Le rêve africain de Duke Ellington
Il est considéré comme l’un des plus grands musiciens de l’histoire du jazz. Duke Ellington nous a quittés il y a tout juste 50 ans, le 24 mai 1974. Le compositeur, pianiste et chef d’orchestre américain a laissé derrière lui un catalogue d’œuvres conséquent de près de 2000 titres. Parmi toutes ses créations, beaucoup font référence à l’Afrique alors que le musicien ne s'est presque jamais rendu sur le continent.
Il faudrait presque 500 CDs pour faire entrer l’intégralité de l’œuvre de Duke Ellington dans une discothèque. Il est à ce jour celui qui a composé le plus de standards de jazz et dont les introductions sont aussi célèbres que les morceaux en eux-mêmes. Tous les musicologues s’accordent à dire qu’il est un arrangeur et orchestrateur de génie quand d’autres saluent la virtuosité du pianiste aussi bien en tant que soliste qu’en tant qu’accompagnateur.
Dans tout cet ensemble se trouvent de nombreuses références à l’Afrique. Une observation qui n’aurait aucune valeur s’il n’y avait pas eu un seul voyage sur le continent vers la fin de sa vie. Dans son autobiographie Music is my Mistress, au chapitre Journal de Dakar, 1966, le chef d’orchestre laisse cette phrase : "Cela fait trente-cinq ans que j’écris de la musique africaine, et me voilà enfin en Afrique !".
"Il a passé une grande partie de son temps à parler de l’Afrique, à s'inspirer de la musique africaine, à renvoyer à la culture africaine, à célébrer 'l’art nègre', sans avoir posé le pied en Afrique" abonde Laurent Mignard, chef d'orchestre du Duke Orchestra et président de l'association La Maison du Duke. "La relation d'Ellington est sincère et profonde, mais il y a une bonne part de fantasme" ajoute le spécialiste.
L’Afrique en carton-pâte du Cotton Club
Edward Kennedy Ellington naît en 1899 à Washington. Il grandit au sein d’une famille issue de la petite bourgeoisie afro-américaine. Sa mère est une fille de bonne famille dont le père est policier. Son père, lui, est descendant d’esclave. En 1919, la ville de Washington est le théâtre d’une émeute raciale qui fera 15 morts et 150 blessés. Ellington qui vient tout juste de devenir père sera profondément marqué par ces évènements violents.
Le jeune artiste arrive à New York en 1923 et devient un personnage influent de la Renaissance de Harlem. Ce mouvement de renouveau artistique de la culture afro-américaine va faire de la Grosse pomme l’un des berceaux du jazz. Sa carrière prend son envol en 1927. Il est engagé avec son orchestre pour assurer les spectacles du Cotton Club, un lieu qui deviendra une place incontournable pour les artistes de l’époque.
Mais le cabaret doit son succès à la promesse d’un instant exotique. Seul le public blanc est autorisé à entrer dans la salle de concert. Les Noirs y sont serveurs ou musiciens. Beaucoup de toiles censées représenter l’Afrique ornent les murs. Il y a des palmiers en carton-pâte, des costumes en peaux de léopard et des danseuses en pagnes.
On demande alors à Ellington de composer une musique qui pourrait s’identifier à l’Afrique. C’est ce qui l’a poussé à développer son style Jungle qui évoque "une jungle imaginaire ou mythique, bariolée de cris d’animaux, plus proche de Kipling ou du Douanier Rousseau que de toute forêt vierge" selon le Dictionnaire du Jazz (Éd. Robert Delafon).
La célébration de la négritude
Ce style si particulier confirme son succès et lui donne une notoriété internationale. Ellington en profite pour distiller subtilement des références à la négritude. C’est le cas avec Black and Tan Fantasy (1927), Black Beauty (1928) ou encore Symphony in Black (1935), un court métrage musical dans lequel le musicien incarne, en quelque sorte, son propre rôle.
Dans la toute première scène du film, on le voit assis à son piano en train de composer. "Une révolution pour l’époque, confie Philippe Baudoin, historien du jazz. C’étaient les débuts du cinéma parlant. Les Noirs n’étaient jamais les vedettes. On les voyait plutôt dans des seconds rôles de cuisiniers ou de garçons d’ascenseur. C’est son producteur Irving Mills qui a insisté pour qu’il soit traité au même niveau qu’un musicien blanc."
Le film qui obtient un Oscar du meilleur court métrage musical de l’année est un tournant pour le cinéma. C’est l’un des premiers du genre écrit par un Afrodescendant et qui décrit la vie de sa communauté à toucher un large public. Avec un titre évocateur de Rhapsody in Blue, Duke Ellington ambitionne de marcher sur les traces de George Gershwin.
Pour cela, il projette de créer un opéra du nom de Boola. L’histoire qui commence en Afrique raconte les péripéties d’un enfant africain déporté vers les États-Unis pour y être réduit en esclavage. Mais Ellington est freiné dans ses ardeurs. "On ne confie pas les clés de Broadway ou d’un grand spectacle d’opéra à un Noir dans les années 40" explique Laurent Mignard.
En définitive, il ne restitue que la partie finale de la composition lors d’un concert unique au Carnegie Hall en janvier 1943. C’est ce qui a donné l’une de ses œuvres majeures, Black, Brown and Beige, une fresque en trois parties qui se limite à traiter l’histoire du peuple afrodescendant sur le continent nord-américain. "D’une certaine façon, il est un peu un précurseur du mouvement Black is Beautiful" ajoute Laurent Mignard.
La rencontre avec le continent africain
Si au cours de ses nombreuses tournées, Ellington ne va pas en Afrique, c’est elle qui vient à lui. Il écrit Liberian Suite (1947) en réponse à une commande du Libéria. Le pays qui est la première république indépendante du continent, fête le centenaire de sa création. Là aussi, Duke Ellington restitue l’œuvre... mais à distance ! Le concert de création est donné à New York.
Avec l’album Afro-Bossa (1963), Ellington s’interroge sur les origines de la rumba, du mambo ou de la bossa-nova. Ces styles sont qualifiés de musiques latino-américaines, mais il préfère parler de musique "Afro-ibérique". Pour lui, tout vient de l’Afrique en premier lieu, puis, par le métissage, de la péninsule ibérique. Dès lors, il entre dans un processus de création qui trouve son inspiration directement dans certains éléments de musiques du monde, dont les musiques africaines.
En 1966, arrive enfin son premier et seul voyage en Afrique. Ellington se rend au Festival international des arts nègres de Dakar sur invitation du président Léopold Sédar Senghor. Là-bas, il interprète Fleurette Africaine (African Flower), un morceau qu’il a "écrit pour cette occasion" selon son autobiographie. Mais le standard n’est pas une composition originale. Il l’a déjà enregistré quatre années auparavant avec Charles Mingus et Max Roach.
"L’Afrique a toujours été une source d’inspiration pour moi" dit-il au micro de la radio française en marge de ce concert dakarois. "Le personnage de Duke Ellington aimait mettre en scène son œuvre, analyse Philippe Baudoin. Il était très fort dans la manière de faire passer sa musique auprès des gens et savait exactement ce qu’il fallait dire pour faire plaisir aux journalistes" selon le musicologue.
Au cours de ce voyage à Dakar, Ellington rencontre l’artiste Papa Tall. Le peintre sénégalais demande à l’Américain de lui expliquer ce qu’est le jazz. Le musicien compare alors le style à un arbre dont les "très aristocratiques racines sont toujours profondément enfouies, unies au riche humus noir de la belle Afrique noire".
Pour Laurent Mignard, il faut toujours prendre de la distance avec l’histoire "poétique" que nous raconte Ellington. Néanmoins, cette citation synthétise parfaitement sa relation à l’Afrique. "Quoi qu'il fasse, d'après lui, tout part de là et il fait de son mieux pour le représenter, ajoute Laurent Mignard. Je crois que c’est ce qu’essaie de dire Ellington à Papa Tall."
Autobiographie : Duke Ellington Music is my Mistress (Slatkine & Cie) 2016
À écouter : Un Duke à Paris, des extraits d'un opéra inachevé de Duke Ellington donnés en première mondiale - Émission Au fil de l'actu (France Musique) du 27/04/23 avec Laurent Mignard