il s'est déployé grâce à des artistes comme Tianjama, auteur des classiques Soanada et Donia Regarega et patron des groupes Liberty (1 à 4) qui ont sillonné le pays pour répondre à la demande. Formé à son école, Dr JB s'est inscrit dans cette même mouvance. Sur l'île de Nosy be, dont il était natif, ses prestations en clôture du festival Donia remplissaient le stade, et duraient jusqu'au bout de la nuit, menant ses chansons sans fin sur un tempo extatique.

Des artistes tels que Mily Clément, Fenoamby, Bilo ont aussi contribué à donner au salegy quelques-uns des plus beaux titres de son répertoire dans les années 1990. Cette dynamique lui a même permis de rejoindre le circuit international des musiques du monde, grâce à Jaojoby. "Avec mon groupe, on a fait les cinq continents", rappelle l'emblématique chanteur, qui a fêté ses 50 ans de micro en 2020.

Les changements technologiques du début du 21e siècle et le poids grandissant des clips vidéo conçus comme des compléments indispensables ont dans un premier temps moins modifié la nature du salegy que son image. Il s'est en parallèle progressivement sexué et féminisé, corps et chorégraphies mis en avant, en reprenant les codes bling-bling pour faire rêver dans ce pays qui stagne parmi les plus pauvres de la planète.

Dans le prolongement de Vaiavy Chila (autre élève de Tianjama) active sous son nom depuis 2004, Sisca, Tence Mena ou Denise font valoir leurs arguments tout en s'appropriant l'héritage du salegy à l'heure de l'Auto-Tune, de la digitalisation et des réseaux sociaux. De ces nouveaux usages et de leur impact possible sur une carrière, Wawa Salegy a compris ce qu'il pouvait tirer. Dans son fief de Nosy Be, l'ancien batteur prodige des Jaguars II de Dr JB organise depuis 2015 le festival Sômarôho dédié au salegy.

C'est l'occasion d'inviter des artistes africains en vogue auprès de la jeunesse du continent et de concrétiser les liens en studio. Ses récents duos avec l'Ivoirien Serge Beynaud, valeur sûre du coupé décalé, ou encore le Tanzanien Diamond Platnumz, star de l'afropop, mettent en évidence sa volonté de désenclaver Madagascar. L'espoir, pour le salegy, de repartir à la conquête du monde.

 

La playlist "Salegy" sur YouTube

  1. Jaojoby Velono (1994)
  2. Denise Hiaraka Aminao (2020)
  3. Roger Georges Mama (vers 1984)
  4. Tence Mena  Fitiavagna Adaladala (2015)
  5. Mily clément Mahavavy (1993)
  6. Dr JB & les Jaguars Tsisy Credit (2003)
  7. Soymanga Moramora Zoky (1979)
  8. Sisca Ataova Fomba (2017)
  9. Wawa Salegy & Serge Beynaud Fusion (2017)
  10. Saramba Alamino (2011)
  11. Saka dit The King Ôdy Ôdy (Tsy Mentsy Mandroso) (vers 1987)
  12. Bilo Mila Rady (vers 1996)
  13. Freddy Ranarison et son ensemble Mandanyresaka (vers 1966)
  14. Tianjama Donia RegaRega (2008)
  15. Din Rotsaka Ambiance Aminay (2006)
  16. Razia Saïd Zanako (2015)
  17. Dedesse Ny Aty (1986)
  18. Vaiavy Chila Andeha Hanambady (2009)
  19. Fenoamby Mbola Tsara (1996)
  20. Eusebia Vadiagna (2018)
  21. Roséliane Tsi Malaigny Anao (2021) 
  22. Jaojoby  Allo Tsika Ndeha Hisoma (2010)