Vauban, un fiscaliste révolutionnaire
La Révolution française aurait-elle eu lieu si Louis XIV avait suivi les conseils de Vauban et appliqué son projet de dîme royale ? Même si cette question d'histoire contre-factuelle (que se serait-il passé si ?...) peut paraître incongrue, l'hypothèse mérite d'être posée. Le tricentenaire de la mort de Sébastien Le Prestre de Vauban (1633-1707) permet ainsi de redécouvrir l'extraordinaire personnalité de l'homme et le contenu « révolutionnaire » d'un « petit » livre dont Schumpeter écrira dans son Histoire de l'analyse économique qu'il constitue « l'un des travaux les plus remarquables dans le domaine des finances publiques, inégalé avant comme après dans la clarté et la force de l'argument ». Infatigable concepteur et ingénieur de la « ceinture de fer » entourant le royaume, homme de guerre réputé comme preneur de villes - « Ville défendue par Vauban, ville imprenable. Ville attaquée par Vauban, ville prise ! » - Vauban fut aussi attentif aux réalités économiques et sociales de son temps.
L'homme qui voulait permettre à l'Etat de se financer sans empêcher ou décourager le travail connaissait bien son pays. Dans la préface de son livre, il disait lui-même : « La vie errante que je mène depuis quarante ans et plus m'ayant donné l'occasion de voir et de visiter plusieurs fois et de plusieurs façons la plus grande partie des provinces de ce royaume, j'ai souvent eu l'occasion de donner carrière à mes réflexions et de remarquer le bon et le mauvais du pays ; d'en examiner l'état et la situation et celui des peuples dont la pauvreté ayant excité souvent ma compassion m'a donné lieu d'en chercher la cause. » La crise dramatique que traverse le royaume en 1693-1694, particulièrement la France du Nord, a été l'élément déterminant de cette prise de conscience. La récolte manquée de 1693, qui correspond à l'un des minima décennaux d'un petit âge glaciaire, a en effet été suivie d'une disette apocalyptique qui a peut-être envoyé au cimetière près d'un dixième des sujets du Roi-Soleil ! Une catastrophe qui, aujourd'hui, ferait diminuer la population de la France de plus de 6 millions d'habitants...
Dès 1694, Vauban présente un « Projet de capitation » qui marque déjà une rupture. Il propose un impôt levé, sans aucune exemption, sur tous les revenus encaissés dans le royaume : les produits fonciers, les rentes et les appointements. Précurseur de ce qu'on appelle aujourd'hui la flat tax, il écrit : « La capitation doit être imposée sur toutes les natures de biens qui peuvent produire du revenu, et non sur les différents étages des qualités, ni sur le nombre des personnes, parce que la qualité n'est pas ce qui fait l'abondance, non plus que l'égalité des richesses, et que le menu peuple est accablé de tailles, de gabelles, d'aides et de mille autres impôts, et encore plus de la famine qu'ils ont soufferte l'année dernière qui a achevé de les épuiser. »
A cette époque en effet, le système fiscal restait celui qui avait été mis en place à la fin du Moyen Age. Il empilait des impôts indirects (les aides), un impôt direct (la taille) et des accises dont la plus célèbre et la plus lourde était la gabelle (un impôt sur le sel) détestée que cherchait à contourner la contrebande des faux sauniers. La taille, surtout, était l'objet principal des critiques de Vauban. Elle se présentait sous la forme d'une taille réelle qui, comme son nom l'indique, était calculée sur la production réelle du contribuable et concernait surtout les paysans et d'une taille personnelle, due sur le simple fait d'exister. Une taille largement arbitraire qui amenait les Français, toujours autant frondeurs, à tout faire pour paraître incapables de la payer. Plus tard, dans ses Confessions, Jean-Jacques Rousseau racontera comment il avait été accueilli par des paysans en haillons qui, une fois compris qu'il n'était pas un collecteur de tailles, feront bombance avec lui.
Dissimulation, fraude, refus de travailler, abandons de terres surtaxées étaient les conséquences obligées de ce système. En 1706, à la suite d'une nouvelle crise économique et financière qui provoque une dysenterie mortelle en Anjou, Vauban, devenu maréchal, fait imprimer, sans autorisation, son Projet d'une Dixme royale, composé peut-être à Lille et diffusé à 276 exemplaires dans la capitale. Le titre complet de l'ouvrage était : « Projet d'une dixme royale qui, supprimant la taille, les aides, les douanes d'une province à l'autre, les décimes du clergé, les affaires extraordinaires et tous les autres impôts onéreux et non volontaires. Et diminuant le prix du sel de moitié et plus produirait au roi un revenu certain et suffisant, sans frais et sans être à charge à l'un de ses sujets plus qu'à l'autre, qui s'augmenterait considérablement par la meilleure culture des terres. »
Cette dîme royale, qui renouvelait de fond en comble la fiscalité du royaume, était triplement originale. En premier lieu, cette « contribution générale », divisée en « quatre fonds », reposerait, proportionnellement à la richesse de chacun, sur l'ensemble des forces vives du royaume : une « dîme de tous les fruits de la terre », perçue en nature ; une dîme du revenu des immeubles, des rentes, des bénéfices des artisans et des marchands ; une gabelle uniforme et généralisée ; une taxe sur les produits des douanes et de la consommation des denrées considérées comme des produits de luxe (tabac, thé, café...)
Surtout, et c'était la dimension « révolutionnaire » du projet, cette dîme royale supposait l'abolition des avantages fiscaux des deux ordres privilégiés qu'étaient la noblesse et le clergé. Enfin, il impliquait la suppression de tous les autres prélèvements, en particulier la taille personnelle et les aides, considérées comme « autant de pestes publiques ».
En proposant cette flat tax de 10% de l'ensemble des revenus, Vauban cherchait surtout la simplicité et la justice. Tout le monde paierait et tout le monde saurait combien. Pour lui, en modifiant la fiscalité, on modifierait le comportement de la population et on l'inciterait à accroître la production. Quasiment contemporain dans la lucidité, Vauban a surtout perçu comme difficulté l'inertie et le conservatisme qui allaient soulever contre son projet tous les organismes en charge de la collecte des anciens impôts. Ceux-ci n'ont eu de cesse de démontrer que modifier quoi que ce soit allait à l'encontre de l'intérêt du service du roi (on dirait aujourd'hui du « service public »). Et il n'avait pas tort. Le 14 février 1707, le conseil privé condamne l'ouvrage « à la saisie et au pilon », au motif qu'il contient des « choses contraires à l'ordre et à l'usage du royaume ». Le 30 mars, Vauban meurt à l'aube d'un siècle où tous les ministres réformateurs se heurteront aux mêmes difficultés, précipitant les finances royales dans le déficit chronique et la dette qui aboutiront à la Révolution de 1789.
A cet égard, une dîme républicaine appliquée aujourd'hui à l'assiette des revenus telle que la recensait Vauban rapporterait à l'Etat 120 milliards d'euros, soit plus que l'impôt sur le revenu, l'impôt sur les sociétés et l'ISF réunis avec, en prime, un coût de la collecte réduit à presque rien. Après un quart de siècle d'immobilisme et de réformes de circonstances, il est peut-être temps de suivre les inspirations fulgurantes de celui qui aurait pu faire à la France l'économie de la Révolution. Sauf que, prévenait déjà Vauban, « les peuples étant extrêmement prévenus contre les nouveautés, qui jusqu'ici leur ont toujours fait du mal et jamais du bien, ils crieraient bien haut, avant qu'ils n'eussent démêlé tout le bon et tout le mauvais du système ».
*Professeur à Paris-I Sorbonne.
A lire : La Dîme royale, Vauban. Texte présenté et commenté par Jean-Marc Daniel, L'Harmattan, 2004.
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PHILIPPE BRUNEAU* « L A FLAT TAX EST SIMPLE ET EFFICACE MAIS INÉQUITABLE »
« Un bon système fiscal repose sur trois piliers : efficacité, équité et simplicité. La flat tax que certains préconisent est à la fois efficace et compréhensible par tous. Elle a le mérite d'être parfaitement transparente en ce que taux réel et taux nominal sont identiques. L'impôt sur le revenu (IR), en effet, ne se réduit pas à son barème : c'est aussi une assiette, un quotient familial, des abattements, des déductions, des réductions... Quand on parle d'une imposition à 40% par exemple, il faut garder à l'esprit qu'il s'agit d'un taux marginal (ne s'appliquant qu'à la dernière tranche du revenu). Il y a donc fort loin entre le taux réel (ce que représente effectivement le prélèvement en pourcentage des revenus) et le taux nominal.
En revanche, la flat tax n'est pas équitable. En fiscalité, on conçoit deux formes d'équité. L'équité verticale : ceux qui gagnent le plus paient davantage d'impôt, c'est l'impôt progressif ; et l'équité horizontale : tous les revenus, quelle que soit leur source, sont imposés au même taux. La France connaît une relative équité verticale même si la tranche d'impôt à 30% est très large (de 24 432 à 65 558 euros), mais peu d'équité horizontale car l'IR taxe plus durement l'immobilier et le travail que l'épargne. Les revenus de l'épargne sont en général soumis à un prélèvement forfaitaire libératoire. Libératoire... du barème, comme si être soumis au barème de l'impôt était une punition !
De nombreux pays de l'Est ont adopté la flat tax pour son extrême simplicité et son efficacité. Dans des pays qui se convertissaient à l'économie de marché et ne disposaient pas d'une administration fiscale prête à gérer des impôts complexes, cela peut se comprendre. Et pourtant c'est la France, sous un gouvernement de gauche (Rocard en 1990) qui a inventé cet impôt avec la CSG. Or certains rêvent aujourd'hui d'une fusion entre l'IR et la CSG. Les conséquences dépendent du mode opératoire. Si la CSG "absorbe" l'IR, c'est la naissance d'une véritable flat tax à la française, totalement inéquitable, qui dépersonnalise et "défamiliarise" l'IR. Si c'est l'IR qui se substitue à la CSG, on se retrouve dans la configuration d'un impôt concentré sur le travail : on transfère les vices de l'IR sur la CSG. Une réforme équilibrée se situe certainement sur une voie médiane, avec le maintien d'un barème simplifié de l'IR et d'une CSG qui en serait déductible. »
* Banquier, auteur de Le travail ne paie pas (Denoël).